*- Bonjour à tous les curieux et toutes les curieuses et bienvenue,- *
On dit que les dragons ont déversé leurs flammes sur Eel. Dans la tragédie, toutes les archives ont brûlé.
C’est donc le moment de faire table rase et de tout recommencer.
Cette fiction, terminée en 2020, comportait initialement 37 chapitres ainsi qu’un épilogue. Renouveau du site dit renouveau de l’histoire et je vous propose maintenant une complète réécriture du début à laquelle je m’attèle depuis presque un an. Je n’avais pas l’intention de partager cette version au départ mais l’expérience fut si merveilleuse la première fois que je me lance de nouveau... ^^
Si par hasard d’anciens de mes lecteurs adorés passeraient par là, je vous assure que les surprises abondent et que vous ne vous ennuierez pas !
À noter qu’à l’heure où j’avais commencé cette fiction, la saison 1 était très peu développée. Beaucoup d’éléments ne suivent donc pas le jeu.
C’est un voyage dans les contrées d’Eldarya riche en féérie et en rebondissements, mais parfois sombre. Aussi déposerai-je mes avertissements au début des chapitres concernés mais je mets en garde dès maintenant les esprits les plus sensibles.
N’hésitez pas à me faire part de vos remarques ! Je suis bien sûr ouverte aux avis constructifs car l’échange est bien la base de la progression.
NOUVEAUTÉ 06/22 :
Cette fiction est désormais disponible sur Wattpad dans une version pour le moins... différente. Rendez-vous sur mon profil ou par mp si vous voulez en savoir plus !
Jeune femme douce et dévouée à son travail, Kaly n'avait jamais aspiré à un autre chemin que celui tracé pour elle jusqu'au jour où le destin décide de contrer ses plans. Transportée dans un nouveau monde, elle découvrira un passé complexe et des mystères qui la pousseront à remettre en question les dogmes établis et les rôles de chacun dans l'Histoire... Dont le sien et le véritable but de sa présence sur Eldarya. Mais le temps est compté car le grand Cristal souffre pendant que monte en puissance un groupe ennemi de la Garde : celui des Faucons Obscurs.
A tous les enfants d'Eldarya, avant de poster un message :
* - Pas de HS, de flood ou de pub ! - *
* - Pas de sujets "sensibles" dans la fiction ou les commentaires. - *
* - Commentez de façon constructive (4/5 lignes par post) - *
* - Surveillez votre comportement.- *
* - Pas de conflits sur les topics. Préférez la discussion privée. - *
* - Tenez compte des remarques des modérateurs. - *
* - Merci de relire attentivement les règles du forum - *
Si vous souhaitez rejoindre l’aventure, je vous ajouterai avec grand plaisir à ma petite liste de prévenu - e - s. Il suffit d'en faire la demande en mp ou en commentaire.
Carte du monde
Les épées entrecroisées représentent le siège des Gardes.
A savoir que ce plan est loin d'être une version définitive.
Et pour finir, voici quelques petites oeuvres réalisées par les soins de mes lecteurs à l'époque – que je remercie infiniment, même des années plus tard. Ce post sera complété à mesure de l'avancée des chapitres pour ne pas risquer un spoiler.
Dessins
Réalisé par feu @sanezou
Réalisés par feu @Minamiela
* - Sommaire - *
- Prologue - chapitre 14 → post 1
- Chapitres 15 à 29 → post 2
- Chapitres 30 à 38 → post 3
- Chapitres 30 à 38 → post 3
- Chapitres 39 à 45 → post 4
Sur ce, bonne lecture et bonne aventure !
“L'histoire du monde est le jugement du monde.” – Friedrich von Schiller
Prologue
La fatalité. Voilà un concept bien curieux.
Les cultures ancestrales défendaient ardemment la croyance selon laquelle notre vie était soumise à une volonté divine. De la naissance à la mort, chacun de nous incarnait un pantin voué à se débattre au milieu de la toile des vicissitudes déjà écrites de son existence. C’est un dogme que nous avons délaissé en évoluant. La société contemporaine prône un individu seul forgeron de son avenir. Elle récuse l'empreinte d'une main supérieure, répugne à l'idée qu'elle ne saurait contrôler : celle de la prédestination.
Je ne croyais pas non plus à la fatalité. À mes yeux, ce n’était que l’excuse des rêveurs fainéants, l’histoire que se racontaient les autres pour donner un sens à des aléas inexplicables ou, le plus souvent, pour justifier des déchéances dont ils ne parvenaient pas à porter le blâme. « C’est le destin qui l’a voulu », « Les voies du Seigneur sont impénétrables » Combien de fois l’avons-nous entendu ? Comment pouvais-je l’entendre ? J’étais travailleuse et pragmatique. Ma vie se construisait selon mes désirs à la hauteur des efforts que j'avais toujours fournis. Et quand il m’arrivait d’échouer, jamais je ne déchargeais la faute sur les chimères d’une quelconque transcendance.
Alors non, nos vies ne dépendaient d’aucune fatalité. De hasard, oui, sûrement, et surtout beaucoup, beaucoup de notre persévérance.
Nous sommes, après tout, les seuls forgerons de nos avenirs.
Chapitre 1
La poitrine brûlante, je ralentis l'allure sur le chemin en graviers du parc et terminai ma course en m’accoudant à un tronc d’arbre. Les odeurs printanières emplirent mes poumons tandis que je happais une grande goulée d’air. Une main sur la hanche, je levai le visage vers le ciel matinal où l’aube crayonnait ses premières couleurs. L'astre levant inondait la voûte d'une lumière aux tons rosés et apportait sa chaleur au jour nouveau qu'il annonçait. Je récupérai mon souffle et rejoignis un banc pour admirer au mieux les beautés de ce spectacle intemporel. Quelques coureurs foulaient le sol à intervalles reposants et réguliers, quelques chiens furetaient les coins fleuris sous les yeux fatigués de leurs maîtres.
La tête renversée en arrière, je poussai un profond soupir. Aussi intense fut-il, l'exercice ne m'avait pas permis d'oublier les visages endeuillés de cette famille, leurs pleurs et leurs cris de haine déversée contre moi. Je n'avais rien pu faire, ils ne l'avaient pas compris. N’avaient pas voulu le comprendre. J'avais quitté en fulminant l'hôpital au terme de ma nuit de garde, le cœur lourd et blessé, et en dépit de mon mal de crâne, avais entrepris une course de fond à l'aurore. Le sport était un précieux exutoire ou au moins une alternative à l’insomnie.
Longtemps je restai face aux rayons de l'aube. Lorsqu’enfin je ralliai mon appartement, un vide maussade m'attendait. Mon jeu de clés tinta dans le silence et je me laissai retomber sur une chaise de la cuisine en me servant un verre d'eau. Mon regard s’enquit machinalement de l’état de mes deux orchidées qui déployaient paresseusement leurs corolles au-dessus du bar et, sur leur étagère bohème au salon, de mes petites plantes en pot qui buvaient la lumière à travers les voilages blancs.
La bouche pleine d’une gorgée d’eau, je glissai mes doigts le long de la carafe. Mes gants de boxe usés traînaient encore négligemment sur la table à côté de ma carte d’accès à la salle de sport. Si j’en avais encore eu la force, je n’aurais pas répugné à une session matinale. Certaines de mes connaissances avaient jugé la situation ironique lorsque j’avais songé à m’y mettre car j’étais plutôt chétive et que j’abhorrais toute forme de violence au quotidien, mais la boxe s’était révélée une activité prodigieusement libératrice. Cela faisait trois ans que j’en pratiquais et l’idée d’arrêter ne m’avait pas une seule fois effleuré l’esprit.
L’horloge au mur frappait à intervalles réguliers – tic tac, tic tac. Je frottai mes paupières engourdies et mes yeux s’égarèrent un instant sur l’aimant accroché au réfrigérateur qui renfermait un cliché de mes trois plus proches amies. Des années étaient passées depuis l’immortalisation de cette grimace de jeunesse insouciante. À la fin du lycée, nous avions toutes déménagé loin les unes des autres en nous promettant de ne jamais laisser la vie nous séparer. Et nous avions tenu parole… un certain temps. Aujourd’hui, la part allègre de moi qui nous imaginait vieillir ensemble comme des sœurs s’était tue.
Il n’y a pas plus fidèle amie que la solitude.
Tic, tac.
La chaise racla bruyamment le carrelage lorsque je me levai et je posai mon verre dans le bac vide de l’évier. Mon téléphone jeté sur le plan de travail affichait deux appels manqués en mon absence. Avec un nouvel entrain, je recomposai le numéro.
— Salut, maman.
— Bonjour, mon ange ! répondit la voix douce et enjouée de ma mère au bout du fil. On ne s'est pas eues depuis un petit bout de temps, déjà.
— Oui, une semaine, précisai-je sans cacher mon ironie.
— Alors, tu es en route pour le travail ?
— Non, je rentre seulement. J’étais de garde. La nuit ne… s’est pas très bien passée, admis-je en me blottissant au fond du canapé et j’en profitai pour apprécier la croissance de mon nouveau ficus.
— Tu ne veux pas prendre des vacances ? demanda-t-elle après un silence. En huit mois, tu n’as posé qu’une semaine à Noël, et uniquement pour nous voir. Profite du printemps, ma fille. Tu es jeune ! Va prendre le soleil ou va marcher en forêt, ou viens à la maison. Seulement quelques jours. Un esprit sain est un esprit qui travaille mieux, tu le sais.
J’imaginais sans mal son visage creusé par l'inquiétude. À juste titre. Depuis huit mois, ma vie ne se résumait plus qu’à l’hôpital et au rythme soutenu de mon internat de réanimation.
— Je vais y réfléchir, répondis-je en me massant les pieds. Et voir avec le service si c’est possible. Le secteur est tendu...
— Ne te cherche pas des excuses.
— Je ne cherche pas des excuses, maman. En fait… j’aimerais beaucoup vous rendre visite.
Nouveau silence au bout du fil.
— Oh, ma chérie ! s’émut-elle. Papa dit que tu es la bienvenue n’importe quand.
Je souris. L'idée de rentrer chez ma famille me procurait un réconfort immense. Ils habitaient à trop d’heures de route pour que je trouve le temps de me déplacer jusque chez eux régulièrement.
Je lançai un rapide coup d’oeil au cadre photo posé sur la table basse devant moi, un vieux souvenir de nous trois qui datait d’une journée au parc d’attraction. On y voyait les cheveux blonds de ma mère qui bouclaient sous son bonnet de laine ; sa bouche pulpeuse souriait autant que ses yeux à la couleur de l’océan. De l’autre côté mon père avait coiffé ses épis bruns et son regard étréci vert et gris me contemplait avec adoration. On aurait pu croire que j’avais hérité de prunelles claires avec une telle ascendance mais il n’en était rien. Voilà que je me tenais au milieu, debout sur le banc, toute fière de mon ballon en forme de petit chien, avec mes cheveux roux et mes yeux noirs.
Le grand mystère de la vie.
— Oui, bon, on en reparlera, d'accord ? lançai-je en étouffant un bâillement dans mon coude. Je vous rappelle bientôt, c’est promis.
— Je sais que le mot « bientôt » prend un autre sens dans ta bouche, répliqua ma mère sur un ton de reproche.
— Le temps passe si vite...
Avant de raccrocher, j’entendis mon père m’embrasser en arrière-plan et ma mère insista une fois de plus sur l’importance de la santé. Je pris ensuite une douche et, pour débuter ce jour, m'écrasai lourdement dans mon lit sous les coups invariables de l’horloge. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac.~ * * * ~
— « Hit the road Jack ! And don't you come back... » !
Je montai le son de l'autoradio, un sourire aux lèvres.
— « ...No more, no more, no more, no more » !
Mon index se mit à tapoter en rythme sur le volant et je dodelinai de la tête en écrasant la pédale d’accélération. La circulation était fluide ce matin-là ; le ciel, dépourvu de nuage, abritait un soleil dont l’éclat augurait les beaux jours à venir. C’était le printemps, la saison des amours et des fleurs, des redoux et du renouveau, de l’éveil enchanté des couleurs.
Les voix de Ray Charles et de ses choristes emplissaient la voiture tandis que la route semblait toute offerte à moi. Sous les conseils avisés de ma mère, je n’avais finalement pas tardé à poser une semaine de congés. Des vacances, me dis-je gaiement. Cela sonnait bien. Les massifs montagneux se découpaient dans l’horizon bleuté et le frisson d’une excitation fébrile me gagnait à mesure que leurs reliefs devenaient distincts. La nature et ses richesses aux senteurs boisées m’avaient toujours plus attirée que le bord de mer ; je m’y sentais plus au calme, plus libre et recluse.
Ma randonnée consisterait en un circuit de trois jours. Une large boucle à forts dénivelés qui promettait des vues splendides selon le guide touristique. J’étais habituée à partir seule. J’avais réservé les deux gîtes bien à l’avance et surveillé attentivement l’avancée de la météo. À la vue du soleil éclatant, il semblait bien que la chance me souriait. Peut-être prendrai-je plus souvent des vacances, tout compte fait...
Au terme de plusieurs heures de route, je claquai enfin la porte de la voiture et m'étirai paresseusement en humant l'air sain des hauteurs. Une brise légère soufflait sur le parking presque désert, agitant la broussaille du bas-côté. Je pris ensuite mes affaires dans le coffre et déverrouillai l'écran de mon téléphone.
« Suis arrivée. Il fait super beau. On se voit jeudi. Bises. »
Le message s’envoya à mes parents dans la seconde. Ne jamais voyager seul sans prévenir quelqu’un, c’était la première règle de bon sens. Un regard furtif m’indiqua que je n’avais toujours aucune compagnie et j’en profitai pour publier une photo de moi sur les réseaux sociaux. J’avais toujours trouvé cela superficiel mais une fois n’était pas coutume...
— Bon, c’est parti, soufflai-je en avançant.
Un charmant escalier en rondins de bois m’achemina aux premières balises et je m’engageai sans tarder sur le sentier sinueux. Il me faudrait la journée pour atteindre le gîte. Mon sac était plein à craquer sur mes épaules, de provisions, de changes et de matériel de survie, mais mon corps supportait le poids comme s’il embrassait une vieille habitude.
Sous le couvert des arbres, il régnait une fraîcheur printanière. Ici, le monde n’était que silence et verdure. Les insectes fourrageaient dans la nappe du sous-bois, les oiseaux pépiaient à l’abri des hautes frondaisons ; sur les roches antiques des fossés s’étaient installés des affleurements de lichen. Je progressais sur le chemin à l’ombre de chênes vénérables, dont la ramée dense laissait parfois entrer des trouées de lumière. La brise qui folâtrait dans les feuillages déposait sur mes cheveux de fines couches de pollen et m’apportait l’odeur indélébile de la terre et de la résine. Un sourire serein se mit à étirer mes lèvres. Comment ai-je pu oublier tout cela ?
Mon cœur irradiait littéralement de joie lorsque j’entrais en forêt. D’aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours eu la main verte et un attrait marqué pour le monde du végétal. Petite, mon rêve était d’ailleurs de devenir garde-forestière. Un projet de carrière qui n’avait jamais enthousiasmé personne en dehors de ma famille. Puis j’étais entrée à l’école où j’avais révélé des facilités, et d’année en année mes professeurs m’avaient poussée insidieusement dans la voie des longues études. Et comme la plupart des enfants en devenant adultes, je m’étais perdue en chemin.
Peut-être avait-ce été là une émancipation nécessaire. Ce rêve me liait trop à mes parents et nous avions connu une rude période de conflits pendant mon adolescence. De l’extérieur, ils avaient tout de gens ordinaires, mais dans la sphère de notre intimité, force était d’admettre qu’ils se révélaient... spéciaux. Pour tout dire, ils nourrissaient des croyances particulières pour un monde invisible. Mon père notamment avait une imagination débordante. Lorsque j’étais enfant, il m’emmenait découvrir les bois près de chez nous et me narrait mille histoires à propos des créatures magiques qui le peuplaient. Je l’écoutais alors avec toute la fascination candide d’une fillette, transportée par sa voix fervente et soyeuse, et je buvais ses paroles sans jamais en être rassasiée. Combien de fois avais-je été mise en garde contre les ruses des changelins, les pièges des korrigans, la malédiction des dolmen ? Combien de fois avais-je entendu l’histoire de la petite fée qui, à l’instar de la cigogne, m’avait un jour déposée sur le pas de leur porte – le plus grand miracle de sa vie, aimait-il dire ?
Certes, la magie est essentielle pour exalter le coeur d’un enfant ; mais le temps passait, et alors que je grandissais et que les autres parents modulaient leur discours, le sien demeurait inchangé. Il se complaisait dans son univers fictif, continuait à explorer les tertres à la recherche de fées, à laisser du lait et des biscuits pour le petit peuple sur le rebord de la fenêtre. Il regardait même dans mon armoire pour chasser le croque-mitaine. Arrivée à l’âge adulte, je fus bien obligée de mettre un frein à ses fabulations. Lui qui était jadis mon héros était devenu à mes yeux un pauvre excentrique trop crédule. Il n’en parla plus jamais devant moi.
Quant à ma mère, elle faisait preuve de moins d’exubérance. Elle était médecin généraliste dans un cabinet libéral. Homéopathe et phytothérapeute. Inutile de préciser que nous avions aussi eu quelques désaccords.
Quoi qu’il en soit, mon humeur de révolte s’était essoufflée avec l’éloignement que m’avaient offert les études et les premiers déboires de ma vie indépendante, et j’étais revenue vers eux prête à accepter cette part fantaisiste de leur personnalité. Il ne subsistait aucune rancune entre nous mais il y avait comme une promesse tacite de ne plus aborder les sujets fâcheux.
Cependant parfois… parfois il m’arrivait de m’abîmer dans les songes. De reconnaître dans un cercle de champignons l’empreinte d’un enchanteur, d’entendre dans le vent qui secoue les feuilles les grelots d’un korrigan malicieux. Bien sûr, c’était ridicule, mais les croyances les plus ancrées sont aussi coriaces que les mauvaises herbes.
Plus d’une heure devait s’être écoulée quand soudain quelque chose attira mon attention non loin de là. Rien qui ne faisait appel à mes sens habituels pourtant : je sentis comme une sorte d'abstraction, je sentis une force. Et pour une raison obscure – celle-là même que l'on appelait le destin –, elle me poussa à m'écarter des sentiers battus plutôt que poursuivre mon chemin. Je m'engouffrai dans des passages isolés sans comprendre ; il y avait cette énergie, cette présence surnaturelle qui m'appelait ; elle vibrait en moi et m'incitait à la rejoindre.
Lorsque j’arrivai au point paroxystique de ces ondes inconnues, un seul arbre se dressait devant moi. Un sapin centenaire à la crinière d’aiguilles pointée vers le ciel.
Pour une raison que je n’expliquais pas, mon coeur battait la chamade et une bouffée de... nostalgie enserrait ma poitrine. En avançant encore, sous mes chaussures une branche craqua. Il y eut un frémissement léger dans les buissons les plus proches, puis un écureuil roux sans doute effrayé en jaillit, filant droit vers l’arbre.
C’est alors que la chose la plus extraordinaire de toute mon existence se produisit : à peine l’animal se fut-il jeté sur le tronc que l’écorce s’ouvrit autour de lui comme pour... l’avaler. La seconde suivante, il avait disparu. Le silence redevint maître des lieux.
À ce stade, ma bouche était devenue sèche mais je n’étais pas assez inquiète pour m’enfuir. Je déglutis et fis précautionneusement le tour de l’arbre sans oser m’approcher de trop près. De toute évidence, l’écureuil avait bel et bien disparu. Pas de trou. Pas de dépression. Impossible, pensai-je, et pourtant un étrange pressentiment me gagnait le coeur. Une petite voix raisonnée me souffla de rebrousser immédiatement chemin et j’étais sur le point de m’exécuter lorsque quelque chose frôla mes chevilles. Pétrifiée, je n’osai plus un faire geste. Quoi que c’était, ça avait un corps sinueux et ça longea mon pantalon en prenant tout son temps jusqu’à ramper sur mon sac. Mes paumes devinrent toutes moites. Si je n’avais pas été aussi terrifiée, j’aurais pu jurer que ce qui courait sur moi était une racine. Mais... Un serpent ? me dis-je plutôt en tentant de ne pas céder à la panique. Ici ? Qu’a-t-il l’intention de faire ?
Alors que des sueurs froides humidifiaient ma nuque, il y eut comme une caresse timide sur la peau de mon cou. Puis une grande secousse traversa mon sac et je me sentis brusquement être emportée vers l’avant. Droit vers le grand sapin. Je fermai les yeux en me préparant à l’impact mais le sol se déroba sous mes pieds, et une lumière intense m’aveugla.
Chapitre 2
De l’eau.
De l’eau s’infiltrait sous mes ongles, dans mes narines et dans ma bouche toujours ouverte sur un cri silencieux. L’eau me submergeait de tous les côtés, m’emprisonnant sous un mur liquide de silence. Je luttais pour gagner la surface lumineuse qui m’appelait à portée de main mais un poids m’entrainait vers les profondeurs ; et mes bras et mes jambes s’agitaient inutilement, ne rencontrant rien d’autre que l’eau.
La main tendue, je sombrais ; véritable ancre jetée à la mer. Le nimbe de lumière venu du ciel caressait le flot serpentant de mes cheveux alors que des nuées de bulles s’échappaient encore de mes lèvres, filant vers l’extérieur inaccessible.
C’est alors que je me souvins.
Mon sac.
D’un seul coup, mes pensées tourbillonnèrent. Je trouvai les lanières à tâtons et me débattis furieusement pour dégager mes épaules sans y parvenir. Je savais que j’aurais dû m’exhorter au calme mais la panique m’aveuglait. De l’eau. De l’eau partout. Ma gorge et mes poumons me brûlaient ; mon corps exigeait l’air qu’il n’avait pas ; et mon sac fidèle imbriqué dans mon dos m’emportait avec lui.
Les joues gonflées, je m’escrimai une fois de plus avec les lanières au prix d’un grand effort. Et puis enfin le poids qui me retenait céda, et je forçai mes jambes à me pousser vers la lumière.
J’émergeai à la surface en aspirant une grande goulée d’air. Mes poumons émirent une protestation et je dus tousser avant d’inspirer avidement de nouveau. Vivante. À bout de souffle, je passai une main sur mon visage ruisselant. Mes yeux voyaient encore flou mais ils discernèrent les contours d’une berge, vers laquelle je nageai aussitôt.
Je n’avais pas cessé de tousser lorsque je me traînai dans le mélange de galets et de limon et je finis par m’affaler sur le dos avec difficulté. Mes vêtements tout imprégnés d’eau se dégorgèrent sous mon poids. Les bras en croix, je fermai les yeux, inerte et haletante. Le soleil chauffait mes joues tandis que ma poitrine offerte au ciel se soulevait et s’abaissait encore par saccades.
La tête embrumée, il me fallut bien quelques secondes pour identifier le bruit de fond. Le chuintement de l’eau qui s’écoule. Comme le courant d’une rivière.
Une rivière... ?
Soudain je me redressai sur mes coudes. Ma mâchoire manqua de tomber lorsque je découvris le large ruban d’eau limpide qui serpentait entre deux berges.
— Qu’est-ce que… chuchotai-je.
Un instant plus tôt, j’étais enfoncée dans la montagne, tournant autour d’un étrange sapin, et maintenant... J’étais absolument certaine qu’il n’y avait pas la moindre rivière aux alentours ! Mes mains dans le limon se mirent à trembler. À quel moment avais-je pu perdre à ce point la notion du temps ?
Une illumination me frappa tout à coup. Je me mis à fouiller frénétiquement dans mes poches et poussai un juron en essayant de démarrer mon téléphone. En vain, bien sûr. Il aurait fallu un miracle pour qu’il survécût à cette immersion. Et encore une moitié de salaire de perdue, songeai-je âprement.
Je regardais tristement mon reflet sur l’écran noir quand un mouvement au coin de mon œil attira mon attention. Debout sur la grève, un petit animal touffu s’affairait à sa toilette. Un écureuil. Roux, pour être exacte. Trempé lui aussi.
Mes yeux s’agrandirent alors que je le reconnaissais. Évidemment, tous les écureuils se ressemblent mais la coïncidence était improbable. Se sachant observé, l’animal s’arrêta, me regarda en frémissant son museau et fila dans les buissons.
Et seulement alors je remarquai le changement. Je réalisai que les bruissements des fourrés avaient pris des sonorités différentes. Inconnues. Que la nature était plus bruyante, la lumière plus épurée. Quelque chose, dans l'air, était différent. L'atmosphère paraissait chargée d’une…. énergie curieuse.
Je me remis lentement sur pieds. La sensation d'être debout me paraissait inhabituelle, comme si la gravité avait changé.
Un seul regard en arrière et mes craintes prirent forme. Les arbres qui se tenaient à l’orée des bois… je n’en reconnaissais aucun. Outre leur grandeur irréelle, ils étaient exubérants : leurs troncs tortueux incrustés de diamants s’entrelaçaient dans de joyeuses embrassades ; des fleurs jaunes plus grandes que des arbustes paressaient dans leur ombre. La forêt abritait une flore complètement disproportionnée, et si dense, si colorée que mes pensées se bousculèrent davantage !
Ça n’avait pas de sens. La bouche sèche, je tournai et retournai la tête inutilement pour essayer de comprendre, de me rappeler par où j'étais arrivée. Qu’avait-il pu se produire entre le moment où j’avais été projetée vers le sapin et celui où je m’étais réveillée dans l’eau ? Dans quel pays me trouvais-je ? Et pourquoi la nature avait-elle l'air si vivante ?
Du calme, songeai-je en mon for intérieur, et je fermai les yeux avant de prendre une inspiration. Paniquer n’a jamais aidé personne.
Il n’y avait pas d’autre pays ; j’étais toujours dans la même forêt, soit un lieu fréquenté malgré la période creuse. Par conséquent, je finirais bien par rencontrer un autre randonneur à un moment ou un autre. Dans le pire des cas, beaucoup de gens étaient prévenus de mon excursion – c’était une chance que je me sois localisée sur les réseaux sociaux avant le drame.
Pour autant, j’avais prévu trois jours de réclusion et j’ignorais depuis combien de temps j’avais ainsi perdu le fil de la réalité. Moins d’une journée, vraisemblablement. Ce qui me permit d’aboutir à une conclusion évidente : si je devais attendre les secours, il me fallait mon sac.
Je fixai gravement la surface de la rivière. L’idée d’une nouvelle baignade me révulsait après avoir failli me noyer, mais j’y avais un peu de nourriture emballée pour tenir quelques jours et, surtout, ma couverture de survie. L’enjeu était immense.
Mes chevilles étaient donc à moitié immergées dans l’eau fraîche lorsqu’un frisson souleva mon échine. Quelqu’un m’observait. Mon coeur se mit à battre plus vite et je pivotai lentement sur moi-même.
Une silhouette d’allure humaine était tapie dans l’ombrage de l’arbre le plus proche. Je crus d’abord que c’était un voyeur – ou pire, un pervers – et mes doigts frôlèrent la poche de mon pantalon pour éprouver la forme rassurante de mon couteau-suisse. Mais avec le recul, oh ! un pervers aurait très bien convenu.
Dans le ciel un banc de nuages se dissipa et l’ombre prit forme. Je hoquetai à sa vue.
C’était une créature horrible qui ne ressemblait à rien que je connaissais. Son corps long et frêle était glabre et grisâtre. Ses mains démesurées pour sa taille se prolongeaient par des griffes gigantesques. Elle n’avait qu’un œil qui lui mangeait toute la face, deux trous à la place des oreilles et une langue reptilienne qui ondulait hors de sa bouche sans un bruit.
Un indicible sentiment d’effroi me tordit les viscères. Des sueurs froides coulèrent sur mon front encore emperlé de l’eau de la rivière et je reculai prudemment sur la grève sans oser lui tourner le dos. Je n’étais pas croyante à cette époque mais je me surpris pour la première fois à invoquer la miséricorde de n’importe quel dieu. Mon pauvre couteau-suisse n’y pourrait rien contre ça.
Quoi qu’était cette abomination, elle sortit à la lumière du jour. Son œil démesuré n’avait pas cessé de me fixer et elle s’accroupit sur ses longues jambes. Mes genoux flageolèrent, car mon instinct le plus primitif reconnaissait dans cette posture le schéma d’un prédateur avant qu’il ne fonde sur sa proie.
Qu’on ne me reprenne pas à dire que la panique n’a jamais aidé personne.
Je détalai à l’instant où son corps jaillissait vers l’avant d’une seule détente. Elle n’était déjà plus sur la grève lorsque j’atteignis l’orée des bois et je m’élançai dans le grand inconnu. À l’école, j’avais toujours obtenu de bonnes notes aux épreuves de rapidité ; ce n’était rien comparé à ce jour où l’adrénaline me donnait des ailes. Je fonçais à en perdre haleine à travers les buissons, les arbres surréels et les bosquets fleuris, toujours plus vite et à la fois pas assez, entendant dans ma cavalcade les bruits agiles et les ricanements du monstre à l’arrière.
J’avisai alors une brèche dans le fatras gigantesque de racines d’un arbre ancestral et m’y précipitai tête la première avant de plonger dans les fourrés les plus proches. Et lorsque je jaillis d’un hallier de ronces, mon coeur remonta dans ma gorge.
Il était devant moi.
De si près, il était plus horrible encore. Des veinules noires couvraient sa peau translucide jusqu’à ses côtes saillantes, aussi immobiles que la poitrine d’un mort, et son œil sans paupière, ni cils restait grand ouvert comme un être assoiffé à lui seul.
Il écarta les lèvres dans un sourire cauchemardesque qui révéla ses rangées de crocs affûtés comme des milliers de rasoirs. Mes poumons se contractèrent et je n’eus pas le temps de hurler qu’il m’allongea un coup qui me lacéra la poitrine. Je titubai sur mes jambes en appuyant une main sur mon coeur, au bord des larmes. Tout était allé si vite ; je n’avais même pas eu le temps de comprendre ce qui m’arrivait, et voilà que je regardais ma mort en face. Elle avait un seul œil et des griffes d’argent. Et elle m’emporterait avec beaucoup, beaucoup de souffrances.
Le monstre fit mouvoir sa langue d’un air jubilatoire et il poussa un feulement strident avant de déployer ses griffes.
Par chance, il ne m’atteignit jamais.
Immobile à un pas de moi, son énorme œil s’était écarquillé. Il grogna et baissa sa tête hideuse pour découvrir dans son torse... la pointe enfoncée d’un projectile.
Avec un formidable cri de guerre, une femme surgit tout à coup des fourrés et, brandissant son marteau comme s’il se fut agi du fléau de Thor, l’abattit sur la créature, dont la tête se retourna avec un craquement retentissant. La lutte était finie : sa nuque était brisée.
Je vis le corps se racornir dans les feuilles jusqu’à disparaître, et je m’effondrai sur le sol comme une pierre.
— Eh bien, demoiselle, c’est ton jour de chance ! s’exclama une voix masculine.
Des jambes épaisses couvertes par un tissu en toile marron s'arrêtèrent devant moi. Les yeux ronds, je levai la tête. Un homme aux épais cheveux rouges et aux sourcils fournis me regardait avec un sourire courtois. Il avait un visage aux traits sympathiques, bien que rudes, et j’aurais pu jurer que dans ses yeux brûlaient des flammes.
— On peut dire que tu t’en sors rudement bien, continua-t-il en désignant le devant déchiré de ma polaire. Ce cauquemar aurait pu t’arracher le coeur d’un seul coup de griffes s’il était affamé. Comme quoi, il ne faut pas jouer avec la nourriture.
D’un air étourdi, je louchai sur la main qu’il me tendait. Mon coeur cavalait encore dans ma poitrine et l’herbe sous mes doigts me procurait une étrange sensation d’irréalité. Toujours est-il que je me vis accepter l’aide de l’individu et, d’une poigne robuste, il me remit debout.
Incapable de prononcer un mot, je me mis à scruter mes sauveurs. La femme était de haute taille ; elle avait un visage anguleux encadré par une très courte chevelure blond platine. Ses yeux en amande luisaient comme des flaques d’argent. Les deux individus étaient parés de cuirasses imposantes en cuir et en écailles, ainsi que de canons d’avant-bras lacés semblant venir d’une autre époque. Beaucoup de questionnements se pressaient dans mon esprit, notamment sur la raison de cette attaque et de ces accoutrements, cela dit je n'eus pas le temps d’y réfléchir qu'ils commencèrent à me questionner :
— Viens-tu de la capitale ? demanda la femme.
— Qu... quoi ? articulai-je d’une voix pâteuse.
— As-tu ton badge de citoyenne ?
— Je n'ai pas de badge, non… soufflai-je en fronçant les sourcils. Ou voulez-vous ma carte d'identité, peut-être ?
Cependant je portai une main par réflexe à mon épaule avant de me heurter à une autre réalité :
— Mon sac ! Je l’ai laissé là-bas !
Mon affolement ne les émut d’aucune manière ; ils échangèrent un regard.
— Alors, d'où viens-tu ? insista-t-elle. De quel village, quelle contrée ?
— Je... J'étais en randonnée dans les montagnes du Centre. Et puis je ne sais pas comment l’expliquer… Je crois que j’ai eu une absence et j’ai ouvert les yeux dans la rivière. Où est-ce qu'on est ?
— Tu te trouves aux abords de la cité d’Eel.
— Hein ?
Ma voix se perdit dans des inflexions suraiguës et un flot de panique m’envahit. Ces appellations avaient une sonorité inconnue.
— Tu ne connais pas la cité d’Eel ? s’ébahit l’homme tout à coup.
— Je devrais ?
Un instant, les deux individus me considèrent de la tête aux pieds d’un drôle d’air. Puis l’homme se gratta la nuque et haussa les épaules.
— Ma foi, peu nous importe. Nous allons devoir rentrer maintenant. Tâche de surveiller tes arrières et d'éviter les cauquemars à l’avenir. Hildegarde, allons-y.
Je rouvris la bouche pour les retenir. Si singuliers qu’ils fussent, ces gens venaient tout de même de me sauver la vie et je n’avais pas le luxe d’espérer d’autres secours.
— La ville est-elle proche ? m'enquis-je précipitamment.
— Assurément, répondit la guerrière.
— Pouvez-vous... pouvez-vous m'y conduire, s'il vous plaît ?
Ma requête alluma une étincelle farouche dans les yeux de l'homme aux cheveux rouges. Il y eut un silence alors que la méfiance se répandait sur son visage.
— Qu'est-ce qu'on fait ? souffla-t-il à l’oreille de sa partenaire sans même se soucier de ma présence. On la ramène à la Garde ? Et si elle était des leurs ?
J’eus bien du mal à refermer la bouche tant ma surprise était grande. De ma vie, personne ne m’avait jamais associée à une menace quelconque.
— Écoutez, cette chose m'a fait fuir et j'ai abandonné mon sac au fond de la rivière, expliquai-je en toute honnêteté. J'ai simplement besoin d'un repère pour rentrer chez moi.
— Kreg, cette pauvre fille a l'air complètement perdue, intervint la dénommée Hildegarde après m’avoir examinée objectivement de la tête aux pieds. Et la nuit tombera d’ici peu. De quoi aurions-nous l’air en abandonnant ici une civile toute seule et trempée jusqu’aux os ?
— Je ne sais pas, ronchonna son partenaire, les yeux vissés dans les feuilles. Ce serait imprudent.
— Peut-être, mais elle demande l’asile et elle est désarmée. Ça me suffit. Pas toi ?
Hildegarde attendit, les deux sourcils levés. L’homme, Kreg, serra les lèvres et sembla peser le pour et le contre.
— Très bien ! Très bien, prenons-la avec nous, puisque tu y tiens, céda-t-il, puis il s’arrêta près d’elle en lui serrant l’épaule. Mais c’est toi qui te chargeras du rapport, hein. Allez, en route !
Remarquant mon hésitation, Hildegarde m’adressa un sourire léger et m’invita à les suivre d’un signe de tête. Je me mis donc en marche derrière eux en me frictionnant les bras. Mes vêtements de randonnée humides étaient désormais crottés de boue, d’épines et de brins d’herbe, et mes chaussures parfaitement détrempées.
— Euh… merci beaucoup, me risquai-je à dire. Je vous jure que je ne vous apporterai pas de problème. Je m'appelle Kaly, au fait.
Rien dans leur démarche stoïque n’indiquait qu’ils m’avaient entendue. Gardant mes distances, je fixai chacune à leur tour les armes qu’ils charriaient sur eux : un bouclier massif et un marteau pour la femme, une arbalète pour l’homme ainsi qu’une épée ballottée en travers de sa poitrine. Ont-ils seulement obtenu le permis de porter cet attirail ? songeai-je. Suis-je tombée au milieu d’un jeu de rôle grandeur nature ? Mais un je-ne-sais-quoi dans leur apparence les distinguait d'êtres humains tout à fait normaux…
Ce fut la douleur qui me rappela au présent. Je palpai le devant de ma polaire déchiquetée et ma main revint humide d’un peu de sang et d’eau. J’ouvris aussitôt la fermeture éclair pour faire le bilan des dégâts et un rapide coup d’œil sous le col de mon tee-shirt suffit à me rassurer. Il n’y avait que trois plaies d’allure superficielle, assez longues en revanche pour recouvrir ma poitrine. Mieux vaudrait s’en occuper une fois en ville. Un frisson incontrôlable me saisit au souvenir de la créature et je m’interdis d’y penser pour le moment. Car si j’y pensais, cela donnerait corps à cette réalité et si c’était réel, alors...
Hildegarde et Kreg marchaient côte à côte en silence, nullement perturbés par cette embûche de taille sur leur route. Nous avions entre temps atteint un sentier creusé d’ornières. Je vins près d’eux et m’éclaircis la voix.
— Allons-nous à… comment était-ce déjà... « Eel » ? tentai-je de me renseigner.
— Oui, répondit Hildegarde. Nous sommes des gardiens.
Gardiens de quoi, je me le demandais mais ne posai guère plus de question.
Le sentier nous achemina bientôt hors des bois. La lisière touffue s’ouvrait immédiatement sur des collines rases et verdoyantes, derrière lesquelles, à l’horizon, scintillait la bande bleue de la mer – la mer ! Mais pourquoi et comment ?
Et alors, je la vis. La tour à la flèche d'argent qui s’élançait vers le ciel, magnifique et magistrale, au faîte du plus haut relief. Un mur immaculé la ceinturait de toutes parts comme un enclos divin, derrière lequel des toits blancs et des dômes d’opale réfléchissaient la lumière du jour. Le sentier s’étirait en un long chemin de terre qui progressait entre les collines jusqu’à s’épuiser aux bouches de l’édifice.
— Eel, la Cité d’Éclat, m’expliqua Kreg en se tournant de profil.
Je hochai la tête et nous commençâmes l'ascension sous les feux d’un soleil vespéral.
À mesure que nous avancions, je distinguais les contours imposants de la muraille, les sentinelles en vestes bleu et gris derrière les parapets, les tours de guet montées de coupoles, et les deux portes massives qui gardaient l’entrée comme la vallée de l’Olympe.
Lorsque nous parvînmes tout à fait au pied de l’enceinte, je retins mon souffle : les vantaux immenses et prestigieux étaient coulés dans un métal semblable à de l’argent, chacun niellé d’écritures surmontées d’une croix cercelée où chatoyait le soleil. Quatre gardes en faction étaient postés là, des casques à plaques d’acier enfoncés sur leur tête. Pour une raison qui m’échappait, la vue de Kreg et d’Hildegarde les transfigura et ils inclinèrent la tête avec déférence.
— Ee manëare !
— Ee manëare, répéta Kreg calmement, qui se tourna pour me désigner du menton. Cette femme est une civile que nous avons trouvée dans les bois. Elle demande temporairement l’asile. Que quelqu’un lui fasse passer les contrôles et lui apporte l’aide dont elle a besoin.
— Tout de suite, chef !
Et le groupe se mit en branle. Alors qu’autour se lançaient des ordres et que des sentinelles se détachaient diligemment de leurs postes, une main me toucha l’épaule. Je me tournai et vis Hildegarde.
— N’aie crainte, ils vont s’occuper de toi, dit-elle d’un ton amène. J’espère que tu retrouveras ton chemin. Que l’Oracle te préserve, aujourd’hui et pour l’avenir.
— Au revoir... ! lançai-je étourdiment, mais elle et Kreg s’étaient déjà détournés et les portes avalèrent leurs hautes silhouettes.
Debout dans l’ombre de la muraille, mon impression de sûreté s’évanouit comme la brume à l’aurore et je croisai les bras sur ma poitrine pour me donner une contenance. Sans sac, argent, ni téléphone, je me sentais démunie, d’autant que les sentinelles à l’entrée conservaient sur moi un œil attentif. Mon malaise allait grandissant à mesure que j’observais le décor autour de moi, la maçonnerie fine du mur, les épées passées aux hanches et cet étrange uniforme bleu et gris. Au moins n’allais-je pas passer la nuit dehors...
Les deux gardes qui m’avaient été dépêchés se révélèrent d’allure plus quelconque et cela me rassura. Le plus jeune d’entre eux – un blond coiffé d’un étrange casque à cornes de bélier et aux yeux plus bleus qu’un ciel d’été – se fendit d’un sourire.
— ‘Jour, m’dame. On dirait que la journée a été rude, hein ? fit-il d’un air gaillard en examinant ma tenue.
— Bien rude, en effet, confirmai-je avec un rire nerveux, et il alla se placer à ma droite en marmonnant quelque chose à propos des procédures, tandis que son partenaire, plus taciturne, encadrait ma gauche.
C’est ainsi que, flanquée de mon escorte, je fis mon entrée dans la cité d’Eel.
À l’intérieur, une immense pelouse couvrait le terrain à perte de vue. Quelques charmantes maisons en toits de chaume étaient plantées au loin dans l’herbe, accessibles ci et là par des chemins de galets. Au milieu d’elles s’ouvrait une voie toute lisse et pavée de dalles étincelantes, qu’encadraient tout le long du chemin des processions d’arches fleuries. Nous nous engageâmes sur l’allée centrale d’un pas soutenu jusqu’à ce que bientôt l’herbe cédât la place à un terrain bétonné et que la ville prît forme.
Une capitale, je l’aurais moi-même deviné en la voyant. C’était une architecture pittoresque mêlant nature et urbanisme. Des carrés de verdure s’épanouissaient partout au milieu de la ville ; le lierre courait le long des façades couleur pastel et sur des treilles établies pour ombrager des bancs de marbre. Des cascades d’eau limpide ruisselaient le long des bâtiments sans jamais mouiller le sol.
Au milieu de mon escorte, je longeais, sans parvenir à fermer la bouche, l’artère centrale bordée d’habitations et de boutiques à étages, plus bruyante à mesure que nous gagnions les quartiers plus animés. Sur notre droite, un bâtiment semblable à une ruche crachait des individus en uniformes blancs ; d’un autre à gauche, construit en forme de lotus, nous parvenaient des gémissements de plaisir. C’est à peine si je me rendais compte que je suivais mes deux gardes, tiraillée entre l’émerveillement et la peur. Encore une fois, tout était… trop. Trop vert, trop lisse, trop éclatant.
Et les gens ! vêtus si étrangement ; de capes et d’amples soieries, de robes largement fendues et de cuissardes, de tuniques légères à longs pans. Tant de couleurs et tant de formes à tous les angles de rue ! Une immense personne encapuchonnée sous un manteau rouge passa à côté de nous, et je n’eus pas le temps d’apercevoir son visage que deux buffles deux fois plus hauts que la normale déboulèrent sur la chaussée en tirant un chariot rempli de lingots de métal rose.
Les venelles se multipliaient et avec elles, le monde. Des sabots piétinaient le sol, l’air vibrait des voix, des rires et des claquements de portes des échoppes. Entre deux maisons, je crus voir les bois d’un cerf sur une petite tête rousse et le trajet continua ainsi, m’assaillant de visions trop époustouflantes pour que je susse où regarder plus d’une seconde.
Nous débouchâmes à la fin sur une vaste place circulaire surplombée d’un bâtiment blanc colossal et derrière lui, plus haut – bien plus haut ! – par la tour au sommet d’argent. Assurément, je n’aurais eu d’yeux que pour elle s’il n’y avait pas eu le marché.
Effervescent, il occupait tout l’espace. Dans les minuscules allées bordées d’échoppes colorées affluait une foule d’acheteurs. Derrière leurs étals, les marchands joignaient leur voix au vacarme des criées : par là des bijoux ciselés d’or et d’argent, par ici des parchemins roulés scellés par des liens de cuir. Des éventaires voisins présentaient des flèches aux empennages extraordinaires, des fioles remplies de liquides sous une pancarte « Les Breuvages de Tsarra », et des pâtisseries encore fumantes qui alléchaient deux enfants empêtrés dans la jupe de leur mère. Des odeurs de nourriture, de sueur et d’artisanat embaumaient l’air jusqu’à nous.
Mais l’exotisme de ces marchandises n’était pas le plus stupéfiant.
Non, le plus stupéfiant tenait dans l’aberration d’un groupe de chats haut perchés sur des tabourets et qui, coiffés de chapeaux de bambou, clamaient à qui voulait l’entendre l’arrivage de nouvelles amulettes.
L’image était si absurde qu’en temps normal, j’aurais éclaté de rire. Cependant, ce jour n’avait rien de normal et je me retrouvai à reculer en portant une main à ma poitrine, pantelante. Il me semblait que ma raison se démantelait.
— Il y a un problème ?
Le garde aimable aux cheveux blonds s’était arrêté derrière moi. « Un problème ? » aurais-je voulu hurler. Ne voyait-il pas le problème ? Et puis sous un auvent, une créature à la tête reptilienne affublée d’une parure digne d’un roi se mit à vanter la qualité de ses soieries.
Ce fut la goutte de trop.
Lorsqu’une main se posa sur mon coude, je voltai avec un cri et mon regard tomba sur le garde blond, sur son casque percé de deux ouvertures pour les cornes. Les cornes n’étaient pas d’apparat ; les cornes étaient sur lui. C’était un homme à cornes de bélier.
Pourquoi fis-je ce que je fis ensuite ? Tout ce que je sais, c’est que la peur nous déshumanise. Mes mains bougèrent toutes seules et je lui allongeai une violente bourrade qui l’envoya s’étaler sur la devanture d’un marchand d’épices. La foule se fendit devant nous avec un cri unanime de consternation. Étendu dans les poudres colorées, le garde ouvrit la bouche d’un air confondu, ses grands yeux bleus écarquillés fixés sur moi, et je surpris de côté le mouvement de son compagnon qui s’emparait de l’arme à sa ceinture.
Alors je fis la seule chose qui me paraissait sensée.
Je courus.
Je me ruai à travers la place bondée sans me soucier de bousculer quelques personnes au passage et m’engouffrai dans une ruelle au hasard.
— Arrêtez-la ! tonna le deuxième garde qui s’était lancé à ma poursuite, mais je filais comme un lièvre entre les murs de pierre.
Trois femmes à la tête féline me regardèrent passer nonchalamment depuis le porche d’une petite boutique qui répandait des parfums entêtants ; j’entendis leurs rires et leurs voix fluettes quand elles lancèrent des paris. Le fracas de bottes rebondissait derrière moi contre les parois des façades, plus proche que je l’avais escompté, trop proche. Mes jambes me propulsèrent davantage sur le chemin en calade alors que je ravalais un sanglot de terreur. C’était un cauchemar, un horrible cauchemar dont je ne voyais plus le bout !
La ruelle finit par s’incurver dans un tournant au bout duquel j’aperçus une échappatoire et je pressai l’allure sans oser regarder en arrière. Si j’étais assez rapide, peut-être serais-je capable de le semer dans les carrefours innombrables de la ville. Oui, peut-être atteindrais-je les portes avant qu’il ne me repère, peut-être…
Mais je me décomposai rapidement.
Dans la bouche de lumière tant espérée, une silhouette en uniforme me faisait barrage. Je m’immobilisai en m’apprêtant à rebrousser chemin mais un regard par-dessus mon épaule m’éclaira sur la situation : à quelques mètres à peine, mon poursuivant se précipitait sur moi, talonné par le blondinet semé de poudres d’épices qui s’était ressaisi et qui le suivait en haletant. Mon pouls cessa de battre. J’étais cernée. À contrejour, la sentinelle qui me faisait face vint à ma rencontre, l’arme au poing.
— C’est fini, cria-t-il. Au nom de la Garde, rends-toi !
— Laissez-moi partir, gémis-je, au supplice, je n’ai rien fait ! Je veux partir !
— Tu n’iras nulle part avant que nous ayons eu une petite discussion.
La lame de son épée scintilla dans la pénombre de la ruelle et la détresse obscurcit ma vision. J'allais mourir là au bout du compte, pitoyablement mourir de la main d'inconnus, après avoir survécu à la noyade et à un monstre. Il n’était plus qu’à trois pas lorsque le sol frémit sous nos pieds. L’enseigne en bois d’une boutique frétilla près de nous. Nous nous regardâmes dans les yeux – moi terrifiée, lui interdit –, puis une secousse surgie des profondeurs de la terre déséquilibra mon agresseur. En ni une, ni deux, je saisis l’opportunité et le poussai contre le mur avant de détaler dans l’artère centrale. Des protestations éclatèrent des gardes restés dans la ruelle qui me pourchassèrent avec un temps de retard. Mon souffle était court et je me sentais prise de vertiges, comme si j’avais accompli un effort colossal.
Alors que je remontais la large chaussée inondée par la lumière crépusculaire, le cauchemar ne me laissa aucun répit. Un son de cor lugubre retentit soudain dans toute la ville derrière moi. Il y eut des cris de panique depuis le marché et des mouvements de foule. Frappée de stupeur, j’écartai les yeux sans n’y rien comprendre et découvris alors avec horreur la porte de la muraille au loin qu’on refermait.
— Non, chuchotai-je.
— Qu’on arrête cette femme ! aboya l’un de mes poursuivants en plein air.
La sueur coulait sur tout mon visage, le sang pulsait dans mes oreilles et ma tête était lourde ; il me semblait que l’adrénaline m’avait quittée. Cherchant malgré tout une autre issue avec frénésie, je vis trop tard ce qui fondit sur moi. L’énorme silhouette au manteau rouge de tout à l’heure me saisit par les épaules et son capuchon tomba dans un même mouvement.
Un orque. Ce fut le premier mot qui me vint. Qu’aurait-il pu être d’autre avec son crâne nu et ses défenses de sanglier ?
Mon métier m’avait accoutumée à bien des choses épouvantables mais tout cela… Tout cela était trop pour moi.
Le monde tournoya, des fleurs encre s’épanouirent sous mes yeux et l’instant d’après, je perdis connaissance.
Chapitre 3
— … eaux de la Source ! On aurait dû… L’ai crue morte, moi...
Des bribes de conversation lointaines me parvenaient. Je flottais dans les airs, ballottée d’un côté, puis de l’autre. Une forte odeur de cave me prenait aux narines et l’air s’était considérablement rafraîchi. Les paroles autour se précisèrent peu à peu :
— Je sais pas si elle nous entend. Je sais pas si elle fait exprès.
— Bien sûr qu’elle fait exprès ! Il faut que tu arrêtes d’être aussi crédule, mon pauvre gars. Tu as vu comme elle t’a culbuté là-bas ? À tout moment elle nous saute dessus.
Deux voix d’hommes se disputaient. Deux voix dont les intonations ne m’étaient pas tout à fait inconnues.
— Tu crois... ?
— Un peu que je le crois ! C’est pas pour rien que le lieutenant nous l’a coltinée. Bon sang, on est dans de beaux draps, nous. Ça va remonter aux oreilles du capitaine, cette histoire.
Il y eut un juron et une prise se resserra autour de mes chevilles. J’essayai de dire quelque chose mais ma langue pesait comme du plomb au fond de ma bouche et ma tête était comme du coton. En outre, la morsure d’un métal froid tiraillait ma gorge. Et peut-être mes poignets aussi, dans une moindre mesure. Ouvre les yeux, me sommai-je ; cependant, mes paupières, trop lourdes, résistaient.
Plus proche maintenant, je reconnus la voix inquiète du jeune garde blond :
— C’est Kreg et Hildegarde qui l’ont amenée. Pas nous.
Un silence.
— Ouais, tu as raison, fit l’autre. Tiens, v’là l’escalier, fais gaffe. Par les tétons de l’Oracle ! Jamon aurait pu la descendre jusque là.
À ce moment, j’ouvris les yeux.
— Que… ?
Il faisait très sombre tout à coup. Je crus d’abord avoir émergé dans la vacuité d’un caveau, mais le plafond s’agitait et la lueur d’une torche quelque part révélait les aspérités brillantes d’un tunnel de pierre.
… Ainsi qu’un visage fantomatique à mes pieds. Le visage du deuxième garde de mon escorte. Mes paupières battirent d’alarme. Il me tenait par les chevilles et je pris alors conscience des mains solides qui me portaient sous les aisselles.
En levant la tête, je tombai sur la grimace contrite du soldat aux cornes de bélier.
— Qu’est-ce qui se passe ? m’agitai-je avant de réaliser que mes poignets étaient entravés de fers. Qu’est-ce que vous faites ? Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
— Et puis quoi encore ? grogna le brun. Arrête de gigoter ou je te fiche mon poing dans la figure si tu te romps pas le cou avant.
— J’ai dit : lâchez-moi ! À l’aide ! Au secours !
J’étais sur le point de hurler à tue-tête quand une porte un peu plus bas s’ouvrit à la volée. La lumière éclatante qui s’en échappa m’éblouit momentanément.
— Qu’est-ce qu’on a là ?
La voix, masculine aussi, était caverneuse et bourrue. La tête à l’envers, je manquai de me mordre la langue. Le nouvel arrivant était un colosse chauve tout en muscles, aux yeux d’un noir de poix. Entièrement noirs, dois-je préciser. Le sang reflua de mon visage. Mais enfin, où étais-je tombée ? Dans une région inconnue de Tchernobyl ?
Trop interloquée, c’est à peine si je me rendis compte que nous passâmes la porte. Les deux sentinelles qui me tenaient me lâchèrent sans prévenir sur un sol de béton. En marmonnant un juron, je ramenai mes genoux contre ma poitrine et me remis péniblement debout.
— C’est une Piaf, ça ? demanda le colosse en se grattant la nuque.
Le lieu dans lequel nous avions échoué était vide et sinistre. Quelques lanternes essoufflées sur des tonneaux crachotaient des flammes ; des casiers en bois pourri côtoyaient dans la pénombre des chaînes suspendues à des crochets de boucherie, qui grinçaient dans un silence de tombeau. Des croûtes de salpêtre enduisaient les murs d’un long couloir bordé de portes en métal.
Une prison.
Assises sur de minuscules tabourets, deux femmes trapues en cuirasse noire m’examinaient d’un air hostile. Je regardai tour à tour mes chaînes, puis le décor vétuste, prenant soudain la mesure de ce qui m’arrivait.
— Vous ne pouvez pas être sérieux, soufflai-je. Vous ne pouvez pas… faire ça.
J’arrondis la bouche dans l’attente d’une réponse sensée, au lieu de quoi mon auditoire m’opposa un silence inflexible.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! m’exclamai-je alors, et mes mains remontèrent subitement sur ma gorge pour palper les contours d’un collier en métal massif. Et bon sang, que m’avez-vous mis autour du cou ?
— Ne va pas nous faire croire que tu n’as jamais vu de l’Igelune, jeta le deuxième garde de mon escorte d’un air passablement ennuyé. Bon, on vous la laisse maintenant, dit-il à l’adresse des autres. On a fait notre boulot, nous, hein.
Je secouai la tête, le souffle bloqué dans ma gorge, en cherchant un soutien parmi la rangée de visages graves. Seul le jeune blond m’observait encore avec une expression toute ingénue. Il ouvrit la bouche comme pour objecter, mais son partenaire le tira par le col et la porte claqua derrière eux.
Je me retrouvai donc seule et terrifiée devant les femmes enveloppées d’une lueur inquiétante et cet espèce de géant. Lorsque ce dernier s’avança vers moi, je bondis sur le côté.
— Ne me touchez pas ! feulai-je. Avez-vous tous perdu la tête ? Je n’ai rien fait de mal, je n’ai rien à faire ici !
À ce moment, un gigantesque tintamarre retentit dans le couloir des cellules. Ce fut horrible ; on eût dit que des titans martelaient les panneaux de métal.
— La ferme, les gars ! hurla le geôlier si fort que les bruits s’amenuisèrent derrière les portes barricadées, puis il planta ses yeux – des trous sans fond – dans les miens. Écoute, je me fous de qui tu es et de pourquoi tu es là. Ce que je sais, c’est que mes gars t’ont emmenée. Alors, en attendant, c’est moi qui commande. Un point c’est tout.
Il désigna les deux femmes d’un mouvement du menton.
— Et si tu n’obéis pas, les choses pourraient mal, très mal se passer pour toi. Compris ?
Je serrai mes mains contre ma poitrine en avalant ma salive. L’angoisse me cisaillait le ventre et mon corps tremblait de tout son long. C’est au point où ma propre voix me parut étrangère lorsque j’ouvris la bouche pour demander :
— Et mon avocat ?
On me jeta brusquement dans un cachot sombre.
— Non, murmurai-je en entendant la porte se refermer. Non, non ! Ouvrez-moi ! criai-je. Laissez-moi sortir ! Je suis innocente, il y a un malentendu !
Je tambourinai contre la porte en fer.
— Vous n'avez pas le droit ! Je vous jure que vous allez avoir des problèmes ! Je vous ferai poursuivre ! Je veux un avocat !
Mais aucune réponse ne me parvint depuis l’autre côté.
— Ouvrez-moi ! hurlai-je de plus belle.
Au bout d’un certain temps, mes muscles finirent par fatiguer et j'abandonnai la lutte. Tout va bien se passer, me persuadai-je intérieurement tandis que je laissais glisser mes poings encore liés contre la paroi métallique. Ils allaient bien finir par comprendre que je n'étais pas la personne recherchée ; une enquête serait probablement ouverte et me permettrait de rentrer chez moi d'ici quelques heures – au lendemain, dans le pire des cas.
Tout allait s'arranger.
Après avoir tourné en rond plusieurs minutes, je me laissai retomber au sol et m’adossai au mur abîmé de pierre froide en attrapant mes cheveux. Peut-être, après tout, n’était-ce qu'un cauchemar ; peut-être que mon pied avait dérapé dans la montagne, que j'étais tombée dans un fossé et que je me trouvais dans un coma complètement délirant dans les draps de l'hôpital ! Pourtant je tentai de me pincer, fort, et la douleur que je m’imposai sembla malheureusement authentique.
Mes yeux s'habituèrent petit à petit à l'obscurité. Ma cellule exiguë était montée sur un sol crevassé avec, en face de moi, un grabat en tissu sale occupant un tiers de l’espace et un seau – qui me provoqua un haut-le-cœur lorsque j’en compris l’usage. Les pierres des recoins exhalaient un lourd mélange fétide d’odeurs de moisi, d’excréments et d’urine.
Toutes mes poches étaient vides ; ils avaient pris soin de me dépouiller de mes dernières affaires avant de m’enfermer ici. Étrangement, la vue de mon téléphone et de mon couteau-suisse les avait jetés dans une grande perplexité. Une des femmes avait ensuite comparé mes écouteurs à une « corde d’assassin » et, en tirant sur le câble malgré mon avertissement, l’avait rompu d’un seul coup. J’aurais pu me frapper le front si la situation n’avait pas été aussi dramatique. Des sauvages, voilà ce qu’ils étaient...
Ils m’avaient donc dépouillée en me laissant mes fers et ce collier étrange qui m’emprisonnait la gorge. De l’Igelune, avait dit l’autre. J’ignorais pourquoi ils prenaient toutes ces précautions.
Au terme de ce qui me parut un long moment de solitude, des cliquetis de verrou se firent entendre à la porte, de laquelle émergèrent deux nouveaux gardes en livrée bleu et grise.
— Est-ce que... ? commençai-je avec une bouffée d'espoir.
Sans m’accorder la moindre marque de bienveillance, ils me saisirent les bras et me levèrent d'une poigne raide.
— Qu'est-ce que vous faites ? protestai-je. Non ! Vous n'avez toujours pas compris ?
— Tais-toi ! aboya celui de ma droite.
La gorge nouée, je fis silence. Rien n'était perdu ; ils allaient sans doute me faire interroger par un de leurs supérieurs et je pourrais ainsi plaider ma cause. Je devais me montrer à tout prix docile et patiente. Les deux soldats me conduisirent donc dans les couloirs obscurs au-delà du carrefour que nous avions emprunté à l’arrivée, jusqu’à une salle éclairée de lanternes huileuses, où était disposée une table en bois massive, chevillée au sol et à la surface écorchée par le temps. Là, deux inconnus occupaient des chaises côte à côte.
L’un d’eux était un jeune homme d’allure sinistre, avalé par les ombres. Il avait la peau laiteuse, presque translucide, des cheveux noir corbeau et les lèvres retroussées en un demi-sourire qui me parut de mauvaise augure. Une cicatrice lui découpait le sourcil et une partie de sa joue gauche, et peut-être l’avait amputé de la vue. Car ses yeux ! l’un gris, l’autre si pâle qu’on aurait pu le croire mort s’il n’avait pas eu de pupille.
Il était accompagné par un homme à peine plus âgé et de plus fine stature. Celui-ci était habillé d’une longue tunique blanche près du corps, aux broderies délicates de noir et de vert. Autour de son visage glabre et serein, deux petites nattes blondes tombaient sur ses tempes comme des fils d’or.
Un de mes gardes força sur mon épaule pour me faire asseoir sur l’unique chaise vacante. À ce moment, l’homme à la cicatrice découvrit davantage ses dents.
— Eh bien, pour une surprise ! s’exclama-t-il. Une rouquine et toute mignonne, en plus ! Regarde moi ça, Leif, les Piafs ont-ils décidé cette fois de nous envoyer une petite sorcière ?
— Allons, Nevra, ne hâtons pas les conclusions, répondit le blond d’un ton posé.
Je remuai la tête sans comprendre. « Sorcière » ? Qu’insinuait-il ? À nouveau paniquée de me savoir le sujet d’accusations, je m’éclaircis la voix.
— Je... Il y a un malentendu. J'ignore vraiment qui vous êtes et je ne sais pas non plus où je suis.
— Et toi, qui es-tu ? rétorqua sèchement le brun.
Je ravalai péniblement ma salive. Ainsi, son compagnon reformula la question d’une voix plus pondérée :
— Quel est ton nom ?
Comprenant qu'il était plus sage de coopérer, je répondis.
— Kaly.
— Bien, Kaly. Je suis Leiftan de l’Étincelante, archimage et conseiller de la Prêtresse. Voici messire Nevra, le maître des Ombres, aussi appelé la Main Noire, ajouta-t-il en désignant son partenaire. Je présume toutefois que les présentations n’étaient pas nécessaires...
— S’il vous plaît, croyez moi quand je vous dis que je ne sais rien de vous, insistai-je en secouant le menton.
Un rictus de désapprobation tordit les lèvres de mon interlocuteur. Il poussa un soupir et massa l’arête fine de son nez.
— Écoute, la situation est délicate pour toi. Premièrement, tu es une parfaite inconnue, deuxièmement tu as attaqué deux de nos soldats et, troisièmement, cela à peine avant une attaque des Faucons Obscurs. Pensons-nous à une coïncidence ? Je vais être honnête : non.
Mon cœur se mit à marteler ma poitrine et un frisson courut sur la peau de mes bras. Mes pensées se confondaient au devant de cette situation aberrante mais que je comprenais mauvaise.
— Vraiment, j’ignore de quoi vous parlez..., bafouillai-je étourdiment. « Archimage », « Faucons Obscurs », je… je n’ai jamais entendu ces termes.
— Inutile de poursuivre ta comédie entre nos murs ! s'impatienta le dénommé Nevra en serrant le poing sur la table. Comment avez-vous produit ce tremblement de terre ? Quel stratagème utilisez-vous pour commencer à vous attaquer aux fondations ?
Je l’observai en retour, complètement effarée.
— Non, non. Il y a vraiment une erreur !
— Alors, d'où viens-tu ?
— Mais je ne sais pas ! me récriai-je en perdant mon calme. J’étais dans la forêt et quelque chose m’a poussée à travers un arbre et je me suis réveillée au fond d’une rivière à deux doigts de me noyer ! C’est absurde, dit comme ça, je sais bien à quel point c’est absurde. Puis il y a eu cette créature et des… gardiens m'ont secourue. Une grande blonde et un homme aux cheveux rouges, demandez-leur !
— Tu veux nous faire croire qu’une dryade t’a joué un tour maintenant ?
— Quoi ?
L’homme attablé, Leiftan, me fixa pour un temps qui parut une éternité.
— Non, dit-il très doucement. Je crois, mon ami, qu’elle insinue venir de chez les humains.
Je restai davantage bouche bée – comme si cela eût été possible – à l'entente de ses paroles.
— Oui. Oui, évidemment que je viens « de chez les humains » !
Je les regardai tour à tour d’un air interdit. Comment diable aurait-il pu en aller autrement ? C’est alors que Nevra se vautra dans sa chaise et applaudit avec emphase.
— Alors ça, s’esclaffa-t-il, c’est la meilleure que les Piafs nous aient jamais faite ! Saluons au moins l’innovation. C’est brillant. Brillant.
— Pour le moins original, je l’admets, approuva Leiftan d’une voix parfaitement neutre.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne vous comprends pas. Ce n’est pas une plaisanterie.
— Allons bon, dit Nevra en pianotant ses longs doigts sur la table. De toute façon, quelle preuve avons-nous que tu viens de l’autre monde ?
— De l’autre monde ? murmurai-je sans comprendre.
— Du monde des humains.
Un silence mortuaire tomba sur nous, durant lequel les deux hommes continuèrent de me scruter sévèrement. Un autre... monde, disait-il ? Bon sang, dans quel village de fous avais-je pu tomber ?
— J’avais un sac avec mes documents d’identité, finis-je par répondre. Mais je l’ai perdu dans la rivière...
— Mais bien sûr ! commenta Nevra d’un ton sardonique.
— Je vous jure que c'est vrai !
— Il n'est pas élégant de mentir, demoiselle.
Paniquée, je réfléchissais à un moyen de me dépêtrer de cette situation quand la porte s'ouvrit derrière moi dans un grincement strident, et des pas firent écho dans la pièce.
— Leiftan, tu es demandé en salle du Cristal, se fit entendre une voix grave.
Raidie sur ma chaise, je ne vis d'abord qu'un col mince en fourrure couronnant une cuirasse spartiate, et des bras à la couleur de cuivre sculptés par l'exercice. Ensuite, je m’aventurai à lever la tête. L’inconnu était un homme intimidant à la mâchoire saillante et aux lèvres étroites. Ses cheveux blancs mi-longs tombaient en demi-queue lâche sur sa nuque et il portait sur lui un impressionnant baudrier de dagues. Pour autant, sa brute apparence n’était rien en comparaison de ce qui brûlait dans ses yeux. Il avait le regard le plus beau que j’eusse jamais vu ; un regard qu’on aurait cru fondu dans de l’or, le plus raffiné et le plus intense, et capable à lui seul – je le jure – de captiver une assemblée en discorde.
— Bien, souffla le concerné. Merci, Valkyon.
L’archimage se leva et sortit sans plus me prêter d’attention. Nevra, les mains croisées derrière la tête, lança au nouveau venu d’un ton excédé :
— Comme d'habitude, cette affaire ne va pas être facile. Celle-là persiste à dire qu'elle est humaine avec une histoire à dormir debout de portail dans un arbre, blabla...
Sa moquerie me creva le cœur et je pinçai les lèvres en m’efforçant de chasser mes larmes. Pourquoi refusait-il à ce point de me croire ? Ledit Valkyon s'installa à la place que Leiftan venait de quitter et posa ses mains à plat sur la table. Les torches faisaient courir des reflets de bronze sur les renflements de ses bras.
— Je suis le capitaine obsidien de la Garde d’Eel, se présenta-t-il brièvement. Ce sont mes soldats qui t'ont rencontrée dans la forêt au retour de leur mission. Ils t'auraient trouvée dans cet état et sauvée des griffes d'un cauquemar, avant de t’amener chez nous par bonté de cœur.
— Oui ! soutins-je avec élan. Oui, c'est la vérité, c'est ça !
— Et dis-moi donc pourquoi une innocente s’enfuirait-elle avant la sonnerie du cor Faucon ?
En prononçant ces mots, ses yeux se durcirent et je compris que le malentendu n'était pas dissipé.
— Je me suis enfuie parce qu’il y avait des chats sur les étalages ! explosai-je. Des chats qui parlent ! Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?!
— Elle parle des purrekos, là ? chuchota Nevra en plissant l’œil.
— Tu as agressé deux de mes soldats, continua imperturbablement l’autre. Et tu as feint d’être morte.
— Mais je n’ai jamais feint d’être morte, je me suis évanouie ! dis-je, au comble du désespoir et de l’exaspération.
Pendant un moment, ses sourcils se rejoignirent sur son front et une expression incertaine passa sur son visage. Cela fut éphémère, le temps d’un battement de cils. Il se reprit.
— As-tu donné un signal pour tes complices de l'extérieur ? poursuivit-il d’un ton soupçonneux.
— N'était-ce pas de ta part une tentative d'infiltration ? enchérit Nevra à son côté. Ma foi, cela est réussi, tes vêtements sont plus que déroutants et ton attitude pourrait tromper les plus ingénus. Tu as l'air humaine.
— Je suis humaine ! m’évertuai-je à le leur faire comprendre.
— À d'autres. Tentative intéressante mais nous ne sommes pas dupes. De toute façon, les Faucons n'auraient pas envoyé une piètre actrice. Tu as même fait semblant de t’évanouir...
Le maître des Ombres cala son menton dans sa main en me contemplant et je sentis mon cœur se briser. Il ne me croirait pas… Il ne le voulait pas. Et si ce qu’il disait n’était pas complètement délirant ? Si par malheur, j’étais tombée dans… un autre monde ? La forêt si étrange, le cauquemar, puis tous ces gens dont j’avais fait la rencontre jusqu’à ces hommes d’allure singulière m’avaient prouvé que l’endroit n'appartenait à rien que je connaissais. J’avais senti cette énergie alentour ; les ondes, les abstractions dans l'air trop différentes de ma terre, ma précieuse terre. Je sentis ma respiration s’accélérer et mon regard devint nébuleux.
— Alors, où vous cachez-vous ? réitéra-t-il. Qui est votre nécromancien ?
Je secouai vaguement la tête, sans savoir quoi répliquer tant j’étais désemparée.
— Je... je ne suis pas celle que vous croyez, persistai-je à dire d’une voix blanche. C’est un malentendu. Je me suis retrouvée au mauvais endroit, au mauvais moment…
Ma pitoyable réponse eut pour seul effet de les rembrunir. Nevra roula des yeux en claquant sa langue.
— Il suffit. Ramenez-la en cellule, ordonna-t-il aux deux gardes dressés à la porte avec un geste d’impatience. Quant à toi, ajouta-t-il à mon attention en se penchant sur la table, il vaudrait mieux demain que la nuit t’ait rendu tes souvenirs.
La menace que je lus dans son regard me rendit blême. Le capitaine obsidien, qui n'avait toujours pas repris la parole, ajouta au moment où l’on me levait :
— La situation s'aggrave, Eldarya se meurt. Tu finiras par parler.
On me séquestra ensuite à nouveau dans cet espace étroit et sans vie.
Cette fois-ci, je ne cognai pas à la porte, consciente que ce geste ne me serait d’aucune utilité. Personne ne m'ouvrirait tant que ma situation ne serait pas éclaircie, situation qui venait tout juste d’empirer. Les mains libres, je portai un ongle à mes lèvres et m’intimai de réfléchir. Toutefois, mes pensées s’éparpillaient. Je ne comprenais rien, strictement rien à ce qui se déroulait dans ce décor. Ou je ne voulais pas l'admettre... Un autre monde ? avait dit ce Nevra. J'étais arrivée dans un autre monde en traversant un arbre ? Où était donc passée la rationalité ? Certes, j’avais baigné toute mon enfance dans des histoires de magie mais un monde à part ! Et cela m'arrivait, à moi ! Mon père lui-même n’avait jamais tant fabulé.
Et pourtant... il n’y avait pas d’autre explication. Pourtant, les dieux savent que ce destin m'avait toujours appartenu.
J’étais perdue dans un monde étranger.
J’eus l’impression que la nuit tombait puisque les gardes se relayèrent derrière la porte. Recroquevillée dans ma cellule, je me sentais abandonnée. Je pensais à ma famille, à mes amis, à tout ce qui me rattachait à ma terre. Ils n'allaient pas remarquer ma disparition avant trois ou quatre jours, mais ensuite, qu'adviendrait-il ? On me porterait disparue, on mobiliserait la police et, enfin, on me croirait morte. Telle était la logique insensible des affaires jugées trop énigmatiques.
Seule dans cette pièce aussi glacée que l'abîme de mon cœur, un sanglot fendit ma gorge et j’enfouis mon visage dans mes genoux. Si seulement, ah ! si seulement j’avais été plus prudente... Jamais je n’aurais dû m’éloigner du chemin, ni m’approcher de cet arbre maudit.
Mais il était trop tard venu le temps des regrets. Et maintenant personne, absolument personne, ne viendrait me sortir de là.
Chapitre 4
Le lendemain, mes joues étaient sèches et je m’étais ragaillardie. Pleurer faisait du bien mais cela n’aidait pas à avoir les idées claires.
La nuit avait été épouvantable. Dans l’obscurité permanente, il y avait eu des murmures fous qui se parlaient constamment, des raclements d’ongles sur la pierre et, parfois, un cri jailli de nulle part. Si au début je n’avais pas envisagé de dormir, l’émotion avait eu raison de moi et j’avais fini par m’assoupir à même le sol.
On m’avait apporté au matin un baquet d’eau claire destiné à la boisson, ainsi qu’une écuelle contenant du gruau avec une tranche de pain rassis. Je m’étais efforcée de surmonter mon dégoût et de tout avaler. Une chose était sûre : tomber d’inanition ne m’aiderait pas à sortir de là.
Tomber de maladie non plus, d’ailleurs ; or, pour le moment, je grelottais encore dans mes couches de vêtements humides. Une fois mon repas terminé, je décidai donc d’étendre au moins mon tee-shirt aux côtés de ma polaire.
Assise torse-nu sur ma paillasse, j’en profitai pour examiner ma blessure que j’avais mise de côté depuis la veille. Les bords avaient rougi d’une manière qui me déplaisait. Je la lavai avec un peu d’eau claire, faute de mieux, en espérant glaner un savon prochainement. Par la même occasion je tentai de glisser un doigt sous ce maudit collier d’Igelune où la peau me démangeait. En vain. Impossible de s’en débarrasser, apparemment. Il y avait comme des écritures incrustées dans le métal et pas le moindre fermoir.
Cela fait, je me réinstallai ensuite contre le mur et m’immergeai dans les réflexions.
Un autre monde. Après une nuit, j’avais plus ou moins déjà absorbé cette vérité. La part irrationnelle de moi qui était demeurée attachée aux histoires de mon père, qui s’y était cramponnée comme la vermine sur l’écorce malgré ces années loin de lui, malgré mon endoctrinement dans le rationalisme scientifique, me soufflait d’y croire sans l’ombre d’un doute. D’une manière ou d’une autre et pour une raison qui m'échappait, le sapin avait joué le rôle d’une passerelle. L’existence d’une terre parallèle, en revanche, n’avait pas l’air d’étonner mes geôliers outre mesure…
Un autre monde, oui, mais ce n’était pas la raison de mon enfermement. Quelque chose s’était passé hier, dehors ; un attentat peut-être, puisqu’on m’accusait gravement d’être complice. Il me semblait que les Faucons Obscurs étaient des ennemis de cette organisation dans laquelle j’étais tombée, la Garde, et qu’on s’était mépris sur mon identité. Coûte que coûte, il m’incombait de prouver mon innocence. Mais comment ?
Pendant de longs moments, mon regard erra sur les inscriptions gravées dans les murs par les anciens prisonniers. Elles étaient en grand nombre ; des mots inconnus, des symboles de toutes tailles et parfois même des phrases se disputaient les portions de pierre les plus lisses. Qu’étaient devenus mes prédécesseurs ? Avaient-ils recouvré leur liberté ou bien étaient-ils… ?
Le bruit d'une serrure déverrouillée finit par m’arracher aux pensées macabres et j’enfilai rapidement mon tee-shirt avant de bondir sur mes jambes, encore pleine d’espoir. La vue des fers qui m’étaient destinés dans les mains calleuses du garde me serra la gorge mais je ne protestai pas. On m’emmena avec la même rudesse que la veille dans la salle d’interrogatoire, où m’attendaient sur leurs chaises le maître des Ombres et le capitaine obsidien.
Nevra se pencha en avant avec une expression railleuse.
— Toujours en forme, à ce que je vois ! Et ce regard, ah ! T’a-t-on déjà dit que tes yeux étaient pareils à une nuit sans étoile ?
Je pris soin de garder mon opinion au sujet de cette flatterie importune. Un coup d’œil égaré me permit néanmoins de remarquer le haussement de sourcil désapprobateur de Valkyon.
— Vous vouliez une preuve que je viens… de l’autre monde, commençai-je aussitôt, et les deux hommes me toisèrent en retour avec un air de profonde lassitude. Je n’ai plus mon sac mais les gardes, dis-je sans flancher, ils ont pris ce qui me restait. Regardez par vous-mêmes.
— Oh, tu parles de ça ? fit Nevra en vidant sa poche.
Il aligna soigneusement sur la table mon couteau-suisse, mon téléphone à l’écran fendu et les deux bouts de mes écouteurs. Un sourire de fauve apparut au coin de ses lèvres quand il me vit déglutir.
— Oui.
— C’est trop ! Valk, jubila-t-il en se tournant vers le concerné, elle s’est même encombrée de ces petites babioles pour qu’on la croie.
— Ces babioles sont mes affaires et elles m’appartiennent depuis longtemps.
Mon regard passa sur le capitaine. Austère, il ne dit rien. Nevra se renversa dans sa chaise.
— Quelle formidable comédienne ! J’en serais presque envieux, se moqua-t-il en curant nonchalamment ses ongles avec la lame d’une dague. Dis-moi, as-tu appris ton petit accent pour ton personnage ou bien l’as-tu de naissance ?
J’écartai au plus loin ma bouffée de panique et me soumis au silence, le temps de réfléchir. Si j’avais encore été en possession de mon sac, toutes les preuves qu’il contenait les auraient contraints à me croire. Mais mon sac gisait au fond de la rivière et les « si » ne refaisaient pas le monde. Une idée me vint.
— Je parie que vous ne savez pas à quoi ça sert.
Leurs visages s’inclinèrent légèrement à ces mots. Ne leur laissant pas le temps de m’interrompre, je me lançai en toute hâte dans l’explication du couteau-suisse que je connaissais comme ma poche ; je leur décrivis chaque outil incrusté et son fonctionnement : les tournevis, l’ouvre-boîte, la scie et le tire-bouchon ; tellement vite qu’aucun d’eux ne pût placer une parole. Puis je désignai les résidus d’écouteurs :
— Ça n’a rien d’une « corde d’assassin ». Ça sert à écouter de la musique sur des appareils électroniques comme celui qui est à côté. On appelle ça un téléphone. Mais il a pris l’eau et il ne fonctionne plus. Et il y a beaucoup d’autres gadgets. On a des télévisions...
— Ça suffit, me coupa Nevra.
— On a des consoles de jeu avec des manettes, poursuivis-je hardiment car je n’avais aucun autre plaidoyer que celui-là, et on a des machines pour griller le pain et...
— Ça suffit ! rugit-il en frappant sa paume sur la table. Cesse donc tes ruses de sorcière !
Son cri se répercuta si fort entre les murs que je tassai les épaules presque sans le vouloir. J’aurais pu me mettre à pleurer mais je luttai pour garder le contrôle. Fonds en larmes, me dis-je, et c’en est fini de toi.
— Je ne peux pas avoir inventé tout ça, murmurai-je, la gorge nouée. Vos accusations n’ont aucun sens.
Une ombre inquiétante se jeta sur le front de Nevra. Son regard dépareillé me transperça et il se leva avec une grâce animale. Arrivé devant moi, il posa une main sur le dossier de ma chaise et glissa ses doigts sur mon poignet. Ils étaient aussi froids que la pierre.
— Quelles douces mains que voilà, susurra-t-il à mon oreille, et son souffle glacé dressa ma peau de frissons. Je me demande ce qu’elles donneraient sans ongles ou même sans doigts. Ou, dit-il en attrapant mes mâchoires, préférerais-tu qu’on commence par les dents ? Alors, vas-tu parler ?
— Je ne sais rien, soufflai-je, oppressée. Je vous jure que je ne sais rien...
— Mauvaise réponse. Nous commencerons donc par les dents.
Le sang se figea dans mes veines ; je sentis ma résistance céder. Transie d’effroi, je le vis faire un signe à une ombre dans un coin de la pièce qui s’approcha avec un coffret métallique.
L’intervention du capitaine derrière lui se résuma à un mot :
— Non.
Valkyon était toujours assis sur sa chaise, les bras croisés. Son visage était un masque de pierre mais ses yeux brillaient comme deux phares. Il se leva à son tour en hochant la tête en direction des gardes qui flanquaient la porte. Ces derniers me remirent sur mes jambes et Nevra s’écarta de moi sans se départir de son sourire de miel permanent.
— Tu as de la chance que Valk soit là. C’est le moins sanguin de nous deux.
Et là-dessus, il me fit un signe doucereux de la main tandis qu’on m’entraînait ailleurs. Cette fois, je ne fus pas jetée directement au cachot. Nous suivîmes le capitaine obsidien qui marchait à l’avant d’un pas brut et rapide. Les muscles tendus de son dos roulaient dans l’obscurité ; il avait l’air d’un colosse modelé dans un argile aussi ancien que les plus vénérables montagnes. Derrière leurs portes, les prisonniers restaient silencieux.
Terrifiée à l’idée de ce qu’ils comptaient me faire, hélas je n’eus d’autre choix que me laisser emporter dans les entrailles de la prison. Mon cœur battait si fort que je craignais à tout instant le voir bondir hors de ma gorge. Nous passâmes enfin un ultime couloir et descendîmes quatre marches dans l’obscurité. Là, Valkyon me saisit par mes chaînes et me planta devant une cellule à barreaux, dans laquelle s’entassaient des prisonniers gémissants sous la lueur crasseuse des torches. Les mains tremblantes, je me sentis défaillir. Il planait une aura de mort et des effluves pestilentielles.
— Les connais-tu ? articula-t-il au-dessus de moi.
— Non, m’étranglai-je.
Lorsqu’il me pivota brutalement vers lui, je tressaillis dans l’attente d’un coup. Qui ne vint jamais.
— Qui est votre nécromancien ? Où sont les cristaux ?
— J’ignore de quoi vous parl...
— Qui es-tu ? Pourquoi es-tu là ? Où se cachent les Faucons ?
L’espace d’un instant, je me perdis dans les reflets de lumière qui jouaient sur le cuir luisant de son baudrier. C’était comme si l’espoir et l’énergie s’enfuyaient de moi à tire-d’aile.
— La rivière…, chuchotai-je ensuite.
— Quoi ?
— Je suis venue par la rivière...
— C’est faux, dit-il d’une voix égale. Tu n’es pas venue par la rivière.
— C'est la vérité ! objectai-je alors que mes dents s’entrechoquaient sous mes joues. Je vous le jure sur tout ce que j’ai ! Laissez-moi juste y retourner et je serai partie en un rien de temps. Vous ne me reverrez plus jamais et je ne causerai aucun souci. Je vous en prie...
— Il est connu que les portails sont à sens unique.
Une main glacée me prit aux entrailles et j’entrouvris les lèvres.
— Alors… comment puis-je rentrer ?
— Ce n'est pas toi qui poses les questions.
Son ton était demeuré calme, mais ferme. « À sens unique ». Ma poitrine se comprima et des sueurs froides mouillèrent ma nuque. Fonds en larmes, me répétai-je, et c’en est fini de toi. Valkyon se recula d’un pas, m’étudiant dans le plus grand silence.
— Ça sera tout pour aujourd’hui, acheva-t-il. Ramenez-la.
— Vous avez tort, lâchai-je peu après qu’il se fût retourné. Vous avez tort et je vous le prouverai. Tous les jours s’il le faut. Je n’ai rien à voir avec toute cette histoire, je ne fais même pas partie de ce… de ce monde. Tout ça n’était qu’une horrible coïncidence. Je vous assure que vous avez tort. Et je vous le prouverai.
Le dos de Valkyon se figea. Ses yeux si déroutants revinrent lentement sur moi, vacillèrent dans la pénombre. Mais il eut tôt fait de revêtir un visage hermétique… quoique peut-être troublé.~ * * * ~
Et c’est ce que je fis. Les deux jours suivants, à peine eus-je passé le seuil de la salle d’interrogatoire, que je me mis à raconter tout ce qui me passait par la tête au sujet du monde humain. Les capitales, les routes, l’université, l’hôpital. La géographie et l’histoire. Les plus grandes découvertes. Mon esprit pouvait être une preuve suffisante ; il le fallait. Nevra finissait toujours par m’interrompre pour m’assaillir de questions – qui j’étais, qui était mon nécromancien, où étaient les Faucons – mais mon temps de parole s’était vu prolongé et, au moins, on ne m’avait plus menacée de torture. Aucun signe de leur part ne me laissait pour autant présumer qu’ils me croyaient.
Quand je ne dormais pas, j’écoutais aux portes ou bien je cognais mes phalanges sur le métal en criant ma fureur et mon injustice jusqu’à ce l’écho de ma propre voix me vrillât les tympans. Les autres prisonniers grattaient toujours les murs le soir et, parfois, un cri jaillissait – la litanie quotidienne.
C’est impressionnant ce à quoi l’esprit peut s’habituer.
Cinq jours, ce n’était rien. Mais terrassée par la peur et l’ennui, les jours devenaient des semaines. Je n'arrêtais pas de penser à mes parents. J'avais promis de les rappeler sans tarder ce jour de malheur sur le sentier. J’essayais de m’accrocher à eux pour garder le moral. Je les reverrais, bien sûr ; je les reverrais.
Je n’avais pas envisagé d’autre alternative.
Des vacances. Tout cela à cause d’aspirations futiles de vacances dont je n’avais même pas ressenti le besoin au départ. Je me promettais de ne plus jamais en prendre si je parvenais un jour à sortir de là. Mieux valait me cloîtrer une vie entière que reposer un seul pied dans une forêt.
Quant à mes plaies, oh ! elles avaient boursouflé. Je les lavais tous les jours à l’eau claire mais, comme de juste, l’hygiène n’était pas en vogue derrière les barreaux. Ajoutons à cela mes vêtements douteux qui avaient mal séché en s’imprégnant d’une odeur de moisissure et qui n’arrangeaient en rien ma minable condition.
L'idée de m'enfuir avait, à un moment, galvanisé mon esprit mais après des heures d’inspection minutieuse dans l’obscurité, il m’avait bien fallu admettre qu’il n’existait aucune échappatoire. Hormis la parole. Et comme toujours, la persévérance. Je peux le faire, me répétais-je obstinément. Je peux m’en sortir. Cependant, une part de moi songeait que je n’aurais pas assez de temps pour convaincre mes ravisseurs...
— J’ai besoin d’un savon, annonçai-je d’office lorsque je pénétrai la salle d’interrogatoire.
Les gardes restés à la porte gloussèrent sous cape. Un simple regard de Valkyon les réduisit au silence.
— Tout de suite, princesse ! lança Nevra avec un large sourire. Voudrais-tu un peu de poudre et une jolie robe avec ?
— Mes plaies s’infectent. J’en ai absolument besoin, je sais de quoi je parle, dis-je et, comme tous les deux me considéraient d’un œil impassible, j’insistai : Juste un savon. S’il vous plaît. Je me débrouillerai avec mon eau, je boirai moins.
Adossé à sa chaise, Nevra s’absorba dans la contemplation de mon couteau-suisse, qu’il semblait avoir adopté. Ma requête était raisonnable et j’imaginais qu’il s’amusait seulement de ménager son attente avec son goût pour le mélodrame.
Puis sa sentence tomba – intraitable :
— Non.
Mes yeux papillotèrent ; j’eus bien des difficultés à ravaler ma déception.
— Pourquoi ? demandai-je tout de même.
— On ne fait pas de préférence, répondit platement Valkyon.
Mes plaies me brûlèrent sous mes vêtements, me rappelant par la même occasion ce qu’impliquerait mon échec. Je lançai un regard dans pièce et je sentis l’angoisse se resserrer autour de moi comme un nœud coulant.
— Si vous continuez à me faire venir, soutins-je avec une confiance que j’étais loin d’éprouver, c’est que vous espérez quelque chose de moi. Si je meurs, vous n’obtiendrez rien du tout.
C’était ma dernière carte à jouer, et elle ne fut pas suffisante. Nevra se contenta de hausser les épaules.
— Alors tu mourras.
Et ainsi, je dus renoncer à cette idée.
J’avalai péniblement mon dîner ce soir là. L’état de ma poitrine, devenue chaude et douloureuse, me préoccupait ; et lorsque mes yeux revinrent fixer les écritures dans les coins, une anxiété dévorante m’imprégna jusqu’à la moelle.
Dans mon sommeil, je rêvai du cauquemar.
Il me faut préciser que c’était arrivé plus d’une fois depuis ma rencontre avec la créature. À chaque réveil j’avais ouvert les yeux en sursaut, frémissante et trempée de sueurs. Mais cette nuit, je fus persuadée d’entrevoir une ombre dans la cellule. Avec le recul, je pense pouvoir affirmer qu’il s’agissait des prémisses de la fièvre. Toujours est-il que cette vision m’effraya au plus haut point, et le son de pure terreur qui jaillit de ma gorge fit taire autour tous les gémissements. Je me ruai vers la porte.
— Laissez-moi sortir ! criai-je en tambourinant dessus. Laissez-moi sortir ! Au secours ! Je veux sortir !
Ma lucarne s’ouvrit et des yeux de lézard apparurent.
— Qu’est-ce que t’as, toi, à brailler comme ça ?
— Il y a quelque chose, quelque chose avec moi ! S’il vous plaît ! Au secours !
Ma voix défaillit dans un sanglot et je me mis à griffer les parois de métal en hurlant. Soudain, la porte s'ouvrit d’une traite en m’envoyant promener contre le mur.
— Bon sang, tu vas la fermer, oui ? Il y a rien dans ta cellule !
Une faible raie de lumière orange avait pénétré la pièce avec le garde et je vis qu’en effet, il n’y avait rien. Haletante, je m’accrochai à ma gorge ceinturée du collier ; son poids devenait insupportable.
Le soldat marmonna des jurons en me poussant du pied.
— Tu n’es qu’une menteuse, cracha-t-il alors que je me ratatinais sur moi-même. Une menteuse et une Piaf. Je savais que c’était encore une de tes ruses, fichue menteuse !
Il m’accabla encore d’une pluie d’injures, puis la porte se referma dans un grand bruit.
Mais je n’étais pas seule pour autant.
Le son d’une respiration régulière résonnait avec la mienne entre les quatre murs. Mes paupières s’ouvrirent d’un seul coup. Une silhouette se tenait debout dans l’opacité devant moi, aux iris jaune-vert qui luisaient autour de pupilles verticales. Le garde... Il était toujours là. Mon cœur se mit à battre avec violence quand il s'accroupit ensuite pour prendre mon menton dans sa main.
— Toi, menteuse, murmura-t-il, je me demande quel genre de correction tu mérites.
Une violente chair-de-poule sillonna mon échine. Avec un sourire malsain, il insinua deux doigts à l’intérieur de mon genou et l’écarta.
— Je... vous..., balbutiai-je, terrorisée.
— On ne crie pas comme ça, ici. C’est interdit de crier comme ça. Et je n’aime pas les menteuses.
Et tout en disant cela, sa main répugnante remontait plus haut sur ma jambe, plus haut et…
Mon instinct de survie jaillit en moi comme une flamme. Je lui crachai à la figure et envoyai mon genou tout droit vers son menton. Un geste fou qui éveilla sa colère. Il poussa un cri féroce en me repoussant. Je ne vis même pas son poing partir mais il partit bien, et une douleur fulgurante explosa subitement dans ma mâchoire. Le sol se précipita à ma rencontre ; des chandelles dansaient devant mes yeux.
— Saloperie de Piaf ! pesta-t-il en frottant son menton. Que la Source vous maudisse, tous autant que vous êtes !
Avec un dernier juron, il me laissa par terre, la tête lourde. Je rampai sur la pierre froide et me recroquevillai dans un coin de la pièce en entourant mes genoux de mes bras tremblants.
Plus tard, on vint me chercher. Ce devait être très tôt le matin car le roulement de gardes n’avait pas encore eu lieu et le même soldat à l’allure inhumaine m’enchaîna avec fureur en dardant sur moi un regard meurtrier. Je n’eus pas le courage de lui faire face. L’horreur de ce qui avait failli arriver la nuit dernière avait jeté de l’eau sur les braises de mon esprit de révolte. Une douleur lointaine élançait ma joue, mais j’étais trop hébétée pour en tenir compte.
Dans la salle d’interrogatoire, Nevra reposait ses jambes étalées en travers de la table comme c’était devenu une habitude, tandis que Valkyon était adossé à la paroi de pierre, les bras croisés sur son plastron de cuir. Sous mes paupières baissées, je perçus également la présence de quelqu’un d’autre sur la chaise d’en face.
Les soldats me plantèrent à ma place avec brusquerie. Une fois assise, je gardai les lèvres closes et l’échine courbée, les yeux obstinément fixés sur la table où la lumière d’une torche tremblotait. Une minuscule fiole au contenu nacré y était posée au centre.
— Eh bien, pas d’entrée fracassante aujourd’hui ?
La saillie venait de Nevra, évidemment. Il prit soin de marquer une pause, comme s’il attendait de pouvoir se régaler d’une réplique, et parut déçu quand il comprit que je n’allais pas répondre.
— Le mutisme est-il ton nouveau moyen de protester ? reprit-il d’une voix plus sèche. Ou t’es-tu lassée de ta propre mise en scène ?
Cette fois, je braquai mes yeux sur lui. Je ne dis rien, mais mon regard suffit. Et alors que le sourire de Nevra pâlissait d’un ton, Valkyon parut de son coin d’ombre, les sourcils froncés.
— Qui l'a frappée ?
Sa voix grave était sortie aussi glaciale qu’un vent d’hiver. Je retins mon souffle en laissant de nouveau mes cheveux tomber autour de mon visage, les doigts crispés entre mes jambes.
— Qui ? répéta-t-il. Je ne le demanderai pas une troisième fois.
Derrière moi, le coupable se dandina d’un pied sur l’autre avant de s'avancer.
— Moi, capitaine, se dénonça-t-il d’un ton hésitant. Je… Elle s'est mise à hurler sans s'arrêter au beau milieu de la nuit malgré mes avertissements.
— T'a-t-on demandé de la battre ?
— Non…
— T’a-t-on seulement demandé de la toucher ?
— Non...
— Quels étaient tes ordres, soldat ? continua Valkyon, implacable.
— De... surveiller les cellules.
Acculé comme un lapin par un loup, il n’avait plus rien du détestable personnage de la veille. Je n'osais plus bouger d’un pouce mais je vis du coin de l’œil Valkyon approcher lentement de lui. De l’autre côté de la table, Nevra et l’inconnu se taisaient.
— Cette prisonnière n’a jamais fait preuve de la moindre violence ici. Faucons ou non, sous mon commandement, on ne frappe pas les détenus aussi gratuitement.
Je sentis le capitaine m’observer à nouveau.
— Lui as-tu fait autre chose ? s'enquit-il ensuite.
— Non, répondit l’autre instantanément.
Un frisson souleva la chair de mes bras quand je pensai au sort funeste auquel j’avais échappé. Ce détail ne parut pas manquer à son supérieur qui se pencha vers moi pour m'interroger :
— T'a-t-il fait autre chose ?
Tétanisée, je secouai négativement la tête et je fus incapable de lire sur son visage durci ce qu’il pensait avoir deviné ou non. Un moment de silence s'abattit.
— Toi, dehors, fit-il ensuite. Tu es suspendu jusqu'à nouvel ordre.
Le ton était sans appel.
Le soldat déglutit et disparut sans rien contester. Quant à moi, je demeurai parfaitement immobile, de peur que la colère du capitaine, même salvatrice, se retourne contre moi. Mais Valkyon inspira profondément en passant une main dans ses cheveux blancs dénoués. Ensuite, il poussa la fiole dans ma direction.
— Bois, dit-il d’un ton morne, comme si cela lui pesait de jouer son rôle.
Mon regard examina longuement le liquide opalin. Puis je jetai un œil vers Nevra et je me raidis soudain en découvrant l’individu à son côté. C’était un homme aux traits fins et aux longs cheveux bleus noués par un catogan, et de chaque côté de sa tête…
— Sérieusement, c’est à croire qu’elle n’a jamais vu d’elfe de sa vie, lança l’inconnu en haussant les sourcils.
— Il faut dire que tu es particulièrement moche aussi, commenta Nevra avec un sourire fripon.
— Ah oui ? À ta place, je ne parierais pas trop dessus, le balaf-...
Quelque part, on entendit Valkyon se racler la gorge. Alors que les deux hommes d’en face reportaient leur attention sur moi, je fixai de nouveau le flacon. Mes pensées devaient être transparentes car Nevra soupira.
— Si nous voulions te tuer, nous ne ferions pas tant de manières.
— Non, lâchai-je à mi-voix. Ce serait... théâtral.
Le maître des Ombres esquissa un petit sourire en coin, et peut-être même aussi l’individu elfique.
— Ravi de voir que tu as retrouvé ta langue. Maintenant, bois. Ce n’est pas dans notre habitude de faire appel aux maîtres alchimistes comme Ezarel, spécifia-t-il en regardant son partenaire, mais pour ton histoire douteuse, nous avons fait une exception.
Je devais bien lui concéder qu’il n’avait aucune raison de mentir et j’avalai donc le contenu de la fiole d’une seule traite avant de changer d’avis. Ça avait très mauvais goût – à la fois de cendres, de radis fermenté, d’abats et d’iode. Une étrange chaleur fourmilla sous ma langue, qui disparut aussi vite qu’elle était apparue.
— Quel est ton nom ? attaqua Ezarel.
— Kaly. Et mon deuxième prénom est Gaella, comme ma mère.
Je hoquetai en portant mes mains à mes lèvres. Qu’était-ce ? Ma voix… Valkyon retourna tranquillement s’appuyer au mur tandis que Nevra soulevait un coin de sa bouche avec satisfaction.
— D'où viens-tu ? continua Ezarel.
— Oh, c’est une sacrée histoire ! Il faisait très beau et j’avais prévu de profiter de mes premières vacances depuis longtemps, vraiment longtemps, m’entendis-je débiter sans le moindre contrôle. Vous savez, j’adore la forêt, alors j’ai voulu me couper un peu du monde. J’étais en randonnée quand j’ai senti quelque chose de bizarre entre les arbres, puis j’ai vu l’écureuil – tellement mignon ! Et d’un coup, je dirais qu’un sapin l’a comme absorbé. C’était très perturbant. Moi, j’ai voulu partir mais quelque chose m’a retenue et ça m’a poussée sur l’arbre.
— Quelque chose ?
— Si j’étais folle, j’aurais bien dit que c’était une racine !
De nouveau, les mots étaient tombés de mes lèvres. À cette réponse cependant, je vis nettement Valkyon et Nevra se raidir en échangeant un regard. Ezarel, arrimant ses yeux verts aux miens, ne se laissa pas distraire.
— Qu'es-tu venue chercher au Quartier Général ?
— De l’aide, bien sûr, j’avais perdu mon sac. Dans la rivière où j’ai failli me noyer et...
— Es-tu un Faucon Obscur ?
— Non.
— Es-tu une ennemie de la Garde ?
— Non.
— Es-tu humaine ?
— Bien sûr, quelle question !
Le capitaine obsidien se redressa sur son appui en me jaugeant avec une curiosité nouvelle. Il y eut un silence durant lequel les trois hommes se jetèrent des regards perplexes.
— Elle ne ment pas sous le sérum de vérité, affirma ensuite Ezarel en se tournant pour m’observer à nouveau.
— Est-il possible que tu te sois trompé en le réalisant ? demanda Valkyon.
— Tsk ! Je ne me trompe jamais, Valk.
— Ez, penses-tu qu'il pourrait s'agir d'une nouvelle potion d'oubli ? lui souffla Nevra à voix basse ; son visage d’ordinaire railleur s’était tendu et il avait perdu son sourire.
— Les Faucons n'auraient aucun intérêt à perdre leurs partisans pour qu'ils finissent par être enrôlés dans la Garde, intervint Valkyon qui arpentait la pièce. Elle aurait mieux fait de se tuer dans ce cas.
— Alors, une potion temporaire ?
— Je ne sais pas. En soi, l'idée n'est pas improbable mais combien de temps durerait un tel effet ? réfléchit Ezarel en caressant son menton. Si on considère son accent, son histoire… Vous avez dit qu’aucune capsule n’a été trouvée sur elle et qu’elle est tombée en pâmoison devant Jamon. Tout ça est quand même très bizarre pour un Faucon.
Un élan d'espoir me fit relever la tête et j'attendis leurs réactions, le cœur au bord des lèvres. Pourtant, Nevra se frotta la nuque avec un ennui manifeste. D’un geste expéditif, il mit fin à cette entrevue. Je sentis mon ventre se contracter.
— À quoi ça rime ?! m’écriai-je sans pouvoir me retenir. Vous venez de le démontrer ! Je suis innocente. Pourquoi vous êtes-vous donné cette peine si c’est pour me refermer cette porte à la figure ?
Aucun d’entre eux ne consentit à répondre. La colère me fit voir rouge et je renversai ma chaise sur le sol d’un coup de talon.
— J’en ai assez ! Je ne passerai pas un jour de plus dans cette cellule !
Je m’étais armée de patience et je m’étais tenue tranquille. J’avais fait tout mon possible pour les convaincre – tout ! –, et ils ne cessaient de jouer avec mes nerfs torturés. Mes protestations furent bien vaines, puisque quatre mains vigoureuses me saisirent aussitôt. Je continuai à vociférer tandis que les gardes m’emportaient dans le couloir, et les prisonniers m’acclamèrent derrière leurs portes comme des spectres frappeurs, même après que la mienne eût claqué.~ * * * ~
La fièvre me terrassa au huitième jour.
Je l’avais vue venir, bien sûr, comme Noé avait dû contempler sur son arche l’arrivée du Déluge ; et elle était là maintenant.
La fièvre était là, et je frissonnais et je transpirais. Rétractée dans un coin de la pièce, la joue à même le sol, mes yeux contemplaient d’un air lointain la fresque que formaient les gravures des anciens condamnés. Tous mes muscles me faisaient souffrir et des poussées de crampes m’avaient fait rendre mon dernier repas.
Il n’y avait plus eu d’entrevue depuis l’épisode honteux du sérum de vérité. Ces hommes m’avaient fait miroiter un espoir de liberté flamboyant pour le simple plaisir de le piétiner aussitôt. Ils auraient mieux fait de me donner à boire du poison. Au final, j’allais bien décéder d'une bête infection en ce lieu bas et sombre où je n'aurais même pas droit à des obsèques. Peut-être était-il temps de laisser à mon tour mon empreinte sur la pierre...
La fièvre était là, brûlante et dévastatrice, incrustée dans mes chairs, et je ne discernais plus le vrai du faux, les secondes des minutes, et les minutes des heures.
Mon esprit divaguait. D’un battement de cils, je basculais d’un songe à un autre : une après-midi dans le jardin de mes parents où je semais des graines, heureuse, entourée du parfum de ma mère ; une promenade dans un parc avec une glace à la main ; mes plantes rempotées dans la lumière du dimanche. Mes plantes... ! Qu’allaient-elles devenir ? Je rouvrais les yeux et je voyais le désert de ma cellule. Et puis, j’étais de nouveau enfant, accrochée à la main de mon père qui s’agenouillait dans les bois pour étudier les insectes. Un papillon batifolait au-dessus de ma tête et je courais derrière lui tandis qu’il virevoltait vertement dans les feuilles, parmi les grains de pollen et les odeurs si suaves de jacinthe et de pervenche. Mon père surgissait alors des fourrés avec mon nom sur les lèvres, pâle d’angoisse, les yeux fous et exorbités, et il me prenait dans ses bras en me faisant promettre de ne jamais m’éloigner seule. Après quoi la brume l’emportait dans ses lambeaux fétides et le cauquemar effleurait ma joue de ses griffes.
Mes plantes… Quelqu’un allait-il s’occuper de mes plantes ?
La clé retentit dans la serrure et la porte grinça sur ses gonds rouillés. Il y eut quelques bruits dans la pièce, puis le battant se referma. En soulevant mes paupières lourdes, je découvris posés sur le sol une bassine remplie d’eau avec un savon et un sac de toile. Trop tard, songeai-je lugubrement. Ou alors c’était la dernière ablution qu’on accordait à un condamné.
Je me traînai tout de même vers la bassine et retirai mes vêtements poisseux, non sans quelques raideurs. Quitte à partir, autant le faire dignement. L'eau se troubla très vite à mesure que je récurais ma peau noircie. Le savon dégageait une odeur aigre, mais elle valait mieux que les effluves nauséabondes de ma cellule. Une fois mes cheveux lavés, je m'autorisai un soupir en goûtant le bonheur d’être propre.
Pour finir, je nettoyai mes plaies. Ce n’était peut-être pas judicieux de le faire avec une eau sale mais autrement elles auraient souillé tout le reste. Et j’étais condamnée ; je le comprenais maintenant. Un morne découragement m’enveloppait comme un linceul à l’aube d’une veillée funèbre. Avec cette résignation lasse, je n’éprouvais pourtant pas la sérénité que sont censées procurer les morts lentes et progressives.
Il y avait encore tant de choses que j’espérais accomplir, et si peu de temps...
Dans le sac m’avait été déposé un ensemble grossier de bure grise. Le tissu était rêche mais il avait le mérite d’être propre ; je l’enfilai.
À quoi bon tous ces efforts, puisque les sueurs furent si promptes à me recouvrir ? Avec un râle sourd, je me recroquevillai de nouveau entre ces murs érodés où régnaient la tristesse et la mort.
Après un certain temps, le verrou ferrailla de nouveau et des bottes foulèrent le seuil. Leiftan, que je reconnus à son parfum et aux grelots de sa tunique, pénétra dans ma cellule noyée d’obscurité.
— Par la miséricorde de l’Oracle, souffla-t-il.
Ses vêtements frémirent avec un bruit de soie tandis qu’il s’accroupissait. Il me toucha le bras.
— Mets-toi debout, Kaly. Ce n’est pas encore la fin. La Prêtresse a demandé à te voir ; elle décidera de ton sort.
J’ignore ce que je pus bien lui répondre mais il ordonna qu’on me ferre avec la plus grande diligence. Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvions dans les boyaux enténébrés comme une procession vers l’échafaud. La tête tanguante, je trébuchais de temps à autres, à peine consciente de mes talons nus écorchés par les saillies de la pierre. Mon esprit dérivait loin, très loin – une bouteille jetée à la mer.
Leiftan congédia la garde au pied d’un colimaçon qui s’entortillait infiniment au-dessus de nous. Il y eut des protestations hésitantes mais il m’entraîna derrière lui sans autre forme de procès. Les braseros nichés dans les murs crachaient un feu rouge qui projetait nos ombres allongées sur les marches. Des odeurs de soufre m’irritaient la gorge et Leiftan marchait si vite que je manquai de m’étaler plusieurs fois.
Il n’y avait pas longtemps que nous cheminions seuls quand soudain une onde de choc traversa les murs et me plia en deux. Mes jambes faiblirent d’un coup ; je me sentis partir en arrière. Par chance, la main de Leiftan me rattrapa de justesse par le col de ma tunique.
— Qu’était-ce donc ? s’étonna-t-il, le front tendu.
— Je ne sais pas...
Un contrecoup de la fièvre, vraisemblablement...
Quand nous atteignîmes enfin le haut des marches, la lumière crue du jour m'agressa les pupilles. Leiftan ne m’accorda pas le temps de reprendre mon souffle. J’entrevis seulement un cercle de colonnes blanches et les contours d’un grand vestibule pendant que le conseiller me conduisait toujours par le bras. Ses bottes lustrées claquaient fièrement le dallage ; sa tunique soyeuse ondulait derrière lui, aussi immaculée que le drapé d’un séraphin. Rendue aveugle et malade, je m’obligeais à mettre un pied devant l’autre, appelée par les derniers tisons de l’espoir. Puis mes orteils épousèrent l’étoffe douillette d’un tapis et nous nous arrêtâmes au milieu d’un corridor.
Finalement, Leiftan échangea encore quelques mots avec des inconnus avant de me faire entrer par deux grandes portes dont l’écho se réverbéra dans le nouvel endroit silencieux.
La lumière y était plus vive encore et je papillonnai des cils pour y voir plus clair. C’était une pièce éblouissante où le soleil pleuvait à verse. Partout les vitrages avaient investi les murs, et même le plafond où une large rosace en dalles de verre recevait les lueurs du jour.
Et voilà qu’au centre, les rayons infinis de l’extérieur s’embrasaient sur un immense cristal de couleur mauve.
Il triomphait sur son socle de marbre, digne et tranquille, aussi immémorial que l’origine du monde. Je constatai avec étonnement qu’il émanait de cette pierre… une étrange énergie. Comme cette force qui m'avait attirée près du sapin.
Une femme se tenait debout dans le nimbe de clarté. Habillée d’un justaucorps de velours, elle attendait, le cou impérieusement dressé. Elle portait sur ses cheveux noirs une paire touffue d’oreilles animales et quatre queues de renard se déployaient de part et d’autre de ses hanches. Dans sa main, un sceptre doté d’une flamme bleue diffusait un halo mystique.
Tandis que nous nous dirigions vers elle, je m’aperçus de la présence de Valkyon, Ezarel et Nevra installés à une table ovale sur le côté.
— Je te l’ai amenée, Miiko, annonça Leiftan en me faisant tomber à genoux.
En nage et haletante, je ne pus résister à la tentation de lever les yeux. La femme avait un visage distingué, le teint pâle et des traits délicats qui semblaient n’avoir pas d’âge. Son regard frangé de longs cils était du bleu de l’Atlantique.
— Voilà donc la mystérieuse faelienne, commenta-t-elle d’une voix traînante en m’examinant de la tête au pieds. Pourquoi a-t-elle l’air à l’article de la mort ?
Personne n’eut le temps de formuler une réponse que les premiers boutons de ma tunique sautèrent sur le carrelage. La main libre de la femme s’était à peine tendue dans ma direction. De la magie.
— Je vois, observa-t-elle sobrement. Vous plaidez donc son innocence ? Chacun de vous ? Et toi, Nevra ?
— Eh bien, même moi je paraîtrais cruel de laisser croupir en bas une civile qui n’a rien à faire dans cette histoire, aussi insignifiante soit-elle, lâcha l’intéressé en haussant les épaules. Le sérum a parlé, Miiko.
D’un geste brusque, Miiko – comme c’était son nom – releva mon menton de la pointe de son sceptre. Son regard bleuté me jaugea longuement.
— Innocente, dit-elle d’un ton songeur. Oui, elle en a l’air. Si fragile et si souffrante… Devons-nous la libérer pour autant ? Je me le demande.
Je clignai mes paupières trempées par la sueur. La fièvre mettait toutes mes facultés en déroute, à tel point qu’il me fallait fournir un grand effort pour suivre la discussion. Elle continua :
— Voyez cela : elle est ravagée par la fièvre, l’infection est dans son sang. Elle ne tiendra pas deux jours de plus sans l’aide d’un guérisseur. Je pense que nous serions bien malavisés de bouleverser le cours normal des choses pour la vie d’une inconnue, décréta-t-elle en se tournant d’un mouvement fluide vers les autres, une demi-sang qui plus est. Elle a vu l’intérieur de la Garde et elle a été dans les prisons. Imaginez qu’il s’agisse là d’un nouveau stratagème de nos ennemis, nous perdrons beaucoup.
Confuse que j’étais, je ne parvins pas tout de suite à comprendre les teneurs de son discours. Mais quand elle posa de nouveau les yeux sur moi, la froideur de son visage me frappa de plein fouet. Avec un calme dédaigneux, elle rendit donc son jugement :
— Elle ne vaut pas la peine qu’on coure ce risque.
— Je… voulus-je protester. Attendez...
— Remettez-la aux cachots et laissons la vie faire son œuvre. Ce sera tout.
— À tes ordres, acquiesça Leiftan.
— Non, s’il vous plaît… Je vous en prie, je ne suis pas...
Parle. Parle, m’exhortait ma conscience. Hélas ! ma tête tournait, mon esprit tourmenté par la maladie butait lamentablement contre un écueil imaginaire, et voilà que je ne pouvais plaider ma cause alors que l’on scellait mon destin.
— S’il vous plaît… Je vous en conjure, laissez-moi partir...
Mes implorations se turent d'elles-mêmes lorsque je rencontrai l’œil implacable de Miiko toujours fixé sur moi. Il ne reflétait qu’une souveraine indifférence.
— Assez, trancha-t-elle, les lèvres serrées. Leiftan, sors la d’ici !
Alors sous mes pieds s’ouvrit le vide de la plus parfaite désolation. Mes espoirs étaient morts ; j’étais morte.
Leiftan commença à me traîner vers la sortie. Ma figure blême se tourna instinctivement vers le joyau central, majestueux et scintillant. Au moins dans mon malheur m’accordait-on le réconfort d’emporter un si beau souvenir dans ma tombe...
Mais au moment même où la lueur du cristal se mira dans mes yeux, une extraordinaire fulguration détona dans la pièce.
L'instant d'après, un être à l'allure légendaire émergeait littéralement des contours taillés de la pierre.
À la fois homme et femme, ce fantôme androgyne s’élevait dans le silence religieux. De lumière était faite sa chair, de plumes blanches sa chevelure, et ses yeux aux nuances infinies rappelaient la couleur de l’arc-en-ciel. Je sentis des frissons picoter ma nuque devant cette beauté que nul poète n’aurait jamais pu décrire. L'être avait ancré son regard dans le mien et me tenait d’un pouvoir hypnotique. Sauf que j'étais celle qui le pénétrais, j'étais celle qui voyais en quelques secondes des événements ayant gravé les siècles. Le sang et l’acier. La joie et la peur. La vie et la mort. Une ombre sans fin.
— Sainte Mère ! murmura quelqu’un.
La fièvre me faisait délirer. Ou peut-être le paradis s’ouvrait-il à moi ?
Leiftan m’avait lâchée sous l’effet de la surprise. Quand l'entité disparut, il me sembla que mon cœur était vide. Mon énergie toute entière déclina, et je m’effondrai sur le sol.
Chapitre 5
Je fus réveillée par la caresse de lueurs agréables sur mes paupières et soupirai d’aise au contact d’un duvet tiède sur ma peau. En ouvrant les yeux, il n’y eut d’abord qu’un plafond blanc. Un haut plafond circulaire travaillé de caissons alvéolés. Je battis des cils et bougeai péniblement la tête pour détailler l’endroit où je me trouvais. Depuis les portes-fenêtres d’une pièce épurée, les pâles rayons du jour diapraient les ondulations d’un bassin central aux margelles de marbre décorées d’une jungle de plantes. Des colonnes à sillons verticaux soutenaient ci et là des voûtes d’une architecture noble, et sur ma droite s’étirait une rangée de lits vides. Un délicat parfum aux notes herbacées embaumait l’air. Je me demandai l’espace d’une seconde si j’étais morte et si ce n’était pas là la représentation de l’Eden.
Nappée de soleil, une femme vint à ma rencontre. Du moins, femme ou déesse, je ne pus d’abord me prononcer. Grande et mince, elle avait une longue chevelure de nacre sertie de bijoux inédits et couronnée de tresses, bordant un visage aux traits séraphiques. Sa peau de velours avait la couleur des graines de lin, et des yeux aussi pâles que le givre parfaisaient ce tableau de beauté froide. Je me mis à regarder avec insistance la forme curieuse de ses oreilles qui échappaient au travail de sa coiffure : longues, en pointes effilées. Une elfe.
Mon inspection devait friser l’impolitesse mais elle n’en tint pas rigueur.
— Bonjour à toi. Je suis Eweleïn, de l’Absynthe, soigneuse et guérisseuse en chef de la Garde d’Eel, se présenta-t-elle d’une voix caressante. Nous sommes au pôle médical. Comment te sens-tu ?
— Bien… me contentai-je de répondre.
— Ton corps a des carences et ton esprit est battu, voilà une pleine journée que tu récupères.
Je me mis sur mon séant tout en hochant la tête. La femme disparut quelques instants derrière un rideau de percale, dont elle revint avec un plateau en argent massif composé d’un festin de fruits et de biscuits secs.
— Je sais que tu viens de l’autre monde, me dit-elle. Cette agitation a dû être éprouvante. Maintenant, je voudrais que t’alimentes un peu.
— Merci.
J’appuyai ma reconnaissance d’un regard timide. Aucun sourire ne venait tempérer son visage et pourtant, l’étrangère irradiait une douceur infinie.
Depuis le plateau, les odeurs alléchantes ne tardèrent pas à me faire monter l’eau à la bouche. Je m’emparai sans réfléchir d’une galette encore chaude avant de suspendre mon geste.
— Dois-je en conclure que je ne suis plus prisonnière ? demandai-je d’une voix sourde.
— Oui. Tu es libre.
Comme en quête d’une garantie, mes doigts remontèrent alors ma gorge à tâtons. Si c’était là un mensonge, en tout cas cet horrible collier de métal avait bel et bien disparu. L’effroi qui me guettait s’apaisa quelque peu.
Il y avait bien plusieurs minutes que je piochais en silence sur le plateau quand des coups légers toquèrent à la porte. Eweleïn alla ouvrir à un jeune homme accoutré d’un élégant uniforme en queue de pie. Entre la paire de lunettes métalliques juchée sur son nez, sa coiffure impeccable et la corne de narval qu’il portait littéralement au milieu du front, je manquai de peu d’en lâcher mon verre d’eau.
— Mes salutations, je me nomme Keroshane, de l’Étincelante, se présenta-t-il avec un sourire en venant dans ma direction. On m'a dit que ton prénom était Kaly. Je suis le secrétaire de la Prêtresse. Miiko tient absolument à te recevoir dans les plus brefs délais.
— Comme c’est impoli de ta part, Kero ! le tança Eweleïn. La pauvre vient à peine d’entamer son repas.
Les oreilles de Keroshane virèrent à l’écarlate et sa bouche s’ouvrit, comme prête à se répandre en excuses, mais j’avais déjà lancé mes jambes hors du lit. Mon instinct me disait que cette Miiko ne connaissait pas la patience et mieux valait ne pas la contrarier. Par ailleurs, une entrevue avec elle m’apporterait des réponses.
— C’est très aimable à vous mais j’ai terminé, m’adressai-je à la guérisseuse de mon ton le plus commode. Où sont mes vêtements ? lui demandai-je avec un rapide regard en direction du peignoir qui me recouvrait à peine.
— Oh, tu n’as plus besoin de ces haillons. Prends ceux-là.
Derrière le paravent, j’enfilai donc une courte robe beige toute en sobriété et glissai mes pieds dans des pantoufles ajustées en matière similaire à du cuir. Un miroir sur chevalet se tenait non loin de là dans la lumière tamisée par les rideaux. En m’approchant de mon reflet, je fus frappée par l’aspect de mon visage. Il était… normal. Comme si ces derniers jours dans les geôles n’avaient été qu’une sieste dominicale. Je palpai curieusement les reliefs de ma mâchoire, mon nez à peine retroussé, le grain de beauté qui me narguait toujours au-dessus de mon sourcil droit, et mes yeux d’un noir d’encre me renvoyèrent mon air interdit. Seule l’ecchymose bleuâtre qui courait sur ma joue trahissait mon séjour malheureux. Quel genre de magie est-ce là ?
Je me reculai en tâchant de reprendre contenance et démêlai rapidement mes cheveux aux doigts, laissant leurs ondulations roux sombre cascader dans mon dos.
Sitôt prête, je rejoignis Keroshane à la sortie. Le pôle médical était situé au plus haut palier du grand vestibule circulaire dans lequel Leiftan m’avait entraînée la veille. Le secrétaire me conduisit à nouveau dans le couloir à la riche tapisserie rouge et aux murs lambrissés de marbre, et nous nous arrêtâmes au devant d’un renfoncement latéral qui abritait des portes en bois argenté gravées d’arabesques. De là, Keroshane s’annonça aux deux gardes postés de part et d’autre – deux sentinelles à heaumes de visière noire et à lames d’acier.
Nous obtînmes droit de passage et les portes s’ouvrirent.
Je me retrouvai d’emblée inondée par la lueur mauve du grand cristal, dont avait émergé la fabuleuse apparition. Il répandait jusqu’au plus profond de mes chairs les vibrations d’une puissante énergie.
Toutefois, mon regard se déporta rapidement au fond de la verrière où la femme-renard me toisait déjà de ses prunelles azurées. La Prêtresse. Miiko. Elle portait un justaucorps identique à celui de la veille ; ses oreilles couchées sur son crâne se confondaient presque dans la masse noire de ses cheveux.
Un jet de méfiance siffla dans mes veines au souvenir de sa condamnation. C’était elle qui avait voulu me tuer, froidement comme on écrase un insecte. Leiftan se tenait derrière elle avec une figure avenante, ainsi que deux gardes identiques à ceux de l’entrée.
— Kaly, prononça-t-elle d’un ton dont la cordialité me fit grincer des dents. C’est le nom que tu as donné à mes officiers.
— Oui.
Je me contentai de soutenir son regard tandis qu’elle approchait avec lenteur, ses quatre queues animales déployées derrière elle.
— Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir ?
— La pierre, émis-je après un moment de silence. Je me souviens qu’elle a brillé. Tout le monde a eu l’air… étonné.
Les coins de sa bouche s’affaissèrent fugitivement.
— « Étonné », commenta-t-elle d’une voix à peine contenue, c’est le cas de le dire. Cette pierre, comme tu la nommes, n’est autre que le Cristal d’Eldars, le pilier de notre monde, édifié dans les eaux sacrées de la Source. C'est en lui que vit désormais l’esprit de notre Mère l’Oracle.
— L’Oracle, répétai-je, pensive. Je l’ai vue.
— Nous l’avons tous vue. En tant que kistune et gardienne du Cristal, je suis témoin que l’Oracle réserve ses apparitions. Elle n’était pas revenue depuis le drame de la Grande Rupture.
Ses grands yeux bleus se firent inquisiteurs et elle caressa l’extrémité de son sceptre.
— Que t’a-t-elle montré ? demanda-t-elle.
— Des images. Des couleurs, répondis-je en haussant les épaules. Honnêtement, je ne m’en souviens pas très bien. Tout ce que je sais, c’est qu’elle était… souffrante.
Les lèvres de Miiko s’entrouvrirent ; elle souffla un « Ah ! » tout juste perceptible et leva son visage ivoirin en direction des nues sur lesquelles donnait le plafond. Son expression gagna en profondeur.
— Sache que j’ai toujours des réserves à ton sujet, dit-elle à mon adresse. Tu es une parfaite inconnue et ton arrivée chez nous fut plus que tumultueuse. Néanmoins, je me dois de tenir compte du message de la Mère. Et elle est intervenue en ta faveur.
Je déglutis.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, Kaly. La volonté de l’Oracle m’est impénétrable.
Elle marqua une pause pour regarder tendrement l’œuvre centrale de la pièce, mais ne parut pas moins autoritaire quand elle m’accorda de nouveau son intérêt.
— Elle semble avoir prouvé que tu ne représentes pas une menace. Il est probable que nous nous soyons trompés sur ton compte mais tu dois comprendre que nous avons fait le nécessaire pour protéger la Garde.
Devant mon silence, elle entreprit de me détailler scrupuleusement.
— Leiftan m’a dit que tu étais arrivée par accident, poursuivit-elle sur un ton plus banal. Connaissais-tu Eldarya avant ta venue ?
— Eldarya ?
— C’est ainsi que se nomme notre monde.
— Oh ! lâchai-je. Grand Dieu, non.
Et mon ricanement nerveux rendit des échos dans la pièce. Miiko hocha pensivement la tête avant de poursuivre :
— Et tes parents ? Qui sont-ils ?
— Mes parents ne sont que de simples humains... madame, hésitai-je. Mon père me… eh bien, il me racontait des histoires et je comprends maintenant qu’il était plus lucide que tout le monde, mais il n’a rien de spécial. Vraiment.
— Un d’entre eux a forcément du sang de faery pourtant. Car tu as du sang de faery en toi.
Mes yeux s’écarquillèrent de stupeur et je levai aussitôt mes mains pour contrer la méprise.
— Non, je…
— Kaly, si tu étais entièrement humaine, tu serais incapable de parler notre langue.
La brutalité de l’annonce me heurta comme une gifle. Bouche bée, j’observai la Prêtresse en retour, assourdie par les battements affolés de mon cœur.
— Pourquoi crois-tu que ton cas a posé tant de problèmes en bas ? exposa-t-elle, la mine grave. Une humaine habillée comme une humaine et avec quelques bibelots humains dans les poches, mais qui parlait très bien notre langue, avec certes un petit accent. Une humaine donc, quoique pas si humaine que ça, qui a demandé l’asile à la Garde d’Eel et qui a fui les sentinelles au même moment qu’une attaque des Faucons Obscurs. Joins-tu les bouts de cette histoire maintenant ?
Non… C’était un énième coup dans la poitrine, un coup terrible qui ne fit qu’accentuer mon vertige. Mais au fond, n’aurais-je pas dû m’y attendre ? « Faelienne », « demi-sang », c’étaient les termes qu’elle avait employés pour me désigner. Ma gorge ne s’en comprima pas moins douloureusement.
— Peut-être que tes parents ne savent rien de ces ascendances, ajouta-t-elle d’une voix radoucie. Ou peut-être ne sont-ils pas ceux que tu croyais.
Au milieu de cette salle froide et des regards indifférents, j’avais une conscience accrue de mes mains tremblantes et de ma langue asséchée. Je fis passer mon poids d’une jambe sur l’autre, mal à l’aise.
— Quand vais-je pouvoir rentrer ? demandai-je dans un souffle.
Mais le silence qui me répondit n’augura rien de bon. Avec un regard entendu pour Keroshane, Miiko lâcha un soupir.
— J’ignore comment t’annoncer cette triste nouvelle, dit-elle avant de lever les yeux et d’annoncer quand même : Il est impossible de retourner dans le monde des humains. Nous avons condamné les derniers passages le jour où Tartoth s’est enfuie.
Il me sembla tout à coup que mon univers s’effondrait. Parce que c’était le cas. Mon corps tout entier devint pétrifié et je sentis une douleur creuse broyer ma poitrine, alors que je chutais comme une pierre dans un abîme sans fin. Ne m’offrant pas le temps de décanter l’information, la Prêtresse tendit le bras vers Keroshane.
— Tu poursuivras cette conversation avec Kero, me congédia-t-elle sans plus de cérémonie. Je l’ai instruit de mes demandes, il se chargera du reste en ce qui te concerne. Au revoir, Kaly, et je prierai pour que l’Oracle te préserve, aujourd’hui et pour l’avenir.
Enlisée dans ma torpeur, c’est à peine si je pris conscience de la main qui me menait dehors.
— Nous pouvons aller dans mon bureau, suggéra Keroshane une fois aux portes, qui déjà s’éloignait en direction d’un autre couloir.
Lui non plus n’avait pas l’air de remarquer que ma pensée ne le suivait plus. En vérité, rien d’autre ne parvenait à supplanter dans mes oreilles le discours fatidique de Miiko.
« Impossible. »
— Je n’ai pas de moyen de rentrer ? chuchotai-je alors.
Mes yeux humides scrutèrent les siens à la recherche du moindre espoir. Mais je n’en trouvai pas la trace alors qu’il secouait la tête, et la pitié que traduisait son visage me rendit nauséeuse.
— Je suis désolé, dit-il d’un air navré.
J’ignore encore ce qui m’empêcha de fondre en larmes à cette annonce. Peut-être était-ce la connaissance de ce monde trop hostile qui brisait les plus faibles. Quoi qu’il en était, je suivis Keroshane comme un automate, la conscience éloignée dans les tréfonds de mon esprit alors qu’il déclamait un monologue inutile ; et je ne revins à moi-même qu’à l’instant où il me désigna une chaise en face de son bureau. Je reconnus rapidement le décor d’une bibliothèque avant qu’il ne ferme la porte.
— Miiko m’a chargé de réfléchir à une… compensation pour les torts qui t’ont été causés, déclara-t-il en venant s’asseoir à son tour. J’ai donc une proposition à te faire.
Il avança son siège, se racla la gorge et croisa les doigts devant lui.
— La Garde te donnera asile à condition que tu acceptes de rejoindre l’armée.
— Pardon ?
— Eh bien, le fait est que la protection de l’État est réservée aux citoyens natifs et aux actifs de la ville. Or, tu n’es ni l’une, ni l’autre… malheureusement. Et je… nous ne pouvons nous permettre de garder entre nos murs des étrangers qui n’occuperaient aucune fonction. On me demande donc de veiller à… comment dire, réfléchit-il avec une grimace incommodée. À ce que tu gagnes ta pitance ?
Droite sur ma chaise, je clignai plusieurs fois des yeux. Trop de mots me venaient, trop de pensées, de tourments et d’espoirs abattus, et je n’avais rien à dire et tout à la fois.
— Je… mais… l’armée ? bredouillai-je.
— Oui, l’armée, confirma-t-il.
Un curieux son inarticulé me monta aux lèvres et je m’avachis sur le bureau en appuyant mon front contre mes mains. L‘armée… J’hésitais entre le rire et les larmes ; sincèrement, c’était au point où un seul pas me séparait d’un déchaînement de folie et de désespoir.
Un autre monde. Eldarya. Pas de retour.
« Impossible. »
Non, m’ordonnai-je en soufflant doucement, ne regarde pas en arrière. Pas maintenant. Garde le cap.
Lorsque je retirai les mains de mon visage, mes yeux étaient parvenus à rester secs et mon esprit imperméable. Je regardai Keroshane et m’accordai un temps de réflexion.
— Pourquoi ne pourrais-je pas devenir… guérisseuse ? optai-je pour le terme. Comme cette Eweleïn ? C’est mon métier d’ordinaire. Je ne sais pas me battre.
— Oh, eh bien, la formation de guérisseur est un riche apprentissage qui s’étale sur des années. Peu de faeries le reçoivent...
— Mais j’ai exercé quelques temps et je suis compétente. Je vous jure que je pourrais être un atout et que je peux travailler pour…
— Je suis désolé mais ce n’est pas moi qui gère les affectations, m’interrompit-il en s’humectant nerveusement les lèvres. Personne ne peut prétendre entrer dans l’Ombre ou dans l’Absynthe sans recommandation ; c’est la procédure. La Garde d’Eel ne peut te pourvoir un poste ailleurs que dans l’armée.
Je me triturai les doigts sous le bureau pendant que le soleil se retirait de la pièce. Par-dessus ses lunettes, le front moite, Keroshane guettait ma réponse.
— Et en ville ? m’enquis-je en sentant l’étau se refermer autour de moi. Je suis sûre qu’il y a du travail en ville.
— Oui, peut-être, admit-il de bonne grâce. Mais ta situation complique grandement les choses ; tu ne connais pas la cité et personne ne te connaît, toi. Ceci dit…
— Oui ?
— Si tu ne trouves pas d’employeur à terme, je ne pense pas que tu finiras à la rue. Dans le pire des cas, il te sera toujours possible de trouver refuge à... la Maison du Lotus.
— La Maison du Lotus ?
Comme il m’adressait un sourire gêné, des souvenirs de mon entrée en ville me revinrent petit à petit. Un délicat bâtiment recroquevillé en forme de pétales et des bruits évoquant...
— Un bordel ? m’offusquai-je.
Keroshane écarquilla les yeux, les joues enflammées.
— C’est un métier aussi noble qu’un autre, baragouina-t-il comme si ses épaules étaient soudain devenues un abri tentant. Et puis là-bas, tu serais certaine d’avoir une...
— Non, Keroshane ! Je ne veux pas entendre ça ! Mon Dieu, non !
Je soupçonnais mon visage de trahir davantage ma peur que mon scandale car il plissa les sourcils d’un air soucieux. Après s’être tortillé sur sa chaise, il finit par retrouver une contenance.
— Alors, accepte notre offre, insista-t-il gentiment. C’est une chance inouïe pour toi. Tu es exemptée du tribut des étrangers, tu seras logée, nourrie, et nos gardiens ont des conditions de vie très correctes. Bien plus correctes que certains citoyens.
Je déglutis en silence, les mains moites sur mes genoux. L’angoisse commençait à me prendre aux entrailles. Moi, rejoindre l’armée, devenir un soldat ? Mes trois pauvres années de boxe ne me seraient pas d’une grande utilité et je dépassais tout juste le mètre soixante. J’allais me faire tuer.
— J’aurai le droit de démissionner au moins ou vous exécutez les déserteurs ? demandai-je sans pouvoir maîtriser l’amertume dans ma voix.
— Bien sûr, tu peux quitter ton poste quand tu le souhaites. Mais...
— Dans ce cas, je devrai partir. Oui, j’ai compris.
Dehors, le ciel se dégagea et une raie de lumière se déversa en flaque sur les lattes lustrées du parquet. Je mâchouillai longuement l’intérieur de ma joue avant de prendre une inspiration.
— D’accord, dis-je. J’accepte.
L'air rassuré, Keroshane ouvrit un tiroir de son bureau pour en sortir un badge à épingles, qu'il me tendit. Il était taillé dans un matériau semblable à du plomb et renfermait une petite pierre rouge hexagonale en son centre.
— Voici le badge temporaire signalant ta fonction. Tu dois toujours le garder sur toi, les contrôles sont fréquents et il te permettra de circuler à ta guise, dans la ville ou à l’extérieur.
« En temps normal, ajouta-t-il très vite en rajustant ses lunettes, tu devrais rejoindre les rangs de la Garde sans délai, mais je vais t’inscrire pour après-demain. Prends un peu de repos, d’accord ? Après ce que tu as vécu, je ne pourrais plus me regarder dans la glace si je t’envoyais tout de suite... euh... te faire frapper dans l’arène.
Je murmurai un remerciement machinal, envahie par ce flot d’informations dont je ne retiendrais probablement pas la moitié. Mais Keroshane n’en avait pas fini.
— Étant donné que tu resteras ici, il est préférable de dissimuler aux autres le sujet de ton passé humain. Très peu de gens savent réellement qui tu es. Il vaut mieux que tu te fasses oublier et que tu ne t'attires pas des problèmes.
— Pourquoi voulez-vous m’enlever mon identité ? fis-je abruptement.
— Nous le faisons pour ton bien. Les humains et les faeliens, de manière générale, sont... mal reçus parmi nous.
La voix de Keroshane s’éteignit. Il laissa son regard errer dans la pièce, une moue morose plaquée aux lèvres.
— Alors il y en a eu d’autres, compris-je en me redressant. Que leur est-il arrivé ?
Ma question parut le ramener à la réalité et l’air gêné qui avait investi son visage me fournit ma réponse. Ils n’avaient pas survécu.
— Pourquoi ? demandai-je, un goût de bile dans la gorge.
— Nous… nous avons vu ce qu’ils pensent des créatures comme nous, répondit-il en jouant avec un de ses boutons de manchette, le regard fuyant. Nous ne leur inspirons que le dégoût ou la terreur. Ils sont… Les humains sont pleins de défauts.
— Vraiment ? Vous ne trouvez pas que c’est un raccourci facile de tous nous mettre dans le même panier ?
— Mais toi, Kaly… tu n’es pas vraiment humaine.
Le ton timide qu’il avait employé me renvoya inévitablement à la révélation de Miiko sur mon sang faery. Mes tempes se mirent à vriller et je m’adossai à ma chaise avec un nœud dans l’estomac.
— Alors qu’est-ce que je suis ? murmurai-je.
— Je l’ignore. L’avenir le dira sûrement.
J’avais certainement encore beaucoup de questions mais je pressentais les limites de Keroshane. Nous restâmes assis un moment en silence au milieu des livres et des papiers, puis une brève lueur éclaira son visage.
— Ah ! dit-il. J’oubliais. Peut-être voudrais-tu récupérer ceci.
Il se leva, gagna une étagère et déposa alors sous mon nez une pochette en tissu dont le contenu s’entrechoqua sur le bureau. Curieuse, j’y glissai une main pour en ressortir les affaires qu’on m’avait confisquées le premier jour. L’émotion souleva ma poitrine tandis que je caressais du bout des doigts le manche gravé de mon couteau-suisse. C’était un cadeau de mon père il y avait de cela bien longtemps. Malgré l’état désastreux de mon téléphone et de mes écouteurs, je décidai de tout garder.
— Merci, lui dis-je sans être capable d’articuler autre chose.
Au terme de cette longue entrevue, Keroshane consulta un tableau avant d'attraper un trousseau de clés et de griffonner une case dans un dossier de parchemins.
— Viens avec moi, je vais t’installer.
Je le suivis, bras croisés, en savourant le contact de mes maigres effets contre ma poitrine. Pendant que nous gagniions le grand vestibule, je pris un temps pour méditer sur ma rencontre abstraite avec l'Esprit du Cristal. L’Oracle. Le rappel de notre échange me fit frissonner l'échine.
— Le Cristal a été brisé, n’est-ce pas ? demandai-je à mon guide de but en blanc. Qu’est-il arrivé ?
Il fronça les sourcils.
— Tartoth est arrivée.
— Qui est Tartoth ? demandai-je, car Miiko avait également prononcé ce nom.
Keroshane m’adressa un regard oblique. D’une voix rauque, il répondit :
— La dernière sorcière ancestrale que le monde ait connu.
Même en quête de réponses, je m’efforçai d’attendre afin d’obtenir plus de renseignements.
Nous dûmes marcher plusieurs minutes après avoir emprunté un des nombreux couloirs de la ruche que formait la Garde. Dans cette aile, les murs manquaient d’apparat et le sol propre était seulement dallé de pierres de grès. Une multitude de portes uniformes défilaient sous nos yeux, quoi que nous ne rencontrions personne. Keroshane s’arrêta bientôt au seuil de l’une d’entre elles, frappée de deux symboles, et inséra la clé dans la serrure.
— Ta chambre, lança-t-il en me faisant signe d’entrer.
Je m’exécutai, ma pochette tenue à bout de bras. Il faut l’admettre : c’était une pièce aussi étroite que rudimentaire. Un lit de moyenne largeur campait dans un des quatre coins et l’humble mobilier se composait uniquement d’une armoire avec une table de chevet, sculptées toutes les deux dans un bois clair semblable à du frêne. Pour autant, j’en éprouvai un soulagement inexprimable. Rudimentaire, peut-être, mais tout cela relevait du luxe en comparaison à cette immonde cellule dans laquelle on m'avait retenue si longtemps. Une mince fenêtre à guillotine laissait même pénétrer le soleil avec abondance !
— Elle est pour moi... seule ? préférai-je m’en assurer.
— Bien sûr, dit-il, et son front devint légèrement perplexe. Nos gardiens travaillent et, pour certains, risquent leurs vies pour nous, il est de notre devoir de leur assurer un peu de confort. Ne t’ai-je pas dit que les conditions seraient correctes ?
Je hochai la tête – que pouvais-je faire d’autre ?
— Il devrait y avoir dans l’armoire le strict nécessaire et un change ou deux à ta taille, m’expliqua-t-il en me donnant les clés. En ce qui concerne l’uniforme d’entraînement, tu devras passer chez les tisseurs. Le réfectoire ainsi que les bains communs se trouvent à cet étage, sur ta droite en sortant. As-tu des questions ? (Il se tourna vers moi, attendit.) Non ? Très bien. Dans ce cas, je me vois dans l’obligation de te quitter là ; j‘ai encore beaucoup de travail. Tout le plaisir était pour moi, Kaly, dit-il en s’inclinant.
— De même.
La politesse l’aurait voulu mais je ne pus me résoudre à le gratifier d’un sourire.
Une fois Keroshane déguerpi, je refermai doucement la porte et m’y adossai pour examiner la pièce silencieuse. Ma chambre. Bien, songeai-je, ça pourrait être pire.
Et là-dessus, j’éclatai en sanglots.~ * * * ~
Avant que l’aube ne pointe, mes yeux étaient déjà grand ouverts. Mon sommeil avait été entrecoupé de réveils en sursauts et d'instants de désespoir. Je regardai avec tourment sur la table basse le reflet scintillant de mon couteau-suisse, et me préparai en vitesse avec la même résolution qu’au coucher.
Maintenant que j’étais libre, il fallait que j’essaye.
Retrouver la trace de la rivière.
En serrant mon pantalon trop lâche sur mes hanches amaigries, je pestai contre mes mains tremblantes et me persuadai que la peur était inutile et injustifiée. Après tout, leur discours n’avait aucun sens ! Comment pouvais-je avoir atterri là si les passages vers l’autre côté étaient condamnés ? Je n’y croyais pas. Je ne le voulais pas. Il y avait forcément un moyen de rentrer ; et c’est qu’ils m’avaient menti.
Il était hors de question que je me résigne à mon sort. Ma vie était ailleurs.
Lorsque je me glissai dans le couloir, seule une poignée d’inconnus sortait affronter l’astre levant. Personne ne fit attention à ma figure anonyme ni dans les dortoirs, ni dans les allées fleuries du jardin, et même aux portails immenses qui ouvraient les remparts vers le grand extérieur, malgré mon visage livide, l’unique présentation de mon badge suffit à m’ouvrir le passage. C’était facile. Peut-être trop. Mais la liberté ne m’avait jamais paru meilleure qu’en ce jour !
Le ciel oubliait peu à peu les couleurs de l’aurore. Des bourrasques hurlantes firent tournoyer mes cheveux tandis que je regardais la forêt dense qui semblait me tendre les bras au pied de la colline. Je gonflai mes poumons pour me donner du courage avant d’entreprendre mon voyage dans la sylve inconnue, non sans anxiété. Le premier jour, il y avait eu cette bête ignoble, le cauquemar. J’espérais qu’avec mon arme ridicule, mon chemin ne serait pas cette fois semé d’une telle embûche.
Il n’y avait pas longtemps que je marchais à l’aveugle quand, dans l’ombre des frondaisons, des voix essoufflées me parvinrent. Craignant l’idée de faire une mauvaise rencontre, je me plaquai contre l’écorce d’un large tronc d’arbre. Cependant, le bruit de corps trébuchant et l’odeur âcre qui empoisonnait l’air me poussèrent à risquer un œil.
Une erreur qui me coûta.
Deux soldats de la Garde – que je reconnaissais à leurs cuirasses serties d’une pierre orange, semblable à mon propre badge – claudiquaient misérablement dans la végétation. L’un des deux, un elfe à la chevelure blonde, soutenait son compagnon qui agitait avec frénésie un moignon de bras sanglant. Et à sa respiration striduleuse… je compris qu’il suffoquait.
— Tiens bon, Del, nous sommes presque arrivés ! l’encouragea son partenaire.
Je jurai mentalement et fermai les yeux en attendant qu’ils s’éloignent, consciente de leur détresse, sans doute vitale. Mais ils se trouvaient à proximité de la ville, après tout, et j’avais un objectif en tête. Qui plus est, la mésaventure de ces inconnus ne me regardait pas. Qu’ils se débrouillent donc seuls !
Et pourtant, au cours de leur longue traversée, les soupirs se muèrent à mes oreilles en râles de mourant. Je connaissais déjà trop bien les bruits de l’agonie…
— Del, gémit l’autre d’une voix chevrotante. Del, non, reste avec moi !
Maudite philanthropie.
— Je vais vous aider ! m’exclamai-je en brandissant mon badge pour leur assurer notre alliance.
Les deux hommes écarquillèrent les yeux tandis que, sortie de nulle part, je glissais mon bras autour de la taille du blessé, mais l’urgence n’était pas aux présentations.
— Que s’est-il passé ? demandai-je aussitôt.
— Nous chassions le grand Ornak. Cette saloperie lui a arraché le bras et lui a injecté son venin.
Je fis de mon mieux pour ne rien laisser apparaître de mon trouble et me contentai de hocher la tête comme une gardienne ordinaire.
À nous deux, nous parvînmes à supporter le poids du blessé quelques temps. Hélas ! dans notre objectif de rejoindre la ville au plus vite, nous avions atteint le bas de la colline lorsqu’il buta dans l’herbe et s’effondra comme une masse. Il n’essaya pas de se relever. Il pesait bien trop lourd pour que nous puissions le transporter seuls.
— Cours chercher de l’aide ! m’enjoignit l’elfe en s’agenouillant à côté de lui.
— Non, répondis-je après avoir jaugé la situation de sang-froid. Non, vous qui êtes valide, allez-y. Je… j’ai une formation de guérisseuse, me justifiai-je. Il vaut mieux que je reste avec lui jusqu’à l’arrivée des secours.
Le soldat m’observa avec des yeux ronds, ne sachant s’il pouvait me confier la vie de son compagnon. Finalement, avec une expression décidée, il s’élança dans la montée verdoyante en hurlant des appels.
À présent seule avec le blessé, je vérifiai d’abord la bonne compression du garrot autour de son moignon, la mâchoire crispée. Mon corps agissait par automatisme après toutes ces années d’apprentissage et ces mois d’exercice. Un seul coup d’oeil me permit de comprendre que la priorité n’était plus l’hémorragie : ses lèvres étaient bleues, et son cou devenu énorme. Il asphyxiait.
— Non, non, non, murmurai-je en lui redressant davantage le torse. Del, c’est ça ? Moi, je m’appelle Kaly. L’aide arrive bientôt, Del, il faut que tu te battes. Je sais que tu comprends. Je sais que tu peux le faire. Allez, bats-toi ! lui ordonnai-je.
Mais sa poitrine se soulevait à peine et ses yeux s’agitaient frénétiquement dans ses orbites. Et son visage et sa gorge qui ne cessaient d’enfler ! Je jetai un regard anxieux en direction de la muraille, malheureusement sans apercevoir la promesse de sa survie.
Tandis que le pouls filait sous mes doigts, mes yeux se posèrent sur la lame minuscule de mon couteau-suisse. Minuscule... mais non moins précise.
Alors je fis ce que je croyais être juste pour le maintenir en vie.
Quand Eweleïn arriva plus tard avec une équipe de soigneurs et un trio de soldats, le gardien respirait à nouveau. Elle avisa avec trouble l’incision au creux de la gorge mais j’interrompis son flux de pensées.
— Il a perdu beaucoup de sang avant de venir. Si vous ne le transfusez pas d’une quelconque manière, il ne survivra pas, dis-je du bout des lèvres.
Eweleïn évalua rapidement le cas ; elle se tourna ensuite vers une petite femme à la peau bleue qui l’accompagnait.
— Ysère, nous n'avons plus de fruit absorbant.
J’ignorais tout de ses intentions et je ne pouvais plus rien faire à mon niveau pour cet homme. Je n'écartais pas non plus l'hypothèse que le poison d’Ornak génère plus de dégâts et qu'il en décède des complications. Ce fut alors que la femme bleue se pencha pour donner un baiser au blessé. Si son geste me stupéfia au premier abord, je compris ensuite qu'il n'était pas ce qu'il paraissait : quelque chose d'abstrait circulait entre les deux corps, je pouvais le sentir.
La jeune Ysère se retira bientôt, chancelante, tandis qu’Eweleïn aidait à la soutenir. Les quatre guérisseurs pratiquèrent encore quelques soins sur place avant de réquisitionner les soldats pour le port de la civière.
Dans le silence qui succéda à leur départ tumultueux, je regardai soucieusement les bois en me demandant quelles horreurs s’y dissimulaient.
Je rentrai finalement seule à la Garde après des heures de réflexion. L’image des deux soldats blessés ne m’avait pas quittée une seconde. Après le cauquemar et maintenant la mention de ce grand ornak, j’avais conclu à contrecœur qu’il était trop tôt pour m’engouffrer dans cette forêt hostile. Si je voulais survivre, j’avais d’abord besoin de savoir me défendre. Cela ne servait à rien de rentrer dans mon monde taillée en pièces. D’ici, au moins, je pourrais voler de meilleures armes et planifier mon évasion. La patience est la mère de toutes les vertus.
Je voulus discrètement entrebâiller la porte du pôle médical quand elle s’ouvrit à la volée sur un torse imposant. Celui du capitaine obsidien, Valkyon. Il parut d’abord étonné de me voir là, puis ses iris d’or détaillèrent ma piteuse apparence et il fronça les sourcils.
— Que s’est-il passé ?
Je baissai les yeux sur mes mains et mes habits couverts de sang séché.
— Ce n’est pas le mien, éludai-je.
Il prit un temps pour m’observer, le visage clos. C’était un homme bien plus grand que moi et taillé de muscles secs préparés pour le combat, et pourtant, ce ne fut pas de la peur que j’éprouvai ainsi exposée à lui.
— C’est toi, dit-il enfin. Tu l’as sauvé.
Mes épaules se détendirent sur-le-champ. Si je l’avais vue maintes fois, jamais je n’avais pratiqué moi-même la chirurgie que j’avais employée sur cet homme. En vérité, j’aurais tout aussi bien pu le tuer...
Le capitaine me dévisageait toujours, comme il l’avait fait de nombreuses fois dans les murs de la prison. Ce qu’il ajouta après nous troubla autant l’un que l’autre :
— Vu la façon dont nous t'avons traitée, tu aurais pu ignorer la détresse d'un des nôtres.
— Je n'ai pas spécialement réfléchi. Les erreurs des uns n'ont pas à coûter aux innocents.
Il serra les lèvres avec un air qui parut, un bref moment, contrit. Il semblait vouloir dire autre chose mais une voix douce provenant de la pièce m’interpella :
— Entre, Kaly.
Je m’effaçai devant le capitaine, qui quitta les lieux pour de bon, avant de passer le seuil à mon tour. Assise dans un coin de la pièce, Eweleïn était penchée au-dessus d'un énorme manuscrit. Les rayons du jour venaient bénir ses cheveux d'une blancheur irisée et soulignaient le jeu délicat de ses doigts sur les pages. Ses yeux bleu ciel, imperturbables, me regardèrent.
— Deldrach a bien été pris en charge, il se repose, répondit-elle à ma question silencieuse.
Elle m’observa me savonner jusqu’aux poignets à la petite fontaine qu’elle m’avait indiquée en entrant.
— Es-tu guérisseuse ? finit-elle par demander.
— L’équivalent dans mon monde, oui. Mais une jeune guérisseuse, précisai-je en secouant mes mains humides.
— Ce que tu as fait… C’est intéressant. Je n’avais jamais vu une telle chose.
La jeune elfe regardait comme à travers moi, l’esprit ailleurs.
— Je suis désolée si j’ai été invasive. Je ne suis pas chirurgienne mais je n’ai pas trouvé d’autre solution sur le moment.
— Nous disposions certes de moyens moins barbares mais il n’aurait pas survécu le temps que nous intervenions. Cet obsidien est encore vivant grâce à toi. Prends donc un siège, m’invita-t-elle d’un geste vaporeux.
Tout en venant m’asseoir sur le tabouret, je repensai aux étrangetés dont j’avais été témoin.
— Utilisez-vous... la magie pour la guérison ?
— Certains, oui, mais à la Garde d’Eel, aucun de nous ne possède le Don.
— Alors… que lui a fait votre collègue, là-bas ?
— Un transfert de Maana.
Quittant son bureau, elle marcha vers une étagère et prit soin de me donner quelques renseignements.
— Chaque être qui naît sur ce sol est constitué en grande partie de Maana. Le Maana est un élément pur, l'essence de toute vie ici ; le Cristal que tu as vu en est lui-même une source presque inépuisable. Le Maana nous lie tous les uns aux autres. Et en ce sens, il n'est pas propre à un individu mais à l'ensemble. C'est ainsi que nous pouvons nous l'échanger, le prélever, l'offrir.
Elle saisit un flacon noir, et les bijoux qui ornaient sa coiffure tintèrent lorsqu’elle se tourna pour me regarder.
— En temps normal, mes guérisseurs évitent de donner le Maana de leur propre corps. Il existe des plantes naturelles – nous les appelons des « Maan'arbres » – dont les boutons ont la capacité d'absorber l’énergie. Nous les utilisons à des fins médicales, essentiellement.
Elle me désigna alors les petits arbustes près du bassin intérieur, dont les ramifications donnaient naissance à des regroupements de perles blanches. Je pris un temps pour réfléchir à cette découverte et, surtout, à ce qu’elle impliquait.
— Ça veut dire qu’ici vous pouvez... ressusciter quelqu'un ? me risquai-je à demander.
— Non, éventuellement guérir des états critiques, mais le Maana n'est en aucun cas une sorte d'âme. La mort est un état irréversible.
Une certaine appréhension me gagna alors que je songeais à ma question suivante.
— Et sur quoi ou qui absorbez-vous le Maana ?
— Des gibiers de chasse, me rassura-t-elle. Il faut agir vite, au moment où la bête rend son dernier souffle de vie. Autrement le Maana se disperse, dans l'air, la terre, l'eau... Il retourne à la Source.
Ma bouche s’entrouvrit sous le coup de l’étonnement. Le phénomène qu’elle décrivait était incroyable en tous points ! Eweleïn s’accorda un sourire, puis elle me fit signe de rejoindre un lit d’examen vide.
— Je ne pense pas en avoir vraiment besoin, contestai-je alors.
— Voyons, nul ne peut être juge de sa propre santé.
Je me mordis la joue et m’installai à contrecoeur pendant que la guérisseuse allumait des bâtons d’encens.
— Comment vas-tu ? s’enquit-elle en passant sur moi une étrange cloche.
— Tout marche correctement, répondis-je, l’air vague. J’ai enlevé mes pansements ce matin.
Elle approuva mon initiative d’un hochement de tête et poursuivit son examen dans la plus grande délicatesse. Ses yeux étaient empreints de sagacité quand elle reposa son instrument.
— Et comment te sens-tu ?
D’emblée mon pouls s’accéléra. Me voyant porter sur elle un regard effarouché, Eweleïn inclina la tête.
— Ce que tu as vécu là-dessous laissera des empreintes. En outre, ajouta-t-elle à voix basse, je ne suis pas la seule à me demander ce que tu faisais à l’orée des bois.
Elle marqua une pause pour me laisser le choix ou non de parler, et n’insista plus quand elle comprit que je n’avais pas l’intention de me confier à elle.
— Si tu souhaites une oreille attentive, tu sais où frapper, me communiqua-t-elle malgré tout.
J’opinai vaguement du menton. Il était bien trop tôt pour accorder ma confiance à qui que ce soit. Sur ces entrefaites, elle remonta ses jupes afin de gagner le bureau où son manuscrit était toujours ouvert.
— Je concertais le manuel de la pharmacopée des plantes, dit-elle, l’air de rien. J’imagine que nos mondes ne possèdent pas du tout les mêmes espèces.
— De ce que j’ai aperçu le premier jour, je n’en ai pas l’impression, consentis-je à répondre, bien consciente de son appât pour m’extirper de mon mutisme. De toute façon, la médecine que je pratique n'est pas celle basée sur les vertus des plantes à leur état naturel, ce sont plutôt les médecines traditionnelles qui s'en occupent.
— Alors, que fait la tienne ?
— Nous avons… extrait ce que contiennent les plantes et imité de manière artificielle leurs propriétés afin de les concentrer dans des… capsules, tentai-je de lui décrire le principe des médicaments. Et nous ne sommes pas guérisseurs du corps entier ; la plupart d’entre nous nous spécialisons sur un unique organe. Enfin, moi, c’est un peu différent. J’ai choisi de m’occuper des urgences graves.
Son beau visage parut illuminer toute la pièce.
— Dis m’en plus, réclama-t-elle en croisant les jambes.
Et puisque je n’avais rien de mieux à faire, je répondis à sa demande.
Chapitre 6
Les nuages tamisaient les feux du soleil au-dessus de la plaine d’Eel. Eweleïn, vêtue d’un pantalon de soie ample, portait son panier au bras comme une déesse des moissons. Je ne pouvais me retenir de lui jeter des regards fascinés. Poème ambulant, elle incarnait la muse de tous les artistes, la quintessence de la Splendeur tenue dans un seul être modelé par une main sacrée et enveloppée d’un halo de grâce irréelle.
Après notre conversation du matin, la guérisseuse m’avait conviée à un déjeuner en sa compagnie sous les nobles arcades du pôle médical. Une fois fait, elle m’avait proposé de me joindre à elle pour un travail de cueillette à la pointe des falaises qui bordaient la ville. J’ignorais si elle ne cherchait qu’à tirer profit de ma science ou si elle m’avait prise en pitié après mon malheur – ou les deux –, mais je devais bien reconnaître que son invitation était la bienvenue. Elle avait beau m’être étrangère, sa compagnie me soustrayait au moins à la solitude et à des heures d’errance misérable au fin fond de la ville. Et j’avais besoin de m’occuper. Il n'y avait rien de pire que de faire face à l'inconnu, les mains et l'esprit vides. Chaque moment que je passais seule avec moi-même me poussait à m'interroger sur l'absurdité de la situation et, en même temps, à en éprouver toute l’authenticité. Or, il me fallait à tout prix garder les idées claires pour organiser mon départ. Car je partirais… un jour.
De cela, je m’en étais fait la promesse.
Nous avions discuté tout le long du chemin de la médecine de mon monde et venions de traverser les plantations quand j’aperçus un groupe de soldats en uniformes revenir de la forêt. Derrière eux suivaient des charrettes où s’entassaient des carcasses d’animaux.
— Vous m’avez parlé de la chasse ce matin. Vous ne faites donc pas d’élevage ? la questionnai-je.
— De l’élevage ? Qu’entends-tu par là ?
J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais son regard était empreint de tant de bonté et d’innocence que je me ravisai.
— Bien, annonça-t-elle une fois parvenues aux franges d’herbes qui coiffaient notre éperon rocheux, nous cherchons une grande fleur aux pétales tombants et bleu foncé. Il devrait y en avoir quelques unes par là. Je travaille sur un nouveau de remède afin de guérir la cécité causée par le venin aveuglant d’un basilic.
Pour tout dire, son projet de rendre la vue me paraissait très illusoire mais je retins mon jugement. Notre premier échange m'avait d’ailleurs conduite à la conclusion que leur médecine en était encore au stade rudimentaire. Loin de moi cette idée : je me trompais largement.
Nous nous séparâmes donc pour une chasse dans les herbes folles. C’était une après-midi belle et sans vent. Entre les longs nuages blancs qui s’effilochaient dans le ciel, les rayons du jour cognaient ma figure hâve mais je recevais leur brûlure comme une bénédiction. Une fragrance marine se propageait sur la plaine chauffée par le soleil ; en passant ma langue sur mes lèvres, j’y reconnus le goût particulier du sel, et l’on entendait l’invariable mélodie des vagues qui s’écrasent et refluent sans trêve au pied des falaises.
Après une inspection minutieuse de ma parcelle de terre, je débusquai une fleur qui correspondait trait pour trait à sa description.
— Oui, c’est elle ! s’emballa Eweleïn.
— Comment voulez-vous que je la coupe ?
Tout en m’indiquant la base du pédoncule, elle afficha un air amusé.
— Tu sais, tu n’as pas besoin de me tenir autant en respect, me fit-elle savoir. Ni moi, ni les autres. Au sein de la Garde, nous sommes tous égaux. Keroshane ne te l’a pas dit ?
— Même la Prêtresse ? Et ses hauts-gradés ? rebondis-je après un silence.
— Plus ou moins. Je comprends ton amertume, ta position ne t’a guère permis de voir la meilleure facette de Miiko et je suis désolée que tu aies eu à faire les frais d’une telle... méprise. Mais elle est une dirigeante sensible au bien-être de son peuple. Quant aux hommes que tu as rencontrés, ils sont mes amis pour certains, et mes alliés pour d’autres. Le respect est une valeur que nous cultivons à Eel.
Renfrognée au souvenir amer de Miiko, je refermai les doigts sous la corolle bleutée de la fleur. Tout à coup, une sorte de frétillement me traversa le bras. Car elle était penchée au-dessus d’une nouvelle trouvaille, Eweleïn ne prit nullement garde à mon trouble. Surprise, je tendis de nouveau la main vers la plante pour en effleurer les pétales. C’est alors qu’une énergie puissante me traversa. Familière. Obsédante. Une énergie que j’aurais juré avoir rencontré... il y a peu de temps.
Mais comme Eweleïn revenait vers moi, je clignai rapidement des yeux et m’empressai de trancher la tige.
— Aïe !
— Tu t’es coupée ? s’inquiéta-t-elle en se portant à ma rencontre.
Je secouai la tête en guise de négation, les sourcils froncés. De surprise, j’en avais lâché la fleur, toutefois mes mains ne portaient aucun stigmate de blessure. Aussi étrange que cela puisse paraître, la douleur m’avait plutôt frappée... à la poitrine.
— Parfait, alors rentrons, décréta la guérisseuse en couvrant son panier du soleil. Trois spécimens suffiront amplement pour mes premières expériences.
Elle eut aux lèvres un sourire si parfait, si lumineux que j’eus presque envie de la toucher pour m’assurer qu’elle était de chair (sincèrement, je crois qu'aucun elfe n’aurait jamais pu laisser un humain de marbre). À la place, je m’absorbai dans la contemplation de la tour gigantesque de la Garde qui brandissait au loin sa pointe effilée vers les nues.
— On m’a dit que je devais rejoindre l’armée dès demain, dis-je, le ton âpre. Êtes-vous en guerre ?
— Que l’Oracle nous en préserve, énonça-t-elle dans un chuchotement.
Mes ongles se rétractèrent dans le creux de mes mains lorsque je repensai à ce mode de vie que l’on m’imposait après des jours de captivité injuste et abusive. Mais la curiosité fait partie de ma nature ; elle l’emporta sur la colère.
Je rassemblai les maigres informations dont je disposais et m’aventurai prudemment sur le terrain.
— Depuis combien de temps le Cristal est-il brisé ?
Sous son chapeau enrubanné, Eweleïn perdit un peu de son entrain.
— Nous venons d’en compter les vingt-cinq ans.
— Et cette histoire a-t-elle un lien avec les Faucons Obscurs ? continuai-je sur ma lancée, intriguée par son laconisme. Keroshane m’a parlé d’une sorcière...
— Tartoth, confirma-t-elle avec un hochement de tête. À l’époque, elle faisait partie en effet des Faucons.
— Mais je ne comprends pas… Comment est-ce possible ?
— Quoi donc ?
— Eh bien, fis-je en réfléchissant à ses propos, ces gens sont donc vos ennemis depuis plus de vingt ans ?
— Oh ! malheureusement, Kaly, et depuis plus longtemps encore...
N’oubliant pas la raison de mon incarcération, je préférai m’arrêter là pour le moment.
Sur le chemin du retour, nous longions les sentiers fleuris dans un silence paisible quand Eweleïn pivota vers moi.
— Tes parents sont-ils humains ?
Je gardai un instant mes yeux sur la terre battue de la route, l’air morne.
— Je ne vois pas ce qu’ils pourraient être d’autre.
— Mais tu es au moins à demi faery.
— Oui, Miiko m’a dit que je ne parlerais pas votre langue autrement. Je ne suis pas certaine d’avoir tout compris...
— C’est le Maana qui nous lie tous, comme je te l’ai expliqué ce matin, déclara-t-elle en rajustant son panier au creux de son coude. Chacun de nous parle la langue universelle, la langue commune. Seule la langue ancestrale diffère et quelques langues des petits peuples. Si tu es capable de nous comprendre et de t’exprimer comme nous, la seule raison possible est qu’il y a du Maana en toi. Mais je remarque que ton séjour dans l’autre monde t’a pourvue d’un accent très particulier.
Il était vraiment difficile de me résoudre à cette réalité selon laquelle un sang de créature imaginaire coulait dans mes veines.
— Aucun de vous ne semble étonné par le fait que certains de… votre peuple aient fait leur vie de l’autre côté, commentai-je alors.
— Non, en vérité, l’autre monde a toujours beaucoup intrigué. Les passages se sont seulement faits moins fréquents au fil des siècles. Il y a eu une époque foisonnante d'échanges entre nos mondes mais nous avons connu trop de différends avec les humains.
La réaction abrupte de Keroshane me revint en mémoire. Des « différends », disait-elle. Je devinais sans mal où elle voulait venir. L’Histoire nous avait montré, à bien des reprises, à quel point nous avions peur de ce qui nous était étranger. Nous avions allumé des bûchers, promulgué des édits pour combattre ce que nous appelions l’hérésie, nous avions coupé des têtes ; et après avoir drainé de nos terres toute trace d’inconnu et de magie, voilà que la Science s’était assise, vénérée par sa cour de dévots aveugles et fanatiques, en prônant – ô paradoxe – sa volonté de progrès. Et toujours cette même Science nous formatait à condamner les excentriques. Comme mon père. Ah ! songeai-je tristement, combien je le regrette...
Je le jure, un simple séjour à Eel aurait donné à l'humanité toute entière une belle leçon de modestie.
Eweleïn avait le regard plongé dans le ciel quand elle embraya sur une question :
— De quelle couleur est ton sang ?
— Pardon ?
Ses yeux pâles cillèrent, puis trouvèrent les miens.
— Oh, ma question était uniquement à visée de recherche, rassure-toi. J’ai pensé que nous pourrions peut-être creuser tes origines.
— Tu pourrais savoir ce qui me vaut d’être ici ? lui demandai-je en envoyant mollement rouler un caillou dans l’herbe.
— Rien n’est moins sûr, je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi. Mais je suis guérisseuse et je connais le fonctionnement de bon nombre de faeries. Si tu es d’accord, je pourrais investiguer là-dessus.
— Rouge, répondis-je alors après un léger temps d’hésitation. Mon sang est rouge, comme celui de tous les humains.
Et ainsi, elle me confronta à un large éventail de questions : si je ressentais le chaud ou le froid, si je guérissais vite des blessures, s’il m’était arrivé de faire des rêves prémonitoires, si ma vision pouvait s'accommoder à l’obscurité… Et tant de facultés extraordinaires encore que l’on aurait cru tirées de contes pour enfants ! Pourtant, à notre retour dans les murs de la Garde, aucun élément n’avait encore retenu son attention. Quelque part, j’en étais soulagée. Je gardais en secret le maigre espoir que peut-être je fusse bien une humaine – une exception à la règle dans ce monde de tous les possibles.
Cela aurait-il été d’un quelconque réconfort au point où en étaient les choses ? Je l’ignorais.
Eweleïn me quitta donc aux portes du Refuge en remettant le mystère à plus tard.~ * * * ~
Le lendemain, aux aurores, débutait ma carrière d’emprunt dans l’armée.
Annexé au bâtiment principal, le terrain d’entraînement était accessible directement depuis le grand vestibule du palais par un premier portail qui les reliait via une cour intérieure ; un deuxième passage, m’avait expliqué Keroshane, existait également depuis les jardins de la Garde. Debout sur le carrelage en faïence de mosaïque, j’examinais, ébahie, l’énorme enseigne qui surplombait l’entrée : deux haches entrecroisées sur un cercle serti d'une pierre rouge.
Je risquai d’abord un œil hésitant depuis le seuil. L'arène – c’était le nom que portait le lieu – s'étendait sur une surface qui avoisinait l’hectare. Son appellation ne lui valait certainement pas les descriptions de mon monde, car si elle avait une forme circulaire et que la terre y était d'un marron friable semblable à du sable terni, en revanche, il n'existait aucun gradin pour y accueillir un public. La lumière naturelle se déversait à travers les failles d’un immense dôme de verre. En plus des poutres installées ci et là, des barres métalliques fixées aux murs et des sacs de frappes, plusieurs planches servant de tables étaient espacées les unes des autres, où des recrues matinales amenaient des armes de toutes sortes.
Malgré l’inquiétude qui me nouait l’estomac, je pris une grande inspiration et bombai la poitrine. Toute cette comédie n’était qu’à visée temporaire mais je devais y consacrer toute mon énergie. Il me fallait retourner dans les bois au plus vite ; j’avais disparu de mon monde déjà trop longtemps, si longtemps que ma famille devait avoir organisé des funérailles, pensant que je me serais faite dévorer par un ours sauvage sur le chemin !
Juste le temps de savoir me défendre, pensai-je.
Keroshane m’avait parlé d’un certain Kreg que je trouverais aux premiers rayons dans l’arène. Ce prénom m’avait interpellée sans que je ne parvinsse à lui remettre un visage, mais, à la vue d’un homme aux cheveux en brosse d’un rouge vineux, la mémoire me revint aussitôt. Il faisait partie du duo de gardiens qui m’avait aidée dans la forêt et ramenée à la Garde. Le premier jour. Ce jour maudit qui n’avait donné lieu qu’à une succession de mésaventures...
Il supervisait le montage des tables lorsqu’il me remarqua approcher, et je lus dans son sourire qu’il me reconnaissait aussi.
— Salut, toi, me lança-t-il d’une voix engageante.
— Bonjour... chef.
Un froncement de nez rébarbatif me répondit. Tendue, je me demandais ce que j’avais pu faire de travers quand, d’une seconde à l’autre, il éclata d’un rire sonore.
— Oulah, pas de cérémonie entre nous ! Appelle-moi Kreg, veux-tu, dit-il en me gratifiant d’une tape sur l’épaule, ignorant mes joues qui se colorèrent d’embarras. Toi, c’est Kaly, hein ? Il paraît que tu avais vraiment perdu la mémoire, au final. Pas de chance que tout ça soit arrivé en même temps qu'un coup des Piafs.
— Euh... oui, répondis-je avec prudence, incapable de deviner ce dont il avait été mis au courant.
Des petits bruits de pas précipités dans le sable retentirent alors derrière moi. Kreg releva ses yeux de vermillon et arqua un sourcil.
— Ne crois pas que ton retard passe inaperçu ! Salue donc ta nouvelle camarade, Vixe. J'en avais assez de ne voir que ta tête de bouffon à longueur de journée.
Je me tournai pour faire face à un fringant garçon, peut-être plus jeune que moi à vue d’œil. Les pommettes rougies par la course, il remit de l’ordre dans ses cheveux noirs ébouriffés en tous sens. Ses yeux sombres pétillaient comme s’ils renfermaient des étoiles et, quand il me sourit, la ribambelle de fossettes qui creusèrent ses joues le firent paraître très avenant. Je remarquai qu'il n'était pas bâti comme un mur et pas non plus bien plus grand que moi.
— Ravi de recevoir enfin de la compagnie, je n’y croyais plus, décidément ! lança-t-il d’un ton joyeux. Moi, c’est Vixe.
Kreg me permit de me présenter à mon tour avant de frapper dans ses mains.
— On attaque tout de suite, nous commanda-t-il. Allez donc me faire huit tours du QG avec dix sauts couchés-debout à chaque moitié de parcours. Montre-lui le chemin, mon gars, et ramène-la en vie, de préférence. Et ne lambinez pas ! ajouta-t-il avec un regard appuyé pour Vixe.
Aussi abordable que se montrait Kreg, ses ordres ne souffraient d’aucune repartie. Vixe me fit un signe de tête et nous partîmes au trot par la porte qui menait à l’extérieur. De ce côté, l’arène se prolongeait par un rectangle propre et bétonné cerné de hauts murs. Divers obstacles faits d’échelles, de cordes et de filets occupaient la moitié du terrain. L’aube pâle et brumeuse teintait de rose le large pavement uniforme.
Mon coéquipier entama la conversation :
— Alors, de quel régiment tu viens ?
— Aucun. Je... viens de m’enrôler. Et toi ? demandai-je en retour, en prenant sur moi pour me doter d’amabilité.
— Soldat depuis deux ans à Thassarion. J’ai rejoint la Cité d’Eel le mois dernier dans l’espoir de devenir obsidien. Une aubaine, je pouvais plus tenir en place ! enchérit-il tandis que nous franchissions un autre portail.
Nous débouchâmes sur les pelouses impeccables de la Garde, ornées de parterres anguleux de fleurs et de haies couleurs pastel et criardes, tout embrumés de rosée. Sans ralentir, Vixe nous dirigea vers un chemin de terre qui sinuait derrière un grillage.
— On n’est que toi et moi avec Kreg ? lui demandai-je en régulant mon souffle. J’aurais pensé que nous serions plus nombreux….
— Pas faux. D’ordinaire, les escadrons des nouveaux sont formés ici, dit-il d’un ton léger en désignant du pouce le camp à l’air libre dont nous sortions. L’arène est plutôt réservée aux obsidiens et les anciens comme Kreg ne prennent comme pupilles que deux ou trois élèves recommandés, pas des bleus. Dis-moi, t’as léché les bottes de qui pour être là ?
— Personne.
Ma voix avait retenti avec sécheresse. Les yeux de Vixe s’agrandirent démesurément.
— Oh, mince, pardon ! s’excusa-t-il en agitant les mains en signe de paix. Il n’y a aucun souci, ça m’a juste étonné ! Pardon, je ne plaisantais pas, tu sais, quand j’ai dit que j’étais ravi d’avoir de la compagnie.
Mon regard rencontra le sien, penaud. Quelque chose en lui inspirait tellement à la sympathie que mes épaules se relâchèrent.
— Aucun souci non plus, lui assurai-je, de telle sorte qu’il eut vite fait de retrouver ses fossettes.
Nous trottâmes un moment en silence. La course revivifiait mon corps ; chaque foulée diffusait la vie dans mes muscles, chaque inspiration apaisait la brûlure familière qui couvait dans ma poitrine palpitante. Mon cœur avait beau être préparé pour l’exercice, la maladie et les privations des derniers jours m’avaient affaiblie, et l'on ne pouvait me tenir rigueur d’avoir connu meilleure forme.
— Honnêtement, j'appréhende un peu, avouai-je après qu’un groupe de femmes carrées comme des athlètes nous eût dépassé en riant.
— Au moins, dis-toi que Kreg est sympa. Franchement, on est tombés sur un des meilleurs tuteurs qui soient ! En plus, il nous fait courir tôt pour nous éviter de cuire au soleil. Je t’assure que les autres n’ont pas tous les mêmes méthodes.
Vixe effectua quelques pas chassés, probablement pour se mettre à mon allure. Il m’observa d’un air curieux.
— Tu as un accent étonnant, remarqua-t-il. Si je peux me permettre, tu es une sorcière ?
Je grimaçai un sourire et ânonnai le discours que m’avait préparé Keroshane. « Rappelle-toi : tu t’es blessée à la tête. Tu n’as plus aucun souvenir, hormis ton prénom. » Quoique je remettais en doute la crédibilité de cette histoire, Kreg avait eu l’air de l’acheter et Vixe ne posa pas plus de questions – par simple candeur ou par politesse.
Au bout de quelques minutes, je lançai à mon partenaire un coup d’œil en biais, examinant ses oreilles courtes qui se terminaient en pointes discrètes.
— Toi, hésitai-je, tu es… un genre d’elfe ?
Vixe tourna brusquement la tête, les yeux ronds. Puis il rit tellement fort que je crus qu’il allait se tordre au sol.
— Par tous les moires des cristaux ! Ça doit être la chose la plus flatteuse qu’on m’ait jamais dite. Haha, un elfe ! gloussa-t-il en rejetant la tête en arrière. Si seulement ma mère t’entendait. Loin de là, je suis un lutin, voyons ! D’habitude, personne ne s’y trompe.
Un lutin ? À vrai dire, il n’était pas bien différent d’un humain un peu plus petit que la moyenne...
Malgré son éclat de rire, Vixe garda le rythme et, pour ma part, je fus bientôt à court de souffle pour entretenir la conversation. Quelques centaines de mètres plus loin, il m’avait distancée. Mon corps parvint à endurer l’effort un certain temps mais la tête finit par me tourner et ma vision se ponctua de tâches noires. Prise d’une sérieuse nausée, je dus faire une pause. Vixe passa à plusieurs reprises avec le sourire devant le coin de terre où je m’étais assise ; enfin, il me releva par le poignet.
— Allez, viens, c'est mon dernier tour ! m’encouragea-t-il.
Nous courûmes ensemble sur la portion restante et revînmes à l'arène avec une accélération sur la dernière ligne droite. Haletante, les mains sur les cuisses, je m’efforçai de réprimer mon haut-le-cœur à l’arrivée.
— Elle a tenu combien de temps ? demanda Kreg en lâchant sa barre de traction.
— Trois tours ! tenta de me vanter Vixe. Et on a fait la moitié de mon dernier tour ensemble.
— Tsk, pas étonnant. On va voir ce qu’on va bien pouvoir en faire.
Kreg se débarrassa de ses gantelets et s’éloigna enfiler un maillot d’entraînement. Tout en reprenant mon souffle, j’en profitai pour inspecter les environs. Divers ateliers avaient pris forme depuis l’aube ; les tables auparavant vides regorgeaient maintenant d’un impressionnant attirail : arcs, carquois de flèches et arbalètes sur l'une ; épées, ceintures de dagues et hachettes sur d’autres ; hallebardes dressées dans leur râtelier... Mes genoux flageolèrent, et pas uniquement de fatigue.
Sa gourde à la main, Vixe désigna du menton quelque chose à l’opposé de l’arène.
— Regarde, c’est lui notre chef, fit-il avec une once d’excitation dans la voix. Valkyon, qu’il s’appelle.
— Je l’ai déjà vu, oui…, dis-je en reniflant.
Déjà trop vu pour le reste de ma vie, songeai-je en mon for intérieur. Ses cheveux blancs ramenés en arrière, Valkyon avait son torse musclé à l’air libre et il échangeait des banalités avec quelques personnes tout en s’enveloppant les poignets de lanières de cuir. Aucun artifice ne le distinguait des autres soldats mais tout en lui indiquait son statut de chef.
— La rumeur dit qu’il a été façonné dans la Source, continua Vixe en s’essuyant la bouche, le regard brillant. Tu y crois, toi ?
Je plissai le front.
— La Source... ?
— Bien, reprit Kreg en nous faisant signe. Venez là, tous les deux.
Le ton était tel que nous nous exécutâmes dans la minute. Bras croisés, notre tuteur nous regarda tour à tour avant d’ancrer ses yeux vifs sur moi.
— Avant tout, j’ai besoin de voir ce que tu sais faire, se prononça-t-il. Tu vas donc te battre contre Vixe, à mains nues pour commencer. Débrouille-toi comme tu peux, tape, évite, tous les coups sont permis pour cette fois. Et quant à toi, dit-il à l’attention de mon coéquipier, n’essaie pas de la casser en deux. Tu as bien compris que ce n’est pas le but de l’exercice.
— Comme si c’était mon genre ! s’offusqua Vixe en se tenant le cœur.
Sitôt dit, mon partenaire fit rouler ses épaules, craquer ses jointures et recula dans le sable à environ cinq pas de distance. Puis il leva les deux mains à hauteur des mâchoires, paumes ouvertes, dans une garde qui rappelait celle du krav-maga.
Une brève minute, je demeurai un peu stupide, les bras le long du corps, et pour cause : nous ne portions aucune protection ! Mais comme Vixe arquait les sourcils et que notre entraîneur commençait à taper du pied, je finis par me mettre en posture de trois-quarts, menton baissé, un poing en avant.
— Voilà qui est… intéressant, commenta Kreg.
Ce fut Vixe qui débuta les hostilités. Il lança une main tendue vers ma gorge, que j’esquivai par réflexe, et je lui rendis un coup de poing direct qui manqua tout juste de le cueillir à la mâchoire. Indubitablement, ma riposte le prit de court, mais une lueur de plaisir éclaira son visage. Dès lors, il monta la difficulté d’un cran. C’était un combat pour moi très inhabituel car il ne pratiquait pas la boxe comme je le faisais, mais plutôt un corps-à-corps combinant la lutte et la percussion. Qui plus est, je n’avais pas l’habitude de porter de vrais coups à mes adversaires, encore moins sans gants.
Rien de très étonnant, donc, lorsqu’il m’envoya par-dessus son dos valdinguer dans le sable.
— Encore, réclama Kreg.
Vixe me tendit sa main avec un petit sourire d’excuse et nous nous remîmes en position. Malgré mon intention d’attaquer la première, il me devança de nouveau par un jeu de jambes complexe. Les mâchoires crispées, je rentrai le menton et me repliai sur moi-même en attendant une ouverture. Mes poignets nus accusèrent méchamment les assauts, et je n’eus rien le temps de faire que son pied me faucha derrière un genou. L’instant d’après, le plafond tout en lumière s’étalait au-dessus de moi.
— Encore, retentit la forte voix de Kreg.
Cette fois, je me relevai seule, contusionnée et hors d’haleine. À peine fus-je sur mes pieds que le genou de Vixe me heurta les côtes. Je serrai les dents en canalisant la douleur et, quand il approcha de nouveau, mon poing se ficha dans son épaule. L’onde de choc me broya les phalanges. Aussitôt, j’embrayai par un coup de pied vers l’avant mais il bondit d’une seule détente sur le côté, passa dans mon dos et me renversa au sol avec une prise brutale qui m’envoya tête la première dans le sable.
À contrejour, la silhouette de Kreg se détacha dans le tourbillon de poussière.
— Ouais, estima-t-il d’un ton peu convaincu, ses mains noueuses posées sur ses hanches, tu sais un peu prendre les coups et tu as l’air de connaître quelques trucs. Mais dis-moi, pourquoi tu sautilles partout comme ça ?
— Euh… Je ne sais pas.
Les oreilles encore sifflantes, je détournai les yeux en toussotant. Mieux valait éviter le sujet des techniques de boxe de mon monde.
— Bon, ce n’est pas vraiment comme ça qu’on se bat ici mais écoute, c’est mieux que rien, conclut-il en se grattant la joue. Par contre, je ne te cache pas qu’on a du pain sur la planche, il va falloir que tu apprennes beaucoup de choses à la fois, et vite. Vixe, ta mission aujourd’hui sera de t’occuper seul. Tu crois que tu peux le faire ?
— Chef, oui, chef ! cria le concerné déjà au garde-à-vous – qui en profita pour me glisser un sourire. J’espère que tu ne m’en veux pas. Bon courage pour ton premier jour !
Et du courage, oh ! il m’en fallut.
L’éprouvante matinée qui s’ensuivit ne vaut guère d’être racontée. Je peux seulement dire que le soleil culminait haut dans le ciel quand Kreg mit fin au carnage.
— Ça suffira pour aujourd'hui, décréta-t-il en m’examinant d’un œil stoïque empoissée de sable, de sueur et pantelante. Demain, tu seras là à la même heure pour la course avec l’autre guignol et on te choisira une arme. Prends un peu de repos, j’ai décidé que ton temps serait rallongé un peu plus chaque jour.
Sur ces mots, il partit faire quelques tours de course pour son propre entretien. Mes épaules, mes bras et chacun de mes muscles me tiraillèrent lorsque je me penchai pour attraper ma gourde. L’eau fraîche me permit de recouvrer mes esprits. J’aspergeai mon visage brûlant ; sous le dôme de verre, la chaleur n’avait cessé de croître.
L’arène affluait de monde désormais. Il y avait des peaux vertes, des peaux bleues, des tignasses à la couleur de l’arc-en-ciel ; des cornes, des poils, des queues et des reflets ; partout des gens inhumains dont l’aspect me donnait parfois le vertige. Ceux qui n’étaient pas engagés dans des duels s’occupaient en disciplines à distance ou à des ateliers de renforcement musculaire. L’air bourdonnait de raclements et de cris ; le métal frappait contre le métal dans des tintements incessants, et l’air transportait une âcre odeur de cuir, de rouille et de sueur. Beaucoup de combattants avaient des carrures olympiennes sculptées de muscles puissants qui marquaient, par contraste, mon étroitesse et ma petite taille.
Notre capitaine lui-même avait délaissé son sac de frappe pour un combat à mains nues contre un colosse à faire pâlir les champions humains. Valkyon suintait déjà le respect dans l’atmosphère confinée des prisons mais le voir au milieu de tous forçait davantage l’admiration. Ses yeux brûlaient d’assurance et il semblait que rien ne pouvait l’arrêter.
De ce que j’avais pu comprendre, l’endroit qui m’avait recueillie, la Garde d’Eel, était réputée pour former les obsidiens de la région, autrement dit des soldats d’élite. Sans conteste, je ne trouvai autour de moi que des guerriers expérimentés. Vixe m’avait pourtant dit que les escadrons des bleus s’entraînaient dehors, alors pourquoi diable m’avait-on placée au milieu de ces gens ? En « compensation » des torts qui m’avaient été causés ?
Une épée usée à la main, mon partenaire affrontait une femme aguerrie qui le combattait au bâton. Très grande, aux courts cheveux blond platine, je la connaissais également. C’était elle qui avait porté le coup de grâce au cauquemar. Hildegarde, me rappelai-je.
Vixe m’aperçut au moment où je rassemblais mes affaires et me dit au revoir d’un signe amical de la main. Hildegarde profita de son relâchement pour l’envoyer rouler-bouler au sol d’une frappe sur le flanc. Avec un sourire gêné, j’agitai mes doigts dans leur direction et m’éclipsai bien vite.
Vixe, me répétai-je intérieurement.
Mon premier camarade.
Lorsque je mis un pied dehors au milieu de l’après-midi, la ville était réchauffée par un soleil aux mille feux. Aussi animée qu’au premier jour, la place du marché accueillait un grand nombre d’éventaires multicolores. Des tissus de toutes matières circulaient entre les mains, les prix se négociaient, des chats à coiffes de paille entonnaient en chœur leur fourbe chanson de marchandage. Angoissée par les souvenirs que m'évoquait cet endroit, je me faufilai rapidement parmi les criées, cheminant dans la grande allée centrale jusqu’aux jardins où s’amusaient des enfants. Le vent était de retour, il soufflait sur les bosquets fleuris et s’échouait contre la muraille où des sentinelles veillaient.
Je quittai l’enceinte de la Garde pour me diriger vers les falaises que nous avions arpentées la veille avec Eweleïn, sans pouvoir retenir au passage un regard vers les bois hypnotiques du contrebas. Les plants étaient tels que nous les avions laissés, ondulant doucement dans la brise, et je me remémorai le malaise étrange qui m’avait saisie au moment où j’avais cueilli la fleur. Le corps perclus de courbatures, j’entrepris de marcher à travers champs, revenant tantôt sur mes pas, changeant tantôt de direction, jusqu’à arrêter mes yeux sur un bloc de pierre.
C’était pour cela que j’étais revenue.
Cette énergie singulière… Elle m’obsédait. J’y avais songé toute la nuit.
Elle était là désormais. Il fallait que je sache.
Un instinct inexprimable m’obligea à creuser la terre sous le rocher, que je déracinai de toutes mes forces, suffisamment pour y passer une main téméraire. Ce que j’extirpai de la crevasse fit bondir mon cœur dans ma poitrine. Dans ma paume reposait une grosse pierre translucide aux contours irréguliers, qui irradiait d’une lueur mauve.
Le Cristal.
Je fus bouleversée en le regardant tandis que le Maana effleurait ma peau et ondulait dans mes chairs. Je me souvins de la force qui m’avait happée dans la forêt de mon monde et de l’apparition de l’Oracle. C’était la même énergie, depuis le début, celle du Cristal.
Mais pourquoi ?
— Ce n’est pas bien de faire des cachotteries.
Je fis volte-face en réprimant un cri. Nevra se tenait devant moi, apprêté d’un kimono sombre et noble qui lui donnait un air d’empereur. Un frisson hérissa la peau de mes bras en réalisant qu’il avait pu m’approcher de si près sans que je ne l’eusse ni vu, ni entendu malgré la protection du plein jour. Son œil gris dévia avec intérêt vers ma fraîche découverte.
— Douce demoiselle, ronronna-t-il, sais-tu ce que tu as dans la main ?
— Un morceau du Cristal, répondis-je sans oser détourner mon regard de lui.
Que faisait-il là, au juste ? M’avait-il… suivie ? Devant le sourire inquiétant qu’il ébaucha, je me sentis obligée de m’expliquer :
— Eweleïn m’a dit qu’il avait été brisé il y a longtemps.
— Eweleïn a dit vrai, commenta-t-il.
Nevra se mit à tourner lentement autour de moi, sans aucun bruit, comme s’il se contentait de flotter.
— La Garde envoie des équipes depuis vingt-cinq ans à la recherche des cristaux perdus, me fit-il ensuite part d’une voix cauteleuse. Et voilà que la toute nouvelle arrivée en déniche un au beau milieu de la plaine qui était sous nos yeux. Comment as-tu fait ?
— Je ne sais pas, mentis-je. C’était un peu par hasard. Il était juste à côté de vous pendant tout ce temps, comme vous l’avez si bien dit.
Son sourire s’élargit, découvrant une nouvelle fois ses canines étrangement acérées.
— Quelle créature étonnante tu es...
Lorsqu’il tendit sa main pâle, je m’empressai de lui donner la pierre sans prendre la peine de lui dissimuler ma hâte de me retirer.
— Je me permets de rapporter ceci à notre chère Prêtresse. Je ne manquerai pas de lui dire que notre nouvelle recrue est à l’origine de cet exploit.
— Qui sont en vérité les Faucons Obscurs ? demandai-je soudain en le voyant tourner le dos. J’ai passé des jours à me faire interroger et je ne sais rien d’eux.
Le maître des Ombres ne dévoila aucune émotion alors qu’il m’examinait en silence, le coin d’une lèvre rehaussé.
— C’est un groupe d’hérétiques que nous sommes occupés à mater depuis un temps antérieur à ta venue au monde, consentit-il à répondre.
— C’est-à-dire ?
— Depuis près de quarante ans.
Mon flagrant étonnement l’amusa et parut le motiver à poursuivre.
— Les Faucons ont frappé la première fois en assassinant les membres de la Garde Étincelante pour parvenir au Cristal et, ainsi, au pouvoir. Mais ils ont perdu la guerre qui est arrivée ensuite. N’ayant pas admis la défaite, ils ont fini par envoyer leur maudite sorcière.
— Tartoth, la citai-je pensivement.
L’œil torve, il inclina la tête en incurvant un sourcil.
— Tu en sais, des choses.
— Pourquoi m’avez-vous prise pour l’une des leurs ? insistai-je.
— Il y a eu une propagande à l’instant même où tu fuyais les gardes, m’apprit-il d’une voix grave.
— Une propagande ?
Ce terme piquait ma curiosité à vif mais notre échange ennuyait déjà Nevra qui pivota en direction des remparts.
— Malheureusement, tu risques d’en voir une bien assez tôt, dit-il en s’éloignant.
Chapitre 7
Les premiers jours à l’arène m’occupèrent amplement.
Course matinale, exercices de musculation et séances de combats eurent tôt fait de s’inscrire dans mon étrange quotidien.
Il s’avéra que je ne possédais aucun talent de prédilection pour l’art des armes de poing. Kreg et moi tombâmes donc d’accord sur le choix du sabre – autant pour sa légèreté que pour ma relative aisance dans sa prise en main.
Courir, souffler, soulever des poids ; esquiver, essuyer des coups de lames à tranchants émoussés. Chacun de mes muscles ressentait ce labeur infernal. De vilaines plaques d’ecchymoses marbraient mon corps encore bien fragile ; j’avais l’impression de n’être qu’une poupée de chiffon battue.
Heureusement, il y avait l’espoir.
L’espoir romanesque, la conviction inébranlable que tous ces efforts ne soient qu’un moyen d’achever ma quête.
Quitter cet endroit.
Sans l’espoir, je ne crois pas que j’aurais trouvé un sens à cette géhenne. Ni que j’aurais survécu.
Pas étonnant que nous en ayons fait un proverbe.
J’avais eu tout le loisir d’étudier les autres guerriers pendant mes moments de répit. La technique était exceptionnelle à l’aune de mon jugement humain. Les obsidiens esquivaient avec adresse des coups qui auraient pu être mortels, leurs armes tournoyaient comme une chorégraphie meurtrière. Les mêmes visages ne se succédaient toutefois jamais, car ceux qui partaient en mission étaient d’emblée supplantés par d’autres qui en revenaient.
Et moi, toute nouvelle, j’apprenais à tenir un sabre.
— Hé ! m’appela Vixe.
Lui et moi étions au beau milieu d’une série de pompes – ou à ce qui y ressemblait pour ma part.
— Quoi ? soufflai-je sans avoir la force de le regarder.
— Tu sais comment on appelle un Bakhrahell énervé ?
Je poussai sur mes mains et remontai d’une traite. Vingt-trois, vingt-quatre.
— Hein... ? Non.
— Un Kreg ! Hahaha !
Vixe s’étrangla littéralement de rire en s’efforçant de continuer notre exercice. La gorge brûlante, je dissimulai moi-même un mince sourire.
— Je ne sais pas de quoi tu parles, dis-je, mais ta blague a l’air nulle.
— Ça se moque, ça se moque, mais t’as qu’à faire mieux !
Vixe adorait parler. D’un an mon cadet, il s’était révélé d’une compagnie rafraîchissante. Même si je ne parlais pas beaucoup en sa présence – ayant peu de sujets de conversation à ma portée –, il palabrait seul ou se contentait de partager mon silence. À notre table, au déjeuner, se joignaient parfois d’autres gens, mais Vixe était le seul avec lequel je faisais l’effort d’être sociable.
Je n’avais pas vraiment prévu de m’entourer d’amis.
Nous nous relevâmes du sable en sueur. Après avoir bu abondamment à sa gourde, le lutin se tourna dans ma direction, les joues moites.
— On va tous au Bastion ce soir, tu viens ?
— Le Bastion ? le questionnai-je, hors d’haleine.
— Ouais, le Bastion d’Ivoire. C’est la taverne.
Mon air réticent dut se voir car il plaida sa cause :
— Allez, Kaly, on l’a bien mérité ! En plus, c’est notre jour de repos demain, et ton tout premier jour de repos, je précise. Ça se fête !
J’explorais encore mes possibilités de refus lorsque Kreg arriva derrière lui en ajustant ses gantelets.
— Et toi, ô merveilleux, illustre maître, y seras-tu ?
— Comme toujours, répondit Kreg en levant les yeux au ciel. Mais ne crois pas que tes flatteries vont excuser tes bavardages incessants. Au travail, tous les deux !
Un sourire benêt ravagea le visage de Vixe. Il avait un petit quelque chose d’envahissant mais son entrain était contagieux.
— Bon, c’est d’accord, concédai-je avec un soupir. Je viendrai.
Mon camarade m’adressa un clin d’oeil avant de courir à son prochain atelier.
Le reste de la journée se passa sans encombre. À la nuit tombée, j’enfilai un ensemble de vêtements propres et m’assis sur mon matelas, en proie à l’hésitation. De longues minutes défilèrent, durant lesquelles je réfléchis à ma décision plusieurs fois. Pour finir, je quittai avec une certaine appréhension les murs fortifiés du palais pour une traversée de la ville, et finis par m’arrêter devant une porte épaisse aux gonds massifs, d’où provenait un tumulte hurlant.
Le Bastion d'Ivoire était le reflet même de nos conceptions d'une taverne féerique. Il régnait à l’intérieur une chaleur épouvantable et l'air empestait la sueur et la boisson. Des peaux de bêtes inconnues tapissaient ci et là les murs construits de pierres et de bois vieilli, alors qu’autour des tablées resserrées et collantes beuglaient nombre d’ivrognes.
Il m’avait déjà fallu beaucoup de courage pour parvenir jusque là, mais l’afflux de monde manqua sérieusement de me faire rebrousser chemin. Fort heureusement, j’aperçus une main dans la mêlée me faire signe. Vixe occupait déjà une table avec d’autres élèves.
— J’ai commandé pour toi ! dit-il d’une voix forte pour couvrir la cohue lorsque je m’assis près de lui.
Il me glissa une chope en bois remplie à ras bord d’un liquide bleu turquoise.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en approchant mon nez.
— De l’ounya, pardi !
Sans attendre mon approbation, mon camarade découvrit ses dents comme il savait si bien le faire en portant sa pinte à ma hauteur.
— À nos engueulades à venir par Kreg ! trinqua-t-il.
Avec un sourire timide, je cognai ma chope à la sienne et trempai prudemment mes lèvres. La boisson d’ivresse était curieusement onctueuse en bouche, et au premier effet astringent succédait un goût fruité.
— Ça rend ivre, ça ? lui demandai-je sans dissimuler mon étonnement.
— Oh, tu n’imagines même pas ! dit-il en riant.
Après s’être octroyé une nouvelle gorgée de son breuvage, Vixe poussa une exhalation vibrante et se pencha vers moi avec un air espiègle.
— En vérité, j’ai bien connu un autre partenaire avant toi, me glissa-t-il sur le ton de la confidence. Mais le bougre a tenu sept jours, j’attendais que tu le dépasses pour te le dire.
— Sept jours, c’est tout ?
— Et pourtant, il avait versé le tribut pour rentrer directement dans l’élite. Tu vois bien la somme. Comme quoi, la valeur de l’or n’est pas la même partout !
Et il leva de nouveau sa chope en marmonnant quelque chose à propos d’argent et de gâchis.
Suite à cela, nous nous intégrâmes à la discussion de la table – ou plutôt Vixe le fit. D’une oreille distraite, j’écoutais parler les autres jusqu’au moment où une scène attira mon regard. Installé au comptoir, notre capitaine était au centre d’un groupe disparate d’hommes et de femmes grandement intimidants. Des obsidiens, estimai-je.
Je me souvins de son attitude sereine dans la prison, de sa considération quand le garde avait porté la main sur moi. Il avait beau arborer un physique menaçant, Valkyon m’avait toujours paru être le plus tempéré de mes visiteurs.
Je poussai Vixe du coude.
— Tu as déjà parlé au capitaine ? lui demandai-je alors, intriguée.
— Quelques fois. Une sacrée chance qu’on ait un type comme lui à la Garde d’Eel.
— Pourquoi tu dis ça ?
Il s’humidifia les lèvres en jetant un coup d’œil à notre chef et parut réfléchir à sa réponse.
— Valkyon se fiche de l’ancienneté ou non des recrues, ou de la gloire, ou des conneries de ce genre. Il traite tout le monde de la même façon. Et puis, je ne sais pas il a un truc. Il est… juste, lâcha-t-il avec un haussement d’épaules.
À l’évidence, Valkyon était apprécié. Les soldats trinquaient à son nom et une humeur festive régnait dans son cercle. Mais je ne pouvais m’empêcher de remarquer que, malgré les apparences, lui ne riait pas complètement, comme si une part de lui était ailleurs.
La voix de Vixe me sortit de mes rêveries :
— Il est beau, hein ?
Mon cœur eut comme un raté. Je regardai d’un air étonné le coude de mon camarade qui me taquinait, puis son visage empli de malice. Son sourire moqueur ne le quitta pas alors qu’il buvait à sa chope.
— Bah ! je vois bien la façon dont les femmes le regardent, s’expliqua-t-il, voyant que je ne descellais pas les lèvres.
— Tu es... jaloux de lui ?
Vixe écarquilla les yeux comme s’il ne croyait pas que je me fusse essayée à l’humour. Puis il fit claquer sa langue en feignant l’offense.
— Ohlà ! ça veut dire que tu crois que je le devrais ? C’est parce que je suis petit ?!
Un petit cri noyé dans le brouhaha général m’échappa au moment où il m’attrapa par la peau du cou, et je me rendis avec un rire franc qui nous surprit tous les deux. Vixe me donna une tape satisfaite dans le dos. Au passage, il ne put s’empêcher de lancer un dernier regard à Valkyon, qu’il semblait admirer plus qu’il ne l’admettrait un jour.
— Non, un chouette type, vraiment, répéta-t-il en hochant la tête. Dommage qu’on ne soit pas aussi bien lotis avec cet elfe dictateur de l’Absynthe ou l’autre suceur de sang narcissique des Ombres…
Ces paroles m’atteignirent comme au ralenti et je pivotai lentement vers mon compagnon. Mon intuition répondit à la question avant même que je l’eusse posée :
— Suceur de sang ? Tu parles de Nevra ?
— Ouais, tu t’en rendras tout de suite compte quand tu feras sa rencontre.
Vixe vida sa chope sans prêter attention à ma stupeur. Un vampire... Tout paraissait limpide maintenant. Les frissons que Nevra emmenait dans son sillage, ses dents parées pour la chasse, la lueur prédatrice dans son œil. Je m’en étais doutée pourtant, mais la raison gardait encore un voile sur mes yeux immatures pour ce monde.
Je fronçai les sourcils en observant notre capitaine. Quel genre de créature imaginaire pouvait-il bien être ? Toutefois, j’eus un vif sursaut lorsque ses yeux dorés me happèrent soudain au détour d’une conversation. Gênée, je m’empressai de dévier mon attention ailleurs.
— J’ai entendu parler de Nevra, glissai-je à mon camarade en toute innocence, mais personne ne m’a expliqué qui il était vraiment.
— Nevra est la Main Noire, répondit Vixe, renfrogné, qui regardait la lie déposée au fond de sa chope. C’est l’assassin personnel de Miiko, et accessoirement, son informateur. Un fichu parasite à la tête d’un réseau d’espions hautement qualifiés au service de la Garde.
— Les Ombres, notai-je.
— Les Ombres, les Fouines, les Porte-Morts... Appelle-les comme tu veux, renifla mon camarade avant de baisser la voix. Moi, ces gens me foutent les jetons. Même en n’ayant rien à me reprocher, j’ai toujours l’impression d’être dans leur ligne de mire. Enfin, comme à peu près tout le monde, j’imagine... Et quand on connaît leur propension à faire disparaître les gens...
Je grimaçai en me rappelant le comportement de Nevra. Pour le moment, je ne pouvais qu’abonder dans son sens.
— Laisse-moi deviner, fis-je, c’est aussi à la Cité d’Eel qu’on forme les Ombres ?
— Pour toute la région d’Eel, en tout cas. Tout comme la compagnie de l’Obsidienne. C’est le rôle des capitales, jeune ignorante, mais franchement je préférerais qu’on parle d’autre chose !
Kreg était donc devenu notre sujet de discussion quand tout à coup, Vixe regarda dans ma chope et me la vola sans prévenir. Je lui écrasai le pied en m’écriant qu’il était sans gêne et il en profita pour aller nous chercher de nouvelles boissons que nous ne prîmes plus le temps de savourer, et ainsi de suite jusqu’à l’heure de la fermeture.
Lorsque nous enjambâmes le seuil de la taverne en riant, j’étais ivre et Vixe m’avait présentée à un nombre incalculable de personnes qui n’auraient le lendemain probablement plus aucun souvenir de moi, comme moi d’eux. Son charisme subjuguait ; il se mêlait aux inconnus en y répandant son entrain et repartait sous les ovations. C’est à se demander pourquoi il n’avait pas déjà fait connaissance avec toute la Cité d’Eel depuis son arrivée...
Nous marchions désormais tous les deux dans les allées calmes de la ville, à la lueur des globes lumineux fixés en hauteur. Les bras étirés derrière sa nuque, Vixe soupira.
— Je pensais avant ce soir que tu ne m’appréciais pas beaucoup, lâcha-t-il.
Je le regardai du coin de l’œil. Il avait renversé la tête pour contempler le ciel étoilé.
— Non, répondis-je honnêtement. Je t’apprécie. C’est juste que, m'arrêtai-je pour chercher mes mots, je ne me souviens de rien d’avant, si ce n’est mon prénom. Et tout ce dont vous parlez m’est complètement… inconnu.
Ma gorge se noua alors que toute la réalité de ce désastre me rattrapait. Je ne venais pas de ce monde. J’étais perdue ici, sans personne. Aucune famille, aucun ami. Rien.
Quand il ramena son attention vers moi, mon camarade avait une mine soucieuse.
— Je me demande vraiment ce qui a pu t’arriver.
— Moi aussi…, prétendis-je.
Il dut voir le chagrin briller dans mon œil car il ne me permit pas de m’apitoyer sur mon sort. Il reprit bien vite, tout allègre qu’il était :
— Avec le recul, tu es quand même plutôt chouette pour quelqu’un qui a tout perdu !
— Espèce de lutin ! répliquai-je, m’amusant tout de même de son impudence.
— Tu peux parler, la rousse sans-race !
Nous rîmes sous cape, légers et détendus, comme si un mur gelé avait cédé entre nous.
À mi-chemin des dortoirs, des mouvements, puis des ricanements nous parvinrent depuis les confins d’une venelle assombrie. Trois silhouettes vaguement familières étaient réunies dans une encoignure.
— Vous faites quoi, les gars ? leur cria ingénument Vixe.
— Si tu veux venir, ferme-la, gros malin ! lui répondit quelqu'un à voix basse.
À ce moment, mon intuition me conjura de rentrer aux dortoirs sans tarder, mais les dangers nocturnes qui guettaient les jeunes femmes dans mon monde me rendaient réticente à le faire seule. J’approchai donc à la suite de Vixe.
Une fois sur place, la scène prit un tournant surréaliste : parmi les trois individus – des jeunes soldats eux aussi, je les avais reconnus –, deux d’entre eux observaient une fille aux longs cheveux tressés qui semblait séparée de nous et qui tâtait les parois de murs invisibles. Cela donnait l’impression qu’elle était enfermée dans une sorte de cube translucide à échelle humaine.
Vixe plissa les yeux comme pour reprendre son sérieux. Le ton de sa voix augura les problèmes.
— Ne me dites pas que c’est le cube des Ombres ?! chuchota-t-il. Qu’est-ce que vous avez fichu ?
Son regard avait chuté aux pieds d’un jeune homme de la même espèce que Keroshane, où un deuxième cube, bien plus petit, ronronnait doucement. C’était un objet curieux à la technologie inconnue ; des bandes lumineuses tapissaient ses contours et quelques points bleus clignotaient à intervalles réguliers. Éméchée, je compris avec un temps de retard que la prison immatérielle autour de la fille était en fait une projection de ce cube là.
— On n’a jamais compris pourquoi il n’est réservé qu’à eux, rétorqua l’unicorne, le torse bombé. On va être obsidiens, on n’a pas besoin de courage, nous aussi ?
Mon partenaire secoua la tête avant de regarder de nouveau l’artéfact lumineux.
— Non, sérieusement, vous l’avez volé ? les questionna-t-il, le ton grave.
— Mais n’importe quoi, on est pas assez fous pour voler quelque chose à une Ombre. J’ai convaincu un d’entre eux de nous le prêter, c’est tout.
Vixe eut un mouvement de recul. Je ne comprenais décidément pas de quoi ils parlaient.
— Ouh, ça ne sent pas bon, ça.
Tout à coup, à l’intérieur du cube démesuré, la fille écarquilla les yeux. Elle attrapa une arme immatérielle, levant le menton comme si un fantôme se tenait devant elle, et se mit à faucher le vide sans produire aucun bruit.
— Qu’est-ce qui se passe ? m’enquis-je en approchant. Qu’est-ce qu’elle a ?
Les mots que son camarade prononça me gelèrent sur place :
— Elle échappe à son pire cauchemar.
L’ivresse en moi était redescendue en flèche. Son pire cauchemar ? De quelle magie néfaste était-ce l’œuvre ? Je regardai avec anxiété la jeune fille se cogner dans un coin et repartir de plus belle combattre un ennemi invisible, les lèvres figées sur un cri inaudible. La voix de Vixe renchérit dans mon dos :
— Franchement, les gars, je pense que faire ça dans la rue rend l’idée doublement idiote.
— Il faut la sortir de là, non ? commençai-je à m’inquiéter, car ce jeu interdit me paraissait très dangereux.
— Surtout pas, rétorqua le deuxième individu, qui se mit à sourire. Je la connais. Elle a toujours envie de finir ce qu’elle a commencé.
J’allais certainement insister quand soudain la fille s’écroula sur le béton près de moi, la respiration bruyante. On aurait dit qu’une porte s’était ouverte vers l’extérieur. Elle était parvenue à sortir du cube.
— Euh… ça va ? m’empressai-je de lui demander.
Haletante, elle souleva son visage face contre terre pour me regarder avec surprise.
— Je ne sais pas qui tu es mais, ouais, c’était génial !
Elle entrevit ma grimace tandis qu’elle se relevait. « Génial » ? Quel genre d’aliéné pouvait trouver du plaisir à affronter son pire cauchemar ?
— Bon, intervint Vixe d’un ton nerveux qui ne lui ressemblait pas. Viens, Kaly, on se tire maintenant. Je n’ai aucune envie de me faire saigner, moi.
— Oui, dis-je. Allons-y...
— Ça va, les gringalets ! railla la fille. Vas-y, toi, essaie !
Et sans prévenir, elle me poussa dans l’entrée du cube.
Les murs autour de moi se changèrent instantanément et je ne fus plus dans la ville mais dans un lieu d’enfer que j’avais déjà trop connu.
Ma cellule.
Non.
Il n’y avait plus de lumière, rien que le froid glacé et les miasmes fétides de la crasse et de l’humidité. Un sentiment de panique écrasa ma poitrine et je me mis à tambouriner contre cette même porte en fer qui avait tant fait saigner mes poings, consciente que si les autres dans la ruelle ne pouvaient pas m’entendre, ils pouvaient au moins me voir.
— Non ! m’écriai-je dans le vide. Non, je ne veux pas jouer à ça ! Ouvrez-moi !
L’écho de ma voix se répercuta sur les murs rétrécis et mourut sans qu’aucune réponse ne me fût parvenue. Je savais que tout était faux, que les tourments avaient pris fin, que la liberté m’attendait juste derrière, mais tous les détails étaient gravés sur la pierre jusqu’aux empreintes des anciens condamnés que j’avais fait rouler sous mes doigts pendant des heures. Mes mains tremblantes lâchèrent le métal froid du battant et un dernier regard circulaire me fit hyperventiler.
— Par les eaux déchaînées de la Source, ça suffit vos conneries ! entendis-je résonner la voix de Vixe.
La respiration sifflante, je m’assis par terre, enroulai mes bras autour de mes genoux et y enfouis mon visage comme si me cacher pouvait me sortir de ce cauchemar.
— Je suis tenté d’ouvrir tant c’est pathétique.
Je rouvris d’un coup les yeux malgré ma vision envahie de points noirs. C’était la voix du garde aux yeux reptiliens. Il revient pour moi. En même temps qu’une haine crue, c’est la terreur qui m’emplit, et je tirai violemment sur mes cheveux en lâchant un cri strident. Il me sembla que la terre s’agitait – ou alors ce n’étaient que des tremblements provoqués par ma propre détresse – puis, d’une seconde à l’autre, les murs de pierre disparurent.
Je levai craintivement la tête pour découvrir une forme dans la pénombre. Valkyon tenait le cube entre ses mains. Son visage était d’un calme terrifiant et ses yeux d’or liquide rivés sur les trois insouciants qui avaient dérogé aux règles.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? gronda-t-il.
Un épais silence était tombé dans la ruelle.
— Je… Capitaine, on ne voulait pas…, balbutia la fille, qui nous désigna Vixe et moi d’un doigt accusateur. C’est eux qui nous ont embarqués dans leurs idioties !
Valkyon inclina la tête avec une lenteur délibérée.
— Vraiment ?
Vixe voulut se défendre mais notre chef l’en dissuada d’une main dans sa direction. S’adressant aux autres, il ajouta :
— De toute façon, ce n’est pas à moi que vous devrez rendre des comptes.
L’air sembla refroidir ; les ombres glissèrent jusqu’à engloutir les pavés. L’horreur peignit leurs visages et leurs cœurs parurent cesser de battre à l’unisson quand une voix traînante surgit de l’obscurité derrière eux.
— Savez-vous ce que je fais des menteurs ? Voleurs, qui plus est ?
Nevra était apparu comme un seigneur des cauchemars. Son iris argenté brillait sur la seule la moitié de son visage éclairée par un rayon de lune, et le halo autour de sa peau pâle le faisait luire comme un spectre. Dans l’ombre qui les emporta tous, je vis un sourire inhumain fendre sa bouche.
Je ne compris pas où il les emmena, ni pour quel châtiment, mais le soulagement me gagna quand ils furent hors de ma vue. Cependant, je restai à terre, les épaules avachies, le regard dans le vide. Les souvenirs de la prison ne s’effaceraient jamais, ils avaient pour toujours brisé quelque chose en moi, quand bien même je me relevais. Cette injustice alors que j’étais perdue, l’abandon total, le désespoir…
Mon cœur en charpie conserverait son amertume. Il la conserverait longtemps.
Je ne sais combien de temps je restai ainsi, mais j’entendis vaguement notre capitaine congédier Vixe. Puis ses genoux s’arrêtèrent devant moi.
— Ne me touchez pas, le prévins-je dans un murmure glacial.
Valkyon n’avait pas esquissé un geste et ne tenta pas non plus de le faire. Il patienta simplement jusqu’à ce que je me lève. S’il ne marcha pas à mes côtés, je sentis de loin le poids de son regard alors que je rejoignais l’aile des chambres et que je refermais ma porte sur le couloir silencieux.~ * * * ~
Je restai cloîtrée la matinée du lendemain dans ma chambre. Lorsque mon ventre gronda famine, je sortis de cet état de torpeur pour aller déjeuner seule, peu désireuse de rencontrer Vixe. En quittant le réfectoire tardivement, l’enseigne du pôle médical qui surplombait le mur circulaire capta mon attention. J’hésitai quelques secondes avant de me décider à y entrer. Eweleïn discutait avec un autre guérisseur près du bassin de Maan’arbres. Ses cheveux nacrés étaient savamment entrelacés à un diadème aux chaînettes faites d’un métal semblable à de l’or.
— Bonjour, Kaly, m’accueillit-elle avec un air aimable. Cela fait quelques temps.
— Depuis le début de ma formation, oui.
Je me parai d’un sourire pour esquiver les questions sur ma mauvaise mine. Il n’était pas si factice car j’appréciais réellement la compagnie d’Eweleïn et le calme respectueux qui planait dans l’infirmerie. Toutefois, mes mains écharpées et ma démarche rigide n’échappèrent pas à son œil expérimenté.
— Cela ne date pas d’aujourd’hui, constata-t-elle en effleurant les crevasses dans mes paumes. Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ?
Sa question ne me surprit pas mais j’hésitai tout de même avant de répondre.
— Je n’ai pas l’impression que les autres souffrent.
— Les autres souffrent autant, crois-moi. Ils viennent peu ici car ils ont de quoi panser leurs plaies et les soulager chez eux.
Elle savait peut-être que ma réponse n’avait pas été complètement honnête. Je n’avais pas non plus eu l’envie de la déranger ou de paraître dépendante d’elle, elle qui m’avait généreusement tendu la main. En dépit de sa sollicitude à mon égard, Eweleïn demeurait un personnage naturellement lunatique.
— Alors, comment se sont passés les premiers jours ? me questionna-t-elle en longeant ses étagères.
— Plutôt bien, à vrai dire. Kreg me ménage pour le moment et j’ai la chance d’avoir un partenaire assez… dynamique.
Elle saisit un bocal en verre et revint dans ma direction.
— Tant mieux, alors. Tiens, voilà de la pommade, tu pourras la garder dans ta chambre.
— Merci.
J’observai les reflets du soleil qui étincelait sur le couvercle, et décidai après un silence d’aborder un point qui me travaillait.
— Comment se fait-il que vous n’ayez pas réussi à rassembler le Cristal depuis tout ce temps ? attaquai-je sans préambule.
Eweleïn arrima sur moi ses yeux bleu pâle, me considérant avec une surprise incontestable.
— Eh bien, Tartoth l’a dispersé aux quatre coins du monde. Elle seule avait le pouvoir de le restaurer en inversant son sort mais elle n’a jamais voulu revenir en arrière. Même quand la Garde l’a capturée.
— Oui mais… Ma question va sans doute paraître stupide, mais était-elle la seule sorcière de ce monde ? lui exprimai-je où je voulais en venir.
La guérisseuse réprima un délicat sourire, comme si elle se rappelait enfin mon ignorance.
— Non, bien sûr que non, répondit-elle, il existe des sorciers universels. En revanche, Tartoth était différente. Elle était une Sang-Premier, une descendante des pionniers de la magie. Les lignées des Sang-Premiers se sont vues offrir par la Source les pouvoirs élémentaires. Tartoth possédait le vent. C’est une magie extrêmement puissante.
— Pourquoi les autres Sang-Premiers ne vous aident-ils pas ?
Eweleïn fixa son regard sur les ridules du bassin.
— Il n’y en a plus. Tartoth était la dernière des sept lignées ancestrales. Si elle a eu un enfant, les Faucons ont pris soin de le garder reclus.
Je hochai pensivement la tête, m’imprégnant de cette information.
— J’ai la sensation que la Grande Rupture vous a tous beaucoup affectés…, dis-je pour essayer d’en apprendre davantage.
— Le Cristal est le centre même du monde, Kaly, répondit-elle sur un ton d’évidence. Sans lui, l’Équilibre est bouleversé.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que les terres sont moins fertiles, que des feux les ravagent, que des vagues immenses engloutissent les habitations...
Le ton de notre conversation avait obscurci les yeux de la jeune elfe. Craignant d’être allée trop loin, je m’empressai de changer de sujet.
— As-tu avancé sur ton remède de la dernière fois ? lui demandai-je. Ce que nous étions allées chercher aux falaises pour rendre la vue ?
— Mes expériences en éprouvettes fonctionnent. À présent, il me faudrait l’essayer sur un patient fraîchement blessé mais je prie l’Oracle pour ne plus jamais en arriver là.
— Eh bien, dis-je, si ce jour arrive, j’espère que tu obtiendras le résultat escompté.
Eweleïn me regarda par en dessous. Je pressentis qu’elle avait une idée derrière la tête avant même d’entendre la suite.
— Si nos pratiques t’intéressent, je m’attèle à l’alchimie expérimentale les fins de journées. Tu pourrais venir voir, je serais ravie de savoir ce que tu penses de nos procédés de fabrication, me proposa-t-elle.
— Tu m’estimes peut-être trop, avouai-je avec embarras. Qui plus est, je ne connais vraiment rien de votre monde...
— J’ai le sentiment qu’ensemble, nous pouvons réaliser de grandes choses, dit-elle avec un sourire.
Malgré sa clairvoyance, elle ne se doutait pas de mon intention de quitter cet endroit prochainement. À la fois pour noyer les soupçons et pour mon accomplissement personnel, j’acceptai donc de bonne grâce.~ * * * ~
J’aspirai une grande bouffée d’air avant de passer le portail de l’arène. Vixe avait posé ses affaires près de l’entrée, et il devait guetter les arrivées car il vint à ma rencontre sitôt que je fis mon apparition.
— Salut, dit-il avec une gêne patente. Ça va ?
— Très bien, Vixe, et toi ? feignis-je de ne pas comprendre.
Mon partenaire fourra ses mains dans ses poches en marchant à mes côtés sur la terre sablonneuse.
— Je suis désolé, c’est un peu ma faute si on s’est retrouvés là-dedans. J’étais en train d’essayer de les arrêter quand...
— Je ne t’en veux pas, le coupai-je aussitôt. Ce n’était pas ta faute.
Il me regarda attentivement tandis que je réunissais mes cheveux en chignon lâche, comme dans l’attente de quelque chose. Je finis par pousser un soupir.
— Je déteste être enfermée, lui confiai-je lugubrement.
Il dut se satisfaire de cette explication. Je ne comptais pas lui en donner d’autre. Nous démarrâmes donc notre course matinale dans un silence incommodé.
— Que… que crois-tu qu’il leur est arrivé ? hésitai-je en passant le portail. Nevra les a… ?
— Ça, je n’en sais rien. Mais je pense qu’on les reverra d’ici quelques temps, absolument changés, sans jamais plus de désir de braver l’interdit !
Vixe me lança une œillade fureteuse et, comme nous commencions à nous connaître, je devinai d’avance ce qu’il allait me demander.
— Tu ne voudras plus jamais aller à la taverne, j’imagine... ?
Ce lutin pouvait remercier son charme naturel car à la vue de son visage de guignol suppliant, j’esquissai un sourire malgré moi. Je lui donnai une bourrade en pleine course.
— Il va falloir que tu te montres très convaincant ! le prévins-je. Et que tu m’offres beaucoup, beaucoup d’ounya !
Vixe sourit avec profusion.
— Tout ce que tu voudras !
Chapitre 8
Ce jour là, mon partenaire et moi courions côte à côte dans l’aube froide et grisâtre. Une nouvelle semaine avait filé, durant laquelle j’avais commencé à jongler entre la science et la formation militaire. Mon esprit demeurait tant accaparé par ces changements qu’il ne trouvait plus le temps de se consacrer aux pensées parasites ; et cela me convenait.
— Au fait, demandai-je subitement, comme la question me venait pour la première fois, comment est-ce que tu sauras si tu es accepté parmi les obsidiens ? Vous avez un genre... d’examen à passer ?
Vixe haussa les sourcils, un demi-sourire au coin des lèvres.
— Pourquoi, ça t’intéresse ?
— Euh… pas vraiment. C’était plus par curiosité.
— Bah, tu n’as pas tout à fait tort, répondit mon camarade tandis que nous nous engouffrions dans un court tunnel creusé sous la ville, où la fraîcheur m'extirpa un frisson. Contrairement aux soldats ordinaires, il paraît qu’on doit triompher d’une épreuve.
— De quel genre d’épreuve on parle ? Celui à tuer une hydre à mains nues ?
C’était dit avec humour mais Vixe ne le perçut pas de la même manière. Son regard était fixé droit devant lui.
— En fait, je ne sais pas, répondit-il sans sourciller. C’est quelque chose préparé exprès pour l’occasion. Je verrai bien quand ce sera mon tour.
— Tu pourras me raconter... si tu en ressors vivant.
— Non. Tout le monde sait que le contenu de l’épreuve est confidentiel, ajouta-t-il devant mon regard inquisiteur.
Nous revînmes à la surface derrière une ligne de bâtiments saumonés, et j’affectai la surprise.
— Ah bon, tu connais le principe de la confidentialité, toi ?
Vixe me déséquilibra d’un coup de coude en réponse à mon affront, puis un grand sourire éclaira son visage.
— Franchement, tu serais étonnée !
Je fis semblant de me masser l’épaule, aussi gaie et légère que lui. Ces derniers jours, nos échauffements avaient tous la même couleur. Si désastreuse qu’elle fût, la soirée à la taverne avait au moins eu le mérite de nous rapprocher. Cela me faisait du bien ; j’avais connu trop d’anxiétés et trop de larmes pour ne pas rire un peu.
Quelques minutes plus tard, les jardins endormis se profilaient devant nous.
— Qu’est-ce que tu faisais avant d’entrer dans la Garde ? le questionnai-je.
— J’aidais mes parents à tenir leur bijouterie, répondit-il d’une voix où perçait la nostalgie. C’est un commerce familial du côté de ma mère. Parfois, ça nous arrivait d’aller marchander dans les autres villes. C’était une vie sympa mais, tu sais, elle manquait un peu de piquant. Et à côté, la Garde lançait constamment des appels à la mobilisation. Alors j’ai tenté ma chance.
— Un fils de marchand, voilà qui ne m’étonne pas... Tu ne comptes pas reprendre la boutique un jour ?
— Oh, si, je pense ! Mais j’ai d’autres projets avant. Quand les Piafs seront tombés et que j’aurai accompli mes tâches en tant qu’obsidien, j’aimerais partir un peu en vadrouille. Pourquoi pas explorer des ruines légendaires ou devenir chasseur de trésors pour un temps...
Je me concentrai sur le chemin en tentant de me représenter les objets de son rêve.
— Ou peut-être que je prendrai mon courage à deux mains et que j’irai faire un tour dans l’autre monde, qui sait, lâcha-t-il en haussant les épaules.
Son annonce me fit l’effet d’un coup de marteau.
— L’autre... monde ? répétai-je du bout des lèvres. Le monde des humains ?
Vixe hocha vigoureusement la tête et s’arrêta pour notre exercice de sauts couché-debout, sans prêter garde à mon désarroi. Incapable de l’imiter, j’entendis tout à coup le tambour de mon cœur qui bondissait dans ma poitrine.
— Mais… je croyais qu’on ne pouvait plus y aller, dis-je le plus prudemment possible.
— Ce n’est pas une partie de plaisir, mais si. Tu n’as jamais entendu parler des portails ? s’étonna-t-il au milieu d’un saut.
— Les portails sont condamnés maintenant, insistai-je avec un débit de paroles incertain.
C’était ce que Keroshane m’avait dit. Ce que Miiko m’avait dit. Entre-temps, mon partenaire s’était remis au sol, les sourcils froncés.
— Quoi, qui t’a raconté ça ? C’est des conneries. Personne ne peut prétendre contrôler les flux de Maana. Pas même la Prêtresse.
Le monde parut s’arrêter de tourner alors que la nouvelle se frayait un chemin dans mon esprit, comme une lame insidieuse se serait enfoncée dans un cœur. Et dans un éclair, je compris. Je compris que mon intuition avait été bonne depuis le début. Que l’on m’avait manipulée sous prétexte de mon ignorance.
Ils m’avaient menti.
Et la kitsune avait été aux commandes de cette machination.
Une vague incontrôlable me saisit alors, une vague du nom de fureur telle que je n’en avais encore jamais connue, montant de la plante de mes pieds jusqu’à mes tempes pulsatiles. Ma vision se teinta de rouge et je quittai en trombes les jardins malgré les appels de Vixe. Une fois dans ma chambre, je gagnai l’armoire sans attendre et fourrai rageusement mes maigres affaires dans un sac de toile. Il y avait bel et bien un moyen de rentrer dans mon monde. Ils m’avaient menti, ils m’avaient séquestrée – encore. Depuis ma sortie des prisons, depuis ma rencontre avec la Prêtresse, depuis l’apparition de l’Oracle. Tout ce cirque n’était en réalité qu’une façade, une nouvelle prison à ciel ouvert.
Et moi, je n’avais rien fait d’autre que de sagement obéir aux ordres.
Quelle idiote ! fulminai-je. Bon sang, idiote. Idiote. Idiote !
Je glissai dans ma ceinture un long poignard gainé de cuir que j’avais prévu pour ce voyage, et me ruai dehors sans jeter un regard en arrière.
La forêt était calme lorsque je m’enfonçai dans ses profondeurs en courant, ne cherchant qu’à fuir ce lieu nuisible où l’on m’avait fait croire que j’étais libre pour me retenir davantage. Et dire que j’avais perdu des semaines alors que ma terre, ma précieuse terre, m’attendait peut-être à quelques kilomètres de là ! Que me voulaient-ils pour me mentir à ce point ? Et surtout, que me voulait-elle, cette femme nommée Miiko ?
Je finis par m’appuyer à la charpente d’un vieil arbre, haletante, et regardai tout autour de moi. La déperdition de lumière conférait au sous-bois peuplé d’ombres des formes inquiétantes. Les griffes sèches des troncs tortueux grinçaient en hauteur, là où le vent murmurait de sinistres présages. Au souvenir du cauquemar et de l’obsidien amputé au coude, un grand frisson passa dans mon dos, mais je puisai un certain réconfort à l’idée que si j’étais perdue, au moins l’étais-je loin de la Garde.
J’en étais donc là, au bout du compte, une prisonnière en cavale, nerveuse et déboussolée, dans un monde qui n’était pas le sien ; et j’en étais là à me maudire pour n’avoir rien vu lorsqu’une puissante énergie palpita sous mes doigts.
La surprise fut telle que je m’écartai prestement du tronc d’arbre contre lequel j’avais trouvé appui. Mais cette force...
Impossible, pensai-je, incrédule.
Le Cristal. Il battait là, dedans.
Avec autant de crainte que de prudence, mes mains tâtonnèrent l’écorce boursouflée. Un lambeau céda presque immédiatement dans un craquèlement qui rappelait la coquille d’un œuf qui se fissure. Mes mains bougèrent. Des bribes d’écorce s’émiettèrent les unes après les autres. De plus en plus vite, je me retrouvais à arracher les écailles rêches, inconsciente du tas de débris qui s’amoncelait sur la pointe de mes chaussures ou des échardes qui s’enfonçaient sous mes ongles. Ce n’était pas du tout l’heure de me préoccuper du Cristal et j'ignorais ce qui me poussait à le faire, mais un poignant sentiment d’urgence me tenait aux entrailles.
À la fin, la lueur violette qui illumina la cavité du tronc ne me laissa plus aucun doute sur la nature de ce que j’avais révélé au grand jour.
Derrière moi, tout à coup, il y eut un bruit. Un grognement sourd et menaçant.
Je me retournai avec lenteur. Reculée dans la pénombre, une bête au pelage noir me faisait front. De la taille d’un loup mais au museau aplati de chien, une bave écumante s'écoulait de sa gueule armée de crocs. Les poils se hérissèrent sur mes bras. Un coup d’œil circulaire m’éclaira sur ma situation : les arbres manquaient de prise pour me permettre d’y grimper et je ne pensais pas avoir beaucoup de chance à la course contre ce monstre à quatre pattes. Sous ma tunique, mes paumes moites se cramponnèrent à mon poignard.
Un long moment s’écoula sans qu’aucun de nous deux n’esquissât un mouvement.
Puis la bête chargea.
Je n'avais à présent plus le temps de penser. Je me jetai sur le côté comme à l’entraînement, roulai dans le tapis de feuilles mortes et retrouvai appui sur mes deux jambes sans jamais montrer le dos. La créature tournait désormais en cercle autour de moi, d’une manière étrangement lucide, ses yeux noirs pareils à des harpons vissés sur sa proie. Tout en elle exsudait la mort, au point que mes genoux se mirent à trembler.
Elle poussa un grondement féroce et revint à la charge.
En une seconde, le monde ralentit. Je vis ses muscles puissants se rétracter avant de claquer comme la corde d’un arc ; la terre qui se soulevait dans un nuage de poussière ; son corps qui bondissait vers l’avant, la gueule luisante et meurtrière, prête à boire le sang.
Cette fois, j’étais finie.
Mais alors, comme un miracle venu du ciel, un craquement survint dans les houppiers en hauteur et une lourde branche s’écrasa sur le crâne de la bête.
Sans attendre, sans réfléchir, je frappai.
Un couinement plaintif fendit sa gorge quand ma lame pénétra profondément la chair de son flanc. Une fois, puis deux, puis trois, et encore sous l’impulsion de mes cris de guerre. Je me dégageai à l’instant où son corps meurtri s’affaissait lourdement dans un bouillon de sang chaud et regardai, à bout de souffle, la dernière étincelle de vie quitter ses yeux.
Je venais de tuer. Pour la première fois.
Mes jambes se dérobèrent et une brûlure acide remonta dans ma gorge. Mes mains tremblantes et engluées mêlées à l’herbe avaient la couleur du goudron.
— Vivante, chuchotai-je.
Je fis un effort pour m’asseoir sur mes talons, réprimant mon envie de vomir. Alors que peu à peu mon esprit retrouvait un semblant de lucidité, un détail sur le ventre de la bête attira mon regard : c’était une zone circulaire, dépilée, au milieu de laquelle figurait un tatouage… non… une marque au fer rouge. Un oiseau.
Un oiseau comme… ?
Je n’eus pas le temps de me questionner davantage que des bruissements annoncèrent l’arrivée de quelque chose d’autre et je me mis en garde, prête à tout. Mais rien ne me prépara à voir surgir mon capitaine aux aguets, un arc en travers du dos et son épée à la main. Probablement que lui non plus car l’étonnement marqua chacun de ses traits pendant que ses yeux dorés passaient de la créature à moi, et inversement.
— Nous... avons entendu des cris, souffla-t-il en me fixant d’un air incertain.
Valkyon s’approcha précipitamment de la bête comme en se rappelant soudain son hostilité.
— Tu l’as tué, constata-t-il avec un rapide coup d’œil vers mes habits aux projections noirâtres. Tu vas bien ?
Je l’observai en retour sans un mot, le cœur paniqué. Je ne m’étais pas attendue à le trouver ici.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Un crocotta. Un traqueur, tenace, expliqua-t-il en contournant le cadavre. Mais habituellement ces choses vivent bien plus loin dans les bois...
Il se figea tout à coup. Ses yeux venaient de trouver la marque du sceau.
— Bien sûr... Un pantins des Faucons, maugréa-t-il.
— La terre autour de lui est crevée, remarquai-je alors.
Une auréole de mort encerclait la dépouille : les feuilles s’étaient racornies, l’herbe n’était plus qu’un amas de cendres.
— C’est l’œuvre d’une magie noire, répondit Valkyon.
Je frissonnai comme si ces mots pouvaient distiller le malheur. Le visage préoccupé de mon capitaine s’éclaira soudain quand il avisa la brisure de pierre mauve qui gisait au sol. Je pestai contre moi-même pour avoir cédé à la tentation de son appel, car maintenant l’intervention de mon chef bousculait mes plans.
— Par l'Eldars toute-puissante ! tu en as trouvé un autre...
Après qu’il eût dépoussiéré le cristal et étudié dans une raie de lumière, il marqua une pause pour me jauger. Longuement. Je réfléchissais toujours à un moyen de me débarrasser de lui lorsqu’enfin il demanda :
— Pourquoi étais-tu ici ?
— De ce que je sais, l’accès à la forêt n’est pas interdit, répliquai-je avec un détachement emprunté.
— Non, mais ta place est dans l’arène à cette heure.
Une ombre dans le lac doré de ses yeux me forçait d’admettre qu’il savait. Je serrai d’abord mes lèvres afin d’évaluer ma réponse.
— Je m’en vais, annonçai-je franchement. Et vous ne m’en empêcherez pas. Tout le monde me ment depuis le début. Je sais maintenant qu’il y a un moyen de rentrer dans mon monde ; alors, je rentre.
Le silence entre nous s’épaissit.
— Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air.
Sa réponse abrupte manqua de me faire sortir de mes gonds. J’écarquillai les yeux, autant d’effarement que de colère, et mon corps eut un mouvement de recul. Il ne tentait même pas de démentir !
— Alors c’est vrai… Après toute cette séquestration, je n'en reviens pas ! m’emportai-je.
— Miiko pensait que tu ne serais pas prête à entendre sa parole, dit Valkyon sans me lâcher du regard.
— Quoi ?
— Elle pense que… nous avons besoin de toi.
Je demeurai sur place, frappée d’interdit. Ainsi, c’était bien elle, cette Miiko, qui tirait les ficelles de son théâtre de marionnettes. Bon sang, je le savais !
— C’est à cause de l’Oracle, n’est-ce pas ? Et du Cristal ? murmurai-je en serrant les dents.
Valkyon fit un pas dans ma direction.
— Écoute, si tu acceptes de rentrer avec moi à la Garde, je te conduirai à elle pour une audience immédiate, tenta-t-il de négocier.
— C’est hors de question ! aboyai-je avec fureur.
En guise de menace, je brandis ma dague encore ensanglantée vers lui. Il la considéra d’un œil dubitatif comme si je ne tenais dans ma main qu’un vulgaire bâton.
— Et où comptes-tu aller ? rentra-t-il dans mon jeu. Tu ne tiendrais pas une nuit dehors.
— Je m’en vais trouver un de ces... portails ! Et je préfère mourir en essayant que de me trouver une seconde de plus entre vos murs !
La haine faisait affluer des larmes à la frange de mes cils. Rentrer à la Garde ? Et puis, quoi encore ? Que valait cette vie morne de désespoir et de captivité ? La peur de ne jamais revoir mes proches surpassait tout le reste. Il fallait que j’essaye !
— Trouver un portail soi-même reste exceptionnel et tu ne réalises pas les dangers auxquels t’exposerait cette quête, énonçait Valkyon posément, et son mouvement pour me rejoindre me fit bondir en arrière.
— Vous, pas un geste ! m’écriai-je d’une voix étranglée.
Mes doigts avaient beau trembler sur le manche de ma dague, je n’en étais pas moins déterminée. Qu’il tentât de me ramener là-bas contre mon gré, il y perdrait quelque chose ! Le guerrier leva une main d’un geste apaisant tandis que, de l’autre, il rangeait lentement son épée dans son étui dorsal.
— Je ne vais pas te faire de mal, Kaly, dit-il d’un ton très calme. Personne à la Garde ne t’en fera.
— Comment croire un mot de ce que vous dites alors que vous m’avez enfermée, même après avoir su que j’étais innocente ? Et manqué de me laisser mourir ? Et forcée à renier mon identité ? Le mal est déjà fait ! hurlai-je.
Des larmes de rage et de peur humidifiaient maintenant mes joues, que j’essuyai d’un geste vif. Valkyon m’observa avec dans les yeux une lueur indéfinissable. Inclinant la tête, il tenta alors un autre argument.
— Je suis capitaine de l’Obsidienne. Si je voulais te traîner de force là-bas, ce serait déjà fait, m’assura-t-il, le visage grave.
Je jaugeai son corps athlétique en me persuadant intérieurement qu’il avait tord ; je pouvais au moins courir très vite.
— Je te propose d’écouter au moins ce que Miiko a à te dire. Ensuite, tu pourras décider de partir si tu le souhaites.
— Bien sûr, pour qu’on me jette à nouveau dans une cage parce que j’aurais été trop crédule.
— Non, ça n’arrivera pas. Tu as ma parole.
— Votre parole vaut-elle quelque chose ? sifflai-je farouchement.
Un de ses sourcils tressaillit, mais le ton de sa voix demeura placide.
— Évidemment qu’elle vaut quelque chose.
Je mis à profit le silence pour réfléchir à toute vitesse et étrécis les yeux comme si cela pouvait aiguiller mon jugement. Derrière ses airs de brute, cet homme était une figure d’autorité à Eel. Pouvais-je vraiment balayer d’un revers de main sa protection, au risque qu’il me traque et qu’il me ramène à mon corps défendant ?
Comparé à Nevra, il était intègre, ça, j’en aurais mis ma main à couper. Il me laisserait partir si je respectais ma part du marché. Juste une discussion. Une seule et j’étais libre.
— J’ai votre parole ? voulus-je bien m’en garantir.
Valkyon approuva d’un hochement de tête.
— Oui, je jure sur les eaux sacrées de l’Eldars qu’aucun mal ne te sera fait et que tu iras où bon te semble. Maintenant, soupira-t-il, veux-tu bien baisser ton arme ?
Je me mordis longuement l’intérieur de la joue avant de rengainer mon poignard.
— Parfait. Nous allons rentrer ensemble, décréta-t-il en se retournant.
Il ne prit même pas la peine de vérifier que je lui emboîtais le pas. Nous remontâmes donc la forêt en sens inverse jusqu'à un bouquet d’arbres voisin où nous trouvâmes une charrette débordant de fourrures et de gibiers de chasse. Bras croisés, une longue silhouette se tenait appuyée sur les ridelles. Une guerrière aux cheveux platine et au regard d’argent. Hildegarde.
Elle dressa un sourcil en voyant revenir son capitaine accompagné, examina mon sac et mes vêtements poisseux, et une curieuse expression s’invita sur son visage.
— Kaly s’était perdue, elle fera le chemin avec nous, lança Valkyon en se plaçant entre les bras de la charrette.
Hildegarde le scruta, avec l’air de quelqu’un qu’on ne dupe pas facilement. Puis elle reporta son attention sur moi.
— Eh bien, fit-elle avec un petit sourire compassé, j’ai comme un déjà-vu.
— Moi aussi, dis-je, si bas qu’aucun d’eux n’aurait pu l’entendre. Moi aussi...
Le trajet jusqu’à la Cité d’Eel me parut interminable. Valkyon et Hildegarde devisèrent sans y mettre beaucoup de cœur, si bien qu’à notre arrivée entre les murailles blanches, nous marchions tous dans un silence maussade.
La guerrière dut emprunter un chemin différent du nôtre et partit avec la charrette pour la mener aux cuisines. Avec son impassibilité coutumière, Valkyon gravit les marches du palais en m’emmenant dans son sillage, et m’escorta à travers le dédale de lumière et de tapisseries. Nous nous arrêtâmes à la fin devant les portes de la chambre épiscopale, où deux gardes coiffés de leur sempiternel heaume sombre tenaient croisées leurs hallebardes. La vue du cristal dans la main de mon capitaine ne provoqua chez eux aucune émotion. Les portes s’ouvrirent, augustes et aériennes, et nous trouvâmes Miiko seule sur son estrade, dos à nous devant le socle de marbre.
Valkyon s’avança.
— Miiko. Elle sait.
Ses oreilles de canidé frémirent et le rideau de ses cheveux noirs oscilla. Miiko conserva toutefois son maintien avec autant de grâce que de fierté. Bénie par les flots de lumière devant les ruines de son héritage, il émanait d’elle quelque chose de profondément tragique. Mais quelle que fût sa tragédie, elle n’excusait pas le mensonge.
— Oui... Je me doutais que ce n’était qu’une question de temps. Laisse-nous seules, Valkyon.
Avant de répondre à l’injonction, ce dernier la rejoignit et lui tendit la pierre. Puis il me jeta un regard, un seul ; ferme et ardent. Et il partit.
J’espérais au plus profond de moi qu’il tiendrait sa promesse et que je ne venais pas de me jeter naïvement dans la gueule du loup. La Prêtresse patienta dans la clarté diffuse projetée par les vitraux ; son visage était penché vers la pierre morcelée qui luisait dans sa main.
— Que sais-tu des Faucons Obscurs, Kaly ? demanda-t-elle une fois les portes refermées.
Mes poings se serrèrent. Comment ose-t-elle éluder le sujet de ma venue ? La gorge brûlante, je fermai toutefois les yeux pour me contraindre au calme.
— Ce sont des rebelles qui vous combattent depuis plusieurs décennies, répondis-je avec ce qui me restait de patience. À quelle fin, je l’ignore, mais ce sont eux qui ont brisé le Cristal. Lorsqu’ils ont envoyé leur sorcière semer le désordre, Tartoth.
Ma voix était forte ; son timbre résonnait dans la pièce presque entièrement vide et froide.
— C’est exact, confirma-t-elle. Il y a quarante ans, les Faucons ont commis leur premier attentat à la capitale. C’est une nuit qui a gravé notre histoire à jamais. Ils ont lâché dans les rues une meute de créatures contrôlées par la magie noire, ils ont incendié les maisons, brûlé nos ressources les plus précieuses, dont la grande bibliothèque d’Eel. Des assassins infiltrés dans le palais ont agi de concert pour supprimer les membres de la Garde Étincelante. Tout ce temps, ils s’étaient réunis dans le secret, fomentant leur rébellion. Alors, la guerre a éclaté, inévitablement, me conta-t-elle. Ce fut une guerre aux pertes terribles, mais nous avons gagné et repris ce qui nous revenait de droit. Ce que les Faucons n’ont jamais accepté…
Miiko se détourna du joyau pour marcher pensivement à travers la pièce, son sceptre embrasé d’un feu bleu frétillant à chacun de ses pas. Le fragment de cristal perdu auréolait toujours sa main de violet. À l’entendre ressasser une histoire qui ne me concernait en rien, je scellai les lèvres en une ligne rigide, prête à déborder.
— Le Cristal s’est beaucoup affaibli depuis la Grande Rupture. L’Équilibre est bouleversé. Pour le bien d’Eldarya et pour le bien du peuple, il est important de le réunir au plus vite. Mais Tartoth est morte sans la moindre descendance, emportant sa malédiction avec elle, termina-t-elle d’une voix réduite à un murmure.
— Pourquoi m’avez-vous menti ? articulai-je alors en me maîtrisant à grand-peine.
Miiko me regarda en cillant, comme émergée d'un état de transe. Son expression changea pour recouvrer une contenance réservée et distante.
— J’ai voulu t’observer après l’apparition de l’Oracle, dit-elle d’un ton qui n’exprimait aucun remords. Mon intuition ne m’a pas fait défaut, voilà que tu as ramené deux fragments du Cristal.
— Cela n’explique pas pourquoi vous m’avez menti, insistai-je avec une rage contenue.
— Tu n’avais aucun recul. Tu aurais voulu partir sans arme, sans vivre, sans connaissance, les mains vides. Je n’allais pas risquer de perdre l’inconnue qu’avait désignée notre Mère à cause d’un élan de folie.
Cette fois, la colère me submergea.
— C’était mon choix et vous me l’avez enlevé ! m’exclamai-je sans autre forme de procès. Vous m’avez gardée comme une prisonnière !
— Et ce faisant, nous t’avons sauvé la vie.
— Non. Vous ne pouvez pas utiliser ce prétexte pour justifier vos mensonges.
Miiko ne daigna pas remarquer mon dégoût ; les mains croisées dans le dos, elle marcha jusqu'au socle sur lequel reposait le Cristal.
— Crois ce que tu veux mais je ne suis pas sans cœur. Tu as l’esprit vif ; tôt ou tard, tu allais apprendre l’existence des portails, de ma bouche ou de celle d’un autre. Quoi qu’il en soit, la question n’a plus lieu d’être. Mais j’ai maintenant une proposition à te faire, dans laquelle nous pourrions tous y trouver un intérêt.
Elle fit une pause en balançant ses queues, comme si les mots à venir devaient s’arracher un à un de sa bouche.
— En échange de tes services, reprit-elle, je m’engage à déployer tous les moyens à ma connaissance pour te trouver un portail vers ton monde le moment venu, ainsi que toutes les ressources dont tu auras besoin pour effectuer ton voyage.
Je me mis sur le qui-vive, ne m’étant pas attendue à conclure un marché avec elle.
— Quels services ? demandai-je précautionneusement.
— Je ne sais pas… Je dois t’observer encore. Voir si tu es capable de retrouver d’autres cristaux et pourquoi tu le peux.
— Combien de temps devrai-je rester ?
— Peut-être quelques révolutions de lune si tu ne révèles plus ton talent. Peut-être jusqu’au rassemblement du Cristal si tu peux accomplir cet exploit.
Ma respiration se coupa instantanément.
— Le rassemblement du Cristal ? m’exclamai-je. Mais ça pourrait prendre des années !
— Seule la Source détient cette réponse.
Miiko tourna la tête pour m’accorder son regard de cobalt, et il fut impitoyable.
— Combien de temps crois-tu que tu mettrais à trouver un portail seule ? En admettant que tu survives au-delà des bois, qui offrirait du travail à une étrangère ? Quel argent te nourrirait, te logerait quand tu ne supporterais plus de rôder dehors ? énuméra-t-elle sans fléchir. Tu ne sais rien de ce monde. Tu te perdras. Ici, nous t’offrons la sécurité.
C’était un fichu renard manipulateur mais sa lucidité dut me pousser à la réflexion.
— Je ne connais pas cette histoire de portail, rétorquai-je ensuite. Qui me dit que ce n’est pas un autre tissu de mensonges et que je ne peux pas me contenter de traverser la rivière ?
— Que la Source me damne si je mens. Les portails fonctionnent bien à sens unique, et ils se sont faits rares depuis la Grande Rupture.
La solennité dans sa voix me convainquit. Il existait déjà un moyen de retour, c’était bien plus que ce que j’avais espéré.
— Si j’accepte, dis-je, promettez-vous de respecter votre engagement ?
— Sur la grandeur de l'Oracle, je t’en fais le serment, déclara-t-elle avec gravité.
Elle raffermit sa prise autour du fragment du Cristal.
— Alors, qu'en dis-tu, Kaly ?
Je ne m'étais pas rendue compte que je me rongeais nerveusement les ongles, vieille habitude d'enfance dont j'avais réussi à me débarrasser avec le temps. J'ignorais quel rôle j’avais à jouer dans cette histoire et je refusais toujours d'accepter que mes veines pussent charrier un sang de ce monde. Pourtant, je ne pouvais nier qu’un lien inexplicable semblait me rattacher au Cristal. Tout cela n'avait aucun sens.
Mais du sens, j’en trouverais plus tard. Ce qui m’importait maintenant, c’était que je pouvais rentrer. Que j’allais rentrer.
Les images de mes proches se succédèrent sous mes yeux en l’espace d’un battement de cœur. Je gonflai donc ma poitrine électrisée d’une détermination farouche.
— Marché conclu.
Chapitre 9
Assise dans l’alcôve de l’infirmerie, une plume à la main, je recopiais soigneusement dans mon carnet quelques formules de chimie végétale. Les persiennes ouvertes laissaient pénétrer des rais de lumière qui caressaient les franges d’un large tapis à rosaces.
— Kaly ? Je ne m’attendais pas à te voir ici à cette heure.
Eweleïn était apparue au sommet des marches, toute vêtue de blanche mousseline. Depuis ma chaise, je la saluai par un mince sourire.
— Oui, répondis-je à voix basse. Disons que j’avais envie de me changer les idées...
— Il s’est passé quelque chose ?
Elle s’approcha d’un air concerné, non sans avoir eu la délicatesse de tirer le rideau derrière elle.
— J’ai appris qu’il était possible de retourner dans mon monde.
Seconde après seconde, je vis la souffrance s’épanouir sur son visage magnifique.
— Ne t’en fais pas, la devançai-je, en la voyant ouvrir la bouche. Je ne suis pas en colère. Pas contre toi.
— Vraiment... ?
— Tu ne m’as jamais menti à proprement parler. En fait, tu n’as pas eu l’occasion de me mentir. Je ne crois pas que ce soit un hasard.
Au contraire, et peut-être me berçais-je d’illusions, mais je la soupçonnais d’avoir habilement su manœuvrer nos discussions pour contourner les sujets fâcheux. Elle était bonne envers les autres comme elle avait été bonne envers moi. Dans son cas, l’omission était probablement le moindre des maux.
Eweleïn secoua la tête.
— Je suis quand même navrée de ne t’avoir rien dit, souffla-t-elle d’un ton affligé. J’ai tenté de m’opposer à cette décision, mais…
Un creux plus profond se logea entre ses sourcils, et elle se ravisa. Mais Miiko, pensai-je. Ses yeux trouvèrent les miens.
— Que vas-tu faire, alors ? Tu vas rentrer ?
— Oui, je rentrerai. Mais pas tout de suite…
À tort ou à raison, j’avais conclu un marché. Il était trop tard pour faire machine arrière maintenant. Je poussai un soupir en me renfonçant dans ma chaise.
— Pourrais-tu me parler de ces... portails reliant nos mondes ? Où est-ce qu'ils se trouvent, pourquoi sont-ils si rares ?
Eweleïn vint s’appuyer au plan de travail et baissa les yeux sur le tapis, l’air songeur.
— Les portails sont des flux d'énergie, ils se déplacent au gré des vents et apparaissent dans des champs instables. Je ne suis pas sûre de ce que j'avance mais il me semble que, puisque le Maana est une force propre à notre monde, il entraîne le vôtre dans son champ d'attraction. Ce phénomène est accentué dans les lieux qui, pour une raison ou pour une autre, sont chargés d’énergie à un moment donné. Je m’avancerais même à dire, réfléchit-elle en me regardant, que si par hasard un individu se trouve de l’autre côté – un individu fait de Maana, j’entends –, alors… sans doute que toutes les conditions sont réunies pour ouvrir un portail.
— Tu veux dire que… ?
— Qu’il est possible que tu aies été attirée ici par ta nature de fae. Comme un retour aux sources.
Je fis à nouveau abstraction de ce désagréable sentiment de ne pas appartenir à ma terre.
— Mais certains de vous pratiquent la magie, réfléchis-je en agitant ma plume entre mes doigts noircis d’encre. Il n’y a vraiment personne capable de… je ne sais pas… D’en invoquer un ?
Eweleïn s’assombrit.
— Si tu voyais ça, ce ne serait rien d’autre que de la magie noire.
— Et ce serait si grave ?
Elle jeta un œil alerte en direction du rideau de l’alcôve, comme effrayée que quelqu’un eût pu m’entendre.
— Ne dis pas ce genre de chose, chuchota-t-elle fermement en se penchant sur le bureau. Jamais. La traversée d’un monde à l’autre dépasse les limites de la magie. Cela demanderait une quantité immense de Maana, si immense qu’il faudrait peut-être commettre un génocide, Kaly, au seul titre d’ouvrir un portail. Aucun être vivant, faery, ni animal, ne mérite d’être sacrifié pour cela.
Je réalisai trop tard le caractère déplacé de ma question. Bien sûr que la magie noire était issue de choses néfastes ; j’avais vu le crocotta, comme j’avais vu la façon dont Valkyon l’avait regardé. Et dans ce monde, aucune forme de vie n’était inférieure à une autre. Il suffisait de regarder la rangée de Maan'arbres disposés autour du bassin central de l’infirmerie, dont chaque fruit lumineux était choyé comme un nouveau-né.
— Je sais que tout est nouveau pour toi, me rassura Eweleïn en voyant mes lèvres pincées par l’embarras. Tu apprendras au fil du temps, mais fais seulement attention à ce que tu dis et à qui tu le dis.
— Votre monde est tellement compliqué, soupirai-je.
— Quel monde ne l’est pas ?
Ses cheveux nacrés glissèrent sur ses épaules comme elle tournait la tête pour regarder pensivement à travers les persiennes. Elle avisa ensuite mon carnet griffonné et prit une inspiration pour dire quelque chose, mais une voix d’homme l’interrompit :
— Ewe ? Tu es là ?
L’elfe alchimiste aux cheveux bleus, Ezarel, se glissa dans l’ouverture du rideau. Il nous considéra toutes les deux avec un drôle de regard.
— J’avais ouï dire que tu fréquentais l’humaine, lâcha-t-il d’un ton dédaigneux, mais je croyais à une simple rumeur...
— Mêle-toi de tes affaires, Ez, lui rétorqua sèchement Eweleïn. Sa compagnie est bien plus agréable que la tienne. Kaly, je dois retourner travailler mais ne t’en fais pas, reste autant que tu le souhaites. Tu es la bienvenue ici. Vraiment, je le pense.
— Merci.
Je la gratifiai d’un sourire reconnaissant et elle disparut à la suite du maître de l’Absynthe dans un parfum de lavande et dans un froissement d’étoffe qui rappelait le bruit des ailes d’un ange.~ * * * ~
Vixe était arrivé depuis longtemps quand je terminai ma course dans l'arène.
— Tu es en retard, tu as ralenti sur ton trajet, il ne sert à rien de te précipiter sur la fin, énonçait Kreg d’une voix revêche alors que je suffoquais au terme de mon sprint final. Fais-moi quatre séries de quarante pompes.
Je bus une gorgée d’eau, les poumons incendiés. L’entraînement s’annonçait mal. Mes ruminations m’avaient pratiquement empêchée de fermer l’œil la nuit dernière, et lorsque j’avais enfin cédé au sommeil, un cauchemar l’avait interrompu, puis la venue de l’aube.
— Tout de suite ! hurla mon chef.
J’essuyai la sueur de mon front d’un revers de poignet avant de me mettre en position. Hélas, au milieu de la deuxième série, la tension cuisante dans mes bras me contraignit à suspendre mon exercice. Une initiative qui déplut fortement à Kreg.
— Tu finis ce que je t’ai demandé, exigea-t-il, impitoyable.
Je savais pourquoi il agissait ainsi. C’était mon châtiment pour m’être enfuie de l’entraînement la veille. La colère commençait à bouillonner en moi. Ce qu’il me faisait était injuste. Ce monde était injuste. Vixe nous lança plusieurs coups d’œil inquiets depuis les cibles en paille sur lesquels il jetait ses dagues, mais je rassemblai toute ma volonté pour montrer à Kreg qu’il avait tort de me sous-estimer.
Je réussis au prix d’un effort surhumain à terminer ma gymnastique et me laissai retomber le nez dans le sable avec un goût métallique sur la langue. Évidemment, ce n’était pas fini ; il me fit venir sans répit à l’atelier de tir, où il resta dans mon dos, les bras croisés, pour observer chacun de mes gestes. Il connaissait ma gaucherie – cela ne faisait, après tout, qu’une semaine que je maniais l’arbalète – mais cela ne l’empêcha pas de me critiquer plus que d’ordinaire, et il finit par exploser quand mes bras raidis par les crampes perdirent inéluctablement le contrôle.
— Qu'est-ce que tu me fais, là ? rugit-il, alors que le carreau filait bien au large de la cible.
— Pardon…, marmonnai-je.
Ses iris surnaturels rutilaient littéralement quand je me tournai vers lui.
— Comment veux-tu avancer en étant aussi faible et aussi peu concentrée ? Déjà qu’hier, tu t’es éclipsée de l’arène comme une princesse ! Tu crois que d’autres n’aimeraient pas être à ta place, hein ? Que je ne pourrais pas me contenter de t’envoyer dans l’escadron des débutants et prendre quelqu’un qui en vaut vraiment la peine ?
Je plantai mes ongles dans ma chair tandis que la rage et la honte me firent monter le rouge aux joues. Je savais qu’il fallait me ressaisir, ignorer au possible ses remontrances parce qu’il n’avait pas la moindre idée du désastre qu’était devenue ma vie mais là, tout de suite, les forces me manquaient. Kreg gagnerait ce combat aujourd’hui.
Il planta un regard froid dans le mien, comme pour me mettre au défi de fondre en larmes ; ensuite, il héla Vixe.
— Puisque vous êtes des bons à rien aujourd’hui, allez donc servir à quelque chose, lança-t-il alors que le lutin arrivait en courant. Il faut que quelqu’un rende visite à Jagga. On a une fourniture de pièces d’armures anti-incendiaires sacrément en retard, voyez avec lui c’est quoi le problème.
À l’évidence, Kreg venait de prendre la décision que Vixe subirait également les conséquences de mes écarts de conduite. D’ailleurs, celui-ci parut bien mal à l’aise quand il leva un doigt hésitant.
— Euh... d’accord mais où est-ce que peut le trouver ?
— Depuis le temps que tu me colles au train, je ne t’ai jamais envoyé là-bas ?
— Bah, non… ?
Mon camarade se décomposa peu à peu en voyant les lèvres de notre tuteur se crisper et son visage se congestionner comme si de la vapeur allait tout à coup lui sortir des oreilles.
— Je peux leur montrer le chemin, Kreg. J’ai une course à récupérer en ville.
La voix était celle d’Hildegarde. Elle portait une tunique légère aux manches retroussées aux coudes et se tenait à un pas de nous, le visage impassible. Kreg renifla.
— Comme tu veux, mais sache qu’ils n’ont rien de mieux à faire. C’est vraiment la pire fournée de soldats qu’on m’ait jamais donné.
Il se détourna de nous sans la moindre considération ; au moins, il ne vit pas le voile humide qui recouvrait mes yeux. Vixe me saisit le bras sans attendre et nous emmena en toute hâte à la suite de la guerrière.
— Ouf, merci ! souffla-t-il lorsque nous fûmes hors de portée.
— Pas de quoi, vous me faisiez de la peine.
Elle toisait le lutin de toute sa hauteur, affectant le plus grand détachement. Elle était un colosse de l’ordre de grandeur de notre capitaine avec beaucoup de prestance.
— De la peine, dis-tu ? répéta Vixe, qui avait déjà retrouvé son sempiternel sourire. Ça alors, tu es donc capable de ressentir des émotions ?
En haussant les épaules, Hildegarde m’adressa un regard lourd de sens.
— Je me demande bien pourquoi Kreg est autant hérissé...
Mes joues se teintèrent de cramoisi. Elle m’avait vue avec mon sac la veille, supporté le parfait hermétisme de son capitaine après qu’il m’eût récupérée au retour de leur corvée de chasse. Qu’avait-elle compris, au juste ?
— Oh, je ne savais pas que vous vous connaissiez, nota Vixe en nous regardant tour à tour.
— Tu n’es pas omniscient, Vixe.
— Quoi ! Je… !
— Allez, en route, les minus. Jagga est un grand associé de la Garde et le meilleur armurier de la ville, alors mettez votre tête en place et tentez de vous souvenir du chemin.
Nous descendîmes en ville par les grandes portes du bâtiment de la Garde. Comme de juste, la cité d’Eel rayonnait dès les premières heures du jour. Le soleil se reflétait sur les toits d’albâtre comme des éclats de diamants, et sur les cascades d’eau qui côtoyaient la verdure le long des façades. Derrière la place du marché, un restaurant avait étendu sa terrasse, d’où nous parvenait le tintement argentin des couverts.
Mes pensées se tournèrent bien vite vers l’humiliation de ce matin et j’en vins à méditer sur le fond de la punition de Kreg. La nuit dernière, durant ma longue veillée, j’étais parvenue à la conclusion que si Miiko me voulait réellement auprès d’elle depuis le début, c’est qu’il n’avait jamais été question de m’expulser de la Garde. Par la peur, Keroshane m’avait dissuadée de partir seule. Par la peur, il m’avait forcé la main, et j’avais accepté d’entrer dans l’armée. Tout était prévu pour en arriver là. Qu’est-ce que cela impliquait pour ma formation ? Kreg était-il au courant de ma situation particulière ?
Hildegarde marchait à l’avant sans nous prêter attention. Nous nous étions enfoncés dans des petites rues à l’ombre, à peine plus isolées des bruits du centre. Vixe, les mains dans les poches, revint la charge.
— Alors, vous vous connaissez d’où ?
— Oh, bon sang ! Tu es tellement sans-gêne, on ne t’a jamais appris à te mêler de tes propres affaires ?
— Hi-hi, non, m’dame !
— Je me demandais…, commençai-je à l’attention de la guerrière, bien décidée à faire connaissance avec elle, pourquoi n’as-tu pas d’élève à ta charge, comme Kreg ?
Elle tourna la tête, dardant ses yeux d’argent dans les miens, puis pointa Vixe du pouce.
— Franchement ? Ce lutin en est un bon exemple.
— Dit celle qui ne rate pas une occasion de me provoquer en duel ! protesta le concerné d’un ton offusqué. Tu sais comment on appelle ça ? De la mauvaise foi.
— Il faut bien avouer que tu as une sacrée tête à claques aussi... Tu ne trouves pas ? me demanda-t-elle, mais le regard de Vixe m’enjoignit à garder le silence. Si vous voulez savoir, j’ai déjà été tutrice mais ça n’a rendu service à personne. Aucun de mes élèves n’est jamais devenu obsidien. Je crois même que la plupart d’entre eux ont rendu leur démission à la Garde. La décision s’est faite d’un commun accord : il valait mieux que j’arrête.
— Hildegarde, la Briseuse de Rêves, souffla Vixe d’un ton théâtral.
— Entre nous, ce sont plutôt des os que j’ai brisés.
Aucun de nous n’osa relever.
Pour finir, nous parvînmes à l’adresse de Jagga. Ce personnage était en fait un nain à l’épaisse barbe brune, aux yeux enterrés sous un fouillis de sourcils, qui tenait une vieille boutique où s’amoncelait un fatras de casques, plaques de métal, et toutes sortes de pièces d’armure possibles et imaginables.
Il nous avisa depuis l’arrière-boutique et boitilla vers nous avec une chope à la main en baladant sa bedaine tombante.
— ‘Lut, ma dragonne ! Eh bah, fit-il avec un froncement de nez moqueur, v’là encore des p'tits nouveaux qu’j’ai pas vus ! Par les tétons de l’Oracle, y sont aussi rachitiques qu’le tibia d’ma mère. J’sais pas où Valkyon veut nous m'ner avec des gabarits pareils.
Le regard qu’il me décocha sembla directement appuyer ses paroles. Il leva sa chope en étouffant un rot.
— Tisane ?
— Tu sais pourquoi nous venons, n’est-ce pas ? attaqua Hildegarde en se plantant devant lui.
— Sûr, ma grande. Si c’est pour parler d’votre grosse commande là, elle est pas prête d’arriver. On m’a r’pporté des vols pendant l'transit en Terre de l’Est. Ouais, ça faisait longtemps, depuis l'embuscade à la Chaloupe. On est en train d’reconstituer les pièces manquantes, dis à ton capitaine que la cargaison arrivera bien entière.
— Qu’est-ce qui a disparu ?
— Pas moins d’une dizaine de caisses. Les côtes de maille, surtout.
Hildegarde prit un air renfrogné pendant que Vixe balançait son poids d’un pied sur l’autre. Jagga s’octroya une lampée de tisane – ou de toute autre boisson que contenait sa chope – et porta son intérêt sur moi à nouveau. Ses petits yeux se plissèrent.
— D’où tu viens, ma p'tite ? demanda-t-il.
— Euh… moi ? balbutiai-je, prise de court par la question. Pas de la ville. C’est... compliqué.
Plongeant une main dans sa barbe broussailleuse, il me dévisagea d’un air qui un instant me fit froid dans le dos. Puis il m’adressa un vilain sourire qui révéla des dents gâtées jusqu’à la racine.
— Pas d’la ville, qu’elle dit, bah v’là qui est sûr ! Un minois de p’tite dame pareil, moi, j’l’aurais pas raté !
Contre toute attente, il s’humidifia les lèvres en clignant grossièrement d’un œil. Mais un je-ne-sais-quoi avait changé sur son visage buriné.
— Garde tes mains dans tes poches, vieux cochon, intervint Hildegarde d’un ton impatient. C’est tout ce qu’on voulait. Au bon vent, Jagga.
— Ouais, ouais, au bon vent. Et qu’le nichon de l’Oracle vous bénisse, tout ça, tout ça ! l’entendîmes-nous éructer à travers la porte.
Nous nous éloignâmes dans la ruelle ombragée.
— Vous croyez que ce sont les Faucons Obscurs qui nous ont vandalisés ? m’enquis-je après un long silence.
— Sans aucun doute, répondit Hildegarde.
— Quel est leur effectif, au final ? Ils ont une armée aussi, comme nous ? Je croyais que ce n’était qu’un petit groupe de rebelles.
Ma question indiscrète m’attira le regard étonné de la grande guerrière, et en partie celui de Vixe.
— Personne ne sait vraiment combien ces Piafs peuvent être, m’apprit-elle. On a bien des estimations mais… c’est possible qu’ils nous cachent le gros de leurs forces. Les rapports n’ont jamais mentionné des escarmouches de plus de dix personnes, et pourtant ils doivent pulluler par centaines. Enfin...
Elle désigna une rue latérale.
— Je vous quitte ici. Ne jouez pas avec le feu et rentrez sans tarder à l’arène, d’accord ?
— Joli jeu de mots ! s’esclaffa alors Vixe qui, me découvrant l’air interrogateur, s’expliqua : Bah tu sais, Kreg, c’est un faldar !
N’ayant aucune idée de quoi il parlait, je hochai la tête avec un sourire comme si cela tombait sous le sens. Une fois Hildegarde disparue au cœur de la foule, Vixe arbora une mine plus sérieuse.
— Qu’est-ce qui s’est passé hier, au fait ? T’as rendu vraiment Kreg furieux en t’éclipsant sans prévenir…
— Je...
Je mâchonnai ma lèvre dans la recherche d’un mensonge facile. Pourtant, en dévisageant ce lutin que je commençais à considérer comme un ami, je fus frappée par la bienveillance qui imprégnait son visage si railleur d’ordinaire. Et c’est que le secret devenait si lourd à porter, trop pour le quotidien…
Les mots sortirent d’eux-mêmes.
— Vixe, je suis humaine.
Quoiqu’avec un sourire amer, je corrigeai :
— Ou plutôt « faelienne » de ce que l’on dit.
Les yeux de mon partenaire s’arrondirent comme des soucoupes et je ne lui laissai pas le temps de réagir. Je lui racontai le jour de mon arrivée, de la chute burlesque à travers le sapin à mon face-à-face avec une créature de l’enfer ; ma rencontre avec les obsidiens, puis ma fuite hors du marché ; la propagande malencontreuse des Faucons Obscurs. Et mon séjour interminable dans les geôles.
À la fin de mon histoire, je croisai les bras, les mâchoires durcies au rappel de ce cauchemar. Vixe, qui avait évité mon regard une bonne partie de mon discours, passa une main défaillante dans ses cheveux. Son visage était livide.
— Par les eaux de la Source…, se contenta-t-il de souffler.
Dans le silence qui nous enveloppait, ses yeux vinrent à ma rencontre, lentement.
— Tu ne savais pas pour les portails, comprit-il alors.
— Ils m’ont menti.
— Pourquoi ?
Je m’efforçai de déplier mes jointures blanchies par la crispation.
— Je t’en parlerai un autre jour.
Ces révélations étaient déjà suffisantes, d’autant que j’ignorais encore exactement à quoi m’associait Miiko et si ses théories étaient justifiées. Vixe n’insista pas ; il hocha vaguement la tête, fronçant les sourcils comme pour juguler le flux de questions qui lui venait.
— Kreg est au courant ?
Je secouai la tête pour lui signifier que non.
— Même si c’est Hildegarde et lui qui m’ont trouvée, ils pensent que j’ai simplement perdu la mémoire, lui expliquai-je. Et je crois qu’ils savent que j’ai été enfermée par malentendu, c’est tout.
— Un « malentendu »... C’est peu dire !
Son exclamation me fit tressaillir. Mon partenaire me regarda avec effarement, les paumes tournées vers le ciel.
— Mince, Kaly, tu as été jetée en… !
Toutefois, il dut comprendre le mal que me causaient ces réminiscences, car il mit sa phrase en suspens. Il respecta donc un nouveau silence, dont il usa pour regarder dans le fond de ses pensées.
— À présent que tu le dis, ça se voyait que le capitaine et toi vous connaissiez d’avant. Et puis même, je comprends maintenant… Ton accent… Et ta façon de penser, cachée derrière cette fausse amnésie.
— Tu… ne me regarderas pas différemment ? murmurai-je en plissant le front.
— Tu rigoles ?
Ma respiration manqua de se couper... jusqu’au moment où je tombai sur ses yeux noirs débordant d’excitation.
— Mais c’est encore plus génial ! s’exclama-t-il. J’ai plein de questions sur l’autre monde, si tu savais ! Oh, tu n’es pas prête pour ça !
Attendant à peine que mon sourire s’épanouisse, il enroula un bras autour de mes épaules pour nous entraîner tous les deux vers les jardins.
— Allez, viens, on va montrer à Kreg de quoi on est capables !~ * * * ~
Adossée au mur de l’arène, je regardais attentivement notre capitaine affronter une obsidienne, une solide femme à la peau bleue et aux yeux si blancs qu’ils paraissaient de givre. C’était un simple entraînement parmi tous les autres, mais celui-ci avait ameuté quelques groupes de curieux.
Dans le carré de combat, les coups et les ripostes pleuvaient sans répit, avec une telle complexité que mes yeux peinaient à suivre. Les lames de métal s’entrechoquaient, jetant des gerbes d’étincelles, et j’entrapercevais Valkyon se déplacer entre les assauts avec une prestesse époustouflante.
Si j’avais tenté d’imaginer son talent, jamais encore je ne l’avais vu combattre à l’épée.
Le duel se prolongeait, aussi splendide qu’intense. Les corps des deux guerriers s’éloignaient et se heurtaient de plus belle sous la confluence des rayons du jour ; et toujours les deux paraient, voltaient d’un côté puis de l’autre sans s’arrêter un instant.
Toutefois, l’issue du combat me paraissait évidente.
— Ça arrive au capitaine de perdre parfois ? chuchotai-je à Vixe qui, près de moi, n’avait d’yeux que pour l’affrontement.
— Il paraît que oui, quand il n’est pas dans son assiette, me répondit-il sur le même ton. Je ne crois pas que ça arrive si souvent que ça. Attends...
Valkyon venait de tailler vers le flanc de son adversaire. Celle-ci esquiva de justesse et tenta le tout pour le tout. Son épée exécuta une féroce courbe circulaire, mais notre capitaine saillit hors d’atteinte et frappa par un coup ascendant. Le bout arrondi de sa lame s’arrêta à hauteur de la gorge. Ainsi triomphait-il.
Un sourire pourtant humble éclaira son visage quand il prêta sa main pour relever sa subordonnée, et les deux obsidiens échangèrent une solide poignée de bras. J'avais eu le temps d’intercepter plusieurs discussions et de comprendre que Valkyon était en effet un capitaine très apprécié au sein de sa compagnie. Bien des rumeurs circulaient sur ses prouesses ainsi que sur son passé mystérieux. « Le Bras de l’Eldars », disait-on. C’était le surnom murmuré qu’il emportait dans son sillage.
Tandis qu’il retirait son plastron de cuir, mon regard demeura fixé sur son dos couturé de longues cicatrices. J’eus heureusement la présence d’esprit de détourner le visage au moment où il regarda dans ma direction.
— Bon, c’était bien beau mais maintenant on a du pain sur la planche et je suis cre-vé, grimaça Vixe en échauffant ses épaules. Il va falloir que tu arrêtes de m’inciter à jouer aux cartes jusque si tard !
— Moi, je t’incite ? Rappelle-moi, je te prie, qui m’a suppliée à l’origine pour avoir un dessin de fusée ?
— Il ne fallait pas me dire de prime abord que vous pouviez voyager dans les étoiles !
Je levai les yeux au ciel pour la forme et, comme j’esquissai un sourire complice, il ne put s’empêcher de m’en rendre un à l’identique. Je n’éprouvais aucun regret à m’être ouverte à lui, bien au contraire. Enfin une autre personne qu’Eweleïn prenait le temps de me faire découvrir ce monde et de m’en expliquer les rouages ! Les derniers jours n’avaient pas suffi à nos échanges sans limites. Il était venu certains soirs dans ma chambre et, autour d’un jeu de cartes, je lui avais parlé des plus grandes inventions quand il m’avait parlé des légendes.
« Au commencement, m’avait-il raconté, au tout, tout commencement, il n’y avait que le vide. Et au milieu du vide existait un point de lumière et d’énergie : Eldars, la Source d’Origine. De l’Eldars on dit qu’il émergea un jour une entité, l’Oracle. Mais quand l’Oracle ouvrit ses yeux neufs et qu’elle regarda autour d’elle, elle ne vit que la solitude. Ainsi, une idée lui vint. Elle prit dans sa main cette eau de lumière et d’énergie, et l’eau se cristallisa. Et marchant dans les ténèbres, sous ses pieds bénis se forma la terre. Alors l’Oracle retourna près de la Source et y plongea ses mains, les plongea encore, créant la matière, le temps et l’espace ; et à mesure qu’Eldarya prenait forme autour d’elle, elle empilait ses cristaux sur les lieux de son premier pas.
Mais au bout du compte, l’Oracle était toujours seule. De jour comme de nuit, dans le ciel comme sur la terre ou dans l’océan, dans cet endroit qu’elle avait rêvé, elle était seule. Pour créer la Vie, elle façonna donc un dernier fragment et le posa au sommet de ce Cristal qui lui avait servi à bâtir le monde.
L’Oracle marcha un temps parmi ses enfants, mais la Création l’avait épuisée. Un jour, elle trouva refuge dans le Cristal et se mit en sommeil afin de toujours pouvoir veiller sur nous. »
Je ne savais quoi penser de leurs croyances. Je n’avais jamais été pieuse mais une déesse, je le savais, était apparue devant moi.
Vixe m’abandonna pour suivre son programme à l’opposé de l’arène. Pour ma part, Kreg me fit venir devant les cibles en paille pour un entraînement au lancer de dagues. Après deux jours à ruminer sa colère, il agissait maintenant comme si rien ne s’était passé.
— Eh bien, je crois que tu peux te débrouiller toute seule, commentait-il en me regardant manipuler les lames – c’était le premier exercice pour lequel je possédais une aisance naturelle. Tu sais quoi ? Continue sans faire de pause, je reviendrai te chercher pour la session de combats. Et attention, poignet soudé !
Je me corrigeai aussitôt et réprimai un petit sourire, pas peu fière d’obtenir enfin de l’autonomie. Une fois seule, je vidai encore quelques fois ma ceinture de couteaux avant de m’aventurer à reculer d’un pas. Une ombre ne tarda pas à apparaître au coin de mon œil.
— Déjà de retour ? demandai-je d'un ton léger.
— Je t’ai manqué ?
Tous mes muscles se figèrent d’un coup. À seulement deux pas de moi, Nevra faisait tournoyer un poignard entre ses doigts agiles.
— Euh… bonjour, dis-je.
— Quelle adresse, ronronna-t-il en regardant les lames plantées ci et là sur ma cible, de la part d’une si petite chose mise ici contre son gré.
L’estomac pourtant noué, je m’évertuai à contenir mon malaise en allant récupérer mes dagues. Nevra ne bougea pas d’un pouce.
— Il paraît que tu as voulu t’enfuir, attaqua-t-il le sujet en me regardant revenir.
— N’importe qui de sain d’esprit l’aurait tenté en apprenant ce que vous m’avez caché.
Un sourire intéressé lui vint.
— Tu n’as pas tort. Et pourtant Miiko t’a convaincue de rester.
— Je pense faire ce qu’il faut pour rentrer chez moi vivante, répondis-je simplement.
Je me remis en position pour jeter mes armes, mais le regard insistant du vampire me déconcentrait. Mon ennui s’intensifia davantage en voyant que notre discussion privilégiée commençait à attirer quelques paires d’yeux trop curieux. Un long soupir s’extirpa de ma gorge.
— De quoi me soupçonnez-vous encore ?
— Tu as déniché un autre cristal. À ce stade, ce n’est plus une coïncidence, alla-t-il droit au but – et il avait cessé de sourire. Dis-moi, comment fais-tu ?
Haussant les épaules, je me concentrai à nouveau sur la cible.
— Je sais, voilà tout, répondis-je dans une demi vérité. C’est ce qui est arrivé jusqu’à maintenant, mais rien ne dit que ça se reproduira.
— Hm, c’est un don étrange que tu possèdes. Tu ne sembles pourtant pas magique.
— Rassurez-vous, j’en serais bien la première informée.
— Pas nécessairement, contredit-il après un silence.
Nevra s’était appuyé à la table de l’atelier et, les jambes croisées, me jaugeait de ses yeux dépareillés comme l’aurait fait un oiseau de proie. Interpellée par ses paroles, je haussai les sourcils. Mais en aucun cas mes oreilles ne furent prêtes pour la réponse délirante qui suivit.
— Vois-tu, j’ai eu l’occasion de déguster une carte très étendue de sangs faeries, si bien que peu recèlent encore de secrets pour moi.
Le sang se retira immédiatement de mon visage. Nevra avança vers moi dans un glissement feutré jusqu’à pencher ses lèvres froides près de mon oreille.
— Je suis pris par l’envie de te goûter toi aussi et d’être le premier à dissiper le mystère qui t’entoure, poursuivit-il dans un murmure. Mais la bienséance m’en empêche. Du moins, d’après Valkyon et Ezarel…
Ma peau se couvrit d’une violente chair de poule, qu’il remarqua avant que j’eusse le temps de cacher mes bras à sa vue, et ses ailes de nez frémirent. Cette fois, je rompis la proximité qu’il avait lui-même instaurée.
— Je sais que vous n’avez pas le droit de me tuer, dis-je avec toute l’assurance dont je pouvais faire preuve.
Nevra inclina la tête d’une manière singulièrement animale. Ma réplique sembla profondément l’amuser.
— Tuer ? répéta-t-il. Oh, je ne tue pas tous les pauvres mortels qui me nourrissent. La plupart du temps, en vérité, je mêle ce plaisir à celui de la chair.
J’écarquillai les yeux en piquant un fard, détestant le chemin obscène que prenait cette discussion.
— Ne prends pas cet air choqué, c’est ton sang, pas ton corps qui m’intéresse.
Et tout en disant cela, il se départit de plaisanterie, rivant son iris orageux sur la base de ma carotide.
— Nevra, qu’est-ce que tu veux ?
C’était mon capitaine qui, un sourcil levé, avait mis ses occupations en pause. Nevra cligna des paupières et lui dédia un sourire nonchalant.
— Ah ! Mon ami, je te cherchais.
Valkyon nous dévisagea tour à tour avant de m’adresser un simple hochement de tête. Alors que les deux hommes s’éloignaient pour une discussion, le maître des Ombres ne se retourna pas une seule fois. Mon cœur tout précipité peina longtemps à freiner sa course. Quelque chose me disait qu’il comptait me garder à l’œil.
Chapitre 10
Eweleïn était penchée au-dessus de mon épaule dans le laboratoire de l’alcôve. Le front humide, j’ajoutai avec une immense précaution le dernier ingrédient du mélange et retins mon souffle. La combustion prit parfaitement et une vapeur bleue s’échappa de l’erlenmeyer.
— Bravo ! me félicita-t-elle. Tu as maîtrisé du début à la fin la formule de ta potion apaisante.
Son élégante natte garnie de ficelles et de rubans oscilla dans son dos quand elle se recula. Tout sourire, j’entrepris de transvaser le liquide dans un flacon numéroté.
— À ce propos, dit-elle au moment où je me levai pour rejoindre l’étagère, je me suis renseignée, Kaly. Cet idiot de Keroshane était coincé dans les procédures mais si tu veux quitter l’armée, il y a toujours un moyen de te faire servir la Garde. Je pourrais moi-même te dispenser la formation officielle de guérisseur. En t’observant, je suis plus convaincue de jour en jour que c’est un gâchis de t’avoir placée dans l’arène. Tu apprends très vite, et je suis prête à courir le risque de t’accueillir dans mon équipe.
Je fis volte-face, aussi émue que stupéfaite.
— Eweleïn, soufflai-je. Merci pour cette attention. C’est… Ça me touche...
Pour autant, une ombre dans le tableau m’empêchait de pleinement me réjouir... Je baissai les yeux sur le fruit de mon travail. La guérisseuse avait croisé ses mains devant son tablier ivoire et elle inclina la tête dans l’attente d’une réponse à sa proposition.
— Tu ne veux pas ? me demanda-t-elle.
Je posai le flacon à sa place en réprimant un soupir.
— Ce n’est pas que je ne veux pas, répondis-je d’une voix résignée. Loin de là. Mais… je pense qu’il est préférable que je continue ma formation dans l’armée. Ce n’est pas si terrible et, sans vouloir devenir une obsidienne, il faut que je sache me défendre seule. Je crois que... ça ne concerne plus seulement ce que j’ai envie de faire.
Je n’excluais pas l’idée de devoir m’enfuir un jour et je ne serais alors que livrée à moi-même. Ce choix n’en demeurait pas moins un sacrifice ; la médecine était une de mes passions.
— Est-ce que tu m’autorises à continuer à venir ici malgré tout ? m’enquis-je prudemment.
Eweleïn laissa poindre une ombre de déception sur son visage mais elle accepta ma requête avec un sourire affable. Comme le crépuscule rougeoyait à travers les persiennes, nous commençâmes à ranger les ustensiles dans un confortable silence.
— Oyez, oyez, braves gens ! La sirène de Palmar va chanter ce soir ! Oyez, oyez !
C’était la voix haut perchée du héraut qui avait crié dans le vestibule, pour la troisième fois aujourd’hui. Les annonces s’étaient multipliées les jours précédents, mais j’ignorais de quoi il était question. Toutefois, quand je fus au pas de la porte, Eweleïn me retint.
— Veux-tu m’accompagner la voir ? me proposa-t-elle. La sirène de Palmar ?
— Qui est-elle ?
Ses yeux de bruine pétillèrent.
— Tu le découvriras par toi-même.
Une douce nuit avait recouvert la plaine d’Eel quand j’atteignis les falaises. Les insectes stridulaient dans les hautes herbes qu’un vent léger berçait de son souffle tiède. Beaucoup de monde était venu assister à la représentation de la sirène mais la foule était clairsemée sur la vaste étendue des terrains.
Je trouvai Eweleïn au bord du précipice, telle une veuve éplorée. Elle était honorée d’un riche ensemble bleu nuit aux parures d’argent, à l’image de ceux qu’elle portait de jour. Les volants de sa jupe fendue, portés par la brise, laissaient parfois entrevoir le galbe parfait de ses jambes. Elle me sourit lorsque je me tins à ses côtés. Je n’avais enfilé pour ma part qu’un chandail et un pantalon sans ornement, mais pour une fois, je n’eus pas le sentiment d’être indigne de sa présence.
La guérisseuse avait porté son regard bleuté sur les heurts des flots sombres qui en bas tourbillonnaient en écume. À l’opposé, je contemplais le ciel nocturne, l’éclat inouï des traînées d’étincelles, et les spirales irisées des nébuleuses ceintes de poussières endiamantées.
— Rares sont les endroits où nous avions encore des nuits pareilles là d’où je viens, murmurai-je.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons détruit notre monde.
Elle ne posa pas de question. Je crois que cet aveu l’avait peinée. Au bout d’un moment, des jeux de lumière artificielle rayonnèrent au-dessus de la surface de l’eau. Quatre femmes en robes de velours psalmodiaient des paroles à la pointe de la falaise.
— Ces femmes, devinai-je, ce sont des sorcières ?
— Elles préparent le spectacle de la sirène, acquiesça Eweleïn.
La conversation avec Nevra et son allusion à de quelconques dons magiques me revinrent en mémoire.
— Elles sont rousses, constatai-je à voix haute.
— La rousseur est emblématique des sorciers, même si elle n’est pas spécifique à leur race, bien loin de là.
Me voyant torsader les pointes de mes cheveux, Eweleïn me jeta un regard oblique.
— Tu te demandes si tu peux en être une ?
En vérité, j’avais toujours eu une rousseur particulière, d’un roux cuivré à la limite de l’auburn, en plus d’un hâle léger de peau qui allait rarement de paire avec cette chevelure.
— Oui, dis-je, sans parvenir à me défaire de mon intense sentiment de ridicule. Plusieurs personnes ici m’ont posé la question mais, de toute ma vie, il ne s’est rien passé de... surnaturel.
— Cela ne signifie rien. Le Maana circule si peu dans ton monde qu’il ne serait pas étonnant que des pouvoirs passent inaperçus. J’ai effectivement songé à une ascendance de sorcière ou de mage, mais depuis le temps que tu es là, tu ne sembles pas avoir révélé le Don.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Toutefois, je me tus sans savoir les limites de ce que je pouvais lui raconter. Elle dut percevoir mon trouble car elle ajouta :
— Si tu penses aux cristaux que tu as retrouvés, je suis au courant. Valkyon m’en a parlé l’autre jour.
— Valkyon ? murmurai-je.
— Oui. Mais les sorciers n’ont pas de lien avec le Cristal. Ni aucune créature que je connaisse, d’ailleurs. Je ne sais pas quel sang te permet de ressentir son Maana.
Ses yeux pâles me regardèrent sans me voir.
— Peut-être est-ce un cadeau de l’Eldars ? médita-t-elle d’une voix pensive. Mais pourquoi maintenant, pourquoi toi qui es venue de l’autre monde ?
Mais l’heure n’était plus à philosopher. Autour de nous, la foule poussait ses premières exclamations.
— Elle arrive, annonça calmement Eweleïn.
La mer en bas se mit à clapoter, puis à écumer de proche en proche et dans une trombe d’eau lumineuse, la sirène apparut sur son rocher. C’était une exquise créature toute en chair de carnation brune, à la peau émaillée d’écailles cristallines. Ruisselante était sa chevelure, semblable à un fleuve d’argent, et sa longue nageoire nacrée de rose scintillait dans le clair de lune au milieu des vaguelettes étoilées.
Quand elle entrouvrit les lèvres, on eût dit que le monde s’était arrêté de tourner pour l’entendre. Je ne vis plus qu’elle au milieu de l’eau sombre, glorifiée par sa voix pénétrante qui chantait une mélopée sans parole. De sa gorge tendue s’envolaient les notes d’une lyre aux tons d’amour, de conquête et de tragédie. Il n’y avait plus de bien, plus de mal ; seulement la Beauté.
C’était... la langue des dieux.
La sirène chanta longtemps, très longtemps, je le crois, et pourtant, je n’en fus pas rassasiée quand elle replongea dans les profondeurs de la mer.
Un silence respectueux couvrait la falaise, où la foule se dissociait plus vite qu’elle était venue. J’essuyai les larmes qui avaient coulé sur mon visage auprès d’Eweleïn, dont le front diaphane était demeuré figé par l’émotion. D’une voix mélancolique, elle murmura :
— Je crains, Kaly, que cette paix soit troublée.~ * * * ~
Le lendemain fut un jour de propagande.
La matinée se passa pourtant comme toutes les autres. Après une session ardue de combats au corps-à-corps, Kreg m’accorda un temps de répit et je sortis respirer de l’air frais. Dans le camp extérieur, sous le soleil de plomb, les jeunes soldats en rangs imitaient avec ferveur les mouvements de leur chef. Je dépassai le groupe en me réjouissant d’avoir échappé à ce traitement, et rejoignis une fontaine isolée du jardin, où je me laissai paresseusement tomber sur la margelle en pierre naturelle.
Le spectacle de la sirène échappait à ma mémoire, comme un rêve dont il subsistait seulement des échos ; mais son chant avait instillé en moi un état d’âme proche d’une douce langueur. Je songeais avec beaucoup de regrets que les plus beaux opéras n’atteindraient jamais les sommets de cette grâce. Et en regardant l’azur pommelé, j’eus une pensée morose pour mes parents et pour cette autre vie où tout le monde devait me croire morte.
C’est à ce moment que vrombit le cor.
Une note si puissante, si épouvantable que les cheveux se dressèrent instantanément sur mon crâne.
Mes oreilles avaient beau l’avoir entendu une seule fois, je sus aussitôt ce qu’il signifiait.
Les Faucons.
Dans un élan instinctif, je me mis debout et hâtai le pas en direction de la ville. La peur asséchait ma bouche ; la peur, oui, mais une autre chose remuait au fond de moi… De la curiosité. Des cris éclataient sur mon passage et des civils couraient à contresens dans l’avenue centrale. Si un assaut avait lieu dans la cité d’Eel, je ne disposais d’aucune arme ; mais je n’entendais pas le fracas infernal que j’aurais cru jaillir d’une bataille.
Un attroupement s’était formé sur la place du marché. Je me frayai un passage dans la foule et les murmures anxieux, et suivis les regards des visages levés vers le ciel. De larges banderoles blanches étaient tendues entre les façades de plusieurs bâtiments. J’en dénombrai trois, comportant chacune une ligne d’écritures qui, assemblées, formaient un message :Doutez, mes frères et soeurs, car…
… Le passé est sali
MENSONGES. MENSONGES. MENSONGES.
Un groupe de citoyens sur ma gauche jura de concert et je les vis montrer du doigt le mur sud du palais de la Garde, barbouillé de peinture fraîche. Les lettres dégoulinantes composaient une phrase à part.QUE LE CRISTAL SOIT RENDU AU PEUPLE !
Je restai immobile et pensive au sein d'une foule exaltée.
— Ils en avaient appréhendé une, la dernière fois, s’éleva une voix rauque de femme dans mon dos.
— Et alors ? ricana une autre. Ils en attrapent, ils en laissent filer... Ça ne change rien. Les Faucons passent le mur à chaque fois. Puisse l’Oracle nous préserver de leur courroux…
— Quand serons-nous en sécurité ? s’écria une mère aux cornes de bélier en serrant son fils contre elle, un petit garçon aux grands yeux céladon et aux charmantes boucles blondes. Et nos enfants ? C’est une plaisanterie ! Comment peut-on nous demander de dormir à poings fermés quand les Faucons pénètrent la capitale en plein jour ?
Une cloche carillonna au sommet de la tour d’argent et Valkyon apparut sur les marches du palais, l’air grave et martial, à la tête d’une unité d’obsidiens armés de pied en cap. Drapé dans sa cape noire, Nevra vint à ses côtés, et je reconnus également les visages de Leiftan et d’Ezarel. Bientôt, la place fut investie de soldats, d’échelles et de peintres pour couvrir l’avanie que venait de subir la Garde.
La scène précédente n’avait pas quitté mes pensées quand Vixe me trouva au réfectoire à l’heure du déjeuner. De toute façon, c’était tout autour le sujet de conversation principal.
— Tu as vu ça ? me demanda-t-il.
Je hochai pensivement la tête.
— C'était ça, alors, une propagande... Il n'y a pas eu de victimes et c’est tout juste si on a aperçu quelqu’un.
— Tu sais, le nom qu’ils portent, ce n’est pas que pour faire joli, répliqua Vixe sur une note sardonique. Et les Piafs ne sont pas stupides, ils ont compris que s’en prendre aux citoyens ne va pas aider leur cause.
Tout en reposant ma fourchette, je levai les yeux vers mon camarade.
— J'ai cru comprendre qu'ils revendiquaient quelque chose du passé et qu'ils ne voulaient pas du Cristal ici. Que veulent-ils dire par « rendre le Cristal au peuple » ?
Vixe poussa un soupir et me regarda d'un air mitigé.
— Les Faucons méprisent le gouvernement, finit-il par répondre après avoir vérifié que nous n’étions pas écoutés. Depuis des années, ils réclament la division d’Eldarya et l’indépendance des terres, ou quelque chose comme ça, pour apparemment répartir le pouvoir. Ils sont persuadés que l’unification du Cristal va à l’encontre des volontés de l’Oracle.
— Le désir d'un partage ne me paraît pas insensé.
Ma répartie sembla l’étonner, même s’il savait comment était organisée la politique dans mon monde car il avait posé des questions.
— Oui, sauf que le Cristal est au centre d’Eldarya. Si l’Oracle s’est servie de lui pour bâtir notre monde, ce serait de la folie de le fragmenter pour le distribuer à d’autres. Tous les anciens le disent. Et il suffit de voir l’œuvre de Tartoth…
— Et vous n’avez jamais tenté de négocier une paix avec eux ? demandai-je en grattant d’un air absent un des coins écaillés de mon plateau.
— Quelle paix ? fit Vixe, maussade, en enfournant une grande bouchée de son plat. On aurait beau leur donner une terre, les Piafs ne se contenteraient pas de faire gentiment sécession. Ils veulent des parts du Cristal et ils veulent mettre fin à l’empire de la Prêtresse. Rien ne les fera dévier de leur objectif.
— À t’entendre parler, on croirait que Miiko détient le pouvoir absolu. J'ai pourtant entendu parler de Gardes cardinales...
— Il y a bien des délégations de la Garde sur les quatre autres terres, mais rien d’autre. Miiko est la souveraine de tout Eldarya.
Je fronçai les sourcils, songeuse. Vixe, quant à lui, s’arrêta de manger pour sonder mes expressions en silence.
— Je ne sais rien de votre histoire, admis-je, alors je ne suis pas en position de juger, mais j’ai du mal à comprendre pourquoi la possession du Cristal est si importante pour celui ou celle qui règne.
— Lorsque tu te tiendras devant lui, tu comprendras. Le Cristal est une œuvre divine. Il est puissant. Il est symbole de puissance. Et je t’ai dit que c’est en lui que vit notre Mère désormais.
L’Oracle était assurément un être d'influence. Sa prestance irréelle, et pourtant si hypnotique, avait marqué le souvenir de notre rencontre au fer rouge. Je me rappelais sa souffrance et son désespoir, ce déferlement d’images qu’elle m’avait transmises...
Je pris le temps de réfléchir, silencieuse et tourmentée par ces réminiscences. Vixe semblait vouloir changer de sujet mais je le sollicitai une dernière fois :
— Et comment c'était, avant Miiko ? Qui détenait le pouvoir ?
— D’autres comme elles. On dit que les kitsunes ont toujours été les gardiennes légitimes de la pierre.
Je le remerciai pour ces informations, ne souhaitant pas l'ennuyer davantage, et nous finîmes notre repas en discutant de banalités.
Chapitre 11
À la suite de l'incident, la Garde renforça ses protections. Le Quartier Général demeurait en alerte pendant que l'inquiétude planait au-dessus de la cité d’Eel. Quand je me rendais à l'entraînement, on s'alarmait que les Faucons Obscurs eussent pu duper nos défenses. Personne ne savait par quels moyens les ennemis parvenaient à s’introduire ; le bruit courait qu'ils vivaient déjà en ville, parmi les citoyens, parmi nous.
Les discussions furent en pleine effervescence les jours qui suivirent. Et comme le temps emportait tout sur son passage, les murmures s'apaisèrent jusqu'à ce que bientôt, l'on délaissât l’événement pour de nouvelles rancœurs.
Petit à petit, ma formation auprès des obsidiens se poursuivait et mon corps changeait d’apparence. J’avais repris du poids depuis mon séjour en prison. Des muscles neufs et galbés tendaient le tissu de mes vêtements ; je n’avais plus la silhouette défraîchie par les dettes de sommeil et par le stress constant de mon ancienne vie. En parallèle, Eweleïn continuait de m’accueillir à l’infirmerie certains soirs. Ces moments étaient toujours chers à mon cœur et je trouvais en elle l’âme la plus splendide qu’il m’avait été donné de connaître. Et dans le plus grand secret, je rêvais du jour où je pourrais raconter à ma mère tout ce que j’avais appris sur la médecine naturelle.
Ainsi se poursuivait mon quotidien à la Garde en attendant le jour où ma part du marché prendrait fin.
Mais un événement particulier bouleversa le cours des choses...
La plaine Est était calme. Les bourrasques des jours précédents avaient apaisé leur fureur et il ne subsistait à présent plus qu'un souffle délicat dans l'air.
— Hildegarde !
Vixe arriva derrière nous, tout essoufflé. Parvenu à notre hauteur, il se pencha en avant pour calmer son rythme cardiaque effréné.
— Nom d'un crocotta, on ne t'a jamais donné de surnom ? C'est épuisant de t'interpeller.
— Jamais, répondit la guerrière de sa voix monocorde.
Le lutin releva sur elle des yeux rieurs.
— Je ne vais pas t'appeler « Garde » quand même, ce serait un peu triste. Ni « Hilde », pas assez original. Hm, voyons...
— « Hilda » ? m’entendis-je alors proposer.
Vixe s'esclaffa sans retenue en regardant l’imposante femme de la tête aux pieds.
— Hahaha ! « Hilda », c'est trop !
Cette dernière conserva une attitude parfaitement stoïque et je réprimai un sourire à mon tour ; il était vrai que son peu de féminité détonnait avec le surnom. Vixe s’étant calmé, il mit ses mains aux hanches et se tourna vers elle.
— Il n'empêche que j'aime bien « Hilda ».
Le regard que lui décocha Hildegarde aurait eu de quoi glacer un mort.
— Toi, je t'interdis de m'appeler comme ça, le prévint-elle d’un ton mordant, mais Vixe l'ignora superbement pour se remettre à marcher.
— Hilda, Kaly, nous avons du pain sur la planche, allez !
Je dus mettre mon poing devant ma bouche pour m’empêcher de hurler de rire. La guerrière rattrapa mon partenaire en deux enjambées, empoignant sa capuche d’une main de fer.
— Tu vas le regretter, minus. Et c'est toi qui prends la charrette.
— Oh, ça va, je sais que tu m'aimes bien !
Lorsque Vixe se retourna pour soulever les bras de la voiture, j’aperçus les coins de la bouche d’Hildegarde s’ourler légèrement. Décidément, ce garçon était tout un personnage ! Ce jour là, nous étions tous les trois assignés à la corvée de chasse ensemble. Par un splendide hasard, le tableau avait affiché nos noms côte à côte. Seulement, Vixe en retard, les autres équipes du jour avaient pris de l’avance sur nous.
Hildegarde prit la tête de notre trio afin de nous mener au terrain de chasse qui nous était assigné. Il faisait très beau, les bois dégageaient des effluves aromatiques tandis que les fleurs avaient ouvert leurs pétales à la lumière ; à la percée d’un fourré, nous aperçûmes un ours inerte au ventre feuillu dorer au soleil. À la fin, nous arrivâmes dans une portion de la forêt plus dense et Vixe abandonna la charrette dans les buissons épineux prévus à cet effet.
— Nous y sommes, annonça Hildegarde en chargeant une arbalète sur son épaule. Nous avons des plateformes de tir cachés dans les arbres, m’expliqua-t-elle, car je n’avais encore jamais chassé. Nous y montons en binôme ou bien seul, et puis nous nous armons de patience. Une fois ta cible abattue, il faut vite redescendre recueillir son Maana avant qu'il ne se disperse. C’est tout ce qu’on doit faire, les cuisiniers de la Garde s’occuperont du reste.
Je hochai la tête avec un brin de nervosité, et grimpai donc au sommet d’un arbre avec elle par une échelle en cordages, tandis que Vixe s'éloignait seul choisir son poste. La vieille plateforme de bois était pleine d’échardes et tout juste assez large pour deux personnes. Hildegarde et moi nous couchâmes sur le ventre et attendîmes le retour du silence.
Après plusieurs minutes, une espèce de biche au museau en cœur fut la première à s’aventurer sous notre arbre. J’en fis le constat plus tard, mais il s’avérait que certains animaux présentaient des similitudes frappantes avec ceux de mon monde. Mon hypothèse est qu’une poignée d’individus aient pu sans le vouloir traverser des portails, d’un côté ou de l’autre – à l’instar de l’écureuil qui m’avait entraînée dans son très long voyage.
D'un discret signe de tête, Hildegarde me donna l’ordre d'abattre la biche. Mes doigts se firent moites autour de la gâchette de l’arbalète, et c’est le cœur serré que je m’axai en priant pour lui épargner des souffrances inutiles.
Le carreau déchira ses muscles frêles et la bête tomba avec un gémissement plaintif. Hildegarde redescendit avec moi pour m’apprendre le rite funéraire. Son regard terni m’indiquait qu’elle tuait par nécessité, et non pas par plaisir. En caressant le flanc de la biche, ma partenaire plaça sous son museau une branche de Maan'arbre, dont les boutons liliaux s'illuminèrent avec une intensité graduelle. Je savais de quoi étaient constitués les fruits de ces végétaux, mais voir l'extraction d'une vie en temps réel les rendait plus beaux et plus précieux qu'ils ne l'étaient déjà. Pleine de respect, je portai ensuite le corps de l’animal sur notre chariot.
Par la suite se présentèrent sous notre arbre quatre lapins cornus, des renards à trois queues ainsi que des cochons d’Eel. Hildegarde et moi alternions peu la tâche ; elle s’attelait surtout à vérifier ma bonne assimilation de la procédure. Vixe nous retrouva plus tard avec un sac rempli de lapins et, puisqu'il nous restait encore un peu de place, nous convînmes de rallier la prochaine plateforme.
Nous suivions un sentier battu sous la voûte frémissante des arbres quand Hildegarde fronça son nez rectiligne.
— Vous ne sentez pas une odeur de brûlé ? demanda-t-elle.
En humant l’air, je lui donnai raison.
— Venez voir, nous appela Vixe, qui entre-temps avait grimpé en haut d’un épaulement.
Sa voix sonnait avec une gravité inhabituelle. En écartant une ligne de buissons, il avait ouvert la vue sur une prairie en pente complètement calcinée. Aussitôt, il s’y engagea.
— Que s'est-il passé ici ? soufflai-je, abasourdie.
— Tu ne t’en souviens peut-être pas mais on entend souvent parler d'événements de la sorte, que ce soient des incendies de forêts, des glissements de terrain, des tornades, des tempêtes et j’en passe…, m’annonça Hildegarde, dont les mâchoires s’étaient crispées. C'est à cause de l'Équilibre. Mais en général, cela survient peu à Eel.
Nous descendîmes à la suite de Vixe pour inspecter le terrain. Les herbes restantes, qui m'arrivaient aux genoux, avaient pris une teinte jaunâtre et cassante ; une récente couche de cendres s'était déposée à leur surface et crissait sous nos pas. Pour une raison inconnue, la vue de la nature morte me vrillait le crâne.
— Au nom de l’Oracle ! jura Hildegarde.
Elle avait porté son regard de mercure à ses pieds, dans les hautes herbes où était recroquevillé le cadavre d’une grosse bête au pelage charbonneux. La chose était morte après l'incendie ou, du moins, son corps n'en avait pas subi les conséquences. Une douzaine de flèches criblaient sa fourrure, dont la dernière, fatale, avait transpercé son œil et projeté à terre une gerbe de sang coagulé.
— Merde ! C'est un chien noir ? s’estomaqua Vixe.
— Ça m’en a tout l’air...
Ce qui me troublait particulièrement était ses restes inodores, intacts, et autour desquels toute trace de vie avait disparu. Hildegarde s'accroupit pour examiner le corps de plus près, puis poussa un grognement. Je ne tardai pas à comprendre pourquoi : une marque ornait son ventre, une représentation d’oiseau, la même que j’avais découverte sur le crocotta. À priori le sceau des Faucons Obscurs.
— De la magie noire, cracha-t-elle.
Elle se releva avec une moue de répugnance.
— La Garde ne nous l’a pas notifié. Je me demande qui l'a tué, il n'y a pas la moindre communauté dans les environs.
— Hm, j'ai ma petite idée, énonça Vixe d’une voix songeuse.
— Oui ?
— Ça, je pense que c’est l’œuvre de Piafs.
— Vixe, je te savais stupide mais pas à ce point, le contra Hildegarde d’un ton excédé. Ils ne peuvent pas avoir tué leur propre créature, ça n'a pas de sens. Peut-être des gardiens en mission qui ont omis le signalement...
— Non, regarde. Sur ces empennages, ce sont des plumes de harpie, expliqua-t-il en cassant une hampe et en détachant une longue plume tigrée de marron et de pourpre. J’ai déjà vu ça. Il y a pas moyen qu’on utilise ce genre de chose à la Garde. Et elle doit être sacrément dans le besoin, cette harpie pour sacrifier ses plumes dans la fabrication d’une arme… Tu ne penses pas ?
Vixe avait beau faire le pitre, il n'était pas un idiot. Ses yeux d’onyx s'arrêtèrent sur moi quelques instants mais j'étais préoccupée par autre chose. Une obsession me tenaillait étrangement ; une obsession autour de la souffrance injustifiée de ces terres pourtant tellement fertiles...
— Hm, c’est vrai que c'est curieux, dut avouer Hildegarde en y regardant de plus près. Mais ça ne prouve pas non plus que ce soient les Faucons, peut-être juste une bande d’exilés qui a la bonne idée de rôder encore dans les parages. Enfin, peu importe, allons-nous-en. Je n'ai aucune envie de ramener cette chose avec nous.
Quand ils quittèrent le cadavre maudit, je ne pus me résoudre à les suivre, immobile, contemplant l'herbe morte. Incitée par un irrépressible besoin, je me penchai pour en effleurer un épi. Une véritable décharge me traversa soudain le corps de part en part, se propageant dans mes doigts jusqu’à me percer le cœur, et un cri m’échappa alors que je retirais vivement ma main.
Vixe et Hildegarde revinrent sur leurs pas en courant.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’interrogea la guerrière.
Mais je ne l’écoutais que d’une oreille. Car en même temps que cette douleur perforante s’était diffusée dans mes chairs, j’avais perçu autre chose. Une chaleur plus douce, familière, battre près de nous. Sans un mot, je marchai à grands pas vers l'autre bout de la prairie.
— Tu fais quoi ? s’étonna Vixe, alors qu’avec une dague je m’étais mise à lacérer la terre tapissée de mousse.
Hildegarde s’était approchée et m’examinait en silence. Quand enfin ma lame heurta une surface plus dure, je creusai avec mes doigts jusqu’à extirper de terre une volumineuse pierre de couleur violette. Un fragment du Cristal.
Aussitôt, je me relevai. Vixe me considérait avec des yeux écarquillés ; quant à Hildegarde, son visage était devenu un masque de cire.
— Allons-y, leur dis-je d’une voix sourde.
Ils ne s'y opposèrent pas, abîmés dans leurs propres réflexions. Comme de juste, nous effectuâmes une partie du trajet en silence, récupérant au passage notre gibier sous le couvert d’un ciel qui se chargeait peu à peu de nuages. Pour finir, Vixe ne tint plus.
— Euh… tu peux nous expliquer ce qui vient de se passer ?
— Non, Vixe, murmurai-je, je ne peux pas...
Et c'était vrai. Je ne comprenais pas pourquoi, ni comment, mais il y avait eu un courant néfaste dans l'herbe souffrante, dont le contact m'avait révélé l’énergie de la pierre.
Ce furent les seules paroles que nous échangeâmes.
Lorsque nous rentrâmes au Quartier Général, nous passâmes en coup de vent signer le registre des cuisines ; ensuite, Hildegarde se débarrassa de Vixe devant l’office jouxtée à l’arène et m’entraîna à l’intérieur sans un mot. À cette heure, le capitaine rédigeait des rapports à son bureau. Notre irruption sans crier gare lui fit lentement relever les yeux, mais je sentis que nous avions tout son intérêt à l’instant où il me remarqua toute gênée aux côtés d’une Hildegarde à l’expression grave.
— Désolée de te déranger mais je viens d’être témoin d’un incident vraiment bizarre, avança cette dernière après s’être éclairci la voix.
Valkyon croisa les doigts devant son menton. Malgré ses vêtements civils, je sentais affleurer dans chacun de ses mouvements les remous de sa puissance surhumaine.
— Continue, l’encouragea-t-il.
— Nous venions de tomber sur un chien noir déjà mort au milieu d’une partie des bois incendiée – un chien noir possédé par les Faucons, je précise – , quand Kaly a…, s’interrompit-elle en me scrutant, hésitante. Eh bien, a trouvé...
— Ça.
Je m’empressai de poser le cristal sur le bureau et revins aussi vite à ma place. Valkyon jeta à peine un coup d’œil à la pierre, préférant plutôt me toiser avec tant de profondeur que je sentis le sang affluer sous mes joues.
— « Ça », se contenta-t-il de répéter.
Hildegarde nous regarda tour à tour.
— Tu n’as pas l’air étonné, fit-elle remarquer à son chef.
— De moins en moins, c’est vrai.
— Mais elle… !
— Hildegarde, l’arrêta-t-il doucement, nous aurons tous les deux une discussion tout à l’heure. Pour le moment, je voudrais m’entretenir avec Kaly. Je peux compter sur ta discrétion en attendant ?
Mon cœur se mit à marteler ma poitrine à l’idée de me retrouver seule avec lui. Hildegarde ne put s’empêcher de me jeter un regard lourd de curiosité, et malgré une frustration palpable, s’inclina avec un geste de salut avant de fermer la porte.
Je déglutis en tournant les yeux vers Valkyon qui me scrutait toujours d’un air des plus insondables. Je me sentis soudain terriblement nue et exposée dans cette pièce isolée du moindre public. Que me voulait-il cette fois-ci ? Allait-il encore m’accuser d’espionnage ? Me jeter dans d’autres sous-sols ? Il me désigna une des chaises de boiserie noire en face de lui, dont je m’approchai avec méfiance, et brisa le silence quand je me fus assise.
— Je t’en prie… Tu peux te détendre, je ne vais rien te faire.
Je baissai à peine les épaules, sans oser dénouer mes mains posées sur mes genoux. Il ne souriait pas mais son visage était tranquille.
— Est-ce que tu l’as trouvé de la même façon que les deux autres ? me questionna-t-il en faisant rouler le cristal entre ses doigts calleux.
— Oui, répondis-je d’une voix que j’espérais égale. D’un moment à l’autre, j'ai senti sa présence...
À ces mots, mon capitaine m’accorda un bref regard. Je retins ma respiration ; l’ambre de ses prunelles avait toujours eu ce quelque chose d’époustouflant. Il se concentra à nouveau sur la pierre, semblant réfléchir.
— Est-ce qu’il y a autre chose ? demanda-t-il ensuite. Est-ce que… cette aptitude n’est reliée qu’au Cristal ?
— Que pourrait-il y avoir d’autre ?
— Honnêtement, tout et n’importe quoi. Ça, c’est à toi de me le dire.
Le souvenir de la douleur aiguë qui m’avait saisie dans la prairie morte fit courir un frisson le long de ma colonne.
— Il n’y a rien d’autre, lui assurai-je alors.
J’ignorais s’il avait décelé mon mensonge car un instant, il parut vouloir dire quelque chose. Mais il savait qu’il n’avait pas ma confiance, alors il ne tenta pas d’insister. Dans la lumière blême qui entrait par les hautes fenêtres, nous nous regardâmes un moment sans rien dire.
— Hm, si vous n’avez pas d’autre question, il vaudrait peut-être mieux que j’y retourne, suggérai-je dans l’espoir de me défaire de cette situation.
Ses sourcils neigeux se rapprochèrent. Je me mordis la langue, craignant de l’avoir contrarié, mais au bout d’une attente interminable, il finit par me donner congé d’un mouvement de tête. Je dois confesser qu’il me coûta un grand effort pour ne pas me ruer vers la sortie.
Ma main allait atteindre la poignée de la porte lorsque je l’entendis prendre une légère inspiration.
— Je suis désolé, lâcha-t-il.
— Pardon... ?
— Je suis désolé que nous t’ayons causé tant de torts. Je suis désolé que nous t‘ayons retenue là-dessous et que nous n’ayons rien fait quand tu es tombée malade. Je suis désolé d’avoir failli te laisser mourir en sachant... ce que je savais, continua-t-il dans son élan alors que je me retournais peu à peu, la bouche ouverte, et je vis une étincelle de douleur et de colère luire dans ses yeux. Je suis désolé d’avoir été aussi monstrueux. Nous n’avons pas l’habitude de nous tromper au sujet de nos ennemis. Mais le concours de circonstances dans ton cas nous a induits en erreur, et nous avons manqué de discernement.
Il releva son visage, dur et torturé.
— Je suis désolé, répéta-t-il dans un souffle.
Hébétée, je laissai courir mes yeux sur le carrelage noir, ne sachant pas quoi répondre à ces excuses qui, en vérité, me prenaient de court au vu de son rang. Tout ce temps, je m’étais crue trop insignifiante pour que des regrets me soient adressés. Miiko elle-même ne m’avait jamais présenté d’excuses pour avoir failli me conduire à la potence, et voilà que lui le faisait...
Peut-être n’était-il pas comme les autres.
Je n’osais imaginer à quel point leurs ennemis étaient redoutables si l’on avait pu soupçonner un tel stratagème de ma part...
La gorge brûlante, je hochai faiblement la tête en évitant de croiser son regard, et me tournai dos à lui. En entrouvrant la porte, un étrange sentiment me poussa toutefois à suspendre mon geste.
— Vous n’êtes pas monstrueux, murmurai-je avant de me glisser dehors.
Il y eut un raclement de chaise à l’intérieur, comme s’il s’était levé, mais je refermai très vite le battant derrière moi. Une fois dans le vestibule, je m’adossai à un des piliers, le front moite, et m’autorisai à relâcher toute la tension qui s’était accumulée dans mes épaules.
« Je suis désolé. »
Non, il n’était pas comme les autres.
Cette journée avait beau être déjà éprouvante, elle était encore loin d’être finie. L’envie me prit de retourner dans ma chambre pour ne plus en sortir jusqu’au lendemain, mais je gardais amèrement en mémoire la punition de Kreg la dernière fois que j’avais manqué l’entraînement.
Au moins, Hildegarde était aux abonnés absents lorsque je fus de retour dans l’arène. Ce n’était toutefois pas le cas de Vixe qui trouva bien vite un prétexte pour lancer des dagues près de moi.
— Que veux-tu savoir ? demandai-je dans un soupir, sentant son regard de fouine peser sur ma joue.
— Laisse-moi deviner : c’est la raison pour laquelle tu es toujours parmi nous ?
Comme j'acquiesçai, il émit un petit sifflement admiratif.
— Wow ! La Prêtresse doit être aux anges, elle pense sans doute que son salut est arrivé.
— Je ne suis pas sûre d’être la personne à même de répondre à ses attentes...
— Ça, je n’en sais rien mais ça fait vingt-cinq ans qu’elle envoie des groupes d'expédition aux quatre coins du pays et que personne n’a fait preuve d’une compétence aussi… fabuleuse, termina-t-il sur un ton empreint de révérence. Mais qui donc es-tu, jeune humaine ?
— Si seulement je le savais, grimaçai-je.
Nous fîmes une pause pour aller récupérer nos lames sur les cibles.
— Tu as dit que ça faisait vingt-cinq ans qu’elle mobilisait des troupes pour le Cristal, observai-je alors. C’était déjà Miiko qui gouvernait à cette époque ? Sais-tu quel âge elle a ?
Vixe haussa les épaules.
— Seule l’Oracle le sait mais je dirais bien plus de cent ans ! Les kitsunes s’élèvent plus haut que le rang de simples mortels.
Jusqu’à la fin de l’exercice, il m’apporta quelques renseignements sur les créatures particulières qu’étaient les kitsunes. La légende disait que leur race ne comportait pas de mâles car elles naissaient directement de l'énergie du Cristal. Cela me rappela, non sans m'amuser, que les femmes-renardes étaient souvent perçues dans mon monde comme des esprits malins.
L’entraînement de la journée fut aussi intense que d’habitude et nous finîmes tard pour rattraper le temps de la corvée de chasse. Kreg nous annonça qu’il serait absent les trois prochains jours et que Vixe et moi serions par conséquent assignés à un autre tuteur temporairement. Frappée d’une extrême lassitude, je ne pris pas le temps de me présenter à l’infirmerie après le dîner. Assise sur mon matelas, je démêlais mes cheveux à grands coups de peigne lorsque des coups frappèrent à ma porte. Un soupir exténué m’échappa.
— S’il te plaît, on a dit qu’on ne jouait pas aux cartes ce soir, Vixe !
Les coups réitérèrent. Persuadée d’ouvrir pour fustiger mon ami, quelle ne fut pas ma surprise lorsque je me retrouvai nez-à-nez avec… le capitaine obsidien !
Il me détailla rapidement dans mon accoutrement de nuit, une chemise légère et un caleçon en toile si court qu’on aurait cru que je ne portais rien, avec les cheveux à moitié coiffés et le peigne brandi en l’air, et je sentis mes joues se teindre d’écarlate.
— Bonsoir, dit-il.
Je balbutiai une politesse, trop occupée à me demander si j’étais au milieu d’un cauchemar et à lister les raisons pour lesquelles le vrai Valkyon pouvait se tenir à ma porte. Lui avait la même apparence que durant notre entrevue, comme si sa journée touchait seulement à sa fin.
— Écoute, attaqua-t-il sans préambule, de sa voix grave et douce, ce qui s’est passé aujourd’hui m’a fait reconsidérer les choses.
Je le regardai sans comprendre. Où voulait-il en venir ?
— Une créature terrasse le village de Cizoma sur l’île de Jade depuis quelques temps. Les habitants ont eux-même lancé une enquête mais les disparitions se multiplient. Ils nous ont contactés car ils sont convaincus que ce qui les attaque a ingéré un fragment de Cristal. J’ai décidé d’y aller avec quelques obsidiens. Et tu vas nous accompagner, m’annonça-t-il.
Cette nouvelle m’abasourdit. Une mission de l’armée ? Si tôt ?
— Mais… ma formation est loin d’être finie, lui révélai-je le fond de ma pensée.
Valkyon pencha la tête, releva un sourcil.
— Nous savons tous les deux que ce n’est pas pour ces aptitudes que je t’emmène.
Je croisai les bras pour me donner contenance et me représentai mentalement la situation, l’estomac noué. Pour quel genre de créature la Garde se dépêchait-elle sur place ? Les mythes humains étaient remplis de bon nombre d’abominations.
Mon capitaine, devant moi, m’étudiait avec patience. C’était un ordre mais il attendait quand même une réponse. Alors je hochai la tête et, fronçant les sourcils, lui formulai ma première interrogation :
— Il y a une raison pour laquelle vous venez me le dire à cette heure ?
Ses yeux dévièrent à nouveau en direction de ma tenue et je jurai cette fois qu’il retint un sourire.
— Oui. Prépare ton sac, nous partons à l’aube.
/!\ Avertissement : ce chapitre contient des scènes pouvant heurter des esprits sensibles.
Chapitre 12
Accoudée aux rebords du bateau, je regardais la côte d’Eel disparaître à l’horizon. Loin des rochers qui ne formaient plus qu'une ligne informe et sinueuse, il ne restait que l’océan à perte de vue. L’étendue de flots sombres animait mon incertitude. Je n'avais jamais aimé les voyages maritimes, les navires branlants et ce malaise au-dessus des profondeurs inconnues. Sur Eldarya, qui savait quelles créatures pouvaient nager dans ces eaux…
Je me tournai discrètement en direction de notre capitaine qui discutait près de la barre avec le chef d’expédition maritime. Nous étions au total six intégrés à la mission, cinq obsidiens et moi, en plus d’un très jeune guérisseur. Les nausées m’avaient convaincue de quitter les autres soldats qui se partageaient dans la cale des bouteilles d'ounya. Kreg et Hildegarde faisaient partie de l’équipe ; et même si mon tuteur n’avait pas paru étonné de me voir arriver sur le navire, une certaine tension en lui m’indiquait que ma présence au sein de cette mission le préoccupait. Pour une fois que Kreg pensait avec sagesse… Mon inexpérience risquait bien de me tuer sur cette île.
Mes yeux voguaient toujours sur les ondulations calmes quand une voix m’arracha aux rêveries.
— Cette histoire d’amnésie, c’est de la foutaise, non ?
Mes mains se figèrent sur le bastingage. Hildegarde m’avait rejointe et elle me soupesait de son regard d’argent acéré.
— Je me souviens du jour de notre rencontre, poursuivit-elle devant mon silence, de tes habits, de ta peur, de tes questions… Et ton accent. Tu viens de l’autre monde.
Mes joues empourprées me trahirent sûrement mais je relevai le menton pour adopter une attitude détachée.
— Et alors ?
La guerrière me rendit tranquillement mon regard, avec une lueur intéressée qui me laissa comprendre qu’elle ne représentait pas une menace.
— Valkyon m’a fait promettre de garder le silence sur ce que j’ai vu hier, reprit-elle. Même Kreg ne sait pas ce qu’il cherche à expérimenter chez toi, et il comprend encore moins pourquoi tout à coup le capitaine et toi vous êtes invités dans cette mission. Mais les ordres sont les ordres.
Un extrait de ses paroles attira particulièrement mon attention.
— Valkyon n’était pas censé venir avec vous ?
— Il a mieux à faire que chasser une goule. Même avec le Cristal dans l’affaire.
Ainsi, le capitaine des obsidiens en personne s’était déplacé dans le seul but de m’accompagner... Pourquoi ? Cette nouvelle me décontenançait et je me promis de rester sur mes gardes.
Je profitai d’être seule avec Hildegarde pour aborder un autre point qui me tourmentait depuis la veille.
— Tu as parlé d’une… goule ? hésitai-je.
— Oui. C’est une créature répugnante qui se nourrit des cadavres et de tout ce qui se trouve sur son chemin. Mais ne t’en fais pas, voulut-elle me rassurer en remarquant les poils qui s’étaient dressés sur mes bras, nous sommes bien assez nombreux pour la tuer.
La grande guerrière faisait face à l’océan comme si aucune peur en ce monde ne pouvait troubler la paix de son esprit, et je me sentis ridicule près d’elle à tortiller mes mains devenues moites et à me maudire d’avoir finalement posé la question.
— Je ne comprends pas bien pourquoi c’est à la Garde de régler ce problème, dis-je après m’être éclairci la gorge.
— C’est notre rôle. Mais quand la Garde intervient dans ce genre de cas, c’est qu’il y a déjà eu un certain nombre de morts et que le problème en question n’a pas pu être réglé sur place, dit-elle sur un ton dont le calme me fit blêmir davantage. D’autant plus qu’ici, il y a un fragment de Cristal à la clé.
Hildegarde dut sentir mon malaise s’accroître car elle ajouta :
— Nous formons une bonne équipe, tu n’auras rien à faire.
L’angoisse ne m’avait toujours pas quittée lorsque je posai mon menton sur mes coudes en essayant de me concentrer sur le présent. Quelque part, je pressentais qu’elle disait vrai. À elle seule et Kreg, il me semblait qu’ils pouvaient terrasser des choses tirées des enfers. Si l’on ajoutait les deux autres obsidiens, aussi bien bâtis, et le capitaine...
Je me mis à la contempler avec fascination. Elle était grande, imposante dans son plastron en métal ; sa coupe à la garçonne mettait en valeur le caractère saillant de ses pommettes.
— Tu sais, je me suis souvent demandé de quelle race tu étais, lâchai-je inopinément.
— Je suis une vulkane, ça ne se voit pas ? répondit-elle en haussant les sourcils.
— J’ignore ce que c’est...
À vrai dire, j'ignorais beaucoup de choses. Vixe s'était moqué de moi lorsque j'avais tenté de lui décrire ma propre vision des lutins. À part certains traits malicieux et une taille tout juste inférieure à la moyenne, il avait une allure tout à fait sympathique, voire banale. Notre monde avait peut-être accueilli des faeries dans le passé, mais je soupçonnais les rumeurs et le temps d'avoir diabolisé certains êtres...
C'est ainsi qu’Hildegarde me parla de son espèce. Les vulkans, comme le nom de leur race l'indiquait, vivaient à l’origine près des volcans et les protégeaient de la venue des démons qui souhaitaient jouir de leur chaleur afin d’accroître leur pouvoir. Ils ne possédaient aucune magie en lien avec le feu, mais leur métabolisme leur permettait de survivre à des chaleurs extrêmes et aux coulées de lave. Les vulkans étaient une des barrières qui empêchaient le monde de sombrer dans les ténèbres. Une seule fois dans toute l’Histoire ils avaient failli à leur rôle ; cet échec, me raconta-t-elle, avait mené à la Guerre des Terres Brûlées, où Eldarya avait manqué d’être anéanti.
Tout ce peuple encore inconnu de mon monde recelait d’anecdotes passionnantes. J’appris encore beaucoup aux côtés de la guerrière, et nous discutâmes longtemps au-devant de l'océan qui se profilait à l'horizon.~ * * * ~
Le navire accosta, selon les dires d'Hildegarde, le lendemain en début d’après-midi. Le chef d’expédition et le guérisseur du groupe étaient restés à bord tandis que nous nous étions équipés de nos armes et avions gagné la terre ferme.
Il nous fallut marcher l’équivalent d’une heure pour atteindre le village de Cizoma, relativement éloigné de la plage mais situé à proximité des bois qui encadraient le chemin. Le paysage était bien différent du territoire d'Eel ; le défilé sombre d’arbres uniformes, semblables à de simple conifères, n’était pas sans me rappeler les forêts regrettées de mon monde.
À notre arrivée sur les lieux, un lutin aussi bien vêtu que Keroshane vint nous escorter jusqu'à la maison commune. Le village avait comme des influences asiatiques : des toits de tuile en pente surmontaient des maisons bâties les unes à côté des autres, aux couleurs neutres et aux portes coulissantes à parois de papier. Des espaces de verdure épurés prospéraient à tous les endroits. Sous la véranda boisée de la plus grande habitation nous attendait le maire du village, un étrange homme aux allures de requin.
— Maître Branislav, le salua Valkyon.
Le maire, souriant courtoisement, s’inclina avec le signe du respect.
— Messire Capitaine. Je ne pensais pas vous voir arriver ici. C’est un honneur de tous vous recevoir, dit-il en nous regardant tour à tour. Merci, gardiens, d’avoir répondu à mon appel.
Branislav nous invita à entrer et, sans perdre de temps, nous nous installâmes à même le sol sur des coussins en nattes tressées autour d’une table basse. De ce que j’avais compris sur le trajet, Valkyon ne comptait pas nous faire passer la nuit ici.
— Une goule, donc ? questionna notre capitaine.
— Ils sont plusieurs à l’avoir vue. Au début, elle rôdait aux alentours du village la nuit, s’attaquant aux pauvres inconscients qui traînaient hors de chez eux. Mais voilà quelques jours qu’elle entre dans les maisons ; elle est parvenue à... broyer des portes barricadées.
Je serrai mes poings sur la toile de mon pantalon, un peu paniquée à cette évocation. Même Valkyon eut le front soucieux devant cette histoire inédite.
— Tout ce que je dis est vrai, enchérit Branislav qui ne cessait de regarder ses doigts aux ongles pointus croisés devant lui. Personne non plus ici n’avait jamais entendu parler de goule qui pénétrait dans les demeures des vivants. En plus des victimes, nous avons perdu cinq de nos guerriers, et un mercenaire qui travaillait pour nous. Un messager m’a rapporté que le village kappa de la côte est depuis hier frappé par le même malheur. Je n’ai eu d’autre choix que de faire appel à la Garde.
— Et le Cristal ?
— Certains ont vu sa poitrine luire dans le noir, comme si... elle en avait dévoré un fragment. J’ai entendu des choses, messire. On raconte que ce ne serait pas la première créature à le faire ?
Valkyon se contenta de répondre par une confirmation laconique.
— Où avaient prévu de se rendre vos hommes quand ils ont disparu ? demanda-t-il alors.
Branislav étala une carte des lieux sur la table et nous donna toutes les indications nécessaires pour notre chasse à la goule. Quand notre capitaine décida de clore cette réunion expéditive, le maire nous raccompagna jusqu’à l’entrée du village.
— Merci encore et prenez garde, braves gardiens. Puisse la lumière de l'Oracle guider vos pas.
— Nous vous ferons parvenir un message quand l’affaire sera réglée, répondit Valkyon, avant de le saluer une fois pour toutes.
Sur ce, notre groupe se mit en route sur les sentiers battus.
— Un nécrophage qui s’invite dans les maisons, ça ne me dit rien qui vaille, soupira Kreg en craquant sa nuque.
— C’est le Cristal qui change leur comportement ? osai-je demander d’une petite voix.
— Ouais. On a déjà eu le cas d’animaux ou même de faeries comme toi et moi qui s’étaient rendus fous en absorbant le Cristal. La dernière en date, c’était une saleté d’hamadryade dans la forêt d’Eel qui s’était mise à bouffer des enfants perdus.
Après tout ce que m’avait raconté Vixe, rien d’étonnant à ce que certains se fussent corrompus pour s’approprier la pierre tant convoitée...
— Et qu’est-ce que vous faites dans ces cas là ? m’enquis-je.
Kreg me lança un coup d’œil entendu.
— Il n’y a rien à faire.
Sentant l’atmosphère alourdie, je renonçai aux questions pour le moment. Nous ralliâmes donc en silence le lieu que Branislav nous avait indiqué.
Mon capitaine marchait à l’avant. Avec sa cuirasse lourde en cuir rigide et ses brassards aux lanières incrustées d’andésines, l’épée immense qui lui barrait le dos lui donnait l’allure d’un personnage de l’Odyssée.
— Branislav est le cousin d’un baron d’Estery, non ? lança Kreg un peu plus tard. J’avais entendu dire qu’on n’avait plus de nouvelles de là-bas.
— Tu as entendu vrai, répondit Valkyon. Nous pensons qu'ils ont rejoint le rang des Faucons.
— Merde !
— Les terres excentrées ont subi divers attentats ces derniers temps. Nous avons envoyé des troupes les aider avec trop de retard.
— Combien de victimes ? s’enquit un autre obsidien, un petit homme à la peau verte et aux courtes défenses de sanglier, armé de deux cimeterres.
— Aucun civil d'après nos sources. Les Faucons ne s'en sont pris qu’aux soldats, et encore... C’est à se demander si les villes se rallient à eux parce qu'elles craignent le dragon qui dort ou parce que les propagandes finissent par leur monter à la tête.
Mes sourcils bondirent alors que je tentais de suivre la discussion. Un dragon ? Mais cette suggestion avait l’air de n’étonner que moi.
— Par l’Oracle ! jura Hildegarde en crachant par terre. Nous qui les pensions en sous-nombre pour initier une guerre, on dirait qu’ils se multiplient comme des pimpels.
Décidément, ils faisaient beaucoup parler de leurs sévices mais les Faucons Obscurs demeuraient invisibles à nos yeux...
Après ce que j’estimais une nouvelle heure de marche, Valkyon consulta la carte de Branislav et nous fit gravir l’escalier naturel d’une colline rocheuse.
— C’est ici que les derniers corps ont été retrouvés, annonça-t-il.
Il n’avait pas dû pleuvoir entre-temps car des macules de sang séché obscurcissaient encore les blocs pierreux. Les projections en grand nombre indiquaient avec netteté le carnage qui avait eu lieu ici. Je sentis l’angoisse me cisailler le ventre. C’était déjà trop pour une seule créature.
L’équipe s’était approchée afin d’inspecter les indices quand je sentis avec surprise le souffle de Valkyon sur mon épaule.
— Tu ne seras pas mise en première ligne. Il ne t’arrivera rien.
J’osai à peine croiser son regard, demandant à la place :
— À quel point une goule est-elle dangereuse ? Branislav a parlé de la disparition de six personnes envoyées pour la tuer… Je sais qu’ils ne sont pas tous partis ensemble mais tout de même…, dis-je en montrant d’un geste hésitant les traces de lutte.
— Elles sont difficiles à abattre, surtout pour des inexpérimentés. Leur peau est comme une cuirasse infranchissable ; seul le feu les affaiblit.
J’intégrai d’emblée ces informations, d’une utilité indéniable.
— On est certains qu’il n’y en a qu’une seule, au moins ? préférai-je m’en assurer.
— Les goules sont des créatures solitaires.
En scrutant de loin le travail de ses soldats, Valkyon aborda la raison de ma présence ici.
— Est-ce que tu serais capable de nous guider jusqu’à elle ? Si elle a effectivement dévoré un fragment du Cristal, cela ne devrait pas différer des autres fois.
— Je ne ressens rien…, lui avouai-je.
Ses prunelles dorées me dévisagèrent mais c’était la vérité, et je me sentis autant déçue que honteuse de me tenir là, insignifiante, auprès de ces guerriers tout-puissants. Mais pourquoi devais-je m’en vexer ? C’était lui, après tout, qui m’avait entraînée dans cette mission sans garantie de mon succès et qui avait fait le choix de suspendre ses fonctions pour me garder à l’œil ! Ce n’était pas de ma faute si maintenant de mon rôle d’aide j’étais rétrogradée à celui de fardeau. Et mieux encore, Miiko aurait moins d’objections à opposer à mon départ si je me révélais inutile dans un moment aussi crucial.
Toutefois, ce statut humiliant ne me convenait pas. Je me joignis donc au groupe de recherche dans l’espoir de provoquer une étincelle, en vain. L’immense frustration me causa un claquement de langue que Kreg remarqua. Au final, Hildegarde fut la première à trouver une piste.
— Elle est passée par ici, affirma-t-elle en continuant vers les herbes folles.
Entre ses histoires de démons et de volcans, elle m’avait conté ses talents de traqueuse appréciés de la Garde. Son œil exercé mena l’équipe sur un bon kilomètre, et nous nous arrêtâmes derrière une bordure de buissons ligneux, comme nous arrivions dans les bois.
— J’ai perdu sa trace, pesta-t-elle soudainement, accroupie dans les feuillages.
Le groupe se rompit pour recueillir des indices mais la piste était devenue stérile. Valkyon s’entretenait à voix basse avec un membre de son équipe lorsqu’une chose se produisit : au contact involontaire d’un tronc couvert de mousse, ma main se mit à fourmiller.
Avec surprise, je m’arrêtai net et y posai ma paume à plat ; alors les vibrations se répétèrent jusqu’à se répandre dans tout mon corps. Je procédai de la même façon avec l’arbre voisin pour obtenir le même résultat. Que se passait-il ? Pourquoi étaient-ce les arbres qui me communiquaient l'énergie de la pierre ? Mais je n’eus pas le temps d’y songer que Valkyon avait déjà ralenti le pas pour m’observer. Cette fois je hochai faiblement la tête.
Le capitaine trouva des prétextes pour mener le groupe selon mes directives silencieuses. Notre tentative de discrétion finit par échouer, cependant, personne, en bon soldat, ne posa de question. Ayant lâché prise, je laissais flotter mes doigts d’écorce en écorce, uniquement portée par le rayon d’énergie. Hildegarde se retournait parfois à l’improviste comme si elle s’attendait tout à coup à lever le masque d’une adroite supercherie, pendant que Kreg s’évertuait à compléter le puzzle d’un secret voué à n’en pas rester un. Avant que l’un ou l’autre n’eût abouti à ses conclusions, nous parvînmes à l’entrée d’une caverne dans les profondeurs de la forêt.
Kreg matérialisa dans sa main un globe enflammé qu’il lança dans la gueule obscure.
— Ça va sacrément loin, conclut-il en se tordant le cou pour sonder le tunnel.
Cette démonstration de magie me laissa interdite. Un « faldar », l’avait appelé Vixe. Du feu. Je comprenais mieux certaines de ses allusions désormais ! En me voyant bouche bée, Kreg m’adressa un clin d’œil.
— Ça m’a tout l’air de l’antre d’une goule, se fit entendre notre capitaine en examinant un tas d’ossements à ses pieds.
Il chercha malgré tout confirmation dans mon regard. Je ne savais pas pourquoi mais j’étais bien certaine que l’énergie venait de là. Je l’avais sentie une dernière fois en approchant. Valkyon renversa la tête pour regarder le soleil terminer lentement sa course dans le ciel romantique.
— La nuit va bientôt tomber. Nous avons de la chance qu’elle soit encore ici. Intervenons avant qu’elle ne décide de sortir à l’air libre.
Là-dessus, il me montra la cavité béante du tronc d’un arbre ancien.
— Kaly, tu vas te cacher ici et tu ne sors sous aucun prétexte avant notre retour, me commanda-t-il.
— Je vais rester toute seule ?! demandai-je avec une voix que l’angoisse rendait suraiguë.
— C’est trop risqué de te prendre avec nous. Aucune bête dangereuse ne viendra s'aventurer à côté de l’antre d’une goule. Et si jamais elle sort avant nous, ne cavale surtout pas toute seule dans la forêt. Tu ne gagnerais pas bien longtemps à la course contre cette chose.
Je les regardai, toujours ahurie, dégainer leurs armes et ajuster gaillardement leurs protections sous les lueurs crépusculaires. J’ignorais s’il me fallait prendre l’ordre de Valkyon au sérieux mais, en croisant ses yeux insistants, je m’exécutai avec diligence. Il attendit que je me fusse bien rétractée dans la cache exiguë avant de disparaître sans plus de cérémonie dans l’entrée de la caverne.
— Ça va aller ? me demanda Kreg en se penchant vers moi avec un sourire mitigé.
— Hm-hm, couinai-je sans la moindre assurance.
Alors qu’Hildegarde émettait un petit ricanement, Kreg lui frappa l’arrière du crâne et me promit qu’ils reviendraient au plus vite. Bientôt, il n’y eut plus autour que le bruit des insectes.
Je m’efforçai de calmer ma respiration erratique et ramenai un peu plus mes genoux contre moi. La forêt était désormais noyée dans le crépuscule. Les consignes de Valkyon retentissaient encore à l’intérieur de mon crâne. Un aventurier de sa trempe devait avoir arpenté bien des forêts similaires et, malgré ma peur, je me persuadai qu’il ne m’aurait pas laissée là s’il craignait vraiment pour ma vie.
Le parfum résineux de l’écorce calma peu à peu mon agitation. Les premiers rayons lunaires ne tardèrent pas à projeter des auréoles d’argent dans le humus. Les frondaisons en hauteur bruissaient paisiblement au rythme de la brise.
Après des minutes d’anxiété, je finis par m’asseoir plus confortablement dans mon abri et réfléchis aux événements du jour. Je n’avais pas été en mesure de trouver la trace du Cristal seule mais grâce aux arbres qui étaient les vecteurs de l’énergie. Pourquoi ? En repensant aux étrangetés qui étaient survenues à Eel, je réalisai que la même chose s’était produite avant ma rencontre avec le crocotta. Les arbres, encore. Mais pas uniquement. Plus tôt, ç’avait été les plantations près des falaises, plus tard, l’herbe brûlée dans la prairie. C’était l’ensemble de la flore. Mais comment ? Quelle était la nature de cette connexion ?
Je levai les yeux sur la charpente du vieux tronc qui m’entourait et portai deux doigts hésitants pour en effleurer la paroi. Une ondulation d’énergie délicate se diffusa sous ma peau, telle un souffle vacillant… Un souffle de vie. Le Maana. Je sentais l’arbre vivant !
Ma main tressaillit, mais la curiosité me donnait envie d’insister. Alors que j’analysais timidement les contours immatériels de cette essence antique, la chaleur du Cristal m’atteignit à nouveau à travers elle. Sauf que cette fois… quelque chose était différent…. Comme si elle s’était dédoublée.
En me concentrant, je compris que les énergies venaient en fait de deux sources différentes. Il y avait bel et bien deux cristaux dans les environs. L’un était toujours à côté, dans la grotte silencieuse, mais l’autre… il se déplaçait ! Je percevais sa rapide progression dans les bois.
Je ne comprenais pas. Les ossements à l’entrée indiquaient bien l’antre de la goule. Alors ces nouvelles ondes, qu’est-ce que c’était ?
Avec un sentiment pénétrant d’alarme, je me rendis compte que le Maana du Cristal approchait dans ma direction. Au bout d’un long moment où mes compagnons n’étaient toujours pas revenus, des craquements de brindilles tout proches me firent dresser l’oreille et le son d’une charge qu’on traîne au sol.
Je bougeai à peine la tête pour voir se jouer devant moi une pure scène d’horreur.
Une chose humanoïde toute voûtée s’était approchée de la caverne. Le teint cireux, elle avait les yeux rouges d’un démon, un corps atrophié dont saillaient des os tordus, et des filaments de cheveux dégoûtants tombaient autour de sa figure. Mais ce que je vis dans ses mains – ses mains aux griffes immenses – fut pire que tout.
Elle y tenait une tête aux joues dévorées.
Je plaquai une main sur ma bouche pour étouffer un cri. Mon Dieu. C’était elle. La goule. Sa poitrine cadavérique irradiait d’une lumière violette encerclée de veinules pourpres sous sa peau. Le Cristal, en elle. Ainsi, les villageois de Cizoma avaient dit vrai. Mais pourquoi la goule n’était-elle pas dans son antre ? Et surtout, pourquoi y avait-il une autre pierre à l’intérieur ?
Une explication soudaine me glaça toute entière.
Se pouvait-il… qu’elles soient deux ?
La goule renifla l’air et lâcha la tête à côté du corps décapité qu’elle avait tiré derrière elle. Je me pétrifiai dans mon abri, priant pour que les battements frénétiques de mon cœur échappent à son ouïe. Découvrant des rangées de dents ignobles, elle tourna sa tête en plusieurs saccades. Pendant une éternité, elle rôda devant les feuillages de l’autre côté de la caverne.
Puis elle revint à l’entrée et s’arrêta. Quand j’osai lever les yeux, son regard fou était braqué dans ma direction. Des sueurs froides trempaient ma nuque et je restai figée, sans plus réfléchir, ne sachant même pas si j’étais découverte ou si ces globes monstrueux pouvaient être aveugles.
Mais l’instant d’après, elle cracha un feulement inhumain. Et alors, je fus certaine qu’elle m’avait vue.
Je m'échappai à quatre pattes de mon arbre et me ruai vers ma seule chance de survie.
Au beau milieu du tunnel obscur.
— À l’aide ! m’égosillai-je.
Seule avec mes dagues et mon sabre, je n’avais pas la moindre chance. Il fallait du feu ! Je criai à nouveau. Les autres ne devaient pas être bien loin ! Cela faisait déjà si longtemps qu’ils étaient partis ! Les ténèbres de ce gouffre mortel étaient partout, et la goule me suivait, j’entendais ses pas sur la terre caillouteuse, et je n’y voyais rien, et mon pied finit immanquablement par buter sur un obstacle invisible. Malgré la douleur, je me remis debout en vitesse et courus sur encore quelques mètres avant de chuter à nouveau. Cette fois, les râles gutturaux et les grincements qui résonnèrent entre les parois me parurent si proches que je hurlai à pleins poumons.
« Tu ne gagnerais pas bien longtemps à la course », m’avait dit Valkyon.
Tout à coup, une lance incendiée embrasa le tunnel et heurta de plein fouet la créature qui se mit à hurler à son tour.
— Eh, bas les pattes ! retentit la voix de Kreg.
Apercevant un halo de lumière au bout du tunnel, je m’y précipitai sans oser me retourner. Comme une intervention divine, le groupe d’obsidiens courut dans ma direction avant de me dépasser. Hildegarde brandit sa hache sanglante pour l’abattre dans l’épaule de la goule en la démembrant presque. Le monstre, toujours enflammé, moulinait autour de lui ses griffes meurtrières. Mais les guerriers étaient agiles, coordonnés, la blessant tour à tour, et Valkyon porta le coup de grâce quand il lui trancha la tête d’un mouvement sec.
Le sang de la goule avait giclé partout ; à la lueur des brasiers, il luisait sur les armures de mes compagnons. Pelotonnée contre la paroi, un haut-le-cœur me souleva la poitrine et je me penchai pour vomir abondamment.
— Tu n'as rien ? me demanda aussitôt Hildegarde en se hâtant vers moi.
— Plus de peur que de mal...
Les jambes flageolantes, je dus prendre appui sur la roche pour me relever, attendant que mon pouls tumultueux s’apaise. Pendant ce temps, un des obsidiens de l’équipe avait découpé la cage thoracique de la créature pour en extirper un cristal poisseux. L’intérieur de la grotte puait la charogne jusque dans ses moindres recoins.
— Des goules qui vivent en paire, c’est déjà rare, mais alors en paire avec chacune un fragment du Cristal ! s’estomaqua celui-ci en essuyant la pierre dans un chiffon. Elles n’auraient pas dû s’entretuer ?
Valkyon rentra son épée sans un mot. Il n’avait pas la réponse à cette question. Alors que tout le monde se préparait à sortir, Kreg me regarda m’épousseter, encore toute tremblante des pieds à la tête. Je le vis darder ses yeux vermillon sur notre capitaine avec ce qui me semblait une colère muette ; il garda toutefois son opinion pour lui. Je pris soin de bien contourner les restes de la goule, comme si elle pouvait encore à tout moment s’éveiller et m’arracher une jambe.
Dehors, Valkyon laissa les autres prendre un peu d’avance sur nous.
— Tu ne t’étais pas aperçue qu’il y en avait deux ? demanda-t-il en s’approchant de moi.
— Comme nous étions près de celui-ci, je n’y ai pas prêté plus attention, répondis-je en secouant la tête.
Il posa ses iris d’or sur mon visage fatigué.
— Pardonne-moi, Kaly... Si j’avais su, je ne t’aurais pas laissée derrière. Heureusement que tu as gardé un peu de sang-froid pour te diriger vers la grotte, me complimenta-t-il après une pause. Tout le monde n’aurait pas réagi de cette façon.
J’esquissai un sourire nerveux, essayant d’oublier que j’avais manqué de peu de me faire déchiqueter vivante.
— En tout cas, dit-il après, je ne regrette pas de t’avoir mise en situation. Ce que tu es capable de faire est... très intéressant.
À ce propos, levant la tête, un coup d’œil m’assura que nous étions suffisamment éloignés du reste du groupe.
— J’ai compris en vous attendant que ma… capacité à percevoir le Cristal est reliée au végétal. J’ignore pourquoi. Mais ce ne sont pas seulement les arbres, expliquai-je en tâchant de maîtriser les tremblements de ma voix, ce sont aussi les herbes, les feuilles…
Peut-être avais-je tort de lui faire cette confidence. Pourtant, une intuition me soufflait qu’il pouvait entendre ce que j’avais à lui dire. Valkyon m’étudia en silence.
— C’est étrange, les dryades n’en sont pas capables, réfléchit-il à voix haute. Nous les avons consultées plusieurs fois.
Mon aveu lui faisait voir de nouveaux horizons mais nous étions toujours dans l’impasse.
— Nevra m’a dit qu’il pourrait peut-être savoir... Est-ce que c’est vrai ? en profitai-je pour lui demander.
Les traits de Valkyon se durcirent aussitôt et un rictus fit sursauter le coin de sa lèvre. Il secoua la tête.
— Nous avons déjà dit à Nevra qu’il n’avait pas à poser un doigt sur toi.
J’ignorais si c’était là une réaction personnelle ou une parole prêchée de la Prêtresse, mais au moins un poids m’allégea en comprenant que son ton chargé de menace m’assurait une certaine sécurité. Il avait toutefois éludé la question.
Nous étions toujours à même distance du groupe. Mon capitaine, même tranquille, gardait un œil vigilant sur les alentours. Je me mis à l’observer. L’opposition singulière de sa peau brune à ses cheveux neigeux, et la couleur d’ambre stupéfiante de son regard, m’avaient ébranlée depuis le premier jour.
Le Bras de l’Eldars...
— Et vous, qu’est-ce que vous êtes ? m’enquis-je alors.
Le caractère personnel de ma question parut le décontenancer. Un instant, je crus qu’il n’allait pas me répondre.
— Je suis un faelien, à ce qu’on m’a dit. Mais je n’ai pas les moyens de vérifier ce qu’il en est et, si c’est le cas, je ne connais pas ma race complémentaire à l’humain.
Je haussai les sourcils.
— Un faelien ? D’Eldarya ?
— Oui.
— Je croyais que les humains, les vrais, ne survivaient pas à ce monde...
— Une minorité parvient à s’adapter, répondit-il avec une certaine précaution.
Eweleïn me l’avait dit, en effet. Ce monde ne faisait pas exception. Ici comme ailleurs, l’adaptation était la clé de l’évolution. Je méditai sur ses propos.
— Mais… Keroshane m’avait dit que ce simple fait – venir de l’autre monde, avoir une part humaine – était plus que mal vu ici, évoquai-je avec difficulté ce souvenir. Vous êtes parvenu à devenir un capitaine malgré… l’aversion ? demandai-je doucement.
Une lumière vacilla dans ses yeux.
— J’ai suffisamment fait mes preuves pour ne pas être jugé sur mes ascendances, témoigna-t-il en toute simplicité.
Sur cette conclusion, il accéléra la cadence afin de rattraper les autres. Longtemps je le regardai, persuadée que cet homme avait encore beaucoup à faire découvrir.
Nous étions désormais à mi-chemin du navire. Retranchée des conversations, j’admirais le paysage. La nuit était magnifique ; autour de la route silhouettée par les arbres, des lucioles et papillons luminescents virevoltaient sous les rayons de la pleine lune. Un poignant sentiment de nostalgie tarissait toutefois cette beauté. Ma discussion avec Valkyon avait ravivé le souvenir de ma famille. Ils me manquaient tellement... La douceur de ma mère, les excentricités de mon père, leur amour inconditionnel. Rien ne pouvait combler leur absence et je vivais dans l'espoir de les retrouver un jour.
Hélas, comme si le repos faisait de nous des pêcheurs, notre mission connut un nouveau renversement. Complètement inattendu, cette fois-ci.
— Des Piafs ! s’écria soudain un membre du groupe.
Je redressai vivement la tête. Aussitôt une poignée de balles rouges sorties de nulle part rebondirent à nos pieds, et une épaisse fumée pourpre nous entoura en l’espace d’une seconde. Mes cheveux se hérissèrent quand j’entendis Valkyon étouffer un juron.
— Protégez-vous ! cria-t-il.
L’instant d’après, nous n’y voyions plus rien. Je paniquai en comprenant que je commençais à perdre la vue, puis l’ouïe, puis même le toucher. La brume estompait tous nos sens, comme une lente descente en enfer. Pendant ce qui me parut une éternité, j’eus l’horrible impression d’être réduite à une conscience prisonnière d’une boîte hermétique au monde. Heureusement, le brouillard finit par se dissiper et je recouvris mes facultés au moment où notre capitaine aboyait ses ordres :
— Formez des binômes, retrouvez les cristaux ! Vite !
Je sentais les autres autour de moi se lever tour à tour et, confuse, me mis à les imiter. Voyant Kreg courir, je décidai de le suivre, car je n’avais aucune idée de quoi faire, mais une main ferme me retint par le col.
— Pas toi, me dit Valkyon. Il faut que tu retournes à l’embarcation.
Au beau milieu de ce chaos, le soulagement d’être mise de côté me fit d’abord lâcher un soupir. Puis je vis mon capitaine se tourner vers la forêt en crispant les mâchoires et, alors que la panique s’éteignait en moi, quelque chose de nouveau, au contraire, s’éveilla. Il était vrai que j’étais tentée de rentrer après ce trop-plein d’aventure, tentée de fuir et d’attendre le retour de l’équipe recroquevillée au fond de la cale, mais je voyais bien le temps précieux qu’il perdait uniquement pour me mettre en sûreté. Je refusais toujours d’être une charge.
— Si je suis prête pour une goule, je suis prête pour les Faucons, annonçai-je avant même d’avoir pris le temps de mesurer mes paroles.
Valkyon m’accorda à nouveau toute son attention. Je percevais sa surprise, comme s’il croyait avoir mal entendu. Alors gonflant mes poumons, j’enchéris :
— Je pense pouvoir les retrouver. Ils ne sont pas encore loin.
— Kaly…
— Je peux le faire. Laissez-moi essayer.
Il parut soupeser un dilemme quand il regarda en direction des bois opaques où se tenait Hildegarde, la dernière encore présente, qui attendait ses instructions. Mais il était capitaine et la valeur de ce que nous risquions de perdre lui imposait de rapidement prendre une décision. C’est ainsi qu’il se pencha vers moi et comprima mon poignet en me regardant droit dans les yeux.
— D’accord, mais tu restes près de nous et tu feras ce que je te dis. Pas de risque inutile. Tu as compris ?
Je fis oui de la tête, et il n’attendit pas plus pour me faire passer devant. Cette fois, je savais ce que j’avais à faire. Je posai ma main à plat sur le premier tronc d’arbre, comme je l’avais fait plus tôt, et l’entraînai avec Hildegarde à ma suite, courant et sillonnant à travers la forêt entre les énormes racines pour rattraper les pulsations en mouvement. Il faisait pratiquement nuit noire au milieu des peuplements de végétaux, pourtant je me repérais sans aucune difficulté. La forêt me guidait à chaque pas ; j’eus presque le sentiment qu’elle était entrée en moi.
Mes yeux s'étaient accoutumés à l'obscurité lorsque Valkyon m’arrêta du plat de la main. Hildegarde venait de repérer des traces de passage au sol. Accroupie, elle était à présent dans son élément, à savoir la traque et l’anticipation. Ainsi, la guerrière reprit la tête de notre groupe et nous fit contourner à pas rapides un petit ruisseau paisible. Quand elle trouva des fourrés où nous dissimuler, elle nous fit signe de nous taire.
— Tu les as toujours ? ne tarda pas à s'élever un chuchotement grave, qui parut comme un écho dans le silence.
— Oui, mais ils sont à nos trousses, répondit une voix d'homme sur le même ton. On a besoin de Sorel là, je sais pas ce qu’il fout !
Je n'en revenais pas que nous soyons parvenus à les rattraper ! Déjà une dague était apparue dans la main d’Hildegarde ; avec un stoïcisme à toute épreuve, elle attendait le signal de son capitaine. Tout se déroula si vite que je n’eus pas le temps de comprendre ce qui se passait. Valkyon se redressa sur ses pieds. Il jaillit des fourrés sans un bruit et brisa la nuque de son ennemi comme s’il se fût agi du cou d’un lapin. Près de lui, son complice s’écroula avec un gargouillement terrible en tenant sa gorge transpercée de part en part par une dague. Sans s’émouvoir, Hildegarde alla récupérer son arme et l’essuya en toute nonchalance sur les vêtements de l’agonisant.
La mort faisait partie de mon quotidien ; c’est vrai. Pour autant, jamais je n’avais assisté à un assassinat de mes yeux. Bien que l’obscurité m’eût caché la violence de l’assaut, je portai une main à ma bouche avec une sensation nauséeuse. Voilà ce à quoi étaient formés les soldats de la Garde. Si nous croisions le fer tous les jours, jusqu’à ce moment je n’avais pas vraiment pris l’ampleur de ce dans quoi je m’étais engagée.
Valkyon ouvrit le sac volé aux Faucons pour s’assurer de la présence des cristaux. Puis il se retourna, prêt à dire quelque chose, et m’aperçut encore pétrifiée dans les buissons. Ses larges épaules s’affaissèrent. Il revint sur ses pas, posa un genou à terre et, après une hésitation, pressa doucement mon épaule. C’était la même main qui venait d’assassiner, et malgré tout, dans ce contact chaud, plein de bienveillance et de compréhension, elle ne me révulsa pas.
— Il faut qu’on y aille, dit-il en m’aidant à me remettre debout.
Au même moment, nous entendîmes Hildegarde pousser un juron. Un projectile siffla au-dessus de son crâne pour se planter dans le tronc rugueux d’un arbre. Une flèche.
— Ils sont là ! cria quelqu’un.
Plusieurs silhouettes se découpèrent dans le noir. J’écarquillai les yeux.
— Courez ! nous somma Valkyon.
Il n’eut pas besoin de se faire répéter. En ni une ni deux, je pris mes jambes à mon cou et filai avec eux à travers les branchages, talonnée par nos ennemis.
La fuite dans les bois devint bientôt difficile. Nous perdions de l’élan au fil des racines qui jonchaient le sol bossu, semé de feuilles humides. Tout autour de nous, de nouvelles flèches filaient dans les airs.
Je suivais de près les deux obsidiens quand mon pied prit appui sur une roche instable. L’horizon vacilla, et je dégringolai alors une pente semée de racines, de roche et de terre. Mon corps encaissa une dizaine de chocs et roula jusqu'au pied d’un tronc d’arbre, ce qui me coupa le souffle.
— Aïe, chuchotai-je en pressant une main sur mes côtes.
Levant les yeux vers le chemin d’où j’étais tombée, je vis les ombres des Faucons toutes proches et m’empressai de ramper vers un lacis de lianes traînantes dans l’espoir de me soustraire à leur vue.
Pendant quelques instants, j'attendis dans le noir sous ma couverture de terre, le cœur palpitant, que les bruits de la battue se fussent éloignés. Je me relevai ensuite en frottant mes membres contusionnés et passai mentalement en revue mes possibilités de survie. Valkyon et Hildegarde ne s’étaient peut-être pas encore rendus compte de mon absence, et même si c’était le cas, je doutais sérieusement qu’ils rebrousseraient chemin pour moi. Il me fallait donc les rejoindre par mes propres moyens avant de me faire dévorer par les créatures qui se tapissaient dans la nuit.
J’étreignis d’une main nerveuse mon sabre tandis que de l’autre, je sondais la forêt à la recherche de l’énergie des cristaux. Ma vue limitée nuisait à mon orientation ; je ne pouvais dans l’heure que compter sur cette étrange connexion. Ainsi, j’en vins à prudemment remonter la pente, et suivis le fil invisible de végétal en végétal.
Dans ma déveine, ce ne fut ni Valkyon, ni Hildegarde que je retrouvai bientôt mais un fragment perdu de la pierre violette qui gisait sous des feuilles écrasées. Un sentiment d’inquiétude inonda mon cœur. Et s’ils étaient blessés ? Voire pire… ?
Cette idée me remplit de désespoir.
Tout à coup, une lueur incendiaire éclaira les bois au loin, en même temps qu’une douleur me foudroyait la poitrine. Je distinguai un brasier naissant dans les feuillages d’un arbre et sentis couler sur mon visage des larmes silencieuses.
Mais qu’est-ce qui m’arrive ? pensai-je.
Le bruit de l’acier qui s’entrechoque me tira de ma torpeur. Dans l’espoir de trouver une porte de sortie, je m’élançai à travers les fourrés en direction de l’incendie.
C’était Kreg qui était engagé dans un combat contre les Faucons. Cerné par quatre adversaires, ses mains enflammées maniaient comme un diable son épée devenue incandescente, et dans ses yeux rouges brûlait une fureur dévastatrice. Il para un coup porté par un Faucon, puis l’attrapa par la gorge en faisant déferler ses flammes jusqu’à la carbonisation. Malgré l’horreur qui me saisit, je ne parvenais pas à détacher mes yeux du faldar, fascinée par ce carnage ambulant, terrible, puissant, qui portait pour moi le masque quotidien d’entraîneur.
— Hé les renégats, il va me falloir passer sur le corps si vous voulez vos cristaux ! s’écria-t-il avec un sourire mauvais.
Au cœur de la mêlée, l’éclat d’une épée se démarqua subitement des autres. Mes lèvres s’arrondirent pour un cri d’avertissement, mais c’était trop tard.
Une estocade transperça l’épaule de Kreg. Il rugit en se retournant pour esquiver la nouvelle attaque mais je le savais, tout comme nos ennemis, maintenant en position de faiblesse, peut-être trop pour pouvoir s’en sortir sans aide.
Ma main tremblait sur la garde de mon sabre. La bouche sèche, je regardai la ceinture de dagues ajustée autour de mes hanches. Il m’avait appris, je savais comment faire. Et maintenant, il était là, il avait besoin de moi… ! Pourtant, je fus persuadée en relevant les yeux que je n’y arriverais pas aujourd’hui. J’étais encore trop faible, trop lâche.
Mais Kreg…
Non, je n'y arriverais pas. Du moins, pas comme ça.
Ainsi, prenant mon courage à deux mains, je hurlai à pleins poumons :
— Laissez-le tranquille !
Mon intervention grotesque avait déjà mis le combat en suspens, mais la surprise fut unanime lorsqu’ensuite je brandis le cristal au-dessus de ma tête.
— Vous voulez ça ? Eh bien, venez le chercher !
J’eus à peine le temps de croiser le regard de Kreg horrifié avant de m’enfuir, consciente que seule la rapidité était mon amie. Les trois Faucons s’élancèrent à ma poursuite mais je vis du coin de l’œil la lueur d’une lance de feu flamboyer dans le noir. Un cri étouffé me fit comprendre qu’elle avait atteint sa cible. Il n’en restait donc que deux à semer.
Je courus à en perdre haleine dans les bois, sautant au-dessus des buissons, filant sous les ramures épineuses sans jamais ralentir. Si je prenais assez d’avance sur eux, peut-être parviendrais-je à me cacher avant de rebrousser chemin, et alors…
Subitement, une douleur dans la jambe me fit tomber à la renverse. Je me relevai aussitôt. Mais dès que je voulus poser le pied gauche à terre, une grande décharge se propagea dans ma jambe jusqu’à ma colonne vertébrale. Je m’écroulai à plat ventre dans les feuillages.
Un gémissement étranglé mourut à mes lèvres alors que je découvrais la flèche qui traversait mon mollet.
— Non, paniquai-je.
Les pas se rapprochaient, déjà les ombres de mes assaillants se profilaient dans le noir, menaçantes, redoutables. Mes yeux s’embrumèrent.
Je ne voulais pas mourir, pas maintenant, pas après tout ce cauchemar auquel j’avais survécu !
En face de moi se dressait un arbre immense fait de troncs entrelacés. Dans un dernier effort de survie, je rampai vers lui pour à la fois m'y recroqueviller et y cacher le cristal. Les ennemis se rapprochaient, inéluctablement, et la peur me glaça toute entière.
C’est alors que des craquements accompagnèrent le son des courses effrénées et s'élevèrent dans la nuit. Des grondements sourds, profonds et fracassants. Comme des racines sorties de terre.
Je levai la tête pour apercevoir le gigantesque arbre devant moi avancer lentement ses branchages, tel un corps me tendant les bras. J'eus un mouvement de recul, terrifiée. Que se passait-il ? Bon sang, Eldarya était le monde de l'impossible mais on ne m'avait pas mis au courant d'arbres mouvants dans la région ! Puis je compris que ses bois ne poussaient pas vers moi, mais autour de moi. Ils me contournaient, formaient un rempart.
D'autres bruits vinrent se mêler au reste, me donnant l’impression que la forêt entière s'était mise à bouger. Mes deux poursuivants s'étaient arrêtés à une dizaine de mètres, autant sidérés que craintifs, car des branches hostiles et hérissées d'épines les encerclaient désormais.
L’un des deux ennemis abattit son épée pour trancher une des tentacules. Je tressaillis, et la terre sembla rugir en-dessous de nous. Dans un grand fracas, une brèche fissura le sol, d'où jaillirent de multiples racines qui ensevelirent l'assaillant dans un cri de terreur. Tout se confondit dans un délire de stupeur et d'agonie. Le cœur battant à tout rompre, je plaquai mes mains contre mes oreilles et ramenai mes genoux contre ma poitrine.
Au bout d'un long moment, le silence finit par redevenir maître de la forêt, me laissant seule, tremblante, contre le tronc chaud de mon rédempteur.
Chapitre 13
Des bruissements se firent entendre non loin de là. Alerte, je ne parvins pourtant qu’à soulever les paupières avant de les refermer aussitôt.
— Kaly, murmura une voix familière.
— Hmm.
On me tapota la joue. J'ouvris difficilement les yeux pour reconnaître le visage de mon capitaine dans le clair-obscur de la nuit.
— Vous êtes revenu..., constatai-je d’une voix enrouée.
— Évidemment que je suis revenu.
Il sembla rassuré de me voir consciente mais ce moment prit fin quand son regard de braise tomba ensuite sur ma jambe. Il poussa un juron.
— On ne peut pas t'enlever ça ici...
— Je suis désolée, chuchotai-je en sentant les larmes pointer au bord de mes yeux. Au moins, j’ai pu le récupérer, ajoutai-je en lui montrant le cristal qui était resté caché derrière mon dos. Je ne sais pas quand vous l’avez perdu.
Valkyon m’enleva doucement la pierre des mains. Au-delà de la souffrance, j’avais honte de cette situation ; il avait pourtant anticipé mon manque d'expérience.
— Ne t’excuse pas, répondit-il en relevant le coin de ses lèvres. C'est bien.
Du mouvement en périphérie attira mon attention et ce n’est qu’alors que je remarquai la présence d’Hildegarde qui scrutait à l’affût le couvert des arbres, et près d’elle, se tenant l’épaule…
— Sombre idiote ! me sermonna Kreg.
Un tissu tacheté de sang lui barrait la poitrine et il restait courbé sous le poids de la douleur, mais il gardait une forme qu’aucun humain n’aurait eue à sa place. Malgré sa réprimande, le soulagement de le voir en vie me soutira un sourire tendre.
— Idiote et insouciante ! poursuivit-il entre ses dents serrées. Ne t’étonne pas d’avoir une flèche en plein dans la jambe !
Il souffla pour expirer sa colère car un autre sentiment tempérait son visage durci.
— Sache que je ne t’aurais jamais permis de faire ce que tu as fait. Mais… Bon sang, tu m’as bien sauvé la mise, admit-il. Je te revaudrai ça un jour.
Il me tapota le crâne de sa main valide en disant cela. Notre capitaine pencha ensuite son visage si près du mien que je sentis son souffle frapper mes lèvres.
— Kaly, je vais tâcher de ne pas bouger la flèche mais il faut que je casse la hampe en deux avant de t’emmener ailleurs. Sinon elle risquerait de te blesser encore plus. D’accord ?
Je hochai la tête sans pouvoir me composer une expression moins effrayée et il eut la délicatesse d’attendre mon approbation. Le moment venu, cela fut quand même terrible. Je dus mordre dans ma veste pour m’empêcher de hurler quand le bois craqua d’un coup sec et vibra dans mes chairs, et un voile rouge envahit ma vision.
— Voilà, c’est fini. C’est bien, m’encouragea-t-il en lissant mes cheveux en arrière.
J’aspirai une bouffée d’air sous son regard indulgent, encore frémissante de douleur. Une fois qu’Hildegarde m’eut déchargée de mes armes, Valkyon passa un bras derrière mon dos et l'autre sous mes genoux afin de me soulever.
— Retournons au bateau, nous mettrons les voiles dès notre retour, annonça-t-il. Lorsque les Faucons se rendront compte que nous avons repris les cristaux, nous ne serons pas à l'abri d'une autre attaque.
Mon mollet lançait toujours mais l’étreinte de mon capitaine était une chaleur bienvenue et je me laissai aller contre la fourrure épaisse de sa cuirasse. En même temps, je découvrais pour la première fois son odeur agréable aux notes de pin et de fumé.
— Cet assaut était prémédité ! rouspéta Hildegarde. Personne n’attaque avec du fumigon tout fait dans sa poche !
— Il était peut-être destiné aux goules. Il est moins risqué de les combattre que d’affronter une escouade d’obsidiens. Vois combien cette attaque leur a causé de pertes.
— Tu crois qu’ils n’étaient pas au courant pour notre mission ?
— Vu la tronche de ces enfoirés, je parierais qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’on leur chaparde les cristaux sous leur nez, grogna Kreg, la respiration courte. Mais c’est sûr qu’ils savaient pour les goules. On ramène encore du travail pour les Ombres.
Un silence se forma entre eux. Mon prénom retentit ensuite sur une note inquiète.
— Kaly, m’appela Hildegarde à voix basse, ça va ?
— Je ne sais pas pourquoi je suis aussi… fatiguée, soufflai-je en m’efforçant d’entrouvrir les paupières pour la regarder.
Nous retrouvâmes l’embarcation bien plus tard ; du moins, à ce que j'en jugeai car le temps était devenu une dimension difficilement évaluable dans mon état de léthargie. Les trois obsidiens avaient certes vérifié à plusieurs reprises mon état de conscience, cependant mes lèvres engourdies peinaient de plus en plus à formuler des réponses. Il y avait une vive agitation sur le navire. Mon capitaine s'était arrêté ; je l'entendais vaguement échanger avec quelqu'un, plus concentrée sur les douces vibrations de sa poitrine que sur le contenu de la discussion.
Il finit par descendre à la cale pour me poser sur une couchette où le guérisseur nous rejoignit avec la mallette de soins.
— Je dois retirer la flèche, m'annonça celui-ci en s’installant devant moi. Mais la pointe n’est pas ressortie ; elle est trop enfoncée pour l’arracher sans faire de dégâts. Il vaut mieux pratiquer une incision par l’avant et...
— Je sais, marmonnai-je.
Il s’attela à écraser dans un mortier les pétales d’une fleur violette dont Eweleïn m’avait conté les effets. De la fleur de Brume, un sédatif. Le guérisseur recouvrit sa préparation d'un liquide transparent, qu’il me fit boire avec patience. Il avait un goût floral, reposant et glissait sous la langue. Je me persuadai qu'il ferait effet tout de suite.
L’opérateur dégaina son couteau pour libérer mon mollet du tissu restant autour de la blessure. Il sortit ensuite de la mallette une pince ainsi que des lames de tailles et de formes différentes qu'il étala sur un tissu propre. Mon sang se mit à rugir dans mes veines.
— Tiens lui les jambes, fit-il participer Hildegarde.
Valkyon avait suivi la scène depuis le bas des marches avec une sorte d’hésitation, et il rencontra une dernière fois mon regard nébuleux avant de remonter lancer ses ordres. Je fermai les yeux comme si ce geste avait le pouvoir d'estomper l’épreuve à venir.
À l’instant où le guérisseur enfouissait quelque chose dans mon mollet, une douleur sourde parcourut ma jambe et le monde se distordit curieusement entre mes paupières entrouvertes. Mes idées tourbillonnèrent ; d’immenses fleurs aux couleurs criardes s’ouvrirent entre les lattes du plafond tandis qu’un ruban rouge serpentait au-dessus de ma tête. Mes joues se trempèrent d’un liquide chaud – des larmes sans doute – et une nouvelle douleur me soutira soudain un cri. Mais quand je vis se pencher sur moi le visage d’Hildegarde comme étendu à l’infini, je sentis un sourire béat fendre mes lèvres.
Finalement la fleur de Brume eut raison de moi et, en même temps que je sombrais dans les abîmes, que le monde vacillait et que les bruits devenaient des échos, je me souvins avoir déjà vu l’empennage de la flèche, un empennage aux zébrures marron et pourpres qui se confondait maintenant dans un gouffre de ténèbres.~ * * * ~
En ouvrant les yeux le lendemain, un haut-le-coeur me révulsa et je redressai sur mon séant, une main sur la poitrine. La douleur aiguë qui me traversa subitement la jambe me rappela en un éclair les événements de la veille. Il s'était passé en une seule soirée plus d'action que dans mes vingt-trois années d'existence.
J'inspectais le bandage autour de la blessure quand Valkyon descendit les marches, le visage préoccupé. En me voyant éveillée, ses traits se détendirent et il vint dans ma direction.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il en s'agenouillant.
— Ça va. Merci de... m’avoir sortie de là.
Il me considéra en silence avec un air grave, assez longtemps pour me faire rougir. J’eus une fraction de seconde la pensée déplacée et ridicule que mon chignon tout dérangé ne devait pas être bien séduisant.
— Nous t’avons cherchée avec Hildegarde en voyant que tu avais disparu, finit-il par dire. Nous aurions dû arriver plus tôt. Je suis désolé, tu étais sous ma responsabilité.
— On ne peut pas prévoir l’inattendu, déclarai-je avec un haussement d’épaules. Au moins, nous avons les cristaux.
Valkyon observa quelques instants ma jambe invalide avant de reprendre :
— Ce que tu as fait pour Kreg… C’était un acte courageux.
— Je n’ai même pas combattu. Je n’ai fait que courir, répondis-je en détournant le regard pour masquer mon embarras.
— Tu aurais pu mourir en faisant ça, Kaly.
L’intensité avec laquelle il appuya sur mon prénom fit palpiter mon cœur étrangement.
— N'est-ce pas ce que vous faites tous ? répondis-je, et une étincelle crépita dans ses yeux dorés.
— Si, dit-il doucement. Si. Peu importe, je te suis reconnaissant d'avoir fait ce choix.
À ce moment, je me sentis vraiment heureuse d’être toujours en vie pour l’entendre m’accorder son estime. Son regard enluminé d’or revint sur moi.
— Que s’est-il passé, hier soir ? Nous avons entendu des hurlements à l’instant où nous rejoignions Kreg. Des hurlements terribles et le sol vibrer. Et quand nous t’avons retrouvée, il n’y avait que des armes qui gisaient à terre. Personne dans les environs… Comment t’es-tu débarrassée des Faucons avec ta blessure qui te clouait au sol ?
Je déglutis avec effort. Les souvenirs de cet incident étaient flous et beaucoup trop irréalistes. Je me rappelais un mouvement chaotique, les cris, les racines sortant de terre ; je me rappelais les branches couvertes d'épines, disposées tout autour de moi telles un bouclier.
— Je ne sais pas, murmurai-je. C’étaient… les arbres, je crois.
Ses épaules se raidirent.
— Les arbres ? répéta-t-il d’une voix blanche.
— Je… En vérité, je n’en ai pas gardé beaucoup de souvenirs, bredouillai-je en partie pour me dérober à ses yeux inquisiteurs.
Je ne voulais pas être regardée comme une bête curieuse. Ce qui m’était arrivé, je le sentais, était exceptionnel, et il me fallait pour le moment l’explorer seule. Sans rien ajouter, Valkyon hocha donc la tête. Il me souhaita un bon rétablissement avant de retourner à l’extérieur.
Je venais à peine de me laisser retomber sur la couchette que Kreg et Hildegarde dévalèrent à leur tour les planches des escaliers.
— Dans toute notre bienfaisance, nous venons tenir compagnie aux estropiés ! m’accueillit mon entraîneur avec un sourire en coin.
Il avait plutôt l’air en forme. Des pansements propres lui enserraient l’épaule ainsi qu’une partie du torse, et son bras gauche était immobilisé par une écharpe coude au corps. Je fus sincèrement soulagée de le trouver sain et sauf.
— Merci de m’accorder cet honneur, ironisai-je sur le même ton.
Hildegarde contint avec peine son sourire. Elle déballa ensuite devant moi le paquet emmailloté dans un torchon qu’elle tenait contre sa poitrine, pour découvrir une miche de pain aux céréales qui me mit instantanément l’eau à la bouche.
— Ne crois pas que ce traitement de faveur se poursuivra dans l’arène, me prévint Kreg en s’asseyant, tandis que je mordais avec appétit dans mon encas. Tu as intérêt à retrouver l’usage de cette jambe. Et vite, j’entends.
Je lui montrai mon pouce pour lui signifier que j’avais compris. La bouche pleine, j’observai d’un nouvel œil le faldar installé en tailleur devant moi.
— Maintenant j’aurais trop peur que tu me mettes le feu, de toute façon, lançai-je dans une demi-plaisanterie.
Kreg se tapa la cuisse en éclatant d’un rire rauque.
— Aussi tentante que soit cette idée, je n’ai pas l’autorisation d’utiliser le Don dans les capitales. Il paraît que je suis trop dangereux ou quelque chose dans le genre…
— Ah oui ? C’est une règle qui concerne seulement les faldars ? demandai-je avec étonnement.
— Pas vraiment. Les sorciers non plus n’ont pas les pleins pouvoirs. Enfin, pour eux, c’est seulement ce qui veut bien arranger la Garde, à vrai dire. On était plus tranquilles avant que Tartoth vienne foutre le bazar, mais qu'est-ce que tu veux...
Il épousseta son pantalon d’un air songeur, puis soupira et tourna de nouveau son regard vers moi.
— Bon, et sinon, il paraît que j’avais tout ce temps sous mon nez une petite des terres humaines ?
Je manquai de m’étouffer sous le coup de la surprise.
— Valkyon lui a fait un résumé de la situation, m’apprit Hildegarde, tandis que je m’étais prise de contemplation pour mon morceau de pain.
— Tu ne l’avais jamais soupçonné ? demandai-je à Kreg après un silence.
— Il faut croire que je suis un sot. Ou alors c’est toi que j’ai pris pour une sotte si longtemps.
Kreg étendit une jambe en me regardant avec un air narquois, ce qui me fit sourire à mon tour. Je me gardai bien de lui dire qu’il paraissait décidément le meilleur entraîneur que j’aurais pu avoir.
— Il n’empêche, c’est vraiment moche ce qui t’est arrivé, lâcha-t-il quand j’eus terminé d’avaler ma miche de pain, la mine assombrie. On n’en a jamais reparlé mais… si j’avais su ce qui t’attendait, je ne t’aurais pas laissée seule aux portes de la ville.
Hildegarde approuva avec une moue renfrognée. Je me sentis perdre en vigueur et ma gorge se comprima douloureusement, comme elle le faisait tous les jours au rappel de cet enfer. Quand il n’y avait eu personne pour me secourir.
— Enfin, heureusement que Valk’ a plaidé ta cause en bas, sinon je ne lui aurais pas pardonné le coup fâcheux de la goule.
Je cillai avec étonnement et m’adossai aux planches de la cale en traînant ma jambe invalide.
— J’avais l’impression que c’était plus Leiftan qui avait négocié ma libération, avançai-je prudemment.
— Peut-être qu’il a quelque chose à y voir, mais à entendre Valkyon, c’est lui qui a insisté pour te trouver une entrevue avec la Prêtresse, m’expliqua Hildegarde.
— Notre capitaine ne parle pas beaucoup mais, pour sûr, c’est un homme bien ! le vanta Kreg en souriant largement. Si ce n’était pas lui, je me serais demandé s’il n’avait pas un penchant pour les rouquines...
Mon cœur rata un battement candide et je me rattachai les cheveux pour dissimuler mon trouble. En même temps, une telle sollicitude de la part d’un capitaine de la Garde me touchait. Je me sentis tout à coup injuste de l’avoir accusé dans les bois alors qu’il était probablement le seul à jamais m’avoir aidée dans cette histoire… Pourtant, il avait contribué en partie au mensonge autour des portails. Ou plutôt, il ne m’avait rien dit le peu de fois où nous nous étions rencontrés...
— Alors, dis-nous tout, tu as manigancé avec l’autre minus ? s’enquit Kreg pour changer de sujet.
— Vixe connaissait la vérité bien avant vous, leur révélai-je avec un haussement de sourcils appuyé.
— Je ne sais pas pourquoi ça ne m’étonne pas, soupira Hildegarde, l’air à la fois sévère et résignée. Ce garçon saurait tirer les vers du nez des plus récalcitrants. J’espère au moins que tu l’as fait mariner un peu.
— Tu parles ! commenta Kreg avant d’émettre un léger rire. Ces deux là sont bien partis pour faire les quatre cent coups ! Pas sûr que j’aie envie de me trouver au milieu de leurs histoires.
Les deux obsidiens restèrent avec moi une bonne partie du voyage, et aucun d’eux n’aborda jamais le sujet du Cristal.~ * * * ~
Eweleïn défaisait le bandage autour de ma jambe. Elle s'était occupée en priorité de mon tuteur, dont la blessure s’était rouverte au matin.
— Oh là là, constata-t-elle en dévoilant mes sutures, tu vas avoir une cicatrice, vous n'aviez pas de baume régénérateur à portée de main.
Je haussai les épaules. La plaie ne faisait pas bonne figure mais au moins elle n'était pas inflammatoire.
— C'est ce qui arrive aux petites nouvelles qui jouent aux héroïnes, ajouta-t-elle en m’octroyant une petite tape sur la cheville.
Elle s'affaira dans son placard pour en sortir de nouveaux pansements ainsi qu'un plateau de solutions désinfectantes.
— Kreg ne s’abaissera pas à te le dire directement, mais il est très fier de ce que tu as accompli, me fit-elle savoir avec un vague sourire. Je dois dire que je suis surprise par ta bravoure. Tu es peut-être dans ton élément dans l’armée, après tout...
J’accueillis cette information avec un plaisir certain, mais le doute m’empêchait de me réjouir. Au fond, ce qu’elle appelait de la bravoure avait reposé sur un acte de lâcheté. Eweleïn me parla de la pluie et du beau temps pendant que ses mains expertes prenaient soin de ma blessure.
— Quoi qu'il en soit, reprit-elle en m’appliquant un emplâtre odorant sous une attelle de bois, tu es dispensée d’entraînement jusqu’à nouvel ordre. Ce baume te permettra de marcher d’ici quelques jours, à condition que tu ne t'appuies pas trop sur ta jambe.
Les préparations eldaryennes avaient une efficacité prodigieuse quand plusieurs semaines n'auraient pas suffi à me remettre sur pied dans le monde humain. La guérisseuse sortit ensuite d’un placard une paire temporaire de béquilles rustiques.
— Eweleïn ? l’appelai-je avant de les saisir.
— Oui ?
Ses iris bleu ciel révélèrent leurs stries fabuleuses à la lumière du soleil. Elle m’observa patiemment réfléchir à la tournure de ma question.
— Je fais partie de l’armée et c’était mon choix de poursuivre sur ce chemin, commençai-je d’une voix vacillante, mais… comment dire... je ne pense pas pouvoir un jour me résoudre à prendre la vie de quelqu’un. Je n’en ai pas eu le courage, même en voyant Kreg en difficulté...
« Dans mon monde, repris-je très vite, quand nous devenons guérisseurs, nous devons prêter serment de ne jamais nuire à quiconque. J’étais encore trop jeune pour le prononcer mais… N’est-ce pas hypocrite, d’un côté prétendre faire le bien, et de l’autre tuer ?
Eweleïn se radoucit en découvrant mon front raviné par l’inquiétude. Elle eut pour la première fois à mon égard un geste d'affection quand sa main délicate, raffinée, à la limite du divin, se referma sur la mienne.
— Ma chère Kaly, tu es tout à fait en droit de nuancer ta vision des choses.
Elle m’expliqua qu’elle ne croyait pas que la Mère nous eût créés uniquement pour servir et mourir, que la dévotion envers les autres ne devait pas être synonyme de sacrifice.
— Tu sauras quoi faire le moment venu, continua-t-elle. Quand il n’y aura plus d’autre option, que tu auras toi seule le pouvoir de sauver ta vie ou celle d’un être cher. Pour cela, l’Oracle t’accordera toujours son pardon.
De telles paroles venant d'Eweleïn m’aiguillèrent dans mes réflexions. En très peu de temps, elle était devenue un modèle à mes yeux. Un sourire, toujours retenu mais qui n’en était pas moins honnête, rehaussa le coin de ses lèvres fines.
— Va, maintenant, me chassa-t-elle avec gentillesse. Tu as grand besoin de repos.
Elle avait raison et je m’empressai donc de gagner ma chambre.
Je somnolais toujours en milieu de journée quand des coups rapides frappèrent à la porte.
— Oui ? criai-je depuis mon lit.
— C'est moi ! s’exclama Vixe en ouvrant à la volée.
Sa mine rieuse m’égaya aussitôt et je me décalai pour lui faire une petite place sur mon matelas étroit.
— Je ne t’ai pas permis d’entrer mais puisque tu es là, ronchonnai-je pour la forme.
— Alors, cette blessure de guerre ?
— Tu n’en as pas l’air étonné. Tu es une vraie commère, toujours au courant de tout...
Vixe haussa les épaules avec des yeux malicieux, soulignant que ce trait de caractère m’arrangeait quand je le voulais bien.
— Ça guérira vite, répondis-je ensuite à sa question. Mais je ne serai pas de retour dans l’arène avant quelques temps.
— Quoi ? Comment je vais pouvoir frimer sans te mettre au tapis ? s’offusqua-t-il.
— Essaye donc de te frotter à Hildegarde.
— Hilda, tu veux dire ? me corrigea-t-il avec un clin d’œil. Elle va me casser un membre en moins de deux. Tant mieux, dans un sens, on pourra flemmarder ensemble comme ça !
— Je ne flemmarde pas ! répliquai-je en le tapant de mon pied valide.
Mon ami me servit une moue moqueuse, et nous nous querellâmes avec la même allégresse que des enfants dans une cour de récréation.
— Mais dis moi, tu ne vas pas avoir des problèmes en séchant l’entraînement ? le questionnai-je, car je me rappelais trop bien les châtiments qui m’avaient été réservés le jour où j’avais osé le manquer.
— C’est Kreg lui-même qui m’a autorisé à te rendre visite. J’ai dû rater un épisode ?
— Ah, si on veut...
J’entrepris donc de lui narrer le récit mémorable de nos aventures sur Jade, omettant toutefois de lui mentionner l’étrange disparition de mes poursuivants au terme de notre cavalcade effrénée dans les bois. Vixe m’écouta parler avec grande attention, les mains croisées derrière sa nuque. En le regardant, un élément particulier surgit de ma mémoire :
— … Et tu avais raison à propos du chien noir, dis-je, une fois mon monologue terminé. La flèche qui m'a touchée avait exactement le même empennage que celui qu’on a trouvé. Des plumes de harpies, je crois.
Mon ami ne dit mot ; il n’avait pas encore troqué sa mine pensive pour son expression de fanfaron habituel.
— Qu'est-ce que ça voudrait dire, s'ils avaient tué leur propre créature ? le relançai-je.
— Eh bien, je vois deux réponses à ta question : soit elle était devenue incontrôlable, soit... il ne s'agissait pas de leur créature.
— Mais il y avait l'oiseau, leur symbole.
— Oui, tu as raison.
Je réajustai mon oreiller contre le mur.
— Est-ce que n'importe qui peut utiliser la magie noire ? m'enquis-je pendant que mon ami contemplait ses ongles d’un air absent.
— Non, il faut que ce soit une faery qui possède déjà le Don. Et il faut du Maana, beaucoup de Maana.
— Des vies, conclus-je.
— Ou du Cristal..., répondit-il évasivement.
— Tu penses que c'est pour cette raison que les Faucons ont cherché à dérober les fragments ?
— Je ne sais pas si c'était dans l’optique d’utiliser la magie noire ou pour les empêcher de tomber entre les mains de Miiko. Ou les deux. Franchement, qui sait ce que les Piafs mijotent dans leur coin...
Sur ces entrefaites, Vixe regarda par la fenêtre et ses yeux s’écarquillèrent en voyant le soleil flambant qui avait nettement décliné depuis le début de notre conversation.
— Par l’Eldars toute-puissante ! jura-t-il d’une voix aiguë. À tous les coups, je vais me prendre un savon ! On se voit ce soir… Non, pas ce soir, je suis de patrouille. Demain alors ! Promis, et je ramènerai des gâteaux !
Il se leva sans perdre une minute et courut hors de ma chambre en me laissant livrée aux réflexions.~ * * * ~
Ainsi passèrent les jours. D’abord encombrée de mes béquilles, je fus au final – la Source soit louée – rapidement apte à poser le pied à terre. Ma blessure me faisait beaucoup moins souffrir et je profitais de ma convalescence pour enrichir mes connaissances dans le domaine de la guérison et de l’alchimie. C’était un quotidien tranquille, quoique pointilleux, bien loin de la constante rudesse qui définissait l’entraînement militaire.
J’eus à ce sujet le loisir de côtoyer le maître de l’Absynthe, Ezarel. Pédant et sourcilleux, il déboulait dans les locaux comme un ouragan, ne manquant jamais au passage de réprouver ma présence clandestine. Ses échanges avec Eweleïn passaient régulièrement par tous les tons. Elle était la seule à savoir lui tenir tête.
Pour être honnête, j’aurais pu prendre goût à cette vie… si tout un monde ne m’attendait pas ailleurs.
Malgré mon grand plaisir à étudier et à réaliser mes propres expériences, mes pensées divaguaient souvent sur les événements arrivés à Jade. Notamment, que s’était-il réellement passé lorsque les deux Faucons m’avaient rejointe ? Si la forêt avait pris vie pour moi, alors qui étais-je ? Ces questions avaient un caractère obsédant.
D’un autre côté, je me haïssais d’avoir aidé à ramener les deux cristaux entre les mains de la Prêtresse. En le faisant, j’avais prouvé à Miiko mon utilité pour la Garde, et j’avais, sans le vouloir, de moi-même enterré mes chances de retourner au plus vite dans mon monde. Et pourtant... je n’avais pas pu lutter contre la sensation de rejoindre la pierre à chaque fois, comme si elle m’appelait.
Comme si j’étais la seule à pouvoir mettre la main sur elle.
J’étais encore abîmée dans mes réflexions dans l’alcôve de l’infirmerie quand les portes s’ouvrirent pour laisser entrer le capitaine obsidien.
— Salut, Ewe, salua-t-il la guérisseuse.
Sa voix chaude me raidit d’emblée sur ma chaise et un frisson agréable remonta le long de ma colonne vertébrale.
— Toi, tu as quelque chose à me dire, devina Eweleïn sur une intonation complice.
— Je dois annuler notre dîner de ce soir. Nous avons réunion avec le commandant de Brâar.
— Encore ? Je vais finir par croire que ce sont des prétextes pour ne pas me voir, Valkyon.
Je tournai discrètement la tête pour les observer. Eweleïn, habillée d’or et de vert d’eau, resplendissait encore d’une grâce à faire pâlir les divinités. Son visage satiné offert à la lumière exprimait en ce moment une joie sincère, et peut-être même un soupçon d'espièglerie. Ce n’était pas la première fois que Valkyon se déplaçait jusqu’ici pour lui parler, il y avait décidément entre eux une proximité particulière. Mais à l’évocation d’un dîner, une pointe de déception m’étreignit le cœur. Il s’appuya à son bureau en lui adressant un sourire tendre.
— Je saurai me rattraper.
C’est peut-être car il se tenait près d’une femme hors du cadre habituel – et une femme d’exception ! – que je réalisai combien il était séduisant dans sa chemise blanche civile rehaussant son teint de cuivre. Il me lança soudain un regard et leva une main en guise de salut, ce à quoi je répondis, toute gênée, par un signe du menton. Ainsi démasquée dans mon flagrant espionnage, je retournai me concentrer sur mes tâches.
Les deux discutaient à voix basse depuis plusieurs minutes lorsque je remarquai qu’un ingrédient de ma liste manquait à l’appel. Je me levai dans la précipitation et étirai un bras vers les hautes étagères pour atteindre la première rangée de fioles, mais ma blessure m’empêchait de me dresser sur la pointe des pieds.
— Tu as besoin de quelque chose ? me demanda Valkyon.
— Eh bien, couinai-je, le nez au sol, honteuse, à la recherche d’un marchepied, de l’essence de minohla mais c’est bon, je vais…
J’ignorais que le capitaine obsidien avait connaissance de l’ordre de rangement des étagères du pôle médical, toujours est-il qu’il posa la bonne fiole sur mon plan de travail. J’eus seulement le temps de balbutier un remerciement qu’il disparut derrière le battant des portes. Si Eweleïn remarqua mes joues rosies, en tout cas elle ne fit aucun commentaire.
— Vous avez l’air de bien vous connaître, lançai-je en toute nonchalance, les yeux vissés sur le contenu de mon flacon.
— En effet. Pourquoi ?
Aucune froideur ne se dégageait d’elle, pour autant elle ne semblait pas ouverte à la discussion. Craignant de l'avoir incommodée, je travaillai en silence jusqu’à ce que l’horloge vînt sonner la fin du matin.
— J’ai à faire en ville, annonçai-je une fois mon équipement rangé, ma besace déjà en travers de l’épaule.
La moitié du visage d’Eweleïn émergea de la bordure d’un paravent.
— Je te rappelle que ta jambe n’est pas complètement remise. Tu n’es pas censée déambuler dans toute la ville après une blessure pareille, commenta-t-elle d’un ton plus amusé que moralisateur. Fais attention, veux-tu.
Je la gratifiai d’un sourire angélique et elle me laissa partir en retournant à ses occupations. Depuis le vestibule de la Garde, je fis un rapide crochet par l’arène où Vixe était engagé dans un combat armé, les mâchoires tendues, contre un apprenti obsidien.
— Vixe, applique-toi mieux que ça, au nom de l’Oracle ! le tançait Kreg de sa voix portante.
Le faldar, toujours enveloppé dans son attelle, me regarda approcher d’eux.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
— Il faut croire que j’avais envie de prendre des nouvelles de mon entraîneur préféré.
— Tu es surtout venue prendre du plaisir à voir ton petit copain galérer !
— En partie, oui, ricanai-je, et Kreg secoua la tête avec un sourire identique au mien.
— Ne t’inquiète pas pour moi, ce n’est plus que l’affaire de quelques jours, dit-il ensuite plus sérieusement. Et toi alors, tu en as eu marre de traîner au milieu des plantes toute la sainte journée ?
— Sache que ces plantes peuvent se révéler aussi précieuses et cruciales que n’importe quelle arme sur ce terrain.
— Si c’est ta nouvelle excuse pour retarder ton retour ici, aucune chance que ça prenne avec moi.
— Ce n’est pas une excuse, non. Mais j’aurais dû me douter que tu serais un peu trop rustre pour comprendre.
— Rustre ?!
Je me dérobai à temps de son bras tendu pour me faire cracher des excuses, et le rire joyeux de Vixe résonna dans mon dos tandis que je m’enfuyais dans le sable par à-coups de boitillements.
Personne ne fit attention à moi quand je fourrai en toute discrétion une ceinture de dagues dans ma besace entrouverte.
Les jours précédents, je m’étais renseignée auprès de Vixe sur un lieu où consulter un index des différents peuples d’Eldarya. « Pour ma culture personnelle », avais-je innocemment ajouté. J’avais donc erré selon ses conseils entre les rayons de l’immense bibliothèque du centre-ville jusqu’à dénicher une pile de manuels passibles de répondre à mes interrogations.
Après deux après-midi à éplucher nombre de livres, je n’avais toujours rien découvert en rapport avec mon pouvoir. Parmi les humanoïdes, les dryades, comme l’avait dit Valkyon, vivaient dans les bois sans posséder le Don ; les hamadryades, elles, n’étaient reliées qu’à leur arbre ; les fées de forêt interagissaient avec le végétal des forêts uniquement ; les sorciers avaient quelques capacités de plantation…
Je ne comprenais pas. Qu’étais-je ? Qui étaient mes parents ? Je me remémorais leurs visages, leurs rires, leurs passions, leur amour absolu…
Portaient-ils des secrets dont je n’imaginais même pas la profondeur ?
J’avais la désagréable impression de manquer un élément important à cause de mes maigres connaissances de ce monde.
Serrant les poings, je pressai l’allure sous les arches fleuries des jardins. Le soleil culminant au zénith baignait de lumière le gazon verdoyant. L’immense cerisier séculaire dressait ses rameaux épanouis dans l’ombre des remparts côté sud. Depuis mon retour de l’île, chaque fois que j’effleurais son tronc pâle, une décharge de vie me parcourait le bras. Ce pouvoir de communication était bel et bien en moi.
Il me fallait des réponses ; et ces réponses, je les trouverais aujourd’hui.
Je passai sans difficulté le contrôle à l’entrée de la Cité d’Eel et, après un dernier regard lancé derrière mon épaule, dévalai la colline en direction de la forêt. C’était une démarche imprudente au vu de ce qui rôdait dehors mais je n’avais pas l’intention de trop m’éloigner.
J’enfilai mon baudrier de dagues et vérifiai son bon ajustement avant de pénétrer d’un pied ferme l’ourlet forestier. Les branches grinçaient déjà sous la caresse du vent. Des oiseaux diurnes ululaient en hauteur comme les chefs d’orchestre d’une symphonie sylvestre. Je boitillais tout en contemplant les peuplements d’arbres immenses, pourtant encore immatures, sans prêter attention aux ombres qui glissaient entre les feuillages. Quelque chose en moi avait changé depuis les incidents sur Jade ; la peur de cet inconnu m’avait désertée.
Je finis par me mettre à genoux dans une petite clairière ensoleillée par l’astre du midi et fixai mes yeux sur la terre compacte, pensive. Sur l’île, les arbres avaient bougé, j’en étais certaine. Les arbres m’avaient sauvé la vie. Pour communiquer de la même façon avec le végétal, peut-être devais-je chercher le Maana du Cristal à nouveau ?
Ainsi, doucement, j'effleurai l'herbe du dos de la main ; elle me piquetait et me chatouillait en même temps. Son toucher parvint à apaiser le rythme erratique auquel battait mon cœur, et fit s’envoler l’impatience frénétique qui n’avait cessé de brasser mon esprit les jours précédents. En quête de la chaleur du Cristal, je fermai les yeux. Mon ouïe se révéla sensible aux bruits provenant des feuillages ; la vie foisonnait tout autour, entre les branches, sous chaque parcelle de la terre. La respiration calme, je plongeai davantage mes doigts dans le humus et me concentrai sur chaque élément venu à la rencontre de ma peau. Au fur et à mesure, il me fut possible de déceler des détails de plus en plus infimes, allant de la simple caresse des herbes jusqu'aux vibrations des milliers de pattes sous la terre.
L'instant d'après fut une décharge de sensations.
C'était étrange mais j'avais l'impression de sentir la forêt toute entière. J'entendais la sève couler dans les arbres, les pulsations dans le sol. Le son, l'odeur, le toucher abstrait de la vie avaient empli tous mes sens. Je n'étais plus rien et j'étais tout à la fois : arbre, bourgeon, liane et champignon. Fleur parmi toutes et feuille balancée. Mon Maana avait fusionné avec le reste et je goûtais plusieurs existences en un battement de cils.
Rien ne m'avait jamais semblé plus beau.
Je sentais. Je sentais tout.
Mes mains s'enfoncèrent plus profondément dans la mousse, et mon esprit se fit envelopper dans sa douce humidité. Je trouvai mentalement une racine de plante racornie sous la surface ; elle avait l'air si seule là-dessous que je ne pus m'empêcher de chuchoter :
— Viens.
Je l'aidai à se frayer un chemin jusqu'à ce que son bourgeon neuf fût exposé à la lumière du jour. Je m'amusai et m'émerveillai de la découverte de ce nouveau monde lorsqu’une présence m'obligea à ouvrir les yeux. Le retour dans l’enveloppe exiguë de mon corps fut brutal et accablant, comme si mon esprit venait d’être arraché à son essence même.
Un groupe de dryades me contemplait timidement depuis les buissons. Je fis un pas vers elles pour les inciter à me rejoindre. Grandes et pâles, vêtues de leur simple nudité pourtant chaste, leur longue chevelure de verdure flottait derrière elles ; des fleurs et des lianes étaient autour de leurs visages ; au sol, leurs chevilles souples ornées de nervures de sève se confondaient en arabesques de racines et de lierre. Quand elles arrivèrent à ma hauteur, l'une d'elles me tendit la main et sonda toute mon âme de ses orbites creuses. Elle me fit ressentir par ce contact son quotidien, son rôle dans la forêt, ses bonheurs et ses malheurs, l'amour pour ses protégés ainsi que pour ses consœurs. Je la regardai sans comprendre, inondée d'une émotion pure et indescriptible.
Avant de disparaître dans les branchages, les dryades s'inclinèrent dans une révérence et, en même temps, je crus voir dans un éclair la présence d'une centaine d'autres créatures.
Bientôt, je fus laissée seule au milieu du chant paisible de la forêt.
— En voilà une bien jolie surprise ! Je n’ai jamais vu ça de ma vie de vampire.
Je bondis en arrière et me retournai avec un couteau à la main pour découvrir Nevra adossé nonchalamment à un arbre. L’air tout à fait détaché, il curait l’ongle de son pouce avec la pointe de sa dague.
— Vous me suivez ! l’accusai-je d’un ton sifflant.
— Bien sûr, se contenta-t-il de répondre, toujours appliqué à sa tâche. Je ne t’ai pas caché que tu m’intriguais. Ne sous-estime pas la parole d’une Ombre.
Il rangea d’un geste prompt le poignard à son fourreau et m’accorda enfin son regard de cendres, où luisait un intérêt perturbant.
— Après les grandes choses que j’ai ouï dire à votre retour de l’île, l'intrigue était à son comble. Et voilà que tu t’es mise à faire tes tours dans les jardins et que tu te lances dans une petite expédition en secret. Je me demandais jusqu’à quand tu le cacherais mais tu n’as pas l’air de comprendre.
Je lui rendis son regard, hésitante.
— De comprendre ? répétai-je.
— L’importance de ce que tu es.
Ma bouche s’entrouvrit sous l’effet de la surprise. Que savait-il que je ne savais pas ? Et qu’allait-il faire de cette information maintenant qu’il l’avait ? Voulait-il… me vider de mon sang ? Était-ce la raison pour laquelle il m’avait suivie si loin, et isolée ? Nevra obéissait à sa Prêtresse, toutefois je pressentais que son immortalité et son instinct prédateur faisaient de lui une créature autant indifférente qu’imprévisible.
— Et que suis-je ? murmurai-je alors.
Mon cœur se mit à battre à une vitesse folle ; je jurai qu’il l’entendait car ses lèvres s’incurvèrent en un sourire narquois. Mais aujourd’hui, il avait l’intention de me ramener bien vivante au Quartier Général.
— Viens, rentrons à la Garde, dit-il, les prunelles brillantes. Maintenant que je t’ai trouvée, je ne te lâcherai plus.
Chapitre 14
Assise seule devant le Cristal, j’attendais autour de la table de réunion le retour du maître des Ombres. Deux gardes en cuirasse de métal tenaient d’un air impassible les portes de la chambre sacrée.
Nevra avait refusé de m’adresser la parole sur le chemin du retour. Il m’avait amenée ici à cause de ce dont il avait été témoin dans les bois, mais qu’avait-il découvert exactement ? Lorsque je m’immergeais dans ces souvenirs, je me trouvais dans un état de parfaite sérénité, quoique le cœur déchiré par le vide d'une conscience unique dans ce corps. Un instant, j'avais vu plus loin que ma propre existence ; un instant je n'avais plus été Kaly mais chaque particule de vie, chaque battement de cœur, chaque coulée de sève. Même si j'ignorais l'origine de ces aptitudes extravagantes, ce pouvoir n'était pas dangereux. Du moins, pas envers moi.
Il y eut à peine un bruit dans le couloir, puis les grandes portes s’ouvrirent dans un chuintement, laissant entrer Miiko dont l’éventail de gardes se déploya dans la pièce, suivie de Leiftan, Valkyon, Ezarel. Et pour finir, Nevra. Alors que la Prêtresse prenait place sur son siège rembourré, ses yeux de cobalt me foudroyèrent.
— Qu’y a-t-il donc de si pressant, Nevra ?
Le concerné me regarda en souriant.
— Tu avais raison, Miiko, annonça-t-il avec fierté. J’ai vu tout ce qu’il y avait à voir. Elle peut se mettre en harmonie avec la terre. C’est elle.
La salle du Cristal fut tout à coup enveloppée dans un silence religieux. Je sentis mon cœur pomper mon sang de plus en plus vite à mesure que tous les occupants se tournaient vers moi. Miiko m'observait en dodelinant de la tête, de ses prunelles d'un azur apathique – oh, ce bleu savant ! Exquise nuance du voile aérien, mais qui ne fut jamais avenante !
— Vraiment ? dit-elle avec intérêt. Tu en es sûr ?
— Il n’y a aucun doute à avoir. Les créatures sylvaines l’ont reconnue.
L’attente devenait insoutenable.
— Est-ce que quelqu’un peut me dire ce qui se passe ? demandai-je d’un ton cassant. « C’est elle » quoi ?
Leiftan s’éclaircit doucement la voix. Des rayons de lumière folâtraient dans ses tresses blondes ; ses yeux clairs trouvèrent les miens.
— Rappelle-nous comment tu es arrivée dans ce monde, Kaly, éluda-t-il avec patience.
Je fronçai les sourcils et manquai de lui répondre avec brusquerie que ce n’était pas le sujet du jour ; cependant, ma raison reprit le dessus.
— Vous le savez, par le portail d’un sapin, dis-je sans prendre la peine de lui cacher mon irritation. Je marchais dans la forêt, j’ai vu l’écureuil passer au travers, puis ça a été mon tour. L’histoire n’a pas changé, aux dernières nouvelles.
— Non. Mais tu nous as dit plus d’une fois que ça n’avait pas été volontaire.
— Et c’est vrai ! Quelque chose m’a poussée de…
Je me figeai, laissant mes paroles en suspens dans l'atmosphère éthérée. En vérité, sa question était au cœur même du mystère qui entourait cette histoire : j'avais été poussée vers l’arbre alors que j'avais cherché à m'en éloigner. Et la chose qui m’avait poussée, qui avait grimpé sur mes jambes et mon sac, s’apparentait à...
Une racine.
Le sang se retira de mon visage alors qu'une à une, les visions se supplantaient aux autres et déverrouillaient comme un engrenage toutes les portes de l'ignorance. Face à moi, la kitsune décelait avec ravissement le dessin changeant de mes traits.
Était-il possible que ce pouvoir eût toujours été là ? Mon cœur détenait pourtant la réponse : mon attrait pour la nature n'avait rien d’une passion anodine. Ce pouvoir était en moi depuis le début ; il m'avait emmenée dans ce monde et m'avait sauvé la vie devant le crocotta, avec cette branche tombée du ciel, et sur Jade, quand les Faucons étaient sur le point de me tuer.
— Tout est lié, murmurai-je enfin.
Miiko adressa un regard entendu à Leiftan, lequel hocha la tête.
— Ce n’est pas le pouvoir que nous attendions à vrai dire, avança la dirigeante d’une voix haute et claire. Tu ne peux pas inverser le sort mais cela était prévisible.
Le silence qui tomba était si dense que je m’entendis presque battre des cils. Autour de notre table, l’atmosphère s’était alourdie. Je n'aimais pas ce que Miiko sous-entendait ; plus encore, je le craignais. Par conséquent, une certaine prudence enveloppa ma voix quand je voulus me manifester.
— Je ne suis pas certaine de vous suivre...
Hélas, ma question signa, pour toujours, la fin de mon existence humaine. Le sceptre en main, la Prêtresse me regarda d'un air solennel. Elle annonça :
— Kaly, tu possèdes en toi le pouvoir des Quatre Terres. Tu es une Sang-Premier, une sorcière ancestrale. La dernière, de ce que nous savons.
Sa voix fit écho contre les murs.
— Je suis une sorcière, répétai-je avec lenteur.
Petit à petit, un rire incontrôlable monta du fond de ma gorge.
— Je suis une sorcière ? éclatai-je en arquant un sourcil. Moi ? Une sorcière ! Sang-Premier, en plus ! Allons bon, c’est la meilleure ! Vous ne saviez plus quoi inventer pour vous payer ma tête, c’est ça ? Une sorcière ancestrale ! Pourquoi pas un vampire tant qu’on y est ?
— C’est très sérieux, répondit fermement Nevra.
Il avait cessé de sourire ; une teinte coléreuse s’était emparée de son œil. Je lui lançai en retour un regard noir où toute trace d'amusement avait disparu. Ce fut alors que j'aperçus les traits durcis de chacun des présents dans la pièce qui n'attendaient de moi qu'une réaction appropriée, et la gravité de la situation me prit d’assaut. Mes épaules se voûtèrent et mon esprit s’égara dans des landes brumeuses.
Les conversations commencèrent à s'élever tout autour :
— Juste ciel ! Elle… idée désastreuse...
— Oups… on dirait que… grillé la cervelle…
— Tu es un bel enfoiré, Nevra.
Les voix fusaient en tous sens, agressant violemment mes tympans.
— Arrêtez, ça n’a pas de sens ! m'écriai-je après m'être vivement redressée. Vous m’avez dit que la dernière Sang-Premier était Tartoth et Tartoth est morte, alors comment pourrais-je en être une ?
— Tu n’as toujours pas compris ? se manifesta Miiko en pressant un doigt sur ses lèvres.
Je jurai que son visage exprimait de l’exaspération. Ce fut Leiftan qui consentit à me répondre :
— Tartoth n’a pas été capturée le jour, ni l’année de la Grande Rupture. C’était une femme avec… beaucoup de ressources, dirons-nous. Elle a dû vouloir protéger son enfant et l’envoyer dans l’autre monde quand elle a fini par comprendre qu’elle ne pourrait pas échapper toute sa vie à la Garde. Mais tu es bel et bien sa fille. Il n’existe plus d’autre lignée ancestrale depuis deux siècles.
Sa fille ? Tartoth, cette figure fantomatique, qui avait tant marqué les esprits, serait donc ma véritable mère ?
— Non… vous vous trompez, m’obstinai-je à réfuter d’une voix blanche.
— Seul un Sang-Premier peut se mettre en harmonie avec la forêt, poursuivit l’archimage. Et la ville qui a tremblé au moment de la propagande des Faucons, ce même moment où les gardes te poursuivaient, rappelle-toi. C’était le Don, comme sur Jade. Le Don des Quatre Terres. Le Don de la Source.
Je secouai la tête avec l’envie furieuse de me boucher les oreilles, incapable de comprendre, refusant de le faire. Tout le monde sembla remarquer mon malaise, sauf la kitsune elle-même dont le regard se galvanisait d'une flamme d'excitation. L'énergie du sceptre, qu'elle tenait toujours fermement, s'embrasait à ses côtés d'un bleu criard, bien plus puissant, tandis qu’elle arpentait la pièce d’un pas exalté. J'observai la scène avec décontenance ; je ne l'avais jamais vue si vivante.
— En vérité, je m’en suis doutée à l’instant où l’Oracle a surgi de la pierre et ces fois où tu as rassemblé les parts perdues du Cristal. Mais je n’osais pas espérer un Sang-Premier en chair et en os. Nous pensions la lignée ancestrale perdue ou corrompue par nos ennemis.
« Avec toi à nos côtés, reprit-elle sur un ton d'ambition, nous pouvons changer le cours des choses ! Même si tu n'as pas le Don des Sept Vents, tu as la possibilité de rattraper les erreurs de Tartoth.
Elle s'avança d'un pas ; je me ratatinai dans ma chaise. Son expression me rendait inquiète. J'aurais voulu qu'elle se taise.
— C’est la force du destin qui était à l’œuvre, Kaly, depuis le début. L’Oracle t'a désignée pour réparer les actes du passé. Tu es celle qui pourra résoudre définitivement ce conflit en réunissant la pierre de l’Eldars.
Je regardai les membres du conseil tour à tour sans vraiment les voir, attendant que l'un d'entre eux dénonce un canular de mauvais goût. Mais ils n'en firent rien. Le désespoir m'envahit en même temps que ma vie partait en éclats, et je me sentis suffoquer.
Sans un mot, je me dirigeai comme un automate hors de la salle, hors du Q.G. et partis me réfugier sur la plage. Je m’écrasai sur une butte de sable, loin des navires que déchargeaient des matelots dont les mouvements orchestrés, quoique frénétiques, me rappelaient péniblement le travail organisé des fourmilières. Encore un détail de ma terre affectionnée qui me frappait de plein fouet...
Le bruit des vagues parvenait à peine à apaiser ma souffrance. Une plaie béante s'était ouverte dans mon cœur affaibli et je n'avais plus la force de réfléchir davantage. Je me sentais plus seule que jamais. Au loin, l'horizon était sinistre, de lourds nuages acier s'étaient rassemblés tout autour d’un atoll englouti – le Récif Oublié –, lentement, inexorablement, comme un destin cruel et implacable. J'aurais aimé couler dans le vaste océan pour ensuite me dissoudre en écume et ne plus avoir à supporter le poids d'une quelconque douleur. Mais les vagues déferlaient sur le sable et l'écume montait à mes pieds sans toutefois jamais m'emporter avec elle.
Au bout d'un long moment, des pas s'écrasèrent sur la dune. Je devinai que c’était mon capitaine à sa démarche avant même qu’il n'eût pris la parole. J’ignorais comment il m’avait retrouvée ; sans doute qu’un espion de Nevra m’avait encore suivie...
— Les lieux sont moins sûrs une fois la nuit tombée, dit-il.
— Oui, murmurai-je d’une voix éteinte. Oui, je vais rentrer...
Contre toute attente, il prit place à côté de moi dans le sable ; ses avant-bras nerveux s’appuyèrent sur ses genoux.
— Ce que tu as appris ne change rien à ton identité, affirma-t-il d’un ton calme.
Je secouai la tête, le front barré par un accablement plus grand que les mots.
— Comment être la même en apprenant que je ne suis même pas originaire de mon monde ? Que je n’étais pas censée vivre là-bas ? Que je suis la descendante de la sorcière tristement célèbre pour avoir trahi la Garde et qui se fait aujourd’hui maudire par tout Eldarya ? Et dont je dois réparer les erreurs vingt ans plus tard…
Ma voix n’était guère plus qu’un souffle. Je posai mon menton sur mes bras croisés, les yeux toujours au loin, sans oser lever le visage pour l’affronter.
— J’ai vu le regard de la dame Miiko. Et celui des autres. J’ai vu leur intérêt grandissant pour ce pouvoir qu’ils convoitent, qu’ils ont attendu et espéré pendant deux décennies. Je déteste ce regard. Il me donne l’impression de n’être qu’un pion.
Un pion perdu, désormais dépoussiéré, qui ne savait même pas à quel jeu il jouait. Les épaules affaissées, je refluai les larmes qui menaçaient de jaillir.
— Ce n’est pas ainsi que je te vois, dit-il d’une voix rauque.
Je me tournai à moitié vers lui. Un moment, ses paroles parurent l’avoir troublé autant que moi.
— Que tu sois humaine ou sorcière ou n’importe quelle færy n’a pas d’importance, se ressaisit-il. Tu es, comme tout le monde, ce que ton vécu a fait de toi. Personne ne t’enlèvera ça.
— Mais mon lien avec Tartoth me portera forcément préjudice. Je serai pointée du doigt quand les gens sauront.
— Ceux qui le penseront ne valent rien, déclara-t-il simplement.
Je laissai filer un soupir inaudible.
— Mes parents me racontaient une histoire quand j’étais petite, me mis-je à lui rapporter sans réfléchir. Ils me disaient qu’une bonne fée m’avaient amenée jusqu’à eux. J’avais toujours cru que c’était un stupide conte pour enfant mais…
— Ce n’était pas un conte.
Avec le recul, je réalisai qu’aucun d’eux n’avait jamais parlé des circonstances de ma naissance, ni de la période de grossesse de ma mère. Il n’existait pas de photographie de moi avant un âge où je savais marcher, aucune anecdote embarrassante de couche-culotte à raconter, aucun vieil accessoire de bébé moisissant dans la cave. Comment avais-je pu fermer les yeux sur autant de détails ?
— Probablement pas, dis-je.
Je triturai quelques instants mes doigts en silence avant de me mettre à ronger compulsivement mes ongles. Une autre idée parasitait mon esprit. Une idée monstrueuse, à côté de laquelle les révélations sur mon identité étaient presque insignifiantes.
— Je crois que… commençai-je d’une voix vacillante. Si les tremblements de terre étaient de mon fait, alors… ces deux Faucons qui m’ont poursuivie après Kreg, sur l’île de Jade, je crois bien que… que je les ai... tués, conclus-je, les lèvres tremblantes.
Je sentis les yeux dorés de Valkyon sonder mon profil.
— Tu n’as fait que te défendre. C’étaient eux ou toi, Kaly.
Mon regard se fixa sur l’étendue des flots sombres. Je n'avais pas même pas vu leurs visages. Et pourtant, je les avais tués, j'avais fait cesser leur existence. J'avais privé des vies de leur avenir, mis des familles en deuil. Je m’étais cachée derrière la volonté de la forêt mais c’était moi derrière. Ma faute.
« Fille de Tartoth. »
Cette fois, je ne parvins pas à me retenir et j'éclatai en sanglots. Cette histoire bien trop incroyable m'avait corrodée jusqu’à la limite du soutenable et, avec elle, avaient surgi des responsabilités nouvelles et des réponses dont j’aurais souhaité ne jamais entendre parler. Je ne comprenais plus dans quel sens allait ma vie. Et je me sentais si perdue loin des deux seules personnes qui auraient pu m’apporter un réconfort. Mon père et ma mère. Des inconnus, au final, dont je savais trop peu de choses...
Un autre que Valkyon aurait sans doute trouvé un prétexte pour s’éclipser. Lui resta. Il n’eut aucune parole à mon égard, encore moins de geste – à quoi bon, puisque je l’aurais repoussé ? Il se contenta d’attendre jusqu’à ce que mes pleurs s’apaisent.
— Tiens, dit-il, alors que je m’essuyais les joues du dos de la main.
Il me tendit un petit carré de tissu plié en quatre, aux fines broderies. Les yeux humides, je le pris et l’examinai sur mes genoux.
— Vous vous promenez tous les jours avec un mouchoir dans votre poche ? demandai-je.
C’était la première question qui m’était venue. Ses lèvres se pincèrent et il frotta machinalement les jointures abîmées de ses poings.
— Euh... à vrai dire, répondit-il avec embarras, je me figurais que tu en aurais besoin.
— Oh… Eh bien, merci, dis-je en reniflant ; son geste me touchait. Désolée pour ce spectacle, je ne sais pas ce qui m’a pris...
— Le contraire aurait été étonnant. Tu es passée par beaucoup d’émotions aujourd’hui. Depuis ton arrivée, en fait. Je m'étonne de te voir encore debout après tout ça. Certains de mes guerriers ne pourraient en dire autant.
Ses lèvres s’étirèrent en un sourire indulgent qui fit naître un étrange chatouillis dans le creux de mon ventre. Le mouchoir avait son odeur, de poivre et de fumée ; elle se mêlait aux effluves marines déposées par les embruns de la mer. Je devais probablement être affreuse, et cette intimité étrange qui outrepassait les limites de la hiérarchie m’ébranlait, mais le regard bienveillant qu’il posa sur moi estompa mon malaise. Tête baissée, je plongeai mes doigts dans le sable ; il était doux et tiède dans ma paume.
— J'ai toujours souhaité avoir une vie un peu originale mais ce n'est pas ce que je voulais, dis-je pensivement.
— Aurais-tu été satisfaite par autre chose ?
— Je ne sais pas.
Ainsi hors du temps, hors du présent et de notre destinée, nous restâmes encore un peu sur la plage, appréciant en silence le spectacle de la nature acharnée et dévastatrice qui avait au loin encerclé le Récif Oublié.~ * * * ~
Le lendemain, je pris une grande inspiration avant de fouler le seuil de la salle du Cristal. Keroshane y rédigeait consciencieusement une missive sous la dictée de Miiko. Cette dernière le congédia sans délai en s’apercevant de ma présence.
— Je suis désolée, me dit-elle quand nous fûmes seules. Nevra aurait dû nous mettre au courant de ta… condition avant de convoquer ce conseil. Cela a dû représenter beaucoup d’informations pour toi.
Je songeai avec ironie que les dignitaires de la Garde ne passaient pas souvent par quatre chemins pour annoncer les nouvelles.
— Si tu me fais l’honneur de ta présence, j’en déduis que ta méditation a pris fin ?
— Oui, la nuit porte conseil, à ce qu’on dit dans mon monde. Je suis prête à endosser ce fardeau.
— Ce n'est pas un fardeau, c'est un cadeau, rectifia-t-elle d'une voix grave, face à quoi je me contentai de hausser les épaules. Sache, Kaly, que tu n'es pas seule. Tu ne le seras pas.
— Merci.
— Bien, reprit-elle en me faisant signe de prendre place. Le fait est que le Cristal a déjà commencé sa reconstruction depuis ton arrivée chez nous. J'ose croire que la nature s'en est chargée d'elle-même, mais nous manquons de temps. L’Oracle se meurt et les Faucons Obscurs nous menacent. Tu dois retrouver les fragments manquants.
— Je ne sais pas si j'en suis capable, répondis-je en toute honnêteté.
— La Terre te guidera, elle l'a déjà fait. Elle sent l’énergie de la Source dans le Cristal comme elle sent les millions d'êtres sur ses terres. Je t'ai dit que tu ne serais pas seule et, pour organiser la suite, il me faut rappeler le comité, si tu es d’accord.
Avant d’acquiescer, je l'arrêtai d'un geste.
— Attendez... Si Tartoth est ma... ma mère, savez-vous qui pourrait être mon père ?
— Je l’ignore, Kaly. La plupart du temps, les sorciers s’unissent avec des individus eux aussi dotés de magie par souci de préservation. Mais cette règle n’est aucun cas universelle. En ce qui me concerne, je n’ai jamais entendu parler du compagnon de Tartoth.
L'impossibilité de rencontrer mes géniteurs me figeait dans un grand sentiment d'abandon. Ce temps de recueil m'avait permis de songer à eux. En plongeant dans mes souvenirs, il me semblait presque pouvoir visualiser leurs silhouettes se détacher d'une vive lumière blanche. Comment croire qu'aujourd'hui et pour toujours ils demeureraient de simples inconnus ? Mes parents avaient-ils connaissance de mon identité ?
Un soudain malaise me gagna en réalisant que devant moi se tenait l’assassin de ma mère. Je ne connaissais pas Tartoth, j'ignorais quel genre de personne elle était en dépit de sa trahison, mais une chose était, et demeure sûre encore aujourd’hui : nul n'a le droit d'arracher un enfant à sa figure maternelle.
La Prêtresse l’avait tuée. La Prêtresse m’avait faite orpheline.
Miiko convoqua le conseil dans la matinée.
— Les Faucons Obscurs ne doivent pas savoir que nous détenons la sorcière ancestrale, annonça-t-elle. Nous ne tiendrons qu’un minimum de personnes dans le secret, aussi longtemps qu’il nous sera possible de le faire. Tous les autres devront croire qu’elle n’est qu’une sorcière universelle.
Le fait d'entendre Miiko parler de moi en mentionnant ces origines me mit très mal à l'aise. « Sorcière ». J'avais l'impression que Kaly n'était plus qu'un personnage en trop.
— À présent que nous avons un moyen de rassembler le Cristal, tout n'est plus qu'une question de temps. Kaly aura besoin d'une escorte solide pour les expéditions hors de la ville. Valkyon, tu es la tête de nos troupes d’élite, mais ta lame est aussi le joyau de l’Obsidienne. Avant d’être capitaine, tu es un guerrier dont la renommée n’est plus à refaire. C'est de ce guerrier dont la Garde a le plus besoin aujourd'hui. Aucun de tes soldats ne pourra égaler la confiance que je te porte, or cette mission est devenue la plus importante pour l’avenir d’Eldarya. C’est pourquoi je te le demande : accepteras-tu de l’accompagner dans son périple où qu’elle aille et de la protéger à tout prix, au péril de ta vie ?
Cette requête le prit de court. Valkyon joignit soucieusement ses sourcils en me regardant, et mon pouls s’accéléra. Je me rappelais son soutien inattendu sur la plage et tout le bien que sa présence m’avait fait, même si nous ne nous connaissions pas vraiment et s’il avait un temps été mon geôlier.
— Si tel est ton souhait, Miiko, dit-il, je l’accepte.
— Bien. Forme ta meilleure équipe. Nevra, dit-elle en se tournant vers lui, tu es mon maître espion et un assassin hors pair. Hors de cette ville, ton visage est moins célèbre que ton nom. J’aimerais que tu mettes tes dagues à son service.
— Et si un contrat vient à m’indisposer ?
— Toi et moi savons que ton second s’acquittera très bien de tes tâches. Quelle est ta réponse ?
Le vampire semblait plutôt incommodé mais il dévia son orbe anthracite vers Valkyon avec une ébauche de sourire.
— Ma foi, cela fait quelques temps que mon existence n’a plus la moindre saveur entre les murs de ce palais... Les rats filent la queue entre les jambes et les hors-la-loi se pissent dessus en me voyant. Et un sage kappa disait que « celui qui s’ennuie n’aspire pas à la grandeur ».
— Prêteras-tu serment ? insista Miiko, imperturbable.
Nevra m’accorda un long regard.
— Je prêterai serment.
La kitsune hocha la tête et reporta son attention sur moi.
— En attendant que tu te rétablisses, enchaîna-t-elle, je vais dépêcher un émissaire pour solliciter l'aide de sorcières universelles de confiance. Elles t’enseigneront les rudiments de la magie. En revanche, elles ne pourront t'aider pour le Don des Quatre Terres, ni pour les sorts ancestraux que tu devras apprendre à maîtriser seule.
Quand elle obtint mon approbation, Miiko se tourna vers le socle sur lequel reposait le Cristal, et un sourire la transfigura. Je n'avais jamais vu Miiko si joyeuse ; en vérité, je ne l'avais jamais vue sourire.
— Vingt-cinq ans ! s’exclama-t-elle en agitant ses quatre queues. Réalisez-vous ? Durant vingt-cinq ans, nous avons tâtonné dans l’ombre, impuissants au désastre et à la souffrance de la Mère ! Et maintenant, sa lumière guide de nouveau notre chemin.
— Que se passera-t-il lorsque le Cristal sera rassemblé ? intervins-je, car cette question me brûlait les lèvres depuis bien longtemps.
— Il sera à nouveau détenteur du pouvoir véritable et restaurera l'Équilibre dans le monde.
Elle se retourna, m’observa quelques instants, puis sonna la clôture de la réunion. Je soutins son regard d'une tonalité de bleu vif jusqu'à suivre les autres dehors.
La suite au prochain post ↓ !
Dernière modification par Kioku (Le 23-11-2022 à 22h17)