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Il y a trois ans, June s’est réveillée dans un petit village de pêcheurs au large des Terres d’Eel, totalement amnésique et avec pour seules possessions un vieux collier violet et un bracelet en argent sur lequel était écrit son nom.
Incapable de se rappeler quoi que ce soit de sa vie d’avant, elle tente tant bien que mal de se faire à l’idée qu’elle ne retrouvera jamais ses souvenirs et réapprend petit à petit à vivre dans son monde, l’Eldarya, dont elle a même oublié comment parler la langue.
Quand son chemin croise celui de Maya et Leiftan, membres de la garde d’Eel, elle comprend que les réponses à ses questions se trouvent au-delà de son village. Et que pour les obtenir, elle devra sacrifier bien plus que ce qu’elle n’est prête à perdre…


C’est toujours par hasard qu’on accomplit son destin…
Marcel Achard




Bienvenue à toi qui a poussé les portes de l’Edarya, un monde où magie rime avec mensonge et vérité avec trahison. Au fil des chapitres, vous suivrez les aventures de June, Maya, Leiftan, Valkyon et bien d’autres personnages, qui tirés du jeu qui créés spécialement pour l’occasion !
Mais ne t’y trompe pas… oublie ce que tu crois savoir et prête attention aux moindres détails si tu veux résoudre le mystère qui entoure June et ses origines. Car la vérité est trompeuse et personne n’est ce qu’il semble être…

Attention : certains passages peuvent choquer et ils seront annoncés au début du chapitre afin que les âmes sensibles puissent passer leur chemin si elles le souhaitent ! Sous-entendu : cette histoire est PEGI 16, (comme celle, officielle, d’Eldarya [âge minimum pour l’inscription dorénavant fixé à 16 ans, application référencée comme tel]). Elle sera également disponible sur une autre plateforme si certains chapitres nécessites un écrémage, tout en restant compréhensible pour celles et ceux qui ne souhaiteraient pas lire ces parties en plus !.

Et en parlant de règles…



A tous les enfants d'Eldarya
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Si tu souhaites suivre l’histoire de June et ses compagnons, il te suffit d’en faire la demande par MP ou en commentaire afin de rejoindre la liste des gardiens de Léthée !

Les gardiens de Léthée

- Florianne
- Kioku
- Aespenn
- Chevreuil

C’est ici que vous trouverez des annexes mises à jour au fur et à mesure du récit, afin de compiler les informations relatives à cet univers !

Les différentes races eldariennes

X Atalantes : on ne sait pas grand-chose de ce peuple peu représenté qui vit dans les Terres du Couchant. ex : Hélios
X Banshee : membres de la cour unseelie de l’île Titania, ils sortent rarement de leur territoire. Leur cri est porteur de mort et on a souvent l’impression qu’ils viennent de prendre un bain quand on les croise. ex : Gine (semi-banshee)
X Élémentals : faërys capables de manipuler les éléments, on trouve quatre types d’élémentals : feu, terre, air et eau. Ils sont divisés en classe, selon leur puissance et leurs affinités. On en trouve dans tout l’Eldarya, mais la plupart vivent dans les Hautes-Terres. ex : Naël
X Faéliens : terme s’opposant à faërys - les êtres nés sur Terre - pour les différencier de ceux apparus après la création de l’Eldarya, il désigne également tous ceux dont on ne connaît pas l’espèce. ex : June, Valkyon, Nevra...
X Femmes des neiges : vivant dans les Terres de Givre, elles s’aventurent rarement hors des zones enneigées de l’Eldarya car elles supportent mal les températures élevées. Ce sont de grandes femmes aux longs cheveux noirs, dont les racines blanchissent au fur et à mesure qu’elles utilisent leur pouvoir. Leurs yeux sont aussi blancs que la neige. ex : Emi, Inoue
X Kitsunes : originaires des Terres de Givres, ces hommes et femmes renards ne sont pas considérés comme des bröwnies car ils sont nés avant l’Eldarya. On compte leur puissance au nombre de queues qu’ils possèdent. Doués d’une intuition remarquablement aiguisée, ils sont capables d’utiliser la Renka, la magie de la vie. ex : Miiko
X Lamia : mi-homme mi-serpent, ils font d’excellents espions malgré leur taille imposante, et sont réputés pour leur sagesse. ex : Dante
X Lycanthrope : vivant dans les Terres de l’Ouest, ils se différencient des bröwnies car ils ont la capacité de prendre une forme totalement humanoïde ou totalement lupine. La plupart reste toutefois sur un entre deux qui allie les avantages des deux formes tout en leur permettant de mieux s’intégrer. Ils vivent en clans, bien que beaucoup aient été décimés lors de la guerre. ex : Chrome
X Moroïs : lorsqu’un homme naît chez les femmes des neiges, il devient un moroï. Chargés de leur protection, ils sont réputés pour être de très bons guerriers et sont très loyaux à leur clan. ex : Akio, Akira, Takumi...
X Nains : contrairement aux légendes terriennes qui les définissent comme de tous petits hommes, ces géants pacifiques peuplent les Terres Méridionales. Ils sont aussi grands que des collines et vivent dans les hautes montagnes de ces terres. Dans leur langue, Nain signifie “celui qui peut toucher le ciel”.
X Salvors : espèce dominante des Hautes-Terres, ils sont réputés pour leurs capacités d’alchimiste et leur grande compréhension de la nature. Très grands, ils ont la peau, les cheveux et les yeux clairs. On raconte que c’est eux qui auraient inspiré les elfes de la mythologie terrienne. Ils sont très arrogants. ex : Ezarel
X Satyres : mi-bouc, mi-homme, ils ne sont pas considérés comme des bröwnies car ils étaient là lors de la création de l’Eldarya. Proches de la nature, ils vivent dans les larges forêts des Terres du Couchant. ex : Arumraer
X Sirènes : peuple aquatique dont le chant parfait peut rendre fou de désir celui qui l’entend. Les sirènes peuvent prendre forme humaine à l’aide d’une potion, mais la transformation est si douloureuse que peu d’entre elles le font.  ex : Alajea, Colaïa
X Sorcières de l’Ouest : espèce dominante des Terres de l’Ouest, ces femmes guerrières sont belliqueuses et sauvages. Difficilement approchables, on sait seulement qu’elles ne côtoient les hommes que pour se reproduire. ex : Ecaille

Carte du monde

Cette carte sera mise à jour au fur et à mesure du récit et des révélations !

Les neuf gardes d’Eel

X La Garde d’Eel : la plus importante des neuf, elle est située à Eel même, capitale des Terres d’Eel.
X La Garde de Verre : annexe de la Garde d’Eel, elle est également située dans les Terres d’Eel.
X La Garde des Gemmes : située dans les Hautes-Terres, elle a joué un grand rôle dans la constitution des accords de paix.
X La Garde de Flamme : située dans les Terres du Feu, elle est l’une des plus actives.
X La Garde de Sable : située dans les Terres Méridionales, elle n'interagit que très peu avec les autres.
X La Garde des Songes : située dans les Terres du Couchant, elle est réputée pour son système de gestion… particulier.
X La Garde d’Aurore : située dans les Terres de Givre, elle reste fidèle aux accords de paix mais tout juste.
X La Garde des Murmures : située dans les Terres de l’Ouest, elle est aussi sauvage que ceux qui y habitent…
X La Garde des Morts : située dans les Terres Obscures. Aucune information à son sujet.

Personnages

June : June est une jeune femme qui estime son âge entre vint et vingt-cinq ans. Amnésique, elle a été retrouvée sur les rivages d’Himlensam quatre ans plus tôt par Emi et Naël. Membre de la garde obsidienne, elle entretient une relation mystérieuse avec Leiftan Larulta et Maya Blackwave, qu’elle peut toucher sans faire souffrir. Petite et menue, elle attire surtout l’attention à cause de sa voix haut perchée et de ses yeux d’un violet améthyste particulier…

Emi Chione : née dans les Terres de Givre, elle a emménagé avec sa famille à Himlensam à l’âge de dix ans. Son rêve de toujours est d’intégrer la garde absynthe. Très proche de Naël, elle s’est toutefois disputée avec le jeune homme qui n’accepte pas qu’elle soit devenue gardienne. Elle travaille deux fois plus que les autres pour aider sa famille à payer les soins d’Akio, son petit frère malade.

Hélios : âgée de vingt-et-un ans, Hélios est une atalante particulièrement douée en alchimie. Elle fait partie de la garde absynthe depuis plusieurs années. Réputée pour sa curiosité, elle connaît tous les potins de la garde. C’est également une amoureuse des plaisirs, si bien qu’elle passe la quasi-totalité de ses soirées à la taverne… ou dans le lit d’un gardien.

Maya Blackwave : cette ancienne K’arnag est la seconde de Valkyon Atani. Très secrète, personne ne sait d’où elle vient et ce qu’elle est. Beaucoup sont toutefois persuadés qu’elle est une ténébreuse, ce qui expliquerait sa maîtrise parfaite du Spräk. Capable d’utiliser la Mörka, Maya semble connaître Valkyon depuis un long moment. Elle semble souffrir quand on la touche ou quand elle s’énerve… 

Leiftan Larulta : bras droit de Miiko, Leiftan est un lorialet âgé de vingt-sept ans. Très apprécié par les gardiens, on le voit toujours vêtu de blanc. Il est réputé pour sa gentillesse et sa compassion. Il entretient une relation quasi fraternelle avec June et est très attaché à Maya, qu’il peut toucher sans qu’elle n’ait mal. Il est également très proche de Miiko Ain’Prodotis.

Valkyon Atani : capitaine de la garde obsidienne, ce faélien de vingt-trois ans est le plus jeune gardien à avoir accédé à cette fonction. Valkyon prend soin de ses gardiens, mais il semble particulièrement affecté par la présence de June au sein de sa garde… Il parle couramment le Spräk et garde constamment deux bracelets de fer autour de ses poignets. Certains racontent qu’ils camouflent d’anciennes cicatrices, d’autres quelque chose de bien plus sombre…

Nevra Redstone : ce faélien de vingt-six ans est le capitaine de la garde de l’ombre. Séducteur, Nevra est réputé pour ses conquêtes aussi bien masculines que féminines ainsi que ses disputes légendaires avec Maya Blackwave. Il semble également cacher un lourd secret qui prend forme la nuit, à la lumière de la lune… Tout comme Maya, Nevra est capable d’utiliser la Mörka et parle Spräk avec une grande facilité.

Ezarel Rahani : le capitaine de l’absynthe est un salvor âgé d’une trentaine d'années. Réputé pour sa sévérité, Ezarel est un alchimiste de talent qui vise la perfection à chaque instant. Ses longs cheveux bleus sont toujours impeccablement coiffés, mais on raconte qu’une fois seul dans son laboratoire, il les retient avec un serre-tête que lui aurait offert Nevra quand ils étaient plus jeunes… 

Miiko Ain’Prodotis : jeune kitsune de vingt-sept ans, Miiko est la chef de la garde d’Eel. Moquée pour son manque d’expérience, beaucoup estiment qu’elle n’est pas faite pour diriger et que les problèmes que subit l’Eldarya sont en partie de sa faute. Elle se repose beaucoup sur Leiftan et ses capitaines et se remet constamment en question, même si elle n’hésite pas à prendre des décisions souvent lourdes de conséquences…

Eweleïn Bedragersk : la soigneuse en chef de la garde d’Eel, elle est également membre non décisionnaire de la garde étincelante. Très douée dans son art, elle est très rigoureuse et s’entend bien avec Ezarel. On ne connaît pas son espèce, mais à cause de sa ressemblance avec ce dernier, beaucoup pensent qu’elle est également une salvor. Très professionnelle, Eweleïn sait beaucoup de choses qu’elle ne révèle à personne en raison du secret lié à sa profession.

Chrome Argent : Lycanthrope de dix-neuf ans membre de la garde de l’ombre, il est ami avec Hélios et sort avec Mery Aries. Chrome est très loyal à Nevra. Peut-être même plus qu’à la garde…

Gine Skwel : demi-banshee, c’est la seconde de Nevra. Elle a quitté l’île Titania pour le suivre le jour où il lui a sauvé la vie. Capable de sentir la mort, elle se sent très à l’aise en arpentant les couloirs de la garde de l’ombre…

Jaiob Traum : cet attrapeur de rêve originaire des Terres du Couchant est le second d’Ezarel. Sa douceur contraste avec la rigidité de son supérieur et il est très apprécié des gardiens.

Ykhar Lagos : bröwnie de quarante-deux ans, elle s’occupe de la partie administrative de la garde.

Keroshane : cette licorne de quarante-quatre ans est le plus vieux membre de la garde étincelante. Il était déjà là sous l’ancienne cheffe de garde, Dame Kura, et est actuellement le secrétaire de Miiko.

Le sans visage : on ne sait rien de lui, si ce n’est qu’il s’en prend à la garde d’Eel sans relâche depuis un peu plus d’un an. Ses attaques déstabilisent Miiko et ses capitaines, qui ne rêvent que d’une chose : l’attraper pour lui faire payer les dégâts…

Ecaille : sorcière de l’ouest aveugle, c’est l’une des meilleures gardiennes que compte la garde de l’ombre. Réputée pour avoir passé le test d’admission de la garde sept fois et l’avoir réussi, elle adore faire tourner les étincelants en bourrique… à commencer par son chef.

Mathyz Rougaie : ce faélien est entré dans la garde obsidienne en même temps que June et s’est immédiatement bien entendu avec la jeune femme. C’est son voisin de chambre et il passe énormément de temps avec elle.

Les personnages en images

Voilà un petit récapitulatif des différents designs qui ont déjà été fait, rangés proprement par groupes ! Les visuels seront régulièrement mis à jour avec les nouvelles têtes qui apparaîtront !

Gardiens de l’ombre

Mery et Ecaille font partie de la même division de l’ombre : ce sont tous les deux des informateurs, chargés de récolter les informations (sans blague) pour la garde. C’est pourquoi leur uniforme est semblable, même si Ecaille arrange le sien sous prétexte qu’elle est aveugle (mais elle veut juste embêter Nevra <3). Quant à Chrome et Valarian, ce sont des traqueurs, spécialisés dans l’élimination et la traque de cibles, c’est pour ça qu’ils ont une armure (Valarian porte la sienne sous sa tunique, parce qu’il estime que ça nuit moins à son sex apeal).

Gardiens de l’Obsidienne

L’uniforme des obsidiennes est moins rigide que celui des ombres : on leur donne une armure de base en fonction de leur corps d’armée (June est un soldat léger, puisqu’elle se bat avec une épée courte, et n’est donc pas envoyée en première ligne), mais ils sont tout à fait libre d’acheter leur propre armure une fois qu’ils ont gagné suffisamment d’argent ! La seule condition est d’être facilement identifiable comme membre de l’obsidienne !

Gardiens de l’absynthe

Ezarel, contrairement aux autres capitaines, n’impose pas d’uniforme à ses gardiens. Il considère qu’ils doivent être à leur aise, et leur demande simplement de porter la broche de leur garde, ainsi qu’un élément vert sur leur tenue qui permettra de les identifier aisément parmi les autres gardiens. C’est pourquoi Emi a troqué les traditionnels kimonos blancs de son peuple contre des choses plus colorées, aux couleurs florales ! Les yeux les plus attentifs auront également remarqué le bracelet au poignet de Jaiob. Un autre personnage porte le même... Saurez-vous deviner pourquoi et de qui il s'agit ?

Gardiens de l’étincelante

L’étincelante compte le chef de garde et les droits capitaines, auxquels viennent s’ajouter le soigneur en chef, le secrétaire général et le bibliothécaire en chef, le chef de la sécurité et l’éventuel bras droit du chef de garde.
Les étincelants portent de l’or sur leur tenue pour être facilement identifiables, et les capitaines apprécient de rappeler leur garde d’origine ! La division des soigneurs fait partie de la garde absynthe, et si Eweleïn a un droit de parole aux conseils de Miiko, elle n’a pas le droit d’intervenir dans les décisions de sa garde, sauf si ça concerne le dispensaire. Les seconds, Maya, Jaiob et Gine, sont tenus d’assister aux conseils, mais ils ne sont pas membres de l’étincelante. Miiko était une ancienne gardienne de l’ombre, et Ykhar était membre de l’obsidienne.

Les ténébreux

Etant né dans les Terres Obscures d'une ethnie qui y vivait depuis des centaines d'années, Valkyon est un ténébreux, mais il ne se considère pas comme tel, alors il n'apparaît pas sur cette image !
L'armure de Jahed, le corset et les chassures de Mélanie ainsi que les chaussures de Maya et les semelles de Karenn sont fait de svarsten, une pierre capable d'être fondue pour être transformée en tout et n'importe quoi, et plus solide que n'importe quel matériau eldaryen. C'est la ressource principale des Terres Obscures, aussi, pour se fondre dans leurs paysages mornes aux couleurs du svarsten, les ténébreux l'utilisent pour se vêtir. Si à la Garde, l'armure de Jahed paraît incongrue, chez lui, elle lui permet de se camoufler sans aucun problème !

Illustrations

Chapitre 13 : Le Chant de Léthée

Comment parler de June sans mentionner le petit ange à qui je l’ai prêtée ? Eh oui ! Si tu apprécies cette histoire, et même si tu ne l’aimes pas, je t’invite à te rendre sur la fiction d’Aespenn, Apotheosis, qui fera également évoluer mon OC parmi les siens, sous sa plume aussi brillante que poétique…
Merci à toi de m’aider au quotidien, pour la bêta de cette fic et pour plein d’autres choses, tu es un ami précieux <3

Sur ce, prends place et ferme les yeux pour écouter :

Prologue

Il y a deux mille ans, une guerre féroce éclata entre les hommes et les faerys pour la domination de la Terre. Plus puissants mais moins nombreux, ceux qui portaient en eux le don de la magie furent chassés de leur monde originel, forcés de trouver refuge dans un autre.
Grâce au sacrifice de deux d’entre eux, ils purent atteindre la Terre Promise : l’Eldarya. Un monde où la paix règnerait et où chacun pourrait vivre la vie qu’il souhaitait mener.

Mais la haine est commune à toutes les espèces et ils ne l’avaient pas laissée derrière eux en quittant la Terre. Bientôt, la colère vint ronger leurs cœurs et des voix s’élevèrent contre ce monde qu’on leur avait donné. Car les faerys voyaient leur métabolisme changer : afin de pouvoir vivre sur ces terres, ils furent obligés de s’adapter. L’oxygène qui leur était autrefois vital fut remplacé par le manaa, une substance directement tirée du grand cristal qui incarnait l’essence de l’Eldarya, rendant leur survie sur une autre planète complètement impossible. Lorsqu’ils le comprirent, certains se révoltèrent : l’Eldarya n’était pas censée devenir leur tombeau et la Terre était leur monde natal.

Et parmi eux, une race de terribles guerriers, craint de tous en raison de leur cruauté lors de la guerre des hommes, fut la plus virulente : les a’raylins. Ils prirent la tête d’une armée et déclarèrent la guerre aux dragons et aux phénix, fondateurs de l’Eldarya.

S’ensuivirent mille années de conflits qui menèrent à l’extinction de plusieurs races ainsi qu’à l’Eldarya telle qu’on la connaît.
Une fois la longue guerre terminée, on découvrit que de nouvelles espèces étaient apparues : mi-animales mi-humaines, ces faerys étaient d’authentiques eldaryens. Plus proches du manaa que les faerys, ils étaient également plus sensibles à ses variations. Parce qu’ils n’étaient plus tout à fait purs, on les nomma faeliens.

Mille nouvelles années passèrent, au cours desquelles l’Eldarya connut plusieurs séries de violents affrontements, tous initiés par les Terres Obscures, bastion des ténébreux, descendants des premiers peuples terriens qui s’étaient battus contre la Terre Promise.
Le plus violent d’entre eux, la Grande Guerre, aboutit à la création des neuf gardes d’Eel dont le but était de préserver la paix sur leur monde. Et les a’raylins, les dragons et les phénix furent relégués au rang de légende…

Chapitre 1 : Himlensam

La lumière du soleil se  déversait dans la petite chambre bleue. Le silence qui y régnait était uniquement troublé par la respiration lente et régulière d’une jeune femme encore plongée dans les limbes rassurantes du sommeil. Un rayon vint chatouiller son nez constellé de petites tâches de rousseurs : il se fronça alors qu’un grognement s’échappait d’entre ses lèvres.
Il lui fallut quelques instants pour s’habituer à la luminosité ambiante, mais elle souleva finalement ses paupières pour dévoiler deux iris améthystes encore voilés par les brumes de ses rêves. Lentement, elle se redressa en passant une main dans sa tignasse cendrée et elle étouffa un bâillement.
Il était encore trop tôt pour se lever, mais elle n’avait pas le luxe de pouvoir traîner au lit toute la journée. Son estomac approuva vigoureusement : les odeurs qui s’échappaient de la cuisine l’auraient de toute façon tirées du lit aussi sûrement que la cloche du village. Comme si cette dernière l’avait entendu, elle se mit à sonner sept coups et presque instantanément, la porte s’ouvrit sur un petit garçon aux cheveux sombres.

- Debout, debout, debout ! s’exclama-t-il en bondissant sur son lit. Emi t’attends, elle est déjà dehors !
- C’est bon, ça va, j’arrive… répondit-elle en s’extirpant des couvertures.

Elle s’étira de nouveau puis jeta un coup d'œil à son reflet dans la vitre. Comme chaque matin, elle détailla son nez froncé, son menton carré et ses pommettes saillantes, tentant de se rappeler de qui elle les tenait. Lui venaient-elles de sa mère ? Était-ce son père qui lui avait légué cette tignasse impossible à coiffer ? Mieux encore, d’où lui venait ce petit bracelet d’argent, celui qu’elle ne quittait pas et sur lequel était écrit son nom ? Si tant est qu’il s’agisse de son nom.
Elle baissa les yeux vers le bijoux. Simple gourmette, il était orné d’une petite fleur gravée de chaque côté des quatre caractères qui résumaient aujourd’hui son monde. June.
Un raclement de gorge la fit sursauter. Une femme dans la fleur de l’âge s’était adossée à la porte de sa chambre et la regardait avec tendresse. Ses longs cheveux noirs étaient relevés selon la coiffure traditionnelle des femmes mariées de son peuple, camouflant leurs racines aussi blanches que la neige. Ses lèvres pleines s’incurvèrent en un sourire triste quand elle croisa son regard déçu.

- Toujours rien ?
- Peut-être demain, se força-t-elle à sourire.

Inoue hocha la tête puis attrapa la main du petit garçon pour le traîner hors de la chambre malgré ses protestations. June attendit qu’ils disparaissent pour laisser son sourire se faner. Peut-être demain. Un rituel qui durait depuis un peu plus de trois ans.
Elle prit une longue minute pour se reprendre puis enfila sa tunique brune et passa une main lasse dans ses cheveux. Décidément, quel que soit le parent qui la lui avait léguée, elle ne le remerciait pas. 
La jeune femme rejoignit la pièce à vivre pour y retrouver Inoue et les jumeaux en train de dévorer leur petit déjeuner. Les deux petits garçons ressemblaient comme deux gouttes d’eau à leur mère, à l'exception de leurs yeux : alors que ceux d’Inoue étaient aussi blancs que la glace, les leurs avaient la couleur du soleil.
En la voyant entrer, Akio donna un coup de coude dans le ventre de son frère et ils lui adressèrent un sourire resplendissant :

- T’es en retard ! piailla le premier.
- Emi est partie ! poursuivit le second.
- Les garçons, laissez-la tranquille.

June adressa un regard reconnaissant à Inoue avant d’ébouriffer la tignasse des deux monstres :

- Soyez sages ! A ce soir !

Elle attrapa son repas soigneusement emballé puis sortit de la petite maison qui était devenu son foyer. Avec son toit de paille rouge, elle se fondait parfaitement au milieu des autres mais June trouvait que c’était, et de loin, la plus jolie de toutes. La jeune femme mordit dans le petit pain encore chaud qu’avait préparé Inoue, se perdant dans ses pensées tandis que ses pieds la guidaient machinalement vers la plage.

Lorsqu’elle avait ouvert les yeux trois ans plus tôt, l’odeur de la mer avait été la première chose qui l’avait frappée. Himlensam était un petit village de pêcheurs situé au bord des Terres d’Eel : ici, on vivait de la pêche, on mangeait de la pêche et on rêvait de la pêche. Elle ne se rappelait pas de la dernière fois qu’elle avait avalé autre chose que du poisson pour le dîner.
Enfin, elle ne se rappelait pas de grand-chose non plus.
Les pêcheurs la saluèrent d’un geste de la main auquel elle répondit d’un sourire plein de miettes, ses pensées focalisées sur la vaste étendue bleue qui se reflétait jusqu’à l’horizon. Les mers de jade. Inoue pensait qu’elle avait essayé de fuir les conflits qui faisaient rage dans les îles et que son bateau avait été emporté par une tempête. Emi penchait plutôt pour une fugue loin de chez elle, à cause d’un mariage arrangé. Naël n’avait aucun avis, mais Naël n’avait pas beaucoup d’imagination.
Au début, June était revenue sur la plage tous les matins, à l’endroit exact où le jeune élémental l’avait trouvé, espérant que reproduire la scène pourrait lui permettre de se rappeler. Après quelque temps, elle avait arrêté de s’enfouir dans le sable et s’était contenté de fixer l’horizon en priant l’Oracle pour qu’un souvenir lui revienne. Elle aurait donné n’importe quoi pour une bribe de sa vie passée. Un visage, un sourire, une odeur… Mais elle ne voyait que la mer et ne sentait que le poisson.

La jeune femme fut tirée de ses réflexions par un rire cristallin. Comme pour y répondre, un sourire fleurit sur ses lèvres et elle s’élança dans cette direction, savourant le contact du sable sur ses pieds nus. Au loin, deux silhouettes lui faisaient signe : quand elle parvint à leur hauteur, elle ne put s’empêcher de se laisser tomber au sol en les éclaboussant d’un peu de grains chauds.

- Eh ! Fais attention ! râla Naël.
- Le bériflore est finalement sorti de sa tanière ? la taquina Emi en s’époussetant.
- Sans commentaire…

Ils éclatèrent de rire tandis qu’elle déposait la boîte préparée par Inoue entre eux. Naël la fixa avec gourmandise, quelques mèches aux reflets verts s’échappant de sa queue de cheval pour venir chatouiller ses épaules brunies par le soleil. June s’empressa de lui tendre une tranche de pain agrémentée de quelques baies. Quand il mordit dedans, son visage prit une expression extatique qui arracha un nouveau sourire à la jeune femme.
Parce qu’il vivait au foyer du village, il ne pouvait pas cuisiner lui-même et en aurait été de toute façon bien incapable tant il était distrait. June l’avait déjà vu brûler le poisson plusieurs fois et au village, on lui avait interdit de s’approcher d’un fourneau. Naël, Lenael Eillikri de son nom complet, était né et avait vécu dans les Hautes-Terres jusqu’à l’âge de quinze ans. Poussé par sa mère à découvrir le monde, il s’était rendu dans les Terres d’Eel afin de trouver du travail et avait fini par échouer à Himlensam, où il avait rencontré Emi puis trouvé June.
S’il était né apparenté à l’eau, Naël aurait sûrement été pêcheur. Mais comme il possédait le don de la terre, il avait été embauché dans la petite mine du village voisin.
Emi le taquinait souvent à ce propos : quelle idée pour un élémental de terre de venir s’installer en bord de mer ! Il répondait qu’elle était mal placée pour le juger, elle qui ne se sentait bien qu’au milieu d’une tempête de neige et qui était venue vivre là où elle ne tombait jamais.

La main d’Emi se posa sur son bras, la tirant de ses réflexions. La jeune femme tortillait une de ses mèches, une moue inquiète sur les lèvres :

- Tu as fait un cauchemar, cette nuit.
- Ah bon ? Je ne m’en souviens pas, s’étonna June.
- Tu criais, mais je n’ai pas compris ce que tu disais.

June haussa les épaules. Si elle avait rêvé, elle avait oublié de quoi. De toute manière, les cauchemars hantaient chacune de ses nuits. Le plus souvent, ils se contentaient de la réveiller en silence, les yeux grands ouverts et de lourdes larmes sur les joues. Parfois, ils étaient plus bruyants.
Emi la regarda quelques minutes, cherchant sans doute à s’assurer que son amie ne mentait pas, puis décidant qu’elle disait la vérité elle attrapa un bâton pour tracer un caractère dans le sable.

- Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-elle.
- Maison ? tenta June. Non, attends… abri !
- Exact !
- Tu progresses, fit remarquer Naël.
- C’est pas comme si j’avais le choix, grimaça-t-elle. Pas besoin de savoir lire pour pêcher mais je ne compte pas ramasser des poissons toute ma vie…
- Tout à fait d’accord ! approuva Emi.

Elle traça un nouveau caractère, cette fois inconnu au bataillon. Fleuve. June s’entraîna à le dessiner, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle soit certaine de l’avoir mémorisé. Il lui avait fallu du temps pour réapprendre à communiquer avec les autres : quand elle s’était réveillée, elle ne comprenait pas un traître mot de ce que racontaient Inoue et Naël et elle avait été incapable de prononcer un son.
Sa voix était revenue petit à petit et Emi lui avait appris à parler. Aujourd’hui, elle était capable de tenir une conversation avec n’importe qui, même si les mots lui manquaient encore parfois. Pour ce qui était de lire ou d’écrire en revanche… Si elle avait été riche, elle aurait pu payer une de ces potions de traduction qui permettait d’apprendre une langue en une seule nuit, mais elle devait se contenter de dessin sur le sable et de la patience d’Emi.

- Au fait ! s’exclama cette dernière. Akira a retrouvé ton pendentif ! Tu l’avais fait tomber derrière un fauteuil.

June écarquilla les yeux en saisissant le vieux collier mâché que lui tendait son amie. Cet objet là, il ne lui donnait aucun indice sur son passé, mais elle le portait quand elle s’était échouée alors elle y tenait énormément. Une simple cordelette en cuir noir qui soutenait une sphère violette à la couleur passée, constellée de petits éclats.
Au début, June s’était demandé s’ils étaient d’origine. Mais si son esprit était vide, son corps n’avait pas oublié et assez rapidement, elle avait mis la sphère dans sa bouche sans y penser.
L’origine des éclats avait tout de suite été plus claire.

Ils terminèrent de déjeuner en silence. Aujourd’hui, ils ne travaillaient pas et June avait envie de rester sur la plage jusqu’à ce que le soleil se couche. Elle ne savait pas si ses amis seraient d’accord - Naël n’aimait pas le sable, qui s’infiltrait partout - mais ici, elle se sentait en paix.

Et comme souvent quand le calme s’installait dans le village, il y eut quelqu’un pour le rompre à grands cris. Cette fois-ci, ce fut Akio qui débarqua sur la plage tout excité, les cheveux ébouriffés par sa course :

- June, Emi ! Vous allez pas le croire !
- Toi, tu as encore fouiné dans la maison du doyen, le réprimanda sa sœur.
- Non ! Enfin pas tout à fait. J’ai écouté ce qu’il disait…

Les justifications du jeune garçon ne parurent pas convaincre Emi qui le gratifia d’une petite tape sur la tête. Akio avait la fâcheuse tendance de fouiner là où il n’avait pas le droit d’aller et malgré son jeune âge, il était au courant de tout ce qui se passait dans le village. Si on voulait savoir quelque chose, c’est lui qu’il fallait aller voir. Et depuis quelques temps, prenant exemple sur les marchands qui négociaient tout et n’importe quoi, Akio avait décidé de faire payer ses informations. 
Bien sûr, le jour où il avait demandé des sucreries à sa sœur, elle lui avait soufflé si fort dans les oreilles qu’il avait comprit la leçon. Aussi avaient-elles droit à un traitement de faveur, ce que June appréciait tout particulièrement.

- Bon, vous voulez savoir ou pas ? ronchonna-t-il pour interrompre le laüs de sa sœur.
- Evidemment ! Mais la prochaine fois…
- Oui, oui, je sais… Alors, tenez-vous bien ! Il paraît qu’un familier enragé a été aperçu dans la forêt !

Naël fronça les sourcils : il ne voyait pas en quoi c’était une bonne nouvelle, au contraire. Depuis l’explosion du grand cristal trois ans plus tôt, les cas de familiers sauvages et d’eldariens devenus fous s’étaient multipliés comme des pirnomnoms dans un étang. Aussi dangereux qu’imprévisibles, ils avaient contribué à l’augmentation de la mortalité que subissait l’Eldarya et ils inquiétaient énormément les gardes d’Eel.

- Vous savez ce que ça veut dire ? s’impatienta Akio devant leur manque de réaction.
- Qu’on va nous interdire d’aller en forêt ? grimaça June.
- Non ! Qu’ils vont envoyer des gardiens !

Le silence plana quelques instants sur leur groupe, le temps que l’idée fasse son chemin. Et soudain, June écarquilla les yeux en attrapant le petit garçon par la main tandis qu’Emi tapait dans les siennes :

- Sérieusement ? De quelle garde ? Combien ? Quand ?
- Deux, et pas de n’importe quelle garde, répondit fièrement Akio. Des gardiens de la garde !

Emi et June échangèrent un regard émerveillé. Il y avait en tout neuf gardes chargées de maintenir la paix dans les huit Terres qui formaient le continent. Huit d’entre elles étaient réparties dans chacune des régions de l’Eldarya et elles étaient sous la responsabilité de la plus importante : la garde d’Eel.
Ce n’était ni sa position ni sa puissance qui avait fait d’elle la garante de la coalition, mais la présence du grand cristal quelque part dans la cité. L’essence même de l’Eldarya, qui contenait l’âme de l’Oracle et celles des courageux faërys qui avaient donné leur vie pour que les autres puissent quitter la Terre alors devenue hostile.
Depuis qu’elle avait appris - à nouveau - leur existence, June était fascinée par les gardiens et parlait souvent d’intégrer la garde d’Eel. Mais elle ne possédait pas les compétences nécessaires pour passer l’examen d’admission, alors ce rêve restait pour l’instant à l'état de projet.

- Je ne vois pas en quoi c’est bien, marmonna Naël. J’ai entendu dire que les gardiens n’étaient pas très soigneux… vous saviez qu’ils engageaient même des mercenaires ?
- Quand tu rentres à la garde, seul ton présent nous regarde ! récitèrent ses deux compagnes en cœur.

Une autre raison pour laquelle June souhaitait tant aller à Eel. Là-bas, personne ne s’étonnerait de son amnésie et personne ne la jugerait sur ce qu’elle avait put être. Mais Naël, si casanier, ne pouvait pas comprendre le besoin d’aventure et de nouveauté qui rongeait son amie.
Cependant, June ne remarqua pas son air sombre quand elle s’allongea sur le sable pour fixer le ciel. Son esprit était ailleurs, loin au-delà des plaines qui les séparaient de la cité des rêves, là où elle en était certaine, son destin l’attendait.

***

Akio avait eut raison. Ils étaient deux et ils portaient les armoiries d’Eel sur leurs capes de voyage. Bien évidemment, l’homme était la cible de tous les regards, tant par le charisme qu’il dégageait que par l’assurance de sa posture. Emi avait fondu devant ses yeux verts, au grand damn de Naël qui ne voyait pas bien en quoi le gardien était beau, mais June était plus intriguée par ses cheveux. Ceux du dessus étaient d’un blond presque blanc alors que ceux du dessous avait la couleur des graines de café.
Il était entièrement vêtu de blanc, des chaussures jusqu’à la cape, ce que Naël trouvait tout à fait innaproprié. Pour une fois, June était d’accord avec lui. Le blanc était salissant et avec son métier, il devait souvent revenir plein de tâches…
L’autre gardien suscitait tout autant de commérages, mais bien plus discrets cette fois. Presque aussi grand que le premier, il était d’une maigreur impressionnante, accentuée par les vêtements de cuir qui le gainaient du cou jusqu’aux chevilles. Seuls son visage et ses bras étaient nus, mais June put remarquer qu’il avait quand même des gants.
Ses longs cheveux noirs étaient rassemblés en une tresse qui se balançait dans son dos au rythme de ses battements de pieds agacé, et chacun pouvait voir ses yeux lourdement fardés de noir fusiller le doyen qui discutait avec son compagnon.

- Eh… chuchota June.

Emi et Naël se tournèrent vers elle d’un même mouvement tandis qu’elle leur désignait le gardien d’un signe du menton :

- A votre avis, c’est un homme ou une femme ?
- Aucune idée, avoua Emi. Une femme je dirais ? Elle a les lèvres peintes.
- Et alors ? répliqua Naël.

Emi haussa les épaules mais June n’était pas convaincue. Soudain, le gardien - ou la gardienne - redressa la tête et croisa son regard. La jeune femme se figea comme un pimpel pris dans le faisceau d’une torche alors que les lèvres de l’autre s’incurvaient en un sourire amusé.
June brisa le contact la première, incapable de soutenir les prunelles turquoises du gardien. Elle recula d’un pas, les mains légèrement tremblantes et se raccrocha à Emi qui fronça les sourcils. June se contenta de baisser la tête pour fixer ses pieds : elle ne comprenait pas ce qu’il lui avait pris et aurait été bien incapable de l’expliquer.
La voix claire et douce du premier gardien s’éleva alors au-dessus de la foule, faisant taire les chuchotements.

- Habitants d’Himlensam, Eel vous salue. Je m’appelle Leiftan et je suis envoyé par la garde afin d’assurer la protection de ce village. Comme vous le savez peut-être, un familier sauvage aurait été aperçu dans les environs. Toute information à ce sujet est la bienvenue.
- Qui vous l’a signalé ? cria quelqu’un.
- Un membre de notre avant-poste est rentré blessé d’une patrouille il y a quelques jours, répondit-il. Les indices que nous avons nous poussent à croire qu’il s’agit d’un familier à cornes. Nous vous invitons à rester extrêmement prudents tant que nous ne l’avons pas maîtrisé.
- Pourquoi n’êtes-vous que deux s’il est si dangereux ? s’exclama une autre voix.

Leiftan arqua un sourcil ennuyé puis il se tourna vers son compagnon pour souffler quelque chose à son oreille. L’autre leva les yeux au ciel et répondit sur le même ton. Leiftan sourit avant de se tourner à nouveau vers les villageois :

- Nous vous assurons que nous sommes tout à fait compétents pour cette mission. Ma compagne et moi-même avons participé à de nombreuses chasses de ce type, n’ayez aucune inquiétude.
- Ce n’est pas comme si vous aviez le choix, de toute façon, fit remarquer la femme en s’avançant.

Emi jeta un regard triomphant à Naël et June se mordit la lèvre : le gardien était donc bien une gardienne. Elle se demandait à quelle race la femme était apparentée. Le silence était à nouveau retombé sur la foule. Comme June quelques instants plus tôt, tout le monde semblait vouloir se réfugier sous terre pour ne pas avoir à subir les foudres de la femme.

- Si quelqu’un d’autre à quelque chose à dire, qu’il le fasse ou qu’il se taise, grogna-t-elle de sa voix rauque.
- Nous nous rendrons à la taverne ce soir, si vous avez des choses à nous dire, reprit Leiftan en posant une main sur son épaule.
- C’est ça, grommela-t-elle.

June crut l’entendre marmonner quelque chose à propos d’un village puant et de poissonniers stupides, mais elle n’était pas sûre d’avoir bien compris alors elle ne fit aucun commentaire.

***

Allongée sur ses couvertures, June fixait le plafond en écoutant la respiration profonde d’Emi. Sa compagne avait tendance à s’endormir à peine la tête posée sur son oreiller, alors June restait souvent seule avec ses pensées quand la nuit tombait.
Au dîner, les deux gardiens avaient été sur toutes les lèvres. Emi chavirait pour les beaux yeux de Leiftan alors que ses frères étaient terrorisés par la gardienne - dont ils ne connaissaient toujours pas le nom. June ne savait pas vraiment quoi penser d’eux.
Elle se rappelait encore de ce qu’elle avait ressentit en plongeant dans les yeux de la femme. L’impression d’être mise à nue, une froideur sans nom, la sensation de tomber dans un trou sans fond.
Et une voix, aussi. Pas celle, rauque, froide et légèrement chuintante de la gardienne. Une voix claire et amusée, comme l’écho d’un rire qui s’était perdu aussitôt qu’il était venu.

Le sommeil l’emporta sans qu’elle ne s’en rende compte. Et pour la première fois de ces trois longues années, June ne fit aucun cauchemar.

Chapitre 2 : La Garde d’Eel

Leiftan soupira en rayant un bout de sa carte. Ces missions de recherches étaient épuisantes pour les membres de la garde, d’autant qu’une fois rentré, il aurait mille autres choses à faire… Il trempa la plume dans son encrier puis nota quelques mots sur un parchemin avant de le rouler pour le cacheter. La cire turquoise craqua tandis qu’il y apposait le sceau de la garde d’Eel.
Il se tourna vers l’un des trois seryphons qui les accompagnaient et accrocha fermement sa lettre à son collier, avant de lui murmurer le nom du destinataire. Immédiatement, le familier s’envola en poussant un cri. Il décrivit un cercle au-dessus d’eux puis prit la direction de la garde.
Un chuintement agacé lui fit tourner la tête. Sa compagne, dont les cheveux étaient aujourd’hui lâchés et coulaient sur ses épaules en lourdes mèches sombres, lui adressa un regard morose.

- Quoi ? soupira-t-il avec amusement.
- Tu es certain que les informations d’Ossito étaient correctes ? grinça-t-elle.
- Il ne se trompe jamais. Et il a examiné le gardien lui-même.

Nouveau soupir. Leiftan se retint d’éclater de rire devant l’air dépité de sa partenaire. Maya Blackwave avait horreur de l’inaction et en deux jours, ils n’avaient trouvé aucun indice concernant le familier.

- C’est toi qui t’es proposée pour cette mission, lui fit-il remarquer en continuant d’écrire.
- Tu parles… Valk’ m’y a obligée.
- J’ai du mal à imaginer quiconque t’obliger à faire quoi que ce soit.

Maya grommela quelque chose qu’il ne prit pas la peine de traduire. Une histoire de lamia, d’ambassadeur et de mission ratée. Peu importait la raison de sa présence ici, il était ravi de ne pas avoir été le capitaine qui lui annonçait son départ à Himlensam.

- Merveilleux… marmonna-t-elle soudain.

Leiftan releva la tête en entendant son ton tout sauf émerveillé. Deux jeunes femmes approchaient du petit bureau que leur avait prêté le doyen : situé au milieu du village, sous un toit de paille et comportant une table ainsi que trois bancs, il leur permettait d’être vu de tous et de pouvoir observer tout le monde.
Le gardien se redressa pour observer les deux villageoises. La première possédait les yeux blancs caractéristiques des peuples du froid et à en juger par les racines de ses cheveux sombres, elle était membre du clan des glaces, ces femmes des neiges capables de geler un homme d’un seul regard. L’autre, en revanche, il n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait bien être. Il n’avait jamais vu des yeux pareils, de la même couleur que les gemmes violettes extraites des mines dans les Terres Méridionales.
Comme Maya l’avait deviné, elles se dirigeaient vers eux. La femme des neiges tira presque sa camarade jusqu’aux bancs, où elle se laissa tomber avec assurance.

- Bonjour ! s’exclama-t-elle. Je m’appelle Emi, voici June.
- Je te présente Dégage et moi c’est Casse-toi, répondit Maya avec un demi-sourire mauvais.
- Enchanté mesdemoiselles, la coupa Leiftan. Que puis-je faire pour vous ?
- On veut aider, fit Emi en se penchant vers lui. A retrouver le familier.
- Vous avez des renseignements à ce propos ?

Emi se tourna vers sa compagne, qui n’avait pas prononcé un mot et fixait la table avec un intérêt grandissant. Leiftan plissa les yeux tandis que Maya se rejettait dans sa chaise et sortant un couteau de jet de son gilet.

- Alors ?
- June va souvent dans les bois pour ramasser des herbes, commença Emi. Hein, June ?

Il ne manqua pas le coup de coude qu’elle asséna à la jeune femme. Cette dernière sursauta, comme tirée d’une rêverie, et hocha vigoureusement la tête en évitant soigneusement de regarder les deux gardiens.

- Oui, oui. Enfin souvent… j’y vais de temps en temps… pas tous les jours, mais régulièrement… c’est pour…
- Abrège, soupira Maya.
- Excusez-moi, souffla June. Je… Hier, je suis allée dans le coin des herbes où je vais d’habitude. C’est pas loin du village, j’étais pas en danger, je vous assure.
- Et tu as vu quelque chose ? l’encouragea Leiftan.
- Entendu plutôt. Un grognement, quelque chose qui grattait le sol, puis un bruit de galop. Oh, et j’ai trouvé ça aussi.

Elle fouilla dans sa poche et en sortit une touffe de poils sales. Leiftan la saisit avec précaution pour la porter à son nez. L’odeur nauséabonde qui s’en dégageait le fit grimacer. Il le tendit à Maya : son grognement le conforta dans l’idée que le familier qu’ils cherchaient serait probablement des plus compliqué à attraper.
Mais il ne voulut pas effrayer les deux jeunes femmes, alors il leur adressa un sourire rassurant.

- Merci pour ces informations. N’allez plus dans la forêt tant que la situation n’est pas maîtrisée, cependant. C’est dangereux et nous ne voulons pas qu’il y ait de blessé.

Emi hocha vigoureusement la tête puis sembla hésiter un instant. Leiftan arqua un sourcil pour l’inviter à parler.

- June et moi… commença-t-elle. On voudrait bien avoir quelques informations sur la garde d’Eel.
- Dans quel but ?
- Y entrer, sourit malicieusement Emi. Devenir des gardiennes, et…

Leiftan sentit les poils de ses avant-bras se hérisser tandis que le rire atroce de Maya coupait la femme des neiges. Parfait mélange entre le gémissement d’une créature agonisante et le crissement d’ongle sur un vitrail, il lui avait toujours donné des sueurs froides. Néanmoins, et comme à chaque fois, elle s’arrêta très vite, les lèvres ornées d’une grimace.

- Je ne plaisantais pas ! se reprit Emi après quelques instants.
- Toi, une gardienne ? ricana Maya avant de se tourner vers Leiftan. Haji sha ashathei sho javei. (1)

Sa remarque jeta un froid. Leiftan observa avec intérêt le visage d’Emi perdre toutes ses couleurs. Maya faisait souvent cet effet-là. June, elle, releva la tête en fronçant les sourcils :

- Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.

Emi bégaya quelque chose d’incompréhensible, aussi Leiftan se chargea-t-il de répondre pour elle.

- C’est du spräk.

Devant son air ahuri, Leiftan arqua un sourcil : même si la plupart des gens n’avaient jamais entendu parler la langue des Terres Obscures, son nom leur était familier. June était peut-être trop jeune pour avoir connu la grande guerre, mais elle avait certainement entendu parler des ténébreux.

- La langue parlée dans les Terres Obscures ? tenta-t-il.

Un éclair de compréhension s’alluma dans les yeux violets de la jeune femme et pour la première fois depuis le début de leur conversation, elle se tourna vers la gardienne. Maya avait enlevé l’un de ses gants pour tailler ses ongles mais quand elle sentit le regard de June posé sur elle, elle releva les yeux.

- Quoi ?
- Je croyais que seuls les ténébreux parlaient le spräk.

Leiftan remarqua le léger tremblement de ses mains. Pourtant, elle ne se démonta pas et continua de fixer sa compagne en redressant le menton. Maya ne répondit pas. Les deux femmes s’observèrent durant une longue minute, jusqu’à ce qu’Emi retrouve sa mobilité et bondisse sur ses pieds.

- On… truc à faire… bon courage… bégaya-t-elle.

June ne protesta pas quand son amie l’entraîna loin des deux gardiens. Quand elles eurent disparues, Leiftan plissa ses yeux verts en s’affalant sur sa carte.

- Je croyais qu’on s’était mis d’accord ? Pas de spräk en dehors de la garde ?
- Va te faire foutre, répliqua la gardienne.
- Charmant.

Maya le gratifia d’un regard noir qui lui arracha un sourire. Il s’accorda quelques minutes de pause, puis se redressa pour saisir sa plume et recommencer à gratter son parchemin. Il avait hâte de rentrer.

***

- Je t’assure que c’est une ténébreuse !
- N’importe quoi ! Il y a plein de gens qui parlent spräk en dehors de ce village, Emi ! Quand j’étais à Dröma, on pouvait même l’apprendre auprès des érudits si on en avait les moyens. La garde d’Eel n’aurait pas laissé une ténébreuse entrer, même eux ont leurs limites. Pas vrai, June ?

L’intéressée émit un vague grognement qui n’indiquait en rien sa position sur la question. Ses pensées étaient bien loin de la dispute qui opposait ses deux amis. Elles étaient restées avec les gardiens, plongées dans les yeux hypnotiques de cette femme si mystérieuse. Ténébreuse ou pas, Maya Blackwave l’intriguait.
Quand elle avait croisé son regard, June n’avait rien ressenti. Pourtant, quelque chose lui criait que la gardienne pouvait lui apporter des réponses… une intuition probablement infondée, basée sur sa volonté folle d’en apprendre plus sur son passé. Mais June ne pouvait pas se départir de cette idée.
Parce qu’elle ne regardait pas devant elle, la jeune femme heurta brusquement quelqu’un. Elle écarquilla les yeux en trébuchant mais une main ferme l’empêcha de tomber. Quand elle leva les yeux, elle croisa ceux de Leiftan.

- Je suis désolée, s’empressa-t-elle de dire.
- Aucun problème.

Il rajusta son manteau blanc puis observa le trio qui lui faisait face. Emi s’était tendue mais en voyant qu’il était seul, elle esquissa finalement un sourire charmeur.

- Vous alliez à la taverne ? Il paraît qu’on peut vous y trouver tous les soirs.
- Ce n’est pas très professionnel, marmonna Naël.
- Je ne bois jamais en service, rit Leiftan. En revanche, les gens sont toujours plus bavards devant une chope. On obtient toujours beaucoup d’informations dans les tavernes.

Il marqua une pause, puis reprit d’une voix un peu gênée :

- Je ne suis pas très fan du vous, tu peux me tutoyer, tu sais ?

Emi retint un gloussement en hochant la tête, tandis que June levait les yeux au ciel, amusée.

- Et que donnent les recherches ? demanda-t-elle en passant une main dans ses cheveux.
- Pas grand chose ce soir… soupira le gardien. Cela dit, c’est une aubaine pour vous. Venez donc à l’intérieur, on pourra discuter de la garde.

Emi se mordit la lèvre en jetant un regard inquisiteur à June. Son amie ne pouvait retenir une grimace d’envie, alors la femme des neiges hocha la tête pour eux trois et ils suivirent Leiftan à l’intérieur de la taverne.

Aux poissons lunes était une auberge tout à fait respectable. On y déplorait aucune bagarre d’ivrognes et l’alcool que l’on servait n’était jamais la cause de comportements abusifs. June ne savait pas si les habitants d’Himlensam étaient particulièrement responsables ou si la gérante les terrifiait. Jeanne T’Onik était une femme imposante aux yeux aussi noirs que le charbon. Quand elle fronçait les sourcils, la taverne entière se figeait en priant pour qu’elle n’élève pas la voix.
June la salua d’un geste de la tête puis louvoya entre les tables pour suivre le gardien. Leiftan les conduisit jusqu’à une petite alcôve dans laquelle Maya était déjà affalée. Quand elle la vit, Emi se figea mais June attrapa sa main pour la forcer à continuer. La gardienne ne fit aucun commentaire quand ils prirent place sur les bancs rembourrés, ni quand Leiftan la poussa pour s’installer à son tour.
Il commanda pour eux et régla la note. Le silence régna jusqu’à ce que leurs boissons arrivent, personne ne sachant vraiment comment démarrer la conversation.
Finalement, June se lança en désignant leurs verres.

- Vous ne buvez vraiment pas.
- En mission, c’est peu recommandé, sourit Leiftan. De toute façon, je n’aime pas spécialement le goût et Maya ne boit jamais.
- Pourquoi ? s’étonna Emi malgré elle.

Elle n’eut qu’un sourire mystérieux pour réponse. Mais l’ambiance s’était réchauffée et bientôt les questions fusèrent. Comment fonctionnait la garde, quel était leur rôle dans cette dernière, quel genre de mission effectuaient les gardiens… June, Emi et Leiftan discutaient à bâtons rompus alors que Naël et Maya gardaient le silence.
Alors qu’ils étaient arrivés au test de sélection, la gardienne poussa un soupir agacé et sortit un fruit de sa poche pour commencer à le peler. La lumière se refléta un instant sur la lame de son couteau.
Le gémissement étranglé de Naël coupa June en plein milieu de sa phrase.

- Naël ? s’inquiéta Emi.

Leiftan fronça les sourcils en suivant son regard. Quand il vit la dague, il comprit immédiatement d’où venait le malaise du jeune homme. Sans demander la permission à sa propriétaire, il s’empara de l’arme et la fit tourner entre ses doigts. La gardienne le gratifia d’un regard assassin : elle avait horreur qu’on touche à ses affaires. Mais Leiftan n’en fit pas cas et adressa un sourire au mineur.

- Quand tu intègre la garde, seul ton présent nous regarde. Ce que nous avons été n’a plus aucune importance aux yeux d’Eel.

La lumière rebondit sur le sceau gravé dans le métal. Une arabesque entourant la lettre K, célèbre dans tout l’Eldarya. L’emblème des K’arnages, ces terribles mercenaires prêts à effectuer n’importe quelle mission tant qu’elle était bien rémunérée. Il était courant que certains d’entre eux finissent par entrer dans une garde après quelques années de service.
June fixa la lame avec intérêt. Voilà qui expliquait probablement pourquoi Maya parlait le spräk. Elle se pencha légèrement en avant pour observer la gardienne et à nouveau, elle croisa ses yeux turquoises. Contrairement au reste de son corps qui semblait fait pour tuer, ils étaient d’une beauté hypnotique, constellés de tâches d’or et frangés de longs cils sombres. Pour un peu, ils auraient pu paraître grotesque, posés sur ce visage émacié qui semblait incapable de sourire. Comme s’ils n’avaient pas été attribués à la bonne personne.
June détourna les siens après quelques secondes, sa gorge se serrant sans qu’elle ne comprenne pourquoi.

- Le passé de Maya est derrière elle, tout comme le mien et ceux des autres gardiens, continuait Leiftan. Tu n’as rien à craindre de nous. Lorsqu’on intègre la garde, on fait table rase du passé.
- C’est dommage, c’est le contraire qui m’intéresse, répliqua June en se reprenant.
- Comment ça ? s’étonna-t-il.
- Je ne sais absolument pas qui je suis. Naël m’a trouvé sur la plage il y a trois ans. Impossible de me rappeler comment j’ai atterri là.

Le visage de Leiftan s’était figé. Maya, quant à elle, s’était légèrement redressée et fixait June avec un intérêt nouveau. En croquant dans son fruit, l’ancienne mercenaire lui jeta un regard nonchalant.

- Il y a trois ans, comme lorsque le cristal s’est brisé ?
- C’est ça. Je doute que ça ait quelque chose à voir, mais c’était la même année.
- En fait, c'était deux ou trois semaines après, murmura Naël en fixant son verre.

June ne vit pas le regard que s’échangèrent les deux gardiens. Elle souriait à son ami dont le visage blême trahissait l'inconfort. Leiftan prit le temps de boire la moitié de son verre avant de répondre d’une voix douce.

- C’est peut-être le cristal qui est en cause, June. Ce n’est pas la première fois que j’entends parler de personnes devenues amnésiques à la suite de cet incident. Nous ne connaissons pas encore tous les effets secondaires causés par l’éclatement du cristal, mais l’amnésie, la folie et la violence en font partie.
- Et on a trouvé un moyen de les guérir ?

Leiftan secoua la tête, son cœur se serrant à l’idée de briser les espoirs de la jeune femme. Elle perdit son sourire mais ses lèvres se relevèrent instantanément, comme pour cacher son trouble aux yeux des autres. Pourtant, ses yeux s’étaient éteints. Le gardien tendit la main pour la poser sur la sienne, une moue attristée sur le visage.

- Nous continuons de chercher, June. Rien ne dit que c’est irrémédiable. Si tu venais à la garde, peut-être que tu trouverais les réponses à tes questions.

La jeune femme hocha la tête en mordant l’intérieur de ses joues pour retenir ses larmes. Il fallait garder espoir. Toujours. Autrement, elle sombrerait.

(1) : j’aimerais bien voir ça

Chapitre 3 : Proposition

Elles s’étaient couchées tard. Pour une fois, l’excitation avait maintenu Emi éveillée et les deux jeunes femmes avaient discuté de la garde, de Leiftan, de Maya et du cristal jusqu’à ce que le sommeil les emporte, enlacées sous l’épaisse couverture de June.
Ce furent les coups donnés à leur porte qui les sortirent du lit. June, encore à moitié endormie, ouvrit à l’importun et se retint de râler quand elle reconnut Naël. Le jeune homme les fixait avec amertume, la mâchoire serrée.

- Je vous attendais sur la plage, lança-t-il.
- On s’est couchées tard, marmonna Emi en titubant jusqu’à la table.

Elle se laissa tomber dans une chaise tout en ébouriffant les cheveux d’Akira. Le petit garçon semblait plus en forme que d’habitude, le retour de la saison chaude améliorant sa toux et ses maux de tête.
June les rejoignit en invitant Naël à s’installer, mais l’élémental préféra rester debout. Inoue entra dans la pièce à vivre, se moquant gentiment des deux filles puis leur servit le petit déjeuner.

- Alors, cette soirée ? s’enquit-elle.
- Génial, mâchonna Emi. Maya est terrifiante, mais Leiftan est merveilleux.
- Emi est amoureuse, Emi est amoureuse, piailla Akira.
- Pas vrai !
- Il faut dire qu’il est beau garçon, sourit Inoue en s’asseyant.

Emi laissa June émerger et s’occupa de décrire leur soirée à sa mère. Quand elle aborda le test d’admission, Inoue hocha la tête.

- Vous pourriez donc y entrer avec un peu d’entraînement.
- Leiftan a dit qu’on ferait de bonnes recrues.
- Et ça vous intéresserait ? demanda doucement la matriarche.

Emi baissa la tête pour touiller son lait chaud. Sa mère rit en caressant ses cheveux. Pas besoin de réponse, elle était évidente. June reposa sa tartine, parfaitement réveillée à présent, et se mordit la lèvre.

- Tu penses qu’on devrait y aller ?
- Je crois que quand ce genre d’opportunité se présente, il est difficile d’y résister. Pourquoi pas ?
- Parce que c’est dangereux.

Les trois femmes se tournèrent vers Naël qui semblait se retenir d’exploser.

- Pas beaucoup plus que de travailler à la mine, répliqua Emi.
- Bien sûr que si ! Les gardiens sont… tu as vu cette fille ? Il y en a des tas d’autres comme elle ! s’exclama-t-il. Et vous, vous êtes… fascinées… je… laissez tomber !

La porte claqua derrière lui, laissant un silence de plomb. Après quelques secondes, Emi se leva et se précipita à la suite du jeune homme.

- Qu’est-ce qui lui prend ? Naël, attends !

Inoue et June échangèrent un regard attristé. Emi était bien la seule à ne pas comprendre pourquoi Naël ne voulait pas qu’elles s’en aillent. La jeune femme décida donc de les laisser s’expliquer. Elle se tourna vers Akira, qui avait plongé le nez dans son bol de lait.

- Leiftan a dit que c’était bien payé, murmura-t-elle.
- June…

Inoue lui adressa un regard désapprobateur. Quand Naël était arrivé, portant son corps inconscient entre ses bras, Inoue n’avait pas hésité une seule seconde. La jeune femme avait eut besoin d’un foyer, alors elle le lui avait donné. Sans rien attendre en retour, malgré des finances compliquées et la maladie qui rongeait lentement son fils. Parce que la matriarche de la famille Chione ne supportait pas l’idée qu’un enfant grandisse sans famille.
Bien sûr, June était loin d’être une enfant quand Naël l’avait trouvée. Mais Inoue se fichait de l’âge ou de la maturité. On lui avait donné une seconde fille à aimer, alors elle l’avait fait.
La femme des neiges posa une main fraîche sur la joue de June, un sourire doux ourlant ses lèvres pleines.

- Tu ne dois pas t’engager pour l’argent. Tu dois t’engager parce que tu en as envie, parce que ton cœur te dit de le faire.
- Et si mon coeur ne sait pas ?
- Ton cœur sait. Il sait toujours. C’est simplement que tu n’es pas prête à l’écouter.

June mordit sa lèvre tremblante, puis sans prévenir, se jeta dans les bras d’Inoue. Cette dernière l’enferma dans une étreinte maternelle, caressant ses cheveux épais. June resta longtemps lovée contre elle, redevenue une petite fille le temps d’un instant, et quand elle émergea, elle se confronta aux yeux dorés d’Akira.

- Tu vas partir, June ? demanda-t-il.
- J’en sais rien.

Le petit garçon repoussa son bol pour sauter par terre, trottinant jusqu’à elles et grimpa sur ses genoux. L’effort le fit tousser et immédiatement, sa mère versa quelques gouttes d’une fiole violette dans son bol de lait.

- Bois, petit flocon, chuchota June. Tu vas fondre, sinon.

Le rire du garçon serra son coeur. Si elle partait, il y aurait de grandes chances qu’elle ne le revoit jamais. Le soigneur du village ne voulait pas leur donner de faux espoirs : sans médication correcte, Akira n’atteindrait pas l'âge adulte. Et les médicaments coûtaient chers. Si elle devenait gardienne, elle pourrait envoyer une partie de son salaire aux Chione pour qu’ils achètent de quoi soigner leur fils.
Emi y pensait aussi, elle le savait.

- Moi, je veux pas que tu partes, dit Akira. Et je veux pas qu’Emi parte non plus.
- Alors on restera, sourit June.
- Je peux te dire un secret ?

Elle hocha la tête. Le petit garçon se pencha vers elle, sa bouche encore humide chatouillant son oreille.

- Maman non plus, elle veut pas que vous partiez.
- Je m’en doutais, répondit June sur le ton de la confidence. Qu’est-ce qu’on devrait faire, tu penses ?
- Je sais pas, continua-t-il à voix basse. Mais moi, si j’étais vous, je partirais quand même.

Surprise, June s’écarta légèrement pour le fixer. Ses cheveux sombres retombaient en mèches folles sur son visage rond et ses yeux en amande luisaient de détermination.

- Tu partirais ? murmura-t-elle. Pourquoi ?
- Parce que je veux voir ce qu’il y a dehors. Et aussi parce qu’on est ta famille, mais que ta vraie maman, elle t’attend peut-être quelque part et que je suis sûr que tu veux la retrouver. Moi, je voudrais.

Elle fut frappée par la justesse de ses mots. Machinalement, elle l’attira contre elle et plongea son nez dans son cou, lui arrachant un rire. Comme tous les membres de son espèce, sa peau avait la même odeur que le fond de l’air lors d’une matinée enneigée. L'analogie la surprit, parce qu’elle n’avait jamais vu de neige.
June se mordit la langue pour ne pas pleurer. Quand Akira se mit à gigoter pour qu’elle le lâche, elle le laissa partir avant de se lever à son tour. Sans un mot, Inoue lui tendit un petit sac. Dans ses yeux blancs, la tristesse se mêlait à la fierté car elle savait, au fond d’elle, que ses filles avaient déjà pris leur décision et que rien ne les ferait changer d’avis.
Mais June n’était pas aussi certaine que la femme des neiges.

Elle avait besoin de réfléchir et pour ça, elle voulait être seule. Alors malgré les avertissements de Leiftan, quand elle passa la porte, elle se dirigea vers la forêt. Là, elle marcha jusqu’à la petite clairière qui accueillait toujours ses débats intérieurs. Elle s’y installa, sortant deux tartines de son petit sac, et tandis que la saveur piquante des baies acidulées se répandait sur sa langue, elle pesa le pour et le contre.
Elle passa plusieurs heures assise contre son arbre, incapable de prendre une décision. Elle ne voulait pas quitter Himlensam, ce village qui représentait son monde, mais elle voulait découvrir celui qui s’étendait plus loin, et surtout, elle voulait avoir une chance de retrouver la mémoire.
Rester ici ne lui permettrait pas de le faire.

***

Le soleil était haut dans le ciel quand June décida de regagner Himlensam. Elle ne savait toujours pas quelle décision prendre, mais elle avait fait un peu de tri dans ses pensées. Alors qu’elle approchait de l’orée du bois, un craquement de branche la fit sursauter. Immédiatement, elle songea au familier devenu sauvage et un frisson la parcourut.

- Qui est là ? appela-t-elle en reculant d’un pas.
- C’est dangereux de se promener toute seule.

Un museau gris émergea des buissons et June écarquilla les yeux en reconnaissant le profil caractéristique d’un minaloo. Son pelage était décoré de motifs sombres qui lui donnaient l’air menaçant, mais ses deux yeux blancs la fixaient avec curiosité.
June n’avait rencontré que très peu de familiers depuis son arrivée, et il s’agissait essentiellement de ceux des voyageurs qui dormaient à l’auberge. Au village, on comptait sur les doigts d’une main ceux qui en possédaient, et aucun d’eux ne disposait d’assez de force magique pour leur permettre de s’exprimer.

- Tu… parles ? bafouilla-t-elle.
- Tu trouves ça étonnant ? jappa le familier en s’approchant. Ma maîtresse est puissante. Mais tu devais t’en douter.
- Parce que je la connais ? répondit June en cessant de reculer.
- Devine.

June fronça les sourcils en faisant défiler les gens susceptibles de détenir un minaloo - le genre de familier qui n’aimait pas l’eau et qu’on évitait d’amener dans un village de pêcheur - quand il aboya avec amusement. Quelques secondes plus tard, Maya et Leiftan émergèrent du buisson, la gardienne pestant après le familier.

- T’es pénible, Geish. Je t’avais dit de ne pas t’éloigner.
- J’ai senti quelque chose d’intéressant, répondit-il.
- June ? Tu ne devrais pas être ici, la réprimanda Leiftan en la voyant. Retourne au village.
- J’y allais quand… Geish ? M’est tombé dessus, se justifia-t-elle.

Elle se gifla mentalement. Bien sûr, le minaloo ne pouvait appartenir qu’à l’un des deux gardiens. Geish trottina jusqu’à Maya puis s’assit en remuant la queue, quémandant des caresses. La femme leva les yeux au ciel mais lui accorda néanmoins ce qu’il réclamait, sous les yeux ébahis de June.
Leiftan se racla la gorge. Il n’aimait pas l’idée que des civils se promènent tranquillement dans la forêt alors qu’un familier dangereux y rôdait. Si June avait été blessée, ou pire… Maya prit la parole avant qu’il n’ait pu le faire, sans regarder la jeune femme.

- Te promener ici, c’est stupide. Si tu meurs, on va devoir remplir tout un tas de formulaires et j’ai franchement autre chose à faire.
- Ce qu’elle veut dire, c’est qu’il aurait pu t’arriver quelque chose, soupira le gardien. Il y a déjà eu suffisamment de pertes, nous ne voulons pas qu’il arrive malheur à nouveau.
- Ce que je voulais dire, c’est que j’ai autre chose à foutre de mon temps, répliqua Maya en se relevant.

Leiftan lui jeta un regard noir avant de se rapprocher de June, excluant la gardienne de leur conversation.

- Ne l’écoute pas, elle est de mauvaise humeur.
- Elle a raison, s’excusa June. Pas à propos des formulaires, mais c’était dangereux de venir. J’avais juste… j’avais besoin de réfléchir à plein de trucs, et la forêt m’apaise.

Un sourire rassurant vint orner les lèvres du gardien. Il posa sa main sur l’épaule de la jeune femme en la poussant légèrement vers la lisière de la forêt.

- On va se dépêcher de l’attraper alors, promit-il. Et toi, en attendant, rentre au village, d’accord ?

Elle hocha la tête, penaude, et prit la direction d’Himlensam. Au moment où elle posa son pied sur le chemin de terre menant au village, un grognement s’éleva sur sa droite. La jeune femme se tourna vers l’origine du bruit, prête à dire à Geish que la blague n’était drôle qu’une seule fois. Mais à la place des yeux bienveillants du minaloo, elle croisa le regard fou d’un autre familier.

***

- Tu pourrais te montrer un peu plus bienveillante, râla Leiftan en rajustant son manteau.
- Tu m’as bien regardée ? répliqua Maya.

Leiftan leva les yeux au ciel. Il adorait l’ancienne mercenaire, mais force était de constater que les interactions sociales ne comptaient pas parmi ses points forts. Il gratifia Geish d’une caresse puis tendit la main pour saisir sa carte.

- Bon, il faut absolument retrouver…

Le hurlement de terreur qui le coupa le fit bondir sur ses pieds. Il s’élança dans sa direction sans plus penser à sa carte, ses mains trouvant instantanément les manches de ses deux poignards. Un martèlement de bottes derrière lui confirma que Maya avait elle aussi réagit.
Il ne leur fallut pas longtemps pour retrouver June. En larme et tremblante de peur, elle tentait désespérément d’échapper au familier enragé qui avait fait d’elle sa proie.
Ses quatre cornes brillaient d’une lueur malsaine, sa fourrure sale était couverte de branchages et de la bave s’écoulait lentement de sa gueule béante. Les petits yeux mauvais du bakhrahell se tournèrent vers les gardiens et June profita de sa distraction pour se relever et courir vers eux. Leiftan la réceptionna et la fit immédiatement passer derrière lui, ses deux lames bien en évidence brillant à la lumière du soleil.

- Tout va bien ? Il t’a blessée ?

June secoua la tête. Elle avait juste eu la peur de sa vie. Le corps chaud de Geish la fit sursauter quand il vint se coller à elle, mais elle agrippa machinalement sa fourrure pour essayer de calmer ses tremblements.
Aux côtés du minaloo, Maya jaugeait le familier de ses yeux fardés. De sombres arabesques rappelant celles qui ornaient le pelage de Geish luisaient faiblement sur ses bras nus. June inspira longuement. Avec eux, elle était en sécurité, elle en avait la certitude.
Mais alors que les battements de son cœur ralentissaient, calmés par la présence des deux gardiens, la main de Leiftan heurta brutalement son plexus et elle vola dans les fourrées. Une masse se coucha sur son dos pour l’empêcher de bouger, collant encore plus son visage dans la terre humide et l’empêchant de voir ce qu’il se passait.

Le souffle coupé par l’impact, elle mit plusieurs minutes à reprendre ses esprits alors que des sons terrifiants parvenaient à ses oreilles. Quand le poid sur son dos s’allégea enfin, elle se redressa pour découvrir une scène digne d’un récit de guerre.
Le combat avait été rapide. Malgré sa force et sa vitesse, le familier n’avait eu aucune chance face aux gardiens et il gisait dans l’herbe, sans vie. Il n’était pas tombé sans dommage car Leiftan était blessé au bras, qu’il tentait de bander avec la manche de son manteau. Quand il la vit, il s’approcha d’elle pour jauger de son état.

- Tout va bien ? s’enquit-il avec douceur. June ?
- Je… ça… ça va.
- Effrayée par un peu de sang ? ricana Maya en les rejoignant.

Contrairement à son compagnon, le liquide rouge qui gouttait sur son gilet ne semblait pas lui appartenir. June ne répondit pas, son teint blême parlant pour elle. Leiftan s’accroupit pour se mettre à sa hauteur, posant sa main valide sur son épaule.

- C’est fini, June. C’est la première fois que tu assistes à un combat ?
- De mémoire, oui, murmura-t-elle en accrochant la fourrure de Geish.

Il hocha la tête, puis l’aida à se relever. June s'agrippa à ses doigts en essayant de ne pas regarder le corps inanimé du bakhrahell, luttant contre l’envie de rendre son déjeuner. Elle lâcha prudemment la main de Leiftan pour se détourner de la scène macabre. Au moment où elle s’écarta du gardien, le sol se mit à tanguer. June recula d’un pas, portant la main à sa bouche tandis que le sang quittait son visage. Quelqu’un prononça son nom au moment où elle tomba à la renverse et tendit machinalement la main pour se rattraper.
Ses doigts se refermèrent sur la peau froide de Maya. Elle sentit les muscles de la gardienne se raidir et à la périphérie de son champs de vision, elle perçut le mouvement blanc du manteau de Leiftan.
Sa bouche s’ouvrit pour aspirer un peu d’air, des étoiles brillant devant ses yeux et soudain, un bras se posa sur sa taille pour la retenir. La jeune femme sentir le cuir frais contre sa joue tandis que Maya s’agenouillait pour l’accompagner dans sa chute. Ses yeux turquoises se plantèrent dans les siens alors que ses mains soutenaient délicatement sa nuque. Et June sombra dans le néant.

Quand elle rouvrit les yeux, Leiftan la fixait avec une inquiétude mêlée d’étonnement. Elle sentait la douce fourrure de Geish sur sa poitrine, et à la périphérie de son champ de vision, elle devinait la silhouette longiligne de Maya. June se redressa lentement, soutenue par le gardien qui s’empressa de lui donner sa gourde.

- Voilà, doucement. Tu as fait un malaise, c’est tout à fait normal, June, murmura-t-il.

Elle avala quelques gorgées puis saisit le biscuit que lui tendait Leiftan pour le croquer. Il était délicieusement salé et quand elle l’eut terminé, elle reprit la gourde avant de vérifier que sa tête ne tournait plus. Le paysage avait changé et June comprit que les deux gardiens l’avaient emmenée loin du corps sans vie du familier.

- Je suis restée inconsciente longtemps ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
- Quelques minutes, répondit Leiftan. Comment tu te sens ?
- Un peu mieux. Je suis désolée…
- Ne le sois pas. La première fois que j’ai assisté à une mise à mort, j’ai rendu mon dîner et mon déjeuner, sourit-t-il.

Ses lèvres s’étirèrent en un sourire mal assuré, tandis que son esprit se demandait si on s’habituait à ce genre de choses. Elle reposa la gourde et prit soudain conscience des regards entendus que s’échangeaient les deux gardiens.

- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Quoi donc ?
- Vos messes basses, là ? fit-elle en fronçant les sourcils.

La main de Maya se posa alors sur la sienne, ses doigts se crispant légèrement quand leurs peaux se touchèrent. June se tourna vers la gardienne, inquiète. Quelque chose n’allait pas ? Allait-elle être punie pour avoir été dans la forêt alors que c’était interdit ?
Elle ouvrit la bouche pour s’excuser, mais la mercenaire la prit de cours.

- J’ai une proposition à te faire, June. Et je crois qu’elle va grandement t’intéresser.

Chapitre 4 : L’Oracle vous salue

Un an plus tard, Eel

Le bruit de ses bottes était étouffé par l’immense tapis carmin qui s’étendait d’un bout à l’autre du couloir. Les tissus accrochés aux murs contribuaient à rendre feutrée l’ambiance qui se dégageait de cette partie du quartier général de la garde d’Eel, et Valkyon Atani appréciait tout particulièrement le calme qui régnait.
Loin de l’agitation habituelle des gardiens, le capitaine de la garde obsidienne s’adossa à l’un des murs en passant une main dans ses cheveux blancs. Il constata avec un certain dépit que le ruban qui les maintenait d’ordinaire en place avait décidé de reprendre sa liberté, ce qui lui arracha un soupir agacé.
Valkyon n’aimait pas paraître négligé. D’autant plus qu’aujourd’hui, il accueillait les nouvelles recrues de sa garde et il savait que tous les yeux seraient fixés sur lui. Cela faisait presque quatre ans qu’il dirigeait le corps armé d’Eel, et son jeune âge jouait souvent en sa défaveur : il ne pouvait se permettre aucun faux pas. Il avait eu suffisamment de mal à se faire obéir des gardiens plus âgés, il était hors de question de renouveler l’expérience avec de simples recrues.
Ses yeux dorés parcoururent la liste de noms qu’on lui avait donnée : parfaitement calligraphiés, dix-sept noms s’étalaient sur le parchemin blanc. Six d’entre eux étaient gratifiés d’une petite étoile rouge, la couleur de sa garde. Il les prononça à voix haute un par un pour être certain de ne pas bafouiller en appelant ses nouveaux subordonnés, quand l’un d’entre eux l’interpella. June. Valkyon fronça les sourcils : ça ne sonnait pas très eelien. Une sensation étrange s’empara de ses entrailles, mais avant qu’il n’ait pu mettre le doigt dessus, un jappement le tira de ses réflexions.

Planté devant lui, sa langue pendant sur le côté en lui donnant l’air particulièrement idiot, un énorme minaloo semblait réclamer des caresses. Il reconnut sans peine le familier, dont les arabesques peintes lui étaient familières, et il s'exécuta d’un sourire.

- Salut, Geish. Tu es tout seul ?

Le familier plissa ses yeux blancs avant de rouler sur le ventre, forçant Valkyon à s’agenouiller pour continuer à le caresser.

- Bien sûr que non, répondit le minaloo. Elle t’attend au bout du couloir.
- Je suis surpris qu’elle soit venue, remarqua le capitaine en se relevant.
- Elle n’allait sûrement pas manquer ça…

Valkyon se tourna vers lui sans comprendre, mais Geish se contenta de bailler avant de trottiner pour disparaître au tournant du couloir. Le jeune homme fit la moue : tel maître, tel familier…
Il reprit donc son chemin sans cesser de relire les noms, et quand il atteignit sa destination, il put constater que les informations du minaloo étaient exactes. Adossée au mur, une jambe repliée sous elle, une gardienne fixait le marbre blanc avec l’air de s’ennuyer profondément. Ses longs cheveux noirs étaient retenus par un ruban rouge tressé qui faisait ressortir ses yeux turquoises et ses traits émaciés. Comme à son habitude, elle avait revêtue un uniforme qui n’était pas du tout celui de sa garde - quoiqu’il puisse distinguer l’emblème de l’obsidienne épinglée à son gilet de cuir - et laissé ses bras nus. Seules ses mains étaient couvertes, avec des gants que Valkyon ne l’avait jamais vue enlever en public.
A son approche, la gardienne redressa légèrement la tête pour lui adresser un regard morne. Il y répondit d’un sourire crispé : après toutes ces années, le géant avait appris à décrypter les expressions de l’ancienne mercenaire et il savait que l’ennui qu’elle affichait était feint. Pour une raison qu’il n’avait pas encore déterminée, Maya Blackwave était intéressée par quelque chose.
Et c’était rarement bon signe.

- Un problème ? lança-t-il en s’arrêtant à un mètre d’elle.
- Pourquoi ? répliqua-t-elle de sa voix traînante.
- Tu es venue, tu es à l’heure et tu souris, énuméra-t-il à l’aide de ses doigts. J’imagine donc qu’il se passe quelque chose.

Maya se contenta de le fixer avec amusement, et Valkyon soupira : bien sûr, il n’obtiendrait aucune réponse. Il lui fit donc signe de le suivre dans la salle où étaient réunis les aspirants gardiens. Vingt-quatre visages se tournèrent vers lui, inquisiteurs. Il ressentit une pointe de déception pour ceux qui n’allaient pas être pris, mais il se reconcentra bien vite. Derrière lui, Maya s’adossa au petit bureau en prenant soin de bousculer les affaires qui s’y trouvaient, s’attirant un sifflement mauvais du capitaine de la garde absynthe.
De taille moyenne pour son espèce, Ezarel Rahani se distinguait des siens par la couleur particulière de ses cheveux : alors que la plupart des salvors arboraient de magnifiques chevelures claires, la sienne était d’un bleu azur qui rappelait celui de ses yeux en amande. Au début, Valkyon avait trouvé cette couleur trop vive. Aujourd’hui, elle comptait parmi ses préférées.
A ses côtés, le capitaine de la garde de l’ombre avait l’air d’avoir croqué dans un citron de feu. Si Ezarel était la grâce incarnée, Nevra Redstone avait tout du prédateur que l’on ne voulait pas énerver. Ses cheveux aussi noirs que ceux de Maya étaient artistiquement décoiffés et son œil valide fixait la foule avec minutie, toujours en mouvement, à la recherche d’informations. Il n’était pas le chef des espions d’Eel pour rien. Pourtant, à cet instant, Valkyon le sentait mal à l’aise.
Le regard de son collègue était fixé sur les participants, aussi Valkyon se tourna-t-il vers eux. C’était la première fois qu’il les voyait, les capitaines de garde et leurs seconds n’étant pas autorisés à faire passer les épreuves pour éviter le favoritisme. Plusieurs d’entre eux attirèrent son regard : là, un centaure à la robe de feu et à l’air revêche ; ici une jeune femme dont les racines blanches indiquaient des origines dans les Terres de Givre ; une femme filiforme qui semblait pouvoir s’envoler à la moindre bourrasque de vent…
Et soudain, il comprit le problème. D’un soupire las, Valkyon jeta un coup d'œil à sa liste pour confirmer son intuition. Il trouva sans mal ce qu’il cherchait, sous les yeux goguenards de Maya et Jaiob, l’attrapeur de rêve qui secondait Ezarel dans ses tâches. Derrière eux, Gine arborait le même air dépité que son supérieur borgne, ce qui aurait pu arracher un sourire à Valkyon dans d’autres circonstances.
Eclalie.
Valkyon la chercha du regard : adossée au mur, les bras croisés et ses yeux blancs fixant le vide, Ecaille souriait. Elle avait camouflé ses cheveux blancs sous un châle noir et portait des vêtements sombres, mais Valkyon n’eut aucun mal reconnaître la sorcière aveugle, gardienne émérite de la garde de l’ombre. Elle n’en n’était pas à sa première tentative : Ecaille avait passé le test d’admission six fois depuis son entrée à la garde, à chaque fois sous une identité différente. Et à chaque fois, les capitaines de garde s’en rendaient compte au moment d’annoncer les résultats, ce qui agaçait profondément Ezarel. Selon lui, Ecaille les faisait passer pour des idiots. Selon Nevra, elle mettait en pratique ses enseignements et elle le faisait bien. Mais dans ces moments-là, Nevra préférait se taire plutôt que de subir la colère d’Ezarel.
Valkyon savait que la sorcière ne pouvait pas voir leurs réactions, mais au vu de son air narquois, elle savait pourquoi l’annonce des résultats prenait autant de temps.

- Il faut vraiment qu’elle arrête de faire ça, grommela Ezarel. On a l’air de parfaits imbéciles !
- Ça, ça n’a rien à voir avec Ecaille, répondit Maya.

Le salvor lui adressa un regard mauvais tandis que Nevra grimaçait. Valkyon retint un sourire et posa sa feuille sur le bureau en haussant les épaules :

- De toute façon, c’est fait. Et puis elle a encore intégré ta garde, Nevra, donc on aura qu’à dire que c’était un moyen de tester la sélection si on nous pose la question.

Un soupir agacé s’échappa des lèvres d’Ezarel, mais il abdiqua sans chercher à argumenter : c’était ça ou admettre qu’Ecaille les avait tourné en ridicule, option inenvisageable.
Comme personne n’émit d’objection, Valkyon se tourna vers les candidats et se racla la gorge pour attirer leur attention. Presque instantanément, tous les murmures se turent et les yeux se braquèrent sur lui.

- L’Oracle vous salue, commença-t-il. Je suis le capitaine Atani, chef de la garde obsidienne et voici les capitaines Rahani et Redstone, respectivement en charge des gardes absynthe et ombre.

Ezarel et Nevra s’avancèrent à leur tour pour saluer la petite foule d’un signe de tête, puis Valkyon reprit d’une voix profonde :

- Nous tenions à tous vous féliciter pour votre implication dans ce test d’admission. A ceux qui ne sont pas pris, ne perdez pas espoir. Retentez votre chance si le cœur vous en dit, et profitez de ce temps qui vous est donné pour vous améliorer. A ceux qui ont réussi, ne vous reposez pas sur vos lauriers, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.
- La liste des nouvelles recrues de la garde est ici, continua Nevra en brandissant la feuille. Gine, ici présente, va appeler vos noms un par un. Vous rejoindrez Jaiob en silence et vous le suivrez hors de la salle.
- Vous connaîtrez votre affectation dans quelques instants, ne vous étonnez pas si votre garde ne vous est pas communiquée tout de suite, ajouta Ezarel.

Dès l’instant où il se tut, les chuchotements reprirent. Valkyon pouvait y distinguer l’excitation et l'appréhension, qui se reflétaient sur les visages tantôt blêmes tantôt rougis des candidats. Le jeune capitaine s’adossa au bureau, prenant soin de ne pas toucher Maya, et baissa la voix pour qu’elle soit la seule à l’entendre :

- Qu’est-ce que tu penses de nos recrues ?
- Comme tous les ans, répondit-elle laconiquement.
- Le centaure a l’air prometteur, répliqua Valkyon. Et l’orc s’est très bien débrouillé au corps à corps.

Maya tourna ses yeux fardés vers lui. Il put y lire tout le mépris qu’elle ressentait vis-à-vis des deux recrues, et il soupira. L’avoir comme second n’était pas tous les jours facile : s’il pouvait compter sur ses conseils stratégiques et sa profonde connaissance des armes, Maya n’avait jamais un mot gentil pour ses gardiens. Valkyon portait la garde obsidienne à bout de bras et il trouvait parfois ça épuisant.

- Tu n’en n’a vraiment remarqué aucun ? soupira-t-il.
- J’en ai vu une.

Surpris, Valkyon plissa les yeux pour essayer de trouver la femme qui avait réussi à capter l’attention de la mercenaire. Mais aucune ne semblait assez forte, assez imposante ou assez calée pour ça. Sa bouche se tordit en une moue d’incompréhension, ce qui arracha un rire froid à sa compagne. Valkyon sentit ses poils se hérisser alors que la recrue qui passait à côté d’eux jetait un regard horrifié à Maya, dont le gloussement s’étrangla en un grognement.
Quand elle eut retrouvé son impassibilité habituelle, l’obsidienne pointa un coin de la pièce du menton.

- Celle-ci, lâcha-t-elle.
- La femme des neiges ? Elle est avec Ezarel, s’étonna-t-il.
- Non, l’autre.

A nouveau, il plissa les yeux. Parce qu’elle était plus petite que sa compagne, il ne l’avait pas remarquée tout de suite. Avec sa silhouette fluette et sa carrure loin d’être imposante, la jeune femme ne semblait pas du tout faite pour intégrer la garde obsidienne. Ses cheveux cendrés étaient ramenés en un semblant de queue de cheval et ses yeux améthystes parcouraient la foule alors qu’elle chuchotait avec la femme des neiges, un sourire ornant ses lèvres fines.
Valkyon sentit le regard de Maya posé sur lui. Il resta impassible, serrant le poing pour empêcher sa main de trembler, et il se tourna vers elle.

- Vraiment ? C’est elle qui a attiré ton attention ? Je doute qu’elle ait intégré notre garde.
- Détrompe-toi, ronronna l’autre.

Et d’un doigt ganté, elle lui désigna son propre exemplaire de la liste des reçus. Tout sa vie, Valkyon avait appris à maîtriser ses émotions. Aussi, lorsqu’il lut le nom qu’elle pointait, il parvint à ne rien laisser paraître.
Pourtant, il savait que la mercenaire avait perçu l’accélération soudaine de son cœur.

***

Ses quatre queues fouettaient l’air avec agacement tandis qu’elle parcourait le rapport de mission qu’on venait de poser sur son bureau. Miiko avait horreur des imprévus. Et en ce moment, ces derniers s’enchaînaient comme s’ils s’étaient tous donné le mot.
La kitsune passa une main lasse dans ses cheveux, grattant son oreille droite avant de reposer le rapport. Comme d’habitude, Dante avait été d’une efficacité exemplaire et Nazir, l’obsidien qui l’accompagnait, avait joué son rôle à la perfection. Pourtant, les informations qu’ils lui rapportaient n’étaient pas des plus encourageantes. La situation en Eldarya s’était dégradée incroyablement vite : depuis que le cristal avait été brisé, les pillages, les faërys fous et les attaques en tous genres s’étaient multipliés, malgré les accords de paix signés douze ans plus tôt.
Mais au cours de l’année qui s’était écoulée, elle avait noté une augmentation encore plus importante de ces derniers, associée à une perte de confiance envers les neufs gardes d’Eel de la part des eldaryens. Et Miiko savait pertinemment que lors de la prochaine assemblée des gardes, on la tiendrait pour responsable.
Trop jeune, pas assez formée, incapable de diriger un groupe aussi important… Elle avait l’habitude de ces critiques, mais elles étaient toujours désagréables à entendre.

- Encore plongée dans des rapports ?

La voix, douce et familière, lui tira un sourire. Bien sûr, elle ne l’avait pas entendu arriver. Il était plus silencieux qu’une ombre et rivalisait largement avec Nevra pour ce qui était de la discrétion. Une main se posa sur son épaule et Miiko y apposa sa joue en soupirant.

- Si par hasard quelqu’un connaissait une formule magique pour recoller ce foutu cristal, tous mes problèmes seraient réglés en un clin d'œil…
- Attention, je crois t'avoir entendu blasphémer, se moqua gentiment Leiftan.

Miiko grogna, ce qui tira un nouveau rire à son bras droit. La kistune se renversa dans sa chaise tandis qu’il se dégageait un peu de place sur le bureau. Ses cheveux étaient ébouriffés, la tresse qui lui permettait d’ordinaire de les maintenir hors de sa vue complètement défaite, et elle notait des cernes sous ses yeux d’un vert qui tirait sur le jaune. Son manteau blanc était également couvert de boue, et elle arqua un sourcil en le lui désignant du menton.

- Tu as fait la course avec un black dog ?
- J’ai patrouillé dans la forêt.

Miiko hocha la tête. Les patrouilles n’avaient jamais été ses missions favorites et l’un des avantages à être chef de garde était de ne plus avoir à en faire. Mais Leiftan, malgré son statut d’étincelant, continuait régulièrement à y prendre part. Elle le soupçonnait d’être un peu claustrophobe et d’en profiter pour s’aérer la tête.

- Les nouvelles recrues t’attendent, murmura-t-il en la tirant de sa contemplation silencieuse.
- Combien sont-elles ?
- Dix-sept.

Le nombre lui arracha une grimace. Elle en avait pour un certain temps, alors… La chef de garde jeta un regard morose à la pile de papiers qui s’amoncelaient sur son bureau, puis elle se leva en rectifiant sa tenue. Leiftan arrangea délicatement l’un de ses bijoux de tête, puis lui adressa un clin d’oeil :

- Tu es parfaite.
- Charmeur, va. Tu n’auras pas d’augmentation parce que tu me fais des compliments. Nevra a déjà essayé.
- Sauf que moi, je suis sincère, se plaignit-il d’un air faussement outré.

Miiko éclata de rire et Leiftan fit mine d’être vexé, avant de la rejoindre dans son hilarité. Elle riait toujours quand elle posa sa main sur la porte de la salle de réunion, et elle prit une longue inspiration afin de retrouver son calme. Ses yeux se posèrent sur Leiftan qui l’encouragea d’un regard, alors elle poussa le lourd panneau de bois pour entrer.
A l’intérieur, dix-sept nouveaux gardiens discutaient avec animation. Quelques-uns faisaient déjà cavaliers seuls, adossés au mur sans prendre la peine de connaître leurs camarades, mais la plupart formaient de petits groupes fébriles. Elle pouvait sans peine imaginer leur sujet de conversation : ils se demandaient tous à quelle garde ils allaient être affectés.
Miiko rejoignit la table de réunion, à laquelle étaient déjà installés ses trois capitaines. Leurs seconds se tenaient droits derrière eux et la kitsune nota avec satisfaction que Maya Blackwave avait fait l’effort d’arborer l’emblème de sa garde sur son gilet de cuir. On était encore loin de l’uniforme réglementaire, mais la chef d’Eel considérait qu’il s’agissait d’une petite victoire.
Elle les salua brièvement en prenant place, Leiftan se postant derrière elle, puis elle tapa dans ses mains. Aussitôt, toutes les conversations se tarirent. Le silence qui régna brusquement dans la pièce fit légèrement bourdonner ses oreilles sensibles : il lui fallut quelques secondes pour s’y habituer. Une fois qu’il eut disparu, la kitsune se racla la gorge avant d’adresser un sourire courtois aux gardiens.

- Bienvenue à la garde d’Eel. Vous êtes à présent membres de la grande famille que composent les gardiens de l’Eldarya, et nous comptons sur vous pour vous montrer à la hauteur de cet honneur. Quand vous passerez cette porte, vous serez officiellement l’un des nôtres. Avant cela, il vous faut connaître votre affectation.

Elle sentait leur impatience grandir mais prit son temps pour regarder la liste de noms fournie par Keroshane, le secrétaire en chef de l’étincelante. Quand elle remarqua celui d'Écaille, elle arqua un sourcil sans faire de commentaire. Il faudrait qu’elle discute en privé avec la sorcière… Au moins, elle avait intégré la bonne garde.

- Je vais vous appeler un par un et vous remettre votre insigne, reprit-elle. Si la garde que nous vous avons attribuée ne vous convient pas, vous pouvez toujours refuser et passer à nouveau le test l’an prochain. Si vous l’acceptez, vous vous placerez derrière votre nouveau capitaine et plus aucun changement ne sera possible avant deux ans de service. Arumraer Feuildor.

Un jeune satyre s’avança, ses sabots claquant sur le sol en pierre. Il portait une petite écharpe rouge qu’il ne pouvait s’empêcher de toucher, et lorsqu’il se planta devant eux, Miiko put voir ses genoux tressauter. En voilà un qui allait avoir du mal avec son capitaine.

- L’Oracle te salue, Arumrarer.
- Que le vent chante dans les feuilles, répondit-il selon la formule traditionnelle de son peuple.
- Tes résultats sont impressionnants, complimenta Miiko. Tu démontres une grande prédisposition à l’alchimie et tu possèdes une grande connaissance des plantes. Nous nous sommes concertés et avons décidé de t’affecter à la garde absynthe. Ce choix te convient-il ?

Arumraer hocha vigoureusement la tête. Miiko lui tendit son insigne, une fleur à huit pétales s’étalant sur une fiole de poison avec une gemme verte en son centre. Le satyre s’en saisit avec précaution puis trottina jusqu’à Jaiob, qui l’accueillit d’un sourire doux. Ezarel jeta à peine un regard à sa recrue, s’assurant simplement qu’il se plaçait bien derrière lui.
Miiko continua d’appeler les candidats un par un. Pour chacun d’entre eux, elle prenait soin d’avoir un petit mot gentil et des félicitations, même si certains ne lui accordaient pas un regard.
Quand elle appela la femme des neiges, affectée comme le satyre à la garde des alchimistes, elle sentit un sourire triste ourler ses lèvres.

- Le froid emporte tout, lança-t-elle.
- Mais nous restons de glace, répondit-elle en s’inclinant. Vous venez des Terres de Givres ?
- Je les ai quittées il y a très longtemps, mais je me souviens toujours de la manière de dire bonjour, avoua Miiko.
- Elles me manquent, murmura la femme des neiges.

Miiko hocha la tête en lui tendant son insigne. Elle la félicita puis la laissa rejoindre Ezarel. Quand la main de Leiftan se posa brièvement sur son épaule, elle lui adressa un regard reconnaissant avant d’appeler la candidate suivante. En énonçant son nom, son ventre se tordit et elle sentit Valkyon se raidir à ses côtés.
La jeune femme s’avança d’un pas assuré avant de se planter devant elle, un sourire affable sur les lèvres. Miiko cligna plusieurs fois des yeux puis se força à sourire à son tour.

- June, c’est ça ?
- Tout à fait, répondit la jeune femme.
- Je vois que tu n’as pas indiqué de nom de clan, ni d’âge sur ta feuille de présentation ? s’étonna la kitsune.
- Ah oui…

June soupira en passant une main dans ses cheveux. Un peu plus loin, Nevra s’était penché vers Ezarel et chuchotait furieusement à son oreille, tandis que Valkyon semblait devenu aussi rigide que la pierre.

- J’en ai probablement un, continua June sans le remarquer. Mais je ne m’en souviens plus du tout.

Miiko sentit ses entrailles se relâcher. Une moue contrite se forma sur son visage fin :

- Oh… tu fais partie de ces eldaryens touchés par l’éclatement du grand cristal, alors ?
- C’est l’hypothèse la plus probable, oui. J’ai été retrouvée sur la plage d’un village il y a quatre ans, aucun moyen de savoir ce qu’il s’est passé avant, sourit June.
- Tu sembles plutôt bien le prendre…
- J’espère que la garde pourra m’aider. Après tout, vous comptez les meilleurs alchimistes de l’Eldarya dans vos rangs. Il y en aura peut-être un qui trouvera comment me rendre la mémoire !
- Je l’espère. Nous ferons notre possible pour t’aider, promit Miiko. J’ai le plaisir de t’annoncer que tu intègres la garde obsidienne, June. 

Lorsque les doigts de la gardienne se refermèrent sur son insigne, un frisson parcourut l’échine de la kitsune. Elle la suivit des yeux, ses queues tressaillant légèrement à mesure que June se rapprochait du groupe des obsidiens, et soudain, elle croisa les yeux turquoises de Maya.
Un sourire froid se forma lentement sur les lèvres sombres de cette dernière. Un sourire qui lui glaça le sang.
Quelques soient ses raisons, la mercenaire était ravie de voir June entrer dans la garde. Et par expérience, tout ce qui ravissait Maya était source d’énormes problèmes pour elle.

Chapitre 5 : Bruits de couloir

Lorsque l’Eldarya fut conçue, le sacrifice des Trois donna lieu à la création du grand cristal. En son sein était enfermée l’essence même de ce monde, qui prit la forme de l’Oracle. Certains disent qu’on peut la voir flotter à l’intérieur des gemmes si l’on observe bien. D’autres racontent qu’elle n’est qu’un mythe servant la légende de nos origines.

Extrait des mémoires d’Agalog, fondateur
de l’ordre des Hauts Mages Élémentaires

Allongée sur son lit, June fixait le plafond de sa nouvelle chambre. Aussi grande que celle qu’elle partageait avec Emi à Himlensam, elle était meublée du strict nécessaire : un petit bureau, une chaise, une commode pour ranger ses affaires et un lit auquel étaient joints deux jeux de draps.
Lorsque le capitaine de l’obsidienne leur avait fait visiter le dortoir, il leur avait indiqué qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient de leur chambre. Avec leur salaire, ils pourraient acheter des meubles, la décorer et la personnaliser comme bon leur semblait, du moment qu’ils ne cassaient pas les murs.
June étendit ses bras sur les couvertures. La pièce était spartiate, mais ça aurait pu être pire. Au moins, elle avait un matelas. Au plafond, elle distinguait quelques taches sombres qui lui rappelaient les constellations. Des restes de l’occupant précédent que l’on avait essayé d’effacer pour lui permettre de repartir de zéro.
Un soupire s’échappa de ses lèvres tandis qu’elle se redressait. La veille, incapable de trouver le sommeil après l’attribution des gardes, elle était sortit pour se balader un peu dans les couloirs. En revenant, elle avait croisé son voisin d’en face : le dortoir des obsidiennes s’étendaient sur trois étages à l’intérieur d’un bâtiment entier, et elle avait été surprise de constater qu’un autre gardien avait préféré le calme des couloirs encore inoccupés. Le jeune homme, Mathyz, un indéterminé qui s’était révélé très sympathique, lui avait proposé de faire équipe pour les sessions d’entraînement. Le capitaine Atani leur avait demandé de se trouver un partenaire, et elle avait accepté avec joie. Mathyz ne venait pas non plus de la cité, et ils s’étaient dit qu’à deux, ils seraient peut-être un peu moins perdus.
Et puis June n’avait pas du tout accroché avec les quatre autres recrues.

Alors qu’elle envisageait d’aller toquer chez Mathyz pour lui proposer de découvrir le quartier général de la garde, quelque chose se mit à tambouriner brutalement contre sa porte. Surprise, elle sauta sur ses pieds pour s’approcher du panneau de bois qui tremblait sous les assauts de son assaillant. En fronçant les sourcils, June ouvrit prudemment sa porte et écarquilla les yeux quand on lui bondit au visage.

- C’est pas trop tôt ! J’ai failli attendre ! s’exclama une voix enjouée.

Elle appartenait à une fille de petite taille, aussi gracile et menue qu’un arbuste en pleine croissance. Perdu dans une masse de cheveux roux, deux yeux émeraudes brillaient au milieu de son visage mutin et June constata que la lumière du soleil qui baignait sa chambre donnait à la peau de la fille d’étranges reflets verts, accentués par les tatouages que dévoilait sa tenue légère.
La fille n’attendit pas que June ait fini son inspection pour commencer à fureter dans la chambre, sous les yeux ébahis de sa propriétaire. Son babillage ininterrompu devenait un flot incompréhensible aux oreilles de l’obsidienne et au bout de quelques minutes, June leva brusquement les mains devant elle en hurlant.

- Stop !

L’autre se figea avant de faire volte-face pour la regarder en clignant des yeux.

- Deux choses, dit June en baissant la voix. Qui es-tu et qu’est-ce que tu fais dans ma chambre ?
- Bah… tu m’as pas écouté ? Je te l’ai dit pourtant, non ? Je suis Hélios, ta tutrice.

June arqua un sourcil. Hélios l’imita, avant de se laisser tomber sur son lit en esquissant une moue d’excuse :

- Désolée, on me dit tout le temps que je parle beaucoup. On va recommencer, d’accord ? Hélios, de la garde absynthe.

La rouquine joignit les deux mains en s’inclinant légèrement. June s’approcha prudemment, mais elle ne semblait pas vouloir reprendre son monologue.

- June, garde obsidienne. Ma tutrice ? demanda-t-elle.
- Oui ! Comme t’es nouvelle, t’y connais rien au fonctionnement de la garde ! s’exclama Hélios. Mon travail, c’est de t’apprendre comment ça marche jusqu’à ce que tu sois capable de voler de tes propres ailes ! Et de te présenter des gens aussi. D’ailleurs, tu pouvais pas mieux tomber ! Je sais tout, sur tout le monde. Une rumeur, un secret, un potin ? Je suis au courant avant tout le monde ici.

Son sourire s’élargit, ses yeux brillant de fierté. June ne put s’empêcher de rire devant son air tout à fait innocent : en effet, ça pouvait être très utile. Elle passa une main dans ses cheveux cendrés, son corps se détendant à mesure qu’elle décidait qu’Hélios était digne de confiance.

- C’est noté. Et donc là, tu… voulais qu’on fasse quelque chose ? interrogea June.
- Hum ? Ah oui, je voulais t’emmener manger.

Le ventre de June approuva bruyamment l’idée. Hélios lui prit la main puis l’entraîna dans les couloirs du dortoir. Aussitôt dehors, elle se mit à l’abreuver de détails concernant l’endroit.
Chaque garde possédait sa caserne, postée à l’un des points cardinaux : au nord les espions, au sud les alchimistes et à l’ouest les guerriers. Le dortoir des obsidiennes était réputé pour être le plus animé des trois, ce qui ne surprit pas June : au vu des gros bras qui composaient sa garde, les soirées devaient être plus que bruyantes… On pouvait aller d’un dortoir à l’autre sans problème, mais après minuit, il fallait éviter de se faire attraper par les patrouilleurs sous peine d’être de corvée de plonge pour la semaine qui suivait. Les capitaines de garde, tout comme les autres membres de l'étincelante, dormaient dans un bâtiment à part, mais on disait que Valkyon possédait toujours son ancienne chambre chez les obsidiennes et qu’il y retournait de temps en temps. Hélios n’avait pas vérifié cette information, alors elle lui conseilla de la prendre avec des pincettes.
Pour rejoindre les lieux de vie de la garde, il fallait emprunter les longs couloirs décorés de tapis colorés. Hélios lui expliqua qu’à force, elle trouverait son chemin facilement, mais qu’en attendant, elle pouvait s’aider des torches qui brûlaient au mur. C’était une idée de Nevra, dont le sens de l’orientation n’avait pas toujours été ce qu’il était. Si la torche brûlait rouge, alors elle menait vers les lieux de vie de la garde : cantine, salle de soin, bibliothèque… Lorsqu’elle était verte, le couloir emmenait vers l’extérieur. Si elle éclairait les murs en violet, on se rendait aux dortoirs et enfin, si le feu magique y était doré, c’était réservé aux membres de l’étincelante.

- Ingénieux, remarqua June.
- N’est-ce pas ? Quand tu te seras habituée, t’auras plus besoin des torches mais pour le moment, tu peux retenir ça !

Elles débouchèrent dans un immense hall coiffé d’un dôme de verre. Hélios écarta les bras pour désigner la salle :

- Ici, tu es exactement au milieu de la cité. Tu peux aller où tu veux à partir de cette pièce.

Sobrement appelée salle des portes, l’endroit semblait effectivement donner accès à l’intégralité de la garde. Des dizaines de couloirs encerclaient les murs, déversant un flot continue de gardiens et de civils dont les conversations se mêlaient en un brouhaha intense.

- June !

Émergeant d’un couloir à sa droite, Emi fendit la foule pour les rejoindre, un immense sourire fiché sur les lèvres. Elle était accompagnée d’un jeune homme aux cheveux sombres qui lui fit immédiatement penser à Kaito, le père d’Emi.

- Toi aussi tu as un tuteur ? s’exclama Emi en la serrant contre elle. Je te présente Takumi ! Il vient aussi des Terres de Givres !
- Dame Miiko a pensé qu’il serait plaisant pour Emi d’avoir un guide qui sache d’où elle vienne, acquiesça le jeune homme.
- Taku est membre de l’obsidienne aussi, intervint Hélios.

June salua son collègue d’un hochement de tête. Elle ne s’était pas trompée : Takumi, comme Akio, Akira et Kaito, était un moroï. Car seules les filles du peuple des glaces étaient doté du don du froid. Les hommes avaient pour mission de les protéger, et il était rare de trouver des moroïs en dehors de leur clan.
Hélios, qui commençait à s’impatienter, les poussa vers l’un des longs couloirs. A l’intérieur, elle leur indiqua une double porte d’un geste théâtral :

- Et voici le lieu le plus important de cette garde.
- La réserve, précisa Takumi.

Hélios hocha vigoureusement la tête puis les entraîna à l’intérieur. Sur toute la pièce, des dizaines d’étagères portant des vivres en tous genres s’étalaient en répandant une odeur délicieuse. Entre les allées, des gardes armés surveillaient la nourriture en s’assurant que personne ne prenne ce qui ne lui était pas destiné. A nouveau, la rousse leur expliqua le fonctionnement du garde-manger, sans laisser Takumi placer un mot.
Depuis l’éclatement du grand cristal, la nourriture était rationnée. En effet, les Terres avaient de plus en plus de mal à faire pousser les denrées primaires nécessaires pour leur population, et Eel ne faisait pas exception. Chaque semaine, on recevait un certain nombre de tickets-rations qui permettaient de manger deux repas complets par jour. A la fin d’une mission, on était souvent récompensé par des tickets supplémentaires.

- Par contre, vous n’en avez pas besoin pour aller à la taverne. Là-bas, vous payez avec des pièces sonnantes et trébuchantes, ronronna-t-elle. On vous emmènera, vous allez voir c’est génial.
- C’est le lieu de rendez-vous des obsidiennes, indiqua Takumi.

Il ne semblait pas dérangé plus que ça par le débit de parole d’Hélios, et il continua d’ajouter ça et là un petit commentaire que la jeune femme ne prenait souvent même pas en compte. Elle leur montra comment signer dans le registre et utiliser ses tickets, puis les conduisit enfin à l’intérieur de l’immense cantine.
Une cinquantaine de longues tables s’étendaient dans une pièce circulaire, agrémentées de bancs en bois sur lesquels quelques gardiens terminaient leur premier repas de la journée.
Au fond de la pièce, un grand comptoir derrière lequel s'affairaient trois gardiens servait à récupérer ses plats. Hélios et Takumi se chargèrent gracieusement de leurs plateaux, avant de les conduire vers une table déserte où ils s’installèrent.
Le repas, complet mais peu appétissant, fit regretter la cuisine d’Inoue aux deux nouvelles gardiennes. Une espèce de gruau informe à la couleur douteuse était accompagné d’une tranche de pain noir et d’une compote de fruits, et quand Hélios vit June plonger sa cuillière d’un air dubitatif, elle lui adressa un sourire compatissant.

- T’inquiète, on s’habitue. Bon alors, maintenant qu’on est installés, par quoi commencer…
- Les capitaines ? proposa Takumi en avalant son gruau.
- Pas bête. Commençons par le nôtre, Emi.
- Ezarel Rahani, c’est ça ? tenta la femme des neiges.

Hélios hocha la tête. Ezarel Rahani était un salvor originaire des Hautes-Terres. Elle ne savait pas grand-chose de son passé, mais il était arrivé à la garde vers l’âge de dix ans. Son talent pour l’alchimie en avait rapidement fait le favori de Dame Camelie, la sylphe qui dirigeait la garde absynthe avant lui.

- C’est lui qui avait reçu la meilleure formation, confia Hélios. Après l’éclatement du grand cristal, ça a été un peu le bazar à la garde et Ezarel a été nommé capitaine un peu sur le tas. Comme les autres d’ailleurs… Sauf que lui, il était un peu plus prêt.
- Comment ça ?
- C’est le plus vieux des capitaines, répondit Takumi. Valkyon a quasiment dix ans de moins que lui, et il a prit ses fonctions presque en même temps. Ezarel a eut beaucoup plus de temps pour appréhender sa mission.

Nevra était quant à lui un séducteur invétéré. Hélios leur conseilla de ne jamais rien écouter qui sortait de la bouche du faélien. Comme Valkyon et June, sa race était inconnue. Hélios leur indiqua que de nombreuses personnes dans la garde ne savaient pas ce qu’elles étaient.

- Beaucoup sont orphelins de la grande guerre, soupira-t-elle.
- Et toi, qu’est-ce que tu es ? s’enquit Emi devant le silence pesant qui s’était installé.
- Une atalante.

Devant leur air ahuri, Hélios s’étira en écartant les bras.

- On n'est pas très nombreux. Je viens des Terres du Couchant, dit-elle comme si ça expliquait tout.

June songea que ça ne l’aidait absolument pas. Elle n’avait jamais entendu parler des atalantes, et manifestement, Emi non plus. Mais Takumi ne leur laissa pas le loisir de creuser la question.

- Bien Emi. Ezarel nous a confié l’emploi du temps de ses recrues : tu commences aujourd’hui et je ne voudrais pas que tu arrives en retard… Il est assez chafouin sur ce genre de détails.
- Pas de problème. Tu viens aussi, Hélios ?
- Non, j’ai quartier libre pour la journée, sourit l’atalante. Valkyon est beaucoup moins barbant que notre salvor local… June ne commence que demain.

June salua les deux gardiens puis se tourna vers Hélios, les sourcils froncés :

- On peut appeler les capitaines par leurs prénoms ?
- Pas devant eux, non, rit sa compagne. Sauf si tu es leur second bien sûr, ou un membre de l’étincelante. Mais entre nous, on peut.
- Leur second ?
- Ils gèrent pas la garde tout seul, expliqua Hélios. Chacun d’eux a un bras droit, t’as dû les voir pendant l’attribution des gardes. Pour les ombres, c’est Gine Skwel. C’est une banshee du côté de son père, elle est assez sympa mais elle est toujours collée à Nevra. Chez nous, c’est Jaiob Traum, un attrapeur de rêve. Si tu as le moindre problème, fonce le voir, ce type est un cryslam.
- Et chez les obsidiennes ?
- Maya Blackwave.

A la mention de son nom, Hélios s’était renfermée. June prit soin d’arborer une moue étonnée, puis demanda évasivement :

- Et elle, c’est ?
- Aucune foutue idée, soupira Hélios. Une faëry, ça c’est sûr, mais alors d’où elle vient et ce qu’elle est… Elle parle à personne. Quand tu la vois, tu peux être sûre que c’est en compagnie de Valkyon ou de Leiftan. Ezarel peut pas l’encadrer et quand elle est avec Nevra, ils se prennent la tête une fois sur deux.
- Et elle reste à la garde ? s’amusa June.
- J’imagine que Miiko estime qu’elle est utile. Moi, je la trouve terrifiante… Tu devrais pas trop t’approcher d’elle.
- Pourquoi ça ?

Hélios jeta un regard autour d’elle puis baissa la voix en se rapprochant de June :

- C’était une K’arnag avant d’intégrer l’obsidienne.
- J’ai entendu dire que beaucoup d'entre eux rejoignaient les gardes quand ils en avaient assez d’être mercenaires, répondit June en adoptant le même ton.
- C’est vrai, mais ils restent dangereux. Et puis…

Elle sembla hésiter. Machinalement, ses doigts vinrent jouer avec l’un de ses médaillons en or, tandis qu’elle se mordillait la lèvre avec incertitude. Finalement, elle se décida et se rapprocha encore un peu plus. Ses épais cheveux formaient comme une bulle autour d’elles et June put respirer son parfum de menthe et de soleil.

- Tout le monde est persuadé qu’elle vient des Terres Obscures.
- Personne est allé le lui demander ?
- Tu peux toujours essayer, mais personnellement, je tiens beaucoup trop à la vie, souffla Hélios. On n’est pas sûrs, parce qu’on se dit que Miiko serait pas assez folle pour accepter la présence d’un ténébreux ici, mais quand on la regarde… franchement, ça me surprendrait pas.

June hocha la tête. Elle ne se rappelait pas de la grande guerre, mais elle en avait appris les grandes lignes grâce à Emi. A l’époque, sa famille résidait encore dans les Terres de Givre, impitoyablement touchées par les conflits qui avaient ravagé l’Edarya.
Initiée - encore une fois - par les ténébreux, la guerre avait laissé des séquelles importantes un peu partout. De nombreux villages avaient été détruits, des familles entières décimés et il avait fallu toute la diplomatie et l’obstination des neuf gardes pour faire accepter les accords de paix aux huit Terres, mettant fin à cinquante longues années d’hostilité.
Depuis, on n’avait plus entendu parler des ténébreux, retranchés dans leur bastion originel.

- C’est vrai qu’elle parle spräk, murmura June. Je l’ai entendu discuter avec Leiftan…

Hélios se recula en écarquillant les yeux.

- Tu connais Leiftan ?
- Le connaître, c’est vite dit, disons que je l’ai déjà rencontré.

Hélios posa son menton dans ses mains, les yeux brillant de convoitise. Soudain, June eut l’impression d’être une pâtisserie particulièrement appétissante que l’atalante avait hâte de dévorer.

- Tu en a trop dit, et vraiment pas assez, ronronna la rouquine. Comment est-ce que tu as rencontré l’homme le plus convoité de cette garde ?
- A ce point ? rit June.
- Leiftan est gentil, charmant, prévenant, beau comme l’oracle, proche des gardiens, pas arrogant pour un sous contrairement à certains, sérieux et tellement, tellement mignon, énuméra Hélios à l’aide de ses doigts. C’est l’homme parfait.

June arqua un sourcil dubitatif : l’homme parfait n’existait pas. Elle joua un instant avec sa cuillère puis haussa les épaules :

- Il y a quatre ans, on m’a retrouvé au bord d’une plage à Himlensam. J’étais amnésique, probablement à cause de l’éclatement du cristal… L’année dernière, Leiftan est venu effectuer une mission là-bas. Emi et moi, on parlait pas mal d’intégrer la garde, mais aucune de nous n’avait sérieusement envisagé de le faire. L’admission est difficile, il fallait faire le voyage, quitter notre famille… Il m’a encouragé en me disant que vous trouveriez peut-être un remède à mes pertes de mémoire. Il m’a donné beaucoup de conseils, c’est grâce à lui que j’ai réussi le test.
- Quand je te disais qu’il était parfait, soupira béatement Hélios en arrachant un rire à sa compagne.

Brusquement, l’atalante redevint sérieuse. Elle posa une main rassurante sur le bras de sa petite protégée et lui adressa un sourire doux.

- Je suis une excellente alchimiste. Sans me vanter, vraiment, les atalantes ont des facilités dans ce domaine. Et Ezarel est parfois un peu con, mais c’est le meilleur des Terres d’Eel. On travaille d’arrache-pied pour essayer de contrer les effets du cristal brisé.
- Je sais que je suis pas prioritaire, argua June avec une moue attristée. Il vaut mieux réussir à guérir les familiers sauvages et les eldaryens fous… mais j’espère sincèrement que vous trouverez comment rendre la mémoire à ceux qui l’ont perdu.

Hélios hocha la tête. Elle comprenait parfaitement. Perdre sa vie était quelque chose de terrible et June, malgré sa tête haute et son sourire factice, avait l’air d’en souffrir énormément. L’atalante serra un peu plus ses doigts sur l’avant-bras de la jeune femme.

- On trouvera, June. Pour l’Eldarya, pour Eel, et pour toi.

Chapitre 6 : Arènes

Les Terres d’Eel sont situées au sud-est du continent. Leurs relations très fortes avec les îles de Jades en font les ambassadeurs privilégiés des peuples qui y résident ainsi que les principaux fournisseurs de produits de la mer dans tout l’Eldarya.

Extrait du Livre des Huit Terres, Vol. I

Ses cheveux bruns retombent en mèches désordonnées sur son visage enfantin, alors que son rire résonne tout autour d’elle. Lorsqu’elle tend la main, elle peut presque le toucher, leurs doigts se frôlent et elle sent les larmes rouler sur ses joues plus froides que la glace. Elle ouvre la bouche pour parler mais seul le silence s’en échappe et soudain, le sol se dérobe sous ses pieds. Elle se sent tomber, hurle de toutes ses forces sans pouvoir émettre un son alors que le garçon se détourne en riant toujours. Et tandis que le néant l’avale toute entière, il prononce son nom.

Miiko.

***

Ses yeux s’ouvrirent brutalement tandis que ses mains moites agrippaient les rebords de son matelas. Miiko sentait sa poitrine se soulever pour tenter de calmer sa respiration erratique, son corps entier pris de frissons qu’elle ne parvenait pas à contrôler. Machinalement, elle porta la main à ses joues pour y essuyer une larme, avant de basculer sur le bord du lit en plongeant son visage entre ses doigts.
Encore ce cauchemar. Il la tétanisait au beau milieu de la nuit, la laissant pantelante et incapable de se souvenir du visage de ce garçon qui hantait ses pensées. La kitsune soupira longuement avant d’attraper sa robe de chambre puis d’agiter les doigts pour allumer la petite lanterne posée sur son bureau.
Comme toutes les chambres de la garde, la sienne n’était pas très grande. Pourtant, au fil des années, elle avait réussi à la rendre chaleureuse en l’agrémentant de tapis en tous genres, de peintures aux murs et de portraits rapidement crayonnés par Ezarel lors de ses moments de détente. Avant qu’il ne devienne capitaine, avant qu’il ne doive gérer la garde à ses côtés. Il y avait longtemps qu’Ezarel n’avait plus le temps de croquer ceux qu’il aimait.
Miiko se leva pour frôler les visages de ses compagnons d’armes du bout des doigts. A la lumière tremblante des flammes bleutées, le rire du jeune Valkyon se transformait en grimace, les yeux de Nevra semblaient luire d’un éclat prédateur et le sourire d’Ezarel porter toute la mélancolie du monde.
Elle se détourna en frissonnant. Aujourd’hui, sa chambre s’était transformée en un antre sombre et dangereux qu’il lui fallait absolument quitter.

Elle ne prit pas la peine de s’habiller correctement pour sortir. Les bâtiments de l'étincelante étaient situés à l’autre bout des dortoirs et on n’y croisait jamais de gardiens. Même Nevra et ses nombreuses conquêtes ne s’y rendaient pas, le capitaine préférant l’intimité des chambres de ses subordonnés plutôt que le confort rassurant de la sienne.
Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur l’épais tapis bleu qui ornait le couloir. Elle se dirigea vers la grande baie vitrée donnant sur les jardins et la fit glisser silencieusement en admirant le génie des architectes de la cité. Même à Dyr’Bara, pourtant connue pour ses avancées technologiques, les larges fenêtres d’Eel et son immense dôme de verre faisaient figure de prouesses.
Le fond de l’air frais lui arracha une grimace : elle regrettait de ne pas avoir enfilé de chaussons, à présent. Mais la pureté du paysage lui fit instantanément oublier ses soucis. Miiko s’avança jusqu’au rebord de la petite terrasse qui lui permettait d’observer toute la cité en contrebas, puis se hissa sur le petite muret pour se blottir contre la rambarde.

- Encore un cauchemar, princesse ?

Elle sursauta en tournant vivement la tête vers l’autre bout de la terrasse. Adossé au mur, les bras croisés et l'œil alerte, Nevra lui adressa un sourire amusé. Miiko leva les yeux au ciel en secouant le menton : elle ne l’entendait même pas respirer. Le faélien s’approcha d’elle d’une démarche chaloupée, les pans de son manteau sans manche volant paresseusement derrière lui. Il se laissa tomber pour s’accouder à la rambarde, un long soupir s’échappant de ses lèvres entrouvertes.

- On vit une sale période, hein ?
- Je ne te le fais pas dire, murmura-t-elle. Toi aussi, tu as du mal à dormir ?

Il haussa les épaules. Nevra ne dormait jamais beaucoup, préférant même souvent vivre la nuit plutôt que le jour. Il tendit la main pour redresser l’une des perles dans les cheveux de la kitsune, son œil gris détaillant le visage de sa supérieure d’un air inquisiteur.

- Qu’est-ce que tu penses de nos recrues ?
- Pas grand chose. J’ai entendu dire qu’Ecaille avait encore fait des siennes ?
- M’en parle pas, grogna le faélien. Ez’ me fait toujours la gueule.

Miiko étouffa un rire. Le salvor qui ne jurait que par la discipline et le travail avait en effet dû s’agacer de la plaisanterie de l’ombre.

- Il y en a quelques-unes qui m’ont l’air prometteuses, reprit-il.
- Qu’est-ce que tu penses de l’amnésique ? demanda soudainement Miiko en plongeant son regard dans le sien.

Nevra ne baissa pas les yeux. Il n’était pas Valkyon : le sort de la fille ne l’atteignait pas. Celui des eldaryens fous non plus. Elle n’était pas la seule à avoir perdu quelque chose. Ezarel était du même avis. Il n’en n’avait pas parlé avec Leiftan, parce que ça ne le concernait pas vraiment, mais il n’allait faire aucun favoritisme pour cette fillette sous prétexte qu’elle avait intégré la garde.

- Je ne suis pas son capitaine, répondit-il finalement. Elle n’a pas l’air bien brillante, de toute façon.

Il ne voyait pas pourquoi ils devraient concentrer leur ressources sur elle. C’était contre-productif, de toute manière.
Miiko hocha la tête. Elle était peut-être un peu trop sentimentale. Son regard se posa sur la cité. La lumière de la lune éclairait les quartiers plongés dans l’obscurité, laissant entrevoir des ombres qui se faufilaient dans les ruelles. Quelques lampadaires brillaient ça et là, oubliés par ceux chargés de les éteindre une fois minuit sonné. Ce soir, Eel était calme.
Nevra sembla lire dans son esprit. Il laissa pendre ses bras dans le vide, reposant son menton sur la barrière et leva son iris vers les étoiles.

- Toujours pas de nouvelles avancées sur lui ?

Miiko secoua la tête. Elle avait pourtant mis ses meilleurs agents à sa poursuite. Ecaille, Ossito, Nazir, Dante… tous menaient une enquête approfondie pour tenter de découvrir l’identité de celui qui affolait la garde depuis des mois. Au départ, on avait signalé quelques disparitions : des éléments d’alchimie, quelques sacs de grains par-ci par-là… Miiko avait cru à une bande de voleurs qui souhaitaient alimenter le marché noir de l’Eldarya, qui avait prit son essort à cause de la pénurie alimentaire croissante.
Puis deux gardiens avaient été blessés. Plusieurs maisons détruites, le feu mit à la lingerie. La forge mise à sac. La bibliothèque forcée. A ce moment-là, on avait déjà compris que quelqu’un semait la pagaille à la garde. Nevra et Jamon, tous deux chargés de la sécurité de la cité, avaient envisagé qu’un groupe armé ait pénétré dans les souterrains qui s’étalaient sous la ville, formant un véritable labyrinthe que personne n’avait réussi à cartographier.
Et puis les rumeurs avaient commencé à circuler. On parlait d’un démon aux yeux flamboyants, aussi grand qu’un nain et aussi large qu’un orc. On racontait qu’il maniait le feu et qu’il était capable de tuer d’un regard, que son sourire racontait l’enfer et que sa peau était plus froide que la mort elle-même. On le disait armé d’une immense épée à la lame couverte de sang, vêtue d’une armure qui le faisait briller dans la nuit.
De tous ses témoignages abracadabrants, ils en avaient déduit que l’homme qui les attaquait était seul. Bien sûr, il devait avoir des complices dans la ville car autrement, il ne pourrait pas entrer et sortir sans se faire prendre, mais personne ne savait qui il était. Les seuls indices que possédaient la garde étaient ceux qu’il avait bien voulu leur laisser : une empreinte de semelle dans la terre meuble, une bandelette de cuir provenant vraisemblablement de son armure, un peu de poudre arcanique qui expliquait sa capacité à produire des flammes… Rien de probant.
A cause de lui, Miiko avait été obligée de poster des sentinelles dans le garde-manger. La nourriture était bien trop précieuse pour qu’ils puissent se permettre de la perdre, et tant qu’ils ne l’auraient pas attrapé, ça ne changerait pas.
La kitsune passa une main dans ses mèches, caressant les poils doux de ses oreilles. Celui qu’ils avaient nommés le sans visage la rendait folle. Elle s’arrachait les cheveux à essayer de comprendre comment il pénétrait dans la cité sans se faire voir, comment il pouvait se promener tranquillement dans ses couloirs sans qu’elle ne le sache et pourquoi il le faisait. Parce qu’ils n’avaient aucune indication sur ses motivations réelles.
Elle soupira. Nevra remarqua à nouveau son trouble et prit sa main dans les siennes pour la réchauffer.

- On va le trouver, Bouclette.

Elle sourit à l’entente de son vieux surnom. Nevra et Ezarel l’avaient trouvé un peu après leur arrivée à la garde, parce qu’à l’époque, ses cheveux courts frisaient dans tous les sens sans qu’elle puisse en faire quelque chose.

- Je sais. J’espère juste qu’on l’attrapera avant qu’il ne fasse quelque chose d’irréparable.

***

Sa lame rebondit contre celle de son adversaire, dans un bruit sourd qui la fit grimacer. Encore raté. En face d’elle, un jeune homme aux cheveux bruns la provoquait d’un clin d'œil rieur, son épée en bois levée devant lui pour parer ses coups.
June se remit en garde, bien décidée à percer la défense de son coéquipier avant la fin de la session. Elle prit le temps de l’examiner attentivement, comme on le leur avait appris la veille, lors de leur première séance d’entraînement.
Mathyz était un grand gaillard qui la dépassait d’au moins deux têtes - chose relativement facile au vu de sa petite taille - à la carrure impressionnante. Ses épaules massives avaient la taille des cuisses de la jeune femme et elle était sûre que ses mains étaient capables de briser des cous. Mathyz était fort, imposant et plutôt doué au maniement de l’épée. Elle, elle avait du mal à tenir son arme, ses bras tremblaient sous l’effort que ça lui demandait. Mais June était petite et rapide. Le gardien qui les avait accueillis la veille lui avait dit que bien souvent, le gabarit n’avait aucune importance dans un combat. Il leur avait enseigné quelques mouvements de base, puis leur avait donné des conseils personnalisés à chacun.
A elle, il avait indiqué qu’elle ne gagnerait jamais un duel de front. Il lui fallait user de ruses et d’agilité pour fatiguer son adversaire et ainsi réussir à le mettre à terre. Pourtant, malgré son manque flagrant de force, elle n’était pas la plus mauvaise du lot.
La jeune femme jeta un coup d’oeil à la gardienne qui les supervisait aujourd’hui. Elle avait ramené ses longs cheveux en une tresse qui dégageait ses traits ciselés et lisait un livre sans se préoccuper le moins du monde de ce qu’il se passait sur le terrain. Comme si elle avait senti le regard de June posé sur elle, Maya releva les yeux, impassible, pour fixer la gardienne.
Leurs iris clairs s’affrontèrent quelques secondes, puis June détourna les yeux la première. Son cœur battait la chamade et elle avait l’impression que sa gorge était comprimée par un étau : il lui fallut plusieurs longues inspirations pour se reprendre. L’instant n’avait pas duré assez longtemps pour que Mathyz le remarque.

- Alors, tu t'amènes ? s’impatienta-t-il.
- J’attends que tu prennes racine pour que ça soit plus facile, répliqua-t-elle en faisant mine de s’étirer.

Le rire du jeune homme fit tourner quelques têtes vers eux. Quand Valkyon, présent pour leur premier entraînement, leur avait demandé de se mettre en binôme, June et Mathyz avaient immédiatement choisi l’autre sans se concerter. Quand ils avaient découvert qu’ils étaient voisins de chambre un peu plus tôt, le courant était passé et les deux gardiens avaient décrété qu’ils feraient d’excellents partenaires de duel. Valkyon n’avait pas été de cet avis, jugeant que Mathyz était bien trop grand pour que June puisse améliorer ses compétences, mais il leur avait simplement dit de travailler deux fois plus pour compenser ça.

- Vous vous croyez dans une auberge ?

La voix rauque de Maya les fit se retourner. Elle avait refermé son livre et les fixait de ses sourcils froncés, la bouche tordue en une moue méprisante.

- Vous piaillerez plus tard, les lovigis, continua-t-elle. La session n’est pas terminée.
- A ce propos…

Rews, un centaure aux cheveux drus, s’avança dans un claquement de sabots pour faire face à la mercenaire. Malgré sa haute taille, Maya dû lever les yeux pour le regarder et on sentait qu’elle n’appréciait que moyennement l’idée.

- Tu ne nous as donné aucune indication concernant nos méthodes d’attaque et de défense.
- Et donc ?
- Ce n’est pas ce que tu es supposée faire ? En tant qu’instructrice ?

June lui accordait qu’il était courageux. Et à voir la tête des autres, ils le pensaient aussi. A titre personnel, elle n’aurait pas osé aborder la mercenaire de cette façon… Cette dernière esquissa un sourire qui glaça le sang des recrues, avant de s’avancer lentement vers le centaure. Sa queue fouetta l’air avec nervosité tandis que l’arène se chargeait de menace.

- Est-ce que je ressemble à un manuel ? susurra la femme.

Rews secoua la tête en essayant de paraître assuré. Les autres s’étaient reculés, serrant les manches de leurs armes en bois en baissant les yeux. Maya passa sa main gantée sur la lame de Rews, ses yeux plongés dans ceux du centaure.

- Soyons clairs… Vous ne valez rien sur le champ de bataille. Lorsque vous aurez atteint un niveau acceptable, alors peut-être que je daignerai vous accorder mon attention. Pour le moment, vous vous contenterez d’agiter gentiment vos jolis bâtons et je ferais semblant de m’intéresser à vos pirouettes, puis j’irai toucher ma paie et nos chemins ne se recroiserons pas. Entendu ?
- C’est limpide, murmura Rews.
- Bien… dans ce cas…

Elle lui indiqua la piste de sable d’un geste du menton. June sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale alors que Rews reculait lentement pour se replacer. Satisfaite, Maya regarda une à une toutes les recrues, jusqu’à ce qu’elles obéissent à son injonction muette et aille reprendre leur position de départ. Quand arriva le tour de June, la mercenaire esquissa un imperceptible sourire moqueur.
Et soudain, la voix grave de Valkyon traversa l’arène.

- Les Trois me foudroient !

Maya ferma brièvement les yeux avant de se détourner pour faire face à son capitaine. Instantanément, l’atmosphère changea et tous les gardiens reprirent leur souffle tandis que Rews semblait s’affaisser comme une baudruche percée.

- Je te croyais en forêt, lâcha Maya quand le géant basané arriva à sa hauteur.
- J’y étais, puis j’ai croisé Claijai en train de patrouiller. Il m’a dit que tu étais à l’arène. Qu’est-ce que tu fais là ?

Maya arqua un sourcil avant de désigner les recrues d’un geste de la main. Son regard semblait demander à Valkyon si sa question était sérieuse. June l’imagina sans peine dire quelque chose comme à ton avis, petite chose stupide, j’ai l’air occupée à planter des carottes sanguines ?
Valkyon salua les gardiens d’un signe de tête puis il croisa les bras :

- Tu vas me dire que tu étais en train d’entraîner les nouveaux ? fit-il d’un ton soupçonneux.
- C’est ce qui est écrit sur mon emploi du temps, répondit Maya en examinant ses gants.
- Et depuis quand tu respectes ton emploi du temps ?

Les lèvres de la mercenaire se soulevèrent à nouveau légèrement. Elle s’approcha de son capitaine de la même démarche prédatrice qu’un peu plus tôt et redressa légèrement la tête pour souffler à son oreille.

- Je m’ennuyais…
- Et moi je suis une lamia à deux pattes, répliqua Valkyon sur le même mode. Sérieusement, qu’est-ce que tu fiches ici, Maya ?
- Ton manque de confiance en moi me consterne Valkyon. Tu sais à quel point l’honnêteté est une valeur qui me tient à cœur…

Le visage du capitaine se ferma. Ses yeux dorés fixèrent le sol. La mercenaire recula jusqu’à son mur pour s’y adosser, puis frappa dans ses mains en sifflant aux recrues de reprendre l’entraînement. June ne quitta pas Valkyon du regard. Il semblait excessivement touché par les paroles de son bras droit…
Mathyz lui toucha doucement l’épaule pour la tirer de sa rêverie. La petite pause improvisée offerte par leur entraîneuse avait permit à ses muscles de se reposer un peu, aussi la jeune femme se remit-elle en position en s’efforçant de se concentrer.
Sans un mot, ils échangèrent quelques passes mais on sentait bien que le cœur n’y était plus. La démonstration de force de Maya avait jeté un froid sur leur petit groupe… Personne n’aimait être traité de moins-que-rien, et la mercenaire leur avait clairement fait comprendre ce qu’elle pensait d’eux. Ce n’était pas agréable à entendre.

Finalement, Mathyz laissa retomber son bras et se rapprocha de June, un peu essoufflé :

- Tu veux qu’on échange ? J’attaque et tu pares ?

Elle n’eut pas le temps de répondre. La silhouette imposante de Valkyon les avait rejoint et le jeune capitaine se planta devant eux en les jaugeant du regard.

- Capitaine Atani, s’exclamèrent-ils en se redressant.
- Vos positions n’étaient pas tout à fait correctes, dit-il sans s'embarrasser des salutations de rigueur. Replacez-vous.

Ils obéirent en échangeant un regard étonné. On leur avait décrit Valkyon comme un capitaine proche de ses gardiens, mais ils n’avaient pas imaginé une seule seconde qu’il viendrait apporter des corrections en personne…
Une fois en position, ils attendirent les remarques de leur supérieur. Valkyon prit de longues minutes pour les regarder, tournant autour d’eux en silence, puis il s’approcha de Mathyz. Il redressa légèrement son épée, lui fit écarter les jambes, replaça son bassin et recula, satisfait.

- Ancre-toi dans le sol quand tu combats. Autrement, il sera plus facile de te faire tomber.

Mathyz hocha la tête et s’efforça de conserver sa posture tout en effectuant quelques mouvements. Valkyon approuva d’un signe de tête, avant de s’approcher de June. Lorsque ses grandes mains brunes frôlèrent sa taille, la jeune femme ne put s’empêcher de tressaillir. Le capitaine sembla le remarquer car il se stoppa net dans son mouvement. Ses doigts restèrent suspendus un instant dans l’air, alors que June retenait son souffle.
Finalement, d’un geste très doux, Valkyon replaça son buste et ses bras. Il ne la toucha que par-dessus ses vêtements, s’assurant de ne pas s’attarder plus que nécessaire. Lorsqu’il eut terminé, le faélien s’écarta sans la regarder.

- J’imagine qu’on te l’a déjà dit, mais tu es petite. Il faut que tu sois rapide et agile pour…
- Fatiguer mon adversaire, le coupa-t-elle. Oui, j’ai déjà entendu ça quelque part.

Valkyon se racla la gorge, hocha la tête puis l’encouragea à imiter Mathyz. June s’exécuta, sentant ses muscles chauffer. L’épée était toujours lourde dans sa main, mais les conseils prodigués par Valkyon lui permettaient de mieux supporter son poids. Le capitaine eut l’air de jauger sa prestation suffisamment convaincante, parce qu’il hocha de nouveau la tête avant de s’éloigner pour corriger un autre binôme.
June laissa retomber son bras. Sa nuque la brûlait et quand elle tourna la tête, ce fut pour croiser les yeux turquoises de Maya. Si à cet instant, quelqu’un avait posé son regard sur les deux femmes, il aurait pu voir June poser trois doigts sur sa hanche. Et en réponse, observer la mercenaire hocher imperceptiblement la tête.

Chapitre 7 : Tourments

Capitale des Hautes Terres, Dyr’Bara l'Étincelante est considérée comme une prouesse de technomagie avancée. Sa bibliothèque est la plus fournie de l’Eldarya, et tous les sages du continent s’y bousculent pour trouver des ouvrages rares, voire uniques. C’est là que se réunit régulièrement l’ordre des Hauts Mages Élémentaires.

Extrait du Livre des Huit Terres, Vol. III

Elles étaient à la garde depuis bientôt une semaine, et Emi avait déjà trouvé le moyen de rendre sa chambre plus agréable. Contrairement à June qui n’avait même pas commencé à chercher de quoi la rendre chaleureuse, la femme des neiges s’était rendue au marché pour dépenser son premier salaire en décorations diverses. Sa chaise en bois avait été remplacée par un petit fauteuil brun, un petit paravent décoré de symboles ésotériques séparait son armoire du reste de la pièce et elle avait même trouvé un tapis en laine de moogliz à un prix très abordable.
Avachie sur son lit, June observait la lumière du soleil couchant se refléter sur les poils blancs en y créant de petites ombres fantaisistes. La plume de son amie grattant le parchemin rompait le silence presque religieux qui régnait dans la pièce, troublé de temps à autre par le tintement de l’encrier.
June s’était presque endormie, épuisée par sa journée, quand la voix d’Emi la tira de sa torpeur.

- Bon. Maman, papa, les jumeaux. Nous sommes bien arrivées à Eel, et vous devez vous douter que notre admission a été un franc succès. Je suis à présent une gardienne de l’absynthe et June est membre de l’obsidienne. Notre intégration se passe bien, j’ai rencontré un moroï du nom de Takumi qui me rappelle beaucoup papa. Je vous donne de nos nouvelles très vite. Tu veux ajouter quelque chose ?
- Embrasse les de ma part, répondit June en jouant avec la petite peluche qui trônait sur le lit.

Elle représentait un blooby, ces familiers un peu stupides que l’on trouvait en nombre sur les bords des plages et dont personne ne voulait. Emi l’avait cousue elle-même quand elle avait sept ans, en remplacement de celle qu’elle avait perdu dans la forêt. June trouvait mignon qu’elle dorme toujours avec.
Elle s’était longtemps demandée si elle aussi avait eu, plus jeune, une poupée de chiffon à laquelle se raccrocher.

- Autre chose ? demanda Emi en reposant sa plume.
- Demande des nouvelles de Naël, soupira son amie en roulant sur le dos. Il n’a pas envoyé de lettre ?

Emi secoua le menton. June croisa les mains derrière sa tête, un peu déçue. Un an plus tôt, lorsqu’elle avait pris la décision d’entrer dans la garde, elle avait essayé d’en discuter avec le jeune homme. Buté et déjà remonté par sa discussion avec Emi qui ne comprenait pas pourquoi il détestait autant les gardiens, son ami avait refusé de lui adresser la parole. Il s’était fait de plus en plus distant, jusqu’à ne plus leur parler du tout.
Le jour de leur départ, il avait été le seul villageois à ne pas se tenir sur la petite place pour leur souhaiter bonne chance. June s’en était attristée, mais cette absence avait beaucoup affecté Emi. Chaque jour depuis leur arrivée à Eel, la femme des neiges se rendait dans la petite tour réservée aux familiers de correspondance dans l’espoir de recevoir une lettre du jeune élémental.

- Il finira bien par accepter, murmura June. De toute façon, il ne peut plus rien y faire.
- Je sais, mais n’empêche… il me manque.

June émit un grognement indistinct. Elle trouvait la réaction de Naël assez puérile : même si elle comprenait qu’il ait voulu les garder auprès de lui, un véritable ami aurait compris leur décision. En fait, elle était un peu en colère contre le mineur qui ne les avait pas du tout soutenues dans leur parcours.
Un coup à la porte coupa ses réflexions. Emi se leva pour ouvrir et sourit lorsque la touffe flamboyante d’Hélios se dessina dans l'embrasure.

- Vent et glace ! s’exclama l’atalante. Ou un truc du genre.
- Presque, mais pas tout à fait, se moqua Emi. Qu’est-ce que tu fais là ?
- June est avec toi ? Parfait !

Elle salua l’obsidienne, poussant Emi pour entrer dans la pièce, puis s’assit sur le fauteuil sans aucune gêne.

- Ce soir, on sort, lança-t-elle.
- Pitié… gémit June. Je viens de passer la journée à courir dans le sable sous les cris d’une espèce de tyran en bois…

Hélios fronça le nez. En bois… son visage s’éclaira brutalement quand elle comprit à qui June faisais référence.

- Ah, tu as fait la connaissance de Caméria alors ! Je savais pas qu’elle était rentrée de mission. Elle est assez sévère mais c’est une combattante hors pair au corps-à-corps !
- Elle a surtout essayé de nous tuer à la tâche, grommela l’obsidienne.

L’hamadryade n’avait cessé de les houspiller pour qu’ils aillent plus vite, plus loin, qu’ils sautent dans le sable, roulent, se relèvent tout en portant des sacs emplis de pierres. Et parce que les faire courir jusqu’à ce que mort s’ensuive n’était pas suffisant, il avait ensuite fallu s’entraîner à renverser un adversaire à l’aide d’un enchaînement qu’elle leur avait fait répéter durant des heures.
June n’avait ni la force ni l’envie de sortir. Tout ce qu’elle voulait, c’était dormir et ne plus jamais se réveiller.
Mais l’atalante n’était absolument pas de cet avis. Elle bondit sur ses pieds et attrapa vivement les mains de June pour la tirer vers elle, un immense sourire dévorant son visage.

- Allez, fais pas ta tête de mochon ! Tu vas voir, ça va être sympa. Je t’invite !
- Eh ! Moi aussi j’ai passé une journée pourrie ! protesta Emi. Ezarel nous a fait refaire notre potion une vingtaine de fois, jusqu’à ce qu’elle soit parfaite !
- Dans ma grande mansuétude, je vais prendre sur moi de te réconforter en t’offrant un verre, déclara Hélios avec emphase.
- Tu es bien trop bonne avec les simples gardiennes que nous sommes.

Leur rire communicatif arracha un sourire à June. Au cours de la semaine qui s’était écoulée, Hélios avait été très présente pour répondre à toutes ses questions sur le fonctionnement de la garde. Elle prenait son rôle de tutrice très à cœur. Takumi avait été déployé deux jours plus tôt, alors l’atalante s’était engagée à s’occuper aussi d’Emi. Les deux jeunes femmes étaient membres de la même garde et une amitié naissante avait rapidement vu le jour.

- Très bien… soupira June. Je vais me changer alors.
- On t’attend dans la salle des portes ! s’exclama Hélios.

***

Elle avait troqué son uniforme pour une tenue plus décontractée. June referma sa chambre en regrettant l’absence de miroir à l’intérieur de celle-ci : impossible de savoir à quoi elle ressemblait. Peut-être qu’elle avait l’air d’un épouvantail. Un très vieil épouvantail plein de courbatures… Elle soupira.
Le bruit d’une porte qui s’ouvrait la fit se retourner. Sa voisine de chambre sortait elle aussi, vêtue d’une armure de cuir et d’un petit sac de voyage.
Maya ne sembla pas surprise de la voir là. Peut-être que la mercenaire l’avait entendue rentrer, peut-être que Geish avait cafté. June savait que le minaloo la surveillait de près. Elle voyait souvent son ombre rassurante aux coins des couloirs, surprenait le vert de son pelage quand elle s’entraînait ou le claquement de ses griffes quand elle se promenait dans les jardins.
Il n’y avait personne dans le couloir, pourtant elles n’échangèrent qu’un regard. Maya tenait un petit parchemin sur lequel s’étalait l’emblème de la garde : un ordre de mission. June accrocha son regard turquoise et comme d’habitude, sa gorge se serra. Pourtant, elle ne détourna pas les yeux.

- Tu pars ?
- Trois jours.
- Geish ?
- Il reste.

Un échange bref, à l’image de tous les autres. June s’en contenta. Le reste, elle l'apprendrait plus tard. Alors, d’un geste vif, la jeune femme posa trois doigts sur sa hanche. Et lentement, Maya répondit de la même façon.
June se détourna. Elle sentit le regard turquoise de la gardienne la suivre tout le long du couloir. Quand elle arriva dans la salle des portes, son cœur battait un peu plus vite qu’il ne l’aurait dû. Elle espérait que ni Emi ni Hélios ne le remarquerait. Heureusement, les deux gardiennes étaient plongées dans une discussion animée sur les différents cristaux d’alchimie. June n’y comprenait rien, mais elle ne les interrompit que pour leur dire qu’elle était prête.
Il y avait plusieurs tavernes dans la cité, mais celle où se retrouvaient les gardiens était située à l’intérieur de la gigantesque enceinte qui entourait la garde. C’était la précédente chef de garde qui en avait eut l’idée : après que plusieurs gardiens aient été retrouvés complètement éméchés dans les rues d’Eel, elle décida de faire construire un bâtiment à l’intérieur pour éviter ce genre d’incident. Il y avait toujours des gardiens saouls, mais à présent, on les ramassait à l’intérieur de l’enceinte.
Non loin de l’arène où s’entraînaient les obsidiens, la taverne était un lieu animé et bruyant. Les trois jeunes femmes l’entendirent avant de la voir, les rires qui s’en échappaient laissant présager de l’ambiance qui y régnait.
Le bâtiment se dressait au beau milieu des jardins. Dépourvu de fenêtres - pour éviter la casse, selon Hélios - on y entrait par une porte battante devant laquelle s’amassaient une cinquantaine d’armes en tout genre. Hélios capta le regard intrigué que leur lancèrent ses compagnes et esquissa un sourire moqueur.

- Miiko en avait marre de retrouver des gens chez les soigneurs. Les soirées peuvent être… sportives, ici.
- Pas touche à la porte ? lut June en se rapprochant d’un petit panneau de bois.
- Sombre histoire.

Hélios fit la grimace, attisant la curiosité des deux nouvelles. Mais elle refusa de leur en dire plus malgré leurs supplications et leurs tentatives de négociation. Pour une fois, sa bouche resterait close…
Lorsqu’elle poussa les portes battantes, June fut tout de suite frappée par le bruit. Tout autour d’elle, des dizaines de gardiens riaient en agitant leurs choppes, se tapaient dans les mains, se défiaient au bras de fer ou bien grimpaient sur les tables en dansant. On était bien loin de l’image des parfaits soldats d’Eel…
Le barman, un bröwnie taureau au cou aussi large qu’un tronc d’arbre, veillait à ce que personne ne casse son matériel. Ici et là, quelques serveurs se pressaient pour apporter leurs boissons aux assoiffés.

- Si vous voulez un petit boulot, c’est pas trop mal payé, leur indiqua Hélios en cherchant une table des yeux. Et si vous cassez un truc, vous pourrez rembourser Crim en bossant pour lui un mois ou deux.

Elle trouva ce qu’elle cherchait et les entraîna à travers la foule, jouant des coudes pour se frayer un chemin dans la masse de gardiens. L’atalante se laissa tomber à une table déjà occupée en poussant un jeune homme blond pour faire de la place à ses deux amies.

- On te dérange pas trop ? s’exclama-t-il.
- Oh ça va, Merychou ! ronronna Hélios. C’est des nouvelles, fallait que je vous les présente !

Elle se leva pour alpaguer une serveuse et lui commander trois chopes, avant de se tourner vers June et Emi en leur désignant les deux gardiens qu’ils avaient rejoint.

- Je vous présente Chrome et Mery. Chrome, Mery, voici June et Emi, de la nouvelle promotion !
- Enchanté, marmonna le blond.
- Sympa, un peu de chair fraîche, badina son compagnon.

June les observa avec fascination. A en juger par les deux petites cornes qui s’échappaient de sa tignasse frisée, Mery était un bröwnie bélier d’une vingtaine d’années. Hélios ne cessait de l’ennuyer en frottant le haut de son crâne, ce qui faisait beaucoup rire le second gardien. Chrome possédait une épaisse tignasse sombre qu’il avait décoré de multiples perles rouges. June cru y discerner de petits ossements peints, mais dans la pénombre de la taverne, elle n’était pas certaine de ce qu’elle voyait. Ses yeux ambrés semblaient luir et quand il les posa sur June, elle fut parcourue d’un frisson.

- Aucune de vous n’est dans notre garde ? s’enquit-il en passant sa langue sur ses dents pointues.
- Obsidienne et absynthe, indiqua Hélios en réceptionnant leurs boissons. Tenez, goûtez-moi ça.
- Même pas drôle, Hélios… soupira Chrome. T’aurais pu nous présenter des ombres, qu’on leur fasse peur…
- Tu peux leur faire peur à elles, fit remarquer l’atalante.
- Nevra veut pas qu’on touche aux autres gardes.
- Alors que lui se gêne pas pour le faire.

Mery indiqua leur capitaine d’un geste du menton. Accoudé au comptoir, il jouait avec les boutons de chemise d’un gardien de l’absynthe et au vu des regards qu’ils échangeaient, personne n’avait de doute sur l’issue de leur soirée.

- Je ne savais pas que les capitaines se rendaient aussi à la taverne, s’étonna Emi en goûtant sa choppe.
- Tout le monde vient à la taverne, rit Chrome. C’est l’endroit idéal pour décompresser.
- Et faire peur aux nouveaux ? ironisa June.

Elle avala une gorgée de son breuvage. L’amertume fut rapidement remplacée par le goût sucré de l’hydromel et elle lécha ses lèvres couvertes de mousse, surprise par la douceur de sa boisson.
Chrome lui adressa un clin d'œil amusé avant de s’avachir contre son compagnon. Mery leva les yeux au ciel en marmonnant qu’il n’avait rien d’un banc, mais au lieu de se redresser, Chrome s’étala un peu plus sur lui. Hélios se renversa dans son siège et peu à peu, les langues se délièrent. Sous leurs airs chahuteurs, Chrome et Mery se révélèrent être de parfaits compagnons de boissons. Chrome était une mine de plaisanteries en tout genre et il complétait parfaitement les anecdotes d’Hélios, tandis que Mery connaissait les noms et attributions de tous les gardiens présents.
Et bien sûr, plus la soirée passait, plus l’hydromel leur montait à la tête et plus les anecdotes devenaient croustillantes.

- Et là, Ezarel se tourne vers moi pour me demander la clé, raconta Hélios en mimant le regard sévère du salvor. Sauf qu’elle avait fondu dans la potion ! Il était furieux !
- Attends, vous êtes restés seuls dans le laboratoire toute la nuit ? s’esclaffa Emi.
- L’horreur !
- Mais oui ! hoqueta l’atalante. Avec n’importe quel autre gardien, on aurait pu s’amuser un peu, mais Ezarel…
- T’es passé à ça de la promotion sofa, ricana Chrome.

L’idée les fit rire de plus belle. June reposa sa chope désormais vide, puis leva les mains en se raclant la gorge :

- Bon, d’accord. Ezarel est un petit con arrogant mais méticuleux, Valkyon est plus secret qu’un coffre scellé et Nevra ne couche jamais deux fois avec la même personne.
- Bien résumé, trinqua Hélios.
- Et les autres alors ? Vous devez bien avoir deux ou trois infos un peu croustillantes sur les autres membres de l'étincelante ?
- Oh oui ! Dame Miiko est une kitsune des Terres de Givre, non ? s’enthousiasma Emi.
- Elle y est probablement née, oui, mais elle a été élevée à la garde, révéla Mery.

Comme beaucoup de gardiens, Miiko était une orpheline de la grande guerre. Abandonnée devant la garde alors qu’elle n’était qu’une enfant, elle y avait grandit sous l’égide de Dame Kura, une femme autoritaire mais juste. L’ancienne chef de la garde d’Eel. Lorsqu’elle était morte des suites de l’éclatement du cristal, Miiko avait tout naturellement prit sa suite.

- Elle est jeune pour gérer les neuf gardes, mais elle fait de son mieux, sourit Hélios. Et puis elle a Leiftan.
- C’est reparti, grommela Mery.

June écouta à peine la rousse décrire à quel point Leiftan était parfait. Elle avait déjà eut l’occasion d’observer l’engouement autour du gardien : peu importe la personne à laquelle elle avait parlé de lui, on lui avait immédiatement répondu que la garde avait une chance immense de l’avoir.
Emi se joignit bientôt aux louanges d’Hélios, avant d’expliquer aux deux garçons que c’était Leiftan qui les avait encouragées à entrer dans la garde.

- Et au fait, demanda soudain Emi. Il est de quelle espèce ?
- C’est un lorialet, un enfant de la lune.

June hocha la tête d’un air vaguement intéressé tandis qu’Emi s’extasiait sur cette nouvelle information. Les lorialets s’étaient presque éteints lors des multiples conflits qui avaient secoués l’Eldarya. Akira, fasciné par l’astre blanc qui illuminait la nuit, avait emprunté et recopié le seul ouvrage de la petite bibliothèque d’Himlensam qui traitait du sujet. Il était capable de parler pendant des heures de ces faërys, de leur peau pâle, de leurs yeux presque lumineux et de leur attrait pour la lune.
L’obsidienne se détacha de la conversation pour observer la taverne. Il était tard et les esprits embrumés devenaient plus bruyants. A quelques tables d’eux, trois obsidiens avaient démarré un bras de fer et un petit attroupement se formait autour d’eux pour les encourager. Nevra et son gardien avaient disparu, probablement réfugiés dans le confort d’une chambre à coucher.
Ils riaient, chantaient, hurlaient. Brusquement, la jeune femme se leva en soufflant qu’elle allait prendre un peu l’air.
Emi, plongée dans sa discussion avec Hélios, lui adressa à peine un signe de la main. Ses joues étaient rougies par l’hydromel, ses yeux brillaient d’une fièvre qu’elle regretterait probablement le matin venu. Le même éclat illuminait le regard de la rouquine. Chrome et Mery s’étaient isolés, et c’est seule qu’elle franchit les portes battantes.

A l’extérieur, une dizaine de fêtards dansaient en cercle autour d’un feu violet, attisé par une femme d’âge mur aux cheveux d’un mauve profond. June les dépassa sans entendre les paroles de leur chanson.
Le vent s’était levé. Vêtue d’une simple tunique à manche courte, l’obsidienne regretta de ne pas avoir emporté de manteau. Elle avait froid. Son esprit légèrement embrumé par l’alcool apprécia cependant sa promenade. Quand elle arriva au milieu des jardins, devant le petit ruisseau qui serpentait paresseusement jusqu’aux falaises hors de l’enceinte, on n’entendait déjà plus les cris des gardiens.

June se laissa tomber contre un arbre et leva les yeux vers les étoiles. Si familières et pourtant si différentes des siennes. A Himlensam, elle avait apprit à identifier quelques constellations. Le centaure, le triton, le dragon.
Sa vision se troubla. D’un geste brusque, elle essuya la larme traîtresse qui avait roulé sur sa joue puis attrapa son collier mâché. Ses doigts le serrèrent si fort que l’empreinte de la perle s’imprima sur sa peau.
Là, seule au milieu des jardins, il lui fallut quelques instants pour identifier l’émotion qui ravageait son cœur.

De la colère.

Chapitre 8 : Le sans visage

Parmi les nombreuses espèces que compte l’Eldarya, les salvors font office de référence dans le domaine de l’alchimie. Faërys issus d’une lignée aussi vieille que le monde, ils sont dotés d’une formidable mémoire qui leur permet de maîtriser cette discipline avec brio. Ce sont également les êtres les plus arrogants qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Extrait du carnet de voyage de Jalaile

Ses bottes ne faisaient aucun bruit sur le chemin de graviers. Les mains croisées derrière le dos, la silhouette sortit des jardins en se retenant de siffloter tant pénétrer l’enceinte avait été facile. Son corps était entièrement recouvert d’une armure faite d’un matériau à la fois solide et léger, qui élargissait ses épaules et lui conférait l’aura d’un grand guerrier.
Un cri d’oiseau retentit à sa droite. Parce qu’il portait un masque, on ne pouvait pas voir le sourire sur les lèvres du sans visage, pourtant on sentait l’amusement dans le mouvement de ses doigts qui pianotaient dans l’air. Le chemin était dégagé, mais il prit quand même la peine de se faufiler derrière les maisonnettes composant le refuge d’Eel. A l’intérieur, les dizaines de familles qui attendaient d’être relogées dans l’immense cité dormaient profondément. La lune était cachée par de sombres nuages, alors il put rejoindre l’entrée de la garde d’un pas tranquille.
Un nouveau hululement lui fit redresser la tête. Immédiatement, il se glissa derrière l’une des immenses colonnes de la salle des portes, juste à temps pour voir deux gardiens y entrer.

- … rondes inutiles, disait l’un d’eux.
- C’est bien payé, remarqua le second.
- Parle pour toi. Nevra ne nous laisse pas le choix et on n’est pas rémunérés en plus. Il considère que c’est un entraînement supplémentaire…
- Il fallait intégrer…

Le sans visage ne sut jamais à quelle garde appartenait le second gardien. Aucun d’eux n’avait fait attention à sa silhouette plongée dans l’ombre, bien trop occupés à râler sur la hiérarchie dans un lieu qu’ils connaissaient par cœur.
L’incompétence des gardiens d’Eel le stupéfierait toujours. Il sortit de sa cachette puis se dirigea vers le garde-manger. Il lui fut aisé de pénétrer à l’intérieur, les gardes chargés de le surveiller étaient en train de prendre une pause bien méritée un peu plus loin. D’une main habile, le sans visage ouvrit plusieurs sacs de graines dans lequel il jeta le contenu vert d’un flacon. Aussitôt, une odeur de pourriture s’éleva des sacs qu’il s’empressa de refermer. Voilà qui allait poser quelques soucis aux cuisiniers.
En sortant du garde-manger, il attrapa un petit gâteau sec et souleva légèrement son masque pour l’avaler tout rond. Le goût du sucre envahit sa bouche mais il trouva le gâteau bien fade par rapport à ceux qu’il avait jadis goûté.
Il continua sa route vers le laboratoire d’alchimie. Vide à cette heure de la nuit, il n’était même pas gardé. On lui facilitait vraiment la tâche… A l’intérieur, les différentes paillasses étaient ordonnées et propres, comme devait probablement l’exiger le tyran qui dirigeait les lieux. Quelques chaudrons glougloutaient dans un coin, éclairant la pièce d’une lumière tamisée aux reflets arc-en-ciel. Ce fut vers eux qu’il se dirigea. Le sans-visage souleva à nouveau son masque pour inspirer l’odeur douceâtre qui s’en dégageait, puis tira un petit papier de sa poche.
Impeccablement calligraphiée, les instructions concernant ses cibles s’étalaient à l’encre noire sur le parchemin. Il sourit de nouveau en se saisissant d’une plume pour la plonger dans l’une des potions. Immédiatement, elle fut rongée par l’acidité de la mixture, ce qui lui confirma qu’il était bien devant ce qu’il cherchait.
Le sans visage attrapa deux chaudrons en prenant garde à ne pas renverser une seule goutte de potion. Plus silencieux qu’une ombre, il transporta son précieux chargement jusqu’à la salle des puits, qui alimentait en eau courante tous les bâtiments de l’enceinte.
Et d’un geste nonchalant, versa dans l’immense bassin le contenu des chaudrons.

***

La pluie ruisselait sur son visage nu. Ses cheveux plaqués contre son front l’empêchait de voir devant elle, mais pour cet exercice, June n’en avait pas besoin. La première semaine de leur formation avait consisté à leur apprendre les bases du combat. Elle s’était révélée douée au corps-à-corps, misérable avec les armes lourdes et plutôt passable avec une épée courte. Bien sûr, une semaine n’était pas suffisante pour faire d’eux des guerriers, alors ils continuaient de s’entraîner tous les matins.
Mais depuis deux jours, Claijai leur inculquait également les bases de l’endurance. Car un soldat devait prendre soin de son corps autant qu’il devait aiguiser ses armes. Alors, debout sous une pluie battante, ils devaient garder la position de la sentinelle, celle qu’adoptaient les obsidiens quand ils servaient de gardes du corps durant leurs missions.
Les pieds alignés avec les hanches et les épaules, le menton droit et les mains croisées derrière le dos, June regardait l’horizon en essayant de ne pas penser au vent mordant qui s’était levé. A ses côtés, les bras de Mathyz tremblaient et elle était certaine qu’aucune des recrues ne devait donner une image bien vaillante de leur garde.
Pourtant, aucun d’eux ne faiblit.

- Quelle est la devise de l’obsidienne ? demanda Claijai en tapant du pied.
- Nous sommes la hache et le bouclier, nous sommes force, puissance et courage ! répondirent-ils à l’unisson.
- Recrues, quel est votre mantra ? hurla de nouveau Claijai.
- Tomber est permis, nous relever notre défi !

Malgré elle, June fut envahie par l'exaltation qui gagnait ses pairs. Leurs voix résonnaient en harmonie, perçant la pluie qui semblait vouloir les noyer, sous le regard satisfait de Claijai. Il ouvrit la bouche pour leur poser une autre question quand soudain, il plissa les yeux. Aucune recrue ne bougea. Quelques instants plus tard, June finit par entendre un bruit de course derrière elle.
Un gardien échevelé manqua de déraper en s’arrêtant près de Claijai, chuchota quelque chose à son oreille puis tenta vainement de reprendre son souffle. L’obsidien poussa un juron sonore avant de se tourner vers eux :

- Rompez ! Rentrez-tous dans votre dortoir et n’en sortez pas jusqu’à nouvel ordre !

Mathyz et June échangèrent un regard circonspect. Ils n’étaient pas à la garde depuis longtemps, mais au ton employé par leur entraîneur, ils devinaient que la situation était grave. Ils remontèrent les longues allées en courant pour échapper à la pluie et quand ils pénétrèrent dans le grand hall de la garde, ils furent assaillis par mille et une voix inquiètes.

- … dans l’eau…
- … infirmerie…
- C’est un scandale !
- … faire Dame Mii…
- Rentrez tous dans vos dortoirs, immédiatement !

La personne qui venait de hurler se dressait de toute sa hauteur dans les escaliers menant à la bibliothèque, ses oreilles rousses frémissantes trahissant son agitation intérieure. Les gardiens se tournèrent aussitôt vers elle pour lui l’assaillir de questions, mais elle réitéra son ordre d’une voix puissante qui leur vrilla les tympans.
June et Mathyz filèrent en direction de leurs chambres, bientôt imités par la plupart des gardiens. Quand ils pénétrèrent dans le bâtiment réservé aux obsidiennes, le jeune faélien poussa un long soupire fatigué :

- Quelle puissance vocale ! Elle m’a donné mal au crâne.
- A qui le dis-tu… tu sais qui s’était ? grimaça sa compagne.
- Ykhar Lagos. Je crois qu’elle s’occupe de la partie administrative de la garde… en tout cas, elle est membre de l’étincelante.

June hocha la tête en prenant garde de ne pas tremper l’épais tapis. Une fois devant sa chambre, elle se colla contre la porte et fronça les sourcils :

- Tu sais ce qu’il se passe ?
- Aucune idée… mais tout le monde avait l’air de bien paniquer. On se rejoint devant les douches ?

La jeune femme fit la moue avant de hocher la tête. Ils étaient couverts de boue, aussi prit-elle soin d’enlever ses bottes à l’entrée de sa chambre. Elle tourna la clé dans la serrure, se débarrassa de ses vêtements trempés et attrapa une serviette de bain propre. Sa chambre était pourvue d’une petite vasque que l’on pouvait remplir à loisir avec de l’eau tirée du puits un peu plus loin dans le bâtiment, mais lorsque l’on souhaitait prendre une vraie douche, il fallait utiliser la pièce commune.
Elle se pencha par-dessus la bassine pour y essorer ses cheveux. Il fallait vraiment qu’elle investisse dans un miroir… Avec son prochain salaire, elle ferait en sorte de rendre sa chambre plus accueillante. Le premier avait été consacré à l’achat de chaussures confortables puisque non fournies avec l’uniforme de la garde. Elle ne le regrettait pas : tous les soirs, ses pieds criaient grâce quand elle se débarrassait de ses bottes et elle n’imaginait même pas le calvaire qu’elle aurait vécu avec des chaussures inadaptées.
La jeune femme vida sa vasque avant de verser un peu d’eau depuis le seau, qu’elle remplissait tous les soirs en se couchant, pour se nettoyer le visage. Elle enroula ensuite la serviette autour de son corps, s’assurant qu’elle recouvre bien ses cuisses, puis prit la direction des douches.
Hélios lui avait dit que pour beaucoup de gardiens, la nudité n’avait aucune importance. Il y avait des choses bien plus grave dans la vie. Néanmoins, femmes et hommes bénéficiaient de douches séparées. Et comme les membres de l’obsidienne étaient en grande majorité masculin, les douches étaient souvent vides quand June arriva. Elle tira donc la langue à Mathyz, qui attendait patiemment qu’une place se libère, et entra dans la grande pièce.
Elle sifflota une comptine que chantait souvent Inoue en posant ses affaires sur le petit banc prévu à cet effet. Les douches étaient beaucoup plus modernes que la vieille baignoire des Chione. Une trentaine de bambous percés partaient du centre de la pièce vers ses extrémités et lorsque l’on aposait sa main sur l’empreinte dessinée en face de l’arrivée d’eau, un sort activait la grosse sphère qui déversait alors l’eau dans le bambou concerné. Hélios lui avait dit qu’Ezarel et sa prédécesseure avaient travaillé pendant des années sur ce système révolutionnaire. La sphère était magique, alimentée par l’énergie du cristal et les immenses bassins réservoirs de la garde.
La porte s’ouvrit, arrachant une grimace à la gardienne. Une femme d’âge mûr entra pour la saluer et se dirigea immédiatement vers la douche à l’opposé de la sienne. June hésita quelques instants puis se résigna.
Mais quand elle posa sa main sur le mur, rien ne se passa. Derrière elle, l’autre gardienne faisait de même en fronçant les sourcils. Elles levèrent la tête vers la sphère : d’ordinaire légèrement luisante, elle était terne. La femme posa de nouveau sa main sur l’empreinte quand la porte s’ouvrit brutalement, faisant sursauter June.

- Reculez !

Immédiatement, elle s’éloigna du mur en rabattant sa serviette sur elle. La grande fille blonde qui avait hurlé poussa un soupire de soulagement :

- Z’avez rien ?
- Non, pourquoi ? s’étonna-t-elle.
- Il y a un problème avec l’eau, ils ont coupé les douches ce matin mais on veut pas prendre de risques, répondit la blonde.
- Un problème avec l’eau ? demanda l’autre gardienne en les rejoignant.

June ramassa ses affaires pour les suivre hors des communs. A l’extérieur, deux autres gardiens vérifiaient les douches des hommes. La femme reconnut l’un d’eux et le rejoignit d’un pas agacée. Un peu plus loin, Valkyon, préoccupé, discutait avec un de ses subordonnés.

- Capitaine ! s’exclama la blonde. Les douches sont vides.

Le géant redressa la tête vers elles. Ses yeux ambrés s’écarquillèrent quand il vit que June n’était vêtue que d’une serviette et il détourna poliment la tête.

- Merci, Jeta. Tu peux aller rejoindre Claijai.
- A vos ordres !

June la regarda partir, toujours plantée au milieu du couloir avec sa serviette et ses vêtements. Valkyon donna d’autres ordres aux gardiens qui l’accompagnaient, puis il se tourna vers elle en prenant soin de fixer son front.

- Je… tu peux rentrer dans ta chambre.
- Vous avez besoin d’aide ? demanda-t-elle en resserrant sa serviette autour d’elle.
- Merci, ça ira, répondit-il.

Elle ne savait pas si elle devait se sentir gênée ou rire du malaise qui se dégageait de son capitaine. Ses yeux papillonnaient sur les murs, ses cheveux, ses pieds et le tapis en évitant le plus possible de se poser sur elle.

- Jeta m’a dit qu’il y avait un problème avec l’eau, reprit-elle.
- Quelqu’un a acidifié les bassins, acquiesça-t-il. Plusieurs gardiens sont tombés malades en buvant, mais la situation est sous contrôle.
- Le sans visage, devina June.

Et pour la première fois depuis le début de leur conversation, Valkyon croisa son regard. Il fronçait les sourcils, intrigué, et fit machinalement un pas vers elle.

- Comment est-ce que tu sais ça ?
- Ma tutrice, dit-elle en haussant les épaules. Hélios, de l’absynthe. Elle m’a raconté qu’il causait pas mal de dégâts ici… j’ai supposé, et donc j’imagine que j’ai vu juste. Vous allez l’attraper ?

Valkyon hocha la tête. Ils remonteraient sa trace et ferait en sorte de le trouver. Un cri retentit un peu plus loin et le géant se détourna pour rejoindre ses subordonnés. Au moment où il allait passer le couloir, June l’interpella :

- Bonne chance… capitaine.

Ses étranges yeux améthystes luisaient d’une étincelle que le géant ne parvenait pas à définir. Mais elle ne lui laissa pas le temps d’approfondir la question et fit demi-tour pour rejoindre sa chambre.
Une fois à l’intérieur, June passa une main lasse sur son visage avant de laisser tomber sa serviette en s’étirant.
Heureusement qu’elle était passée prendre de l’eau au puits avant qu’il ne soit inutilisable.

***

Ezarel se redressa en fulminant. L’eau des bassins était entièrement contaminée et il leur faudrait des jours pour la purifier entièrement. Derrière lui, Miiko chuchotait avec Leiftan en attendant son diagnostic. Le salvor passa une main dans ses longs cheveux bleus puis attrapa un petit tube qu’il remplit d’eau en faisant attention de ne pas la toucher.
En arrivant ce matin dans le laboratoire, il avait immédiatement comprit que quelque chose clochait. Et bien sûr, quand il avait vu que deux chaudrons de potion acide manquaient à l’appel, il avait donné l’alerte.
Trois gardiens avaient déjà bu aux fontaines et une dizaine d’autres s’étaient lavés. Heureusement qu’il se levait tôt, autrement les dégâts auraient été plus importants. Les soigneurs tentaient de trouver un moyen de soulager les brûlures dont souffraient les victimes : comme cette fois, ils connaissaient la composition des potions, l’élaboration d’un antidote allait prendre moins de temps. Ezarel ne savait pas s’il devait s’en réjouir…
Le salvor retourna auprès de ses compagnons, l’air sombre.

- Ce salaud a réussi son coup, cracha-t-il.
- J’en déduis qu’il va être compliqué d’approvisionner la garde en eau dans les prochains jours ? soupira Leiftan.
- Au moins, c’est cantonné à la garde, grimaça Miiko. Imagine s’il avait empoisonné les réserves de la ville entière…
- Combien de temps peut-on tenir avec ce qui nous reste ?
- Deux jours, grogna Ezarel. Peut-être trois si on se restreint. J’ai envoyé mes gardiens récupérer de l’eau de pluie. On pourra la purifier, ça ira plus vite que de nettoyer celle-ci et on gagnera un peu de temps.
- Bonne initiative. Je vais demander à Valkyon et Nevra de mobiliser leurs troupes, réfléchit Miiko. De toute façon, je doute qu’on trouve des traces de son passage maintenant. La pluie les aura effacées… Fais aussi vite que tu peux, Ezarel.

Il eut un mouvement de tête agacé. Bien sûr qu’il ferait vite, la survie des gardiens dépendait de lui. Sans eau, la garde allait péricliter. Ils pourraient utiliser les réserves de la ville pendant un moment, mais ça ne serait pas suffisant. Il fallait absolument renouveler les bassins.
Le salvor quitta les lieux d’un pas rapide. Ezarel était un habitué des situations d'urgence, mais ça ne signifiait pas pour autant qu’il les appréciait : lui qui aimait le calme et la rigueur, il était servi…
Sur le chemin, il croisa Nevra et Valkyon. Les deux capitaines arboraient le même air que lui et ils n’eurent pas besoin de se parler pour comprendre que la situation était loin d’être mirobolante.

- Le jour où j’attrape ce type… gronda Nevra en s’adossant au mur.
- Pour ça, il faudrait déjà qu’il laisse des traces. Vous avez fouillé les chambres de vos gardiens ? soupira Ezarel.
- On en vient, révéla Valkyon. Mais comme d’habitude, ça n’a rien donné.
- Je suis sûr qu’il a des complices ici, s’agaça le capitaine borgne. C’est évident. Je ne comprends pas pourquoi on ne les trouve pas.

Ses compagnons haussèrent les épaules, aussi dépités que lui. Au fur et à mesure des attaques du sans visage, il était devenu certain que ses alliés avaient intégré la garde. Les membres de l’étincelante avaient établi une liste de suspects : ceux qui étaient de garde au moment des attaques, ceux qui étaient susceptibles d’être achetés, ceux qui avaient quelque chose à y gagner.
Aujourd’hui, ils fouillaient au hasard en espérant tomber sur un indice car aucune liste n’avait jamais rien donné. Miiko était à bout de nerf, les gardiens grondaient et le sans visage continuait de leur poser problème.
Nevra poussa un soupir rauque.

- Et en plus, elle n’est même pas là.
- Qui donc ? demanda Ezarel en observant le plafond.
- Blackwave.

Valkyon leva les yeux au ciel en claquant de la langue. Voilà qu’il recommençait… Ezarel croisa les bras en arquant un sourcil, une moue moqueuse sur les lèvres :

- Tu ne peux pas accuser tous ceux avec qui tu ne t’entends pas, Nev’...
- J’ai de solides arguments, se défendit-il.
- Je t’ai déjà dit qu’elle ne pouvait pas être le sans visage, s’agaça Valkyon. Lâche-là un peu…
- Excusez-moi d’avoir du mal à lui faire confiance !
- Elle nous a déjà prouvé plusieurs fois qu’elle était innocente ! Tu cherches juste un coupable, soupira le géant.

Nevra capitula en levant les mains. Ezarel secoua la tête : il n’aimait pas la grande mercenaire, mais il était d’accord avec Valkyon. Elle n’était pas responsable. Le salvor salua ses deux collègues, encore occupé à débattre des fameuses preuves de Nevra, puis il dévala l’escalier qui menait à la salle des portes.
D’un pas pressé, il se rendit au laboratoire : il avait perdu assez de temps. A l’intérieur, une dizaine d’absynthes travaillaient déjà sur leurs paillasses. Les gardiens relevèrent la tête en l’entendant et il les salua rapidement.

- Hélios, voici l’échantillon. Tâche de vérifier qu’il n’a rien ajouté dans les potions. Pyralos, je veux une liste du matériel nécessaire aux enchantements de purification. Alajea, Menasi et Ambre, supervisez les autres et commencez les bases des potions dont on va avoir besoin.
- Oui, capitaine !

Ezarel rejoignit son bureau et s’y laissa tomber, à l’abri des regards. Il passa une main lasse sur son visage, repoussant les quelques mèches qui s’étaient échappées de sa queue de cheval. Il s’accorda une minute de pause. Une minute au cours de laquelle on n’entendit que le silence dans la petite pièce encombrée.
Puis il commença à travailler.

Chapitre 9 : Entrevues

Dariagan K’arnag fut l’un des plus célèbres généraux salvors de l’histoire de l’Eldarya. Il mena une série d’attaques meurtrières dans les Terres Obscures au cours de la troisième guerre des Terres. Sa sauvagerie et sa cruauté causèrent son renvoi de l’armée.

Conflits et création, chapitre 45

Elle détestait la pluie. La boue qui collait à ses bottes. Les gouttes qui tombaient sur ses yeux. Le cuir qui adhérait à sa peau. Et ses dagues qui risquaient de rouiller.
Maya poussa un soupir qui se transforma en chuintement agacé. Elle n’était plus qu’à quelques heures de la garde mais il pleuvait tellement qu’elle aurait tout aussi bien pu se trouver à des dizaines de jours… Ses yeux perçants repérèrent une petite grotte dans laquelle elle pourrait se mettre au sec et en quelques pas, elle s’y réfugia.
Du temps perdu, encore. L’obsidienne laissa tomber son sac par terre puis glissa le long de la pierre avant d’enlever ses gants. Parce qu’elle les portait constamment, on pouvait voir une légère démarcation entre sa main et son poignet. Malgré tous ses efforts pour se protéger du soleil, il parvenait quand même à l’attaquer de ses rayons brûlants.
Maya inspira longuement en observant ses ongles. Sur l’un de ses doigts, une petite bague en argent était gravée d’une lame croisée avec une plume. Elle la fit glisser le long de son majeur pour la porter à ses yeux. Le métal était terne d’avoir frotté contre ses gants, mais tant qu’on y voyait le sceau, l’apparence ne comptait pas.

La mercenaire passa une main dans ses cheveux humides avant de fouiller sa besace pour en sortir un petit tas de bois. Elle allait attendre que la pluie cesse et tenter de se réchauffer un peu. D’un geste souple, elle s'empara d’une lame pour entailler légèrement la paume de sa main. Bientôt, le sang perla au bord de l’entaille et elle pressa sa peau pour que quelques gouttes tombent sur son foyer.

- Cho (1)… murmura-t-elle.

Aussitôt, une flamme consuma ses brindilles pour former un petit brasier. Elle attendit que le sang cesse de couler puis passa un peu d’eau sur sa main. L’un des avantages de la Mörka, la magie du sang, était que l’on puisse l’utiliser n’importe où. Maya étendit ses mains au-dessus de son feu de camp en fermant les yeux. Sa mission avait pris plus de temps que prévu : une mauvaise rencontre sur son chemin lui avait fait perdre deux jours. Ladite rencontre gisait à présent quelque part dans un fossé, ce qu’elle omettrait bien sûr de signaler à Valkyon.
Depuis qu’il était capitaine, le jeune homme était nettement plus regardant sur la manière dont elle effectuait ses missions.
Épuisée par sa longue marche, la mercenaire sentit à peine le sommeil la gagner et se laissa aller contre la pierre, ses longs cheveux formant un rideau entre elle et le monde extérieur.

Elle rouvrit les yeux quelques heures plus tard : la pluie s’était arrêtée, remplacée par de gros nuages gris. Une moue lasse ourla ses lèvres. Il allait lui falloir se dépêcher, autrement elle était bonne pour une nouvelle douche improvisée.
D’un pas rapide, elle reprit donc le chemin de la garde. Parfois, elle utilisait les portails qui permettaient de se déplacer d’une région à l’autre mais il n’y en avait pas partout et il fallait toujours justifier de l’urgence quand on les empruntait.
Ceux du marché noir ne demandaient aucun motif, mais ils coûtaient plus chers et étaient constament en mouvement. Alors la plupart du temps, elle faisait comme les autres : à pied.

Quand la silhouette de la ville se profila, Maya commençait à avoir mal aux jambes. De gros nuages noirs encombraient l’horizon alors elle accéléra le pas. Elle atteignit les portes de la ville au moment où un grondement d’orage se faisait entendre. Les deux gardes en faction la reconnurent quand elle découvrit son visage et elle n’eut pas besoin d’agiter son ordre de mission quelque peu détrempé.
La pluie commença à tomber alors qu’elle passait l’enceinte qui entourait la garde et le temps qu’elle se mette à l’abri dans le hall d’entrée, ses bottes étaient de nouveau mouillées. La gardienne poussa un juron agacé en prenant la direction des dortoirs. On pouvait suivre sa trace aux empreintes humides qui se dessinaient sur les épais tapis, mais personne n’osa lui dire qu’elle salissait l’endroit.
En fait, elle ne croisa presque aucun gardien. Les couloirs d’ordinaire grouillant de vie étaient quasiment déserts, et les quelques âmes qu’elle voyait se précipitaient toutes vers le hall d’entrée en portant de gros récipients.

Le dortoir aussi était vide. Maya poussa la porte de sa chambre en plissant les yeux : quelque chose était arrivé pendant son absence… Elle chercha Geish du regard, mais le minaloo était aux abonnés absents. La gardienne accrocha sa cape trempée au mur puis déclipsa son armure pour enfiler un gilet de cuir et une paire de bottes sèches.
Sa besace à la main, elle partit à la recherche de son capitaine. Parce qu’elle le connaissait par cœur, il ne lui fallut pas longtemps pour trouver Valkyon : posté devant l’immense baie vitrée du bâtiment des étincelants, il observait une vingtaine de silhouettes s’agiter sous la pluie.
Maya ne fit pas un bruit en s’approchant. Absorbé par ses pensées, le capitaine de l’obsidienne ne remarqua pas sa présence tout de suite.
Elle en profita pour le regarder. Le petit garçon qu’elle avait connu était devenu un homme, les années passant. Ses cheveux avaient poussés, retenus par un simple ruban de cuir pour dégager son visage aux traits volontaires. Sa bouche était tordue en une moue contrariée tandis que ses yeux ambrés semblaient chercher quelqu’un dans le groupe de gardiens. Les manches de sa tunique laissaient apercevoir ses avant-bras couturés de cicatrices qu’elle n’avait pas besoin de détailler car elle en connaissait la forme sur le bout des doigts. Ou presque. Elle n’avait jamais touché Valkyon, après tout.
Elle reporta son attention sur les gardiens. Il ne lui fut pas difficile de trouver l’objet des contrariétés de son capitaine : trempée jusqu’à l’os, ses cheveux horriblement aplatis par la pluie, elle s’agitait en discutant avec une fille aux cheveux striés de blanc.

- Tu accordes beaucoup d’intérêt à une simple recrue, lâcha-t-elle.

Valkyon sursauta violemment en se tournant vers elle. Elle sentit plus qu’elle n’entendit l’accélération de son cœur, observant avec intérêt ses muscles se tendre et ses pupilles s'agrandir. Il était prêt à l’attaque. En la reconnaissant, le jeune homme ferma brièvement les yeux avant de reprendre son observation attentive.

- Tu n’as pas le droit d’être là, répondit-il.
- Sah abavarei.(2)

Il arqua un sourcil mais ne fit aucun commentaire. Maya s’adossa au mur pour regarder les gardiens puis désigna la petite silhouette de June du menton.

- Qu'a-t-elle de si spécial ?
- Rien du tout.

Il avait répondu bien trop vite, et ils le savaient tous les deux. La mercenaire esquissa un sourire froid. C’était beaucoup trop facile.

- Pourtant, elle hante tes pensées, naneibaj. (3)
- Arrête de parler en spräk, s’agaça-t-il. Et elle ne hante pas mes pensées.
- C’est ma langue natale, fit-elle d’un air faussement désolé.

Valkyon leva les yeux au ciel. Discuter avec elle revenait à se taper la tête contre un mur. Maya posa sa main ganté sur la vitre froide puis nota enfin que les gardiens remplissaient des seaux d’eau de pluie. Le jeune homme capta sa question muette et soupira en triturant sa tunique.

- Le sans visage a attaqué pendant ton absence. Il a empoisonné l’eau des bassins, Ezarel travaille toujours sur un purificateur.
- Malin.

Valkyon hocha la tête en soupirant de plus belle. Même s'il haïssait l’homme, il ne pouvait s’empêcher de saluer son ingéniosité. Il aurait préféré que le sans visage mette son intelligence au service de la garde, cependant.

- L’avantage, c’est que Nevra a enfin compris que ça ne pouvait pas être toi.
- Parce qu’il y croyait toujours ? ricana-t-elle. J’ai autre chose à faire que de m’occuper de cette garde minable. Et ce n’est pas mon genre.
- C’est ce que je lui répète.

Valkyon s’appuya à son tour contre la vitre. Le silence s’installa, uniquement troublé par les gouttes qui frappaient contre la fenêtre. Une mélodie presque harmonieuse aux oreilles des deux gardiens. Maya le rompit la première.

- Tu sais, ça va finir par se voir.
- Quoi donc ?
- L’intérêt que tu lui portes. Et je ne serais pas la seule à vouloir savoir pourquoi.
- C’est une simple recrue. Elle a du potentiel, mais elle n’est pas exceptionnelle, grogna Valkyon. Elle ne m’intéresse pas plus que les autres, tu te fais des idées.
- Peut-être que si tu le répètes suffisamment, tu finiras par te convaincre toi-même, ironisa-t-elle.
- Ortrag ash ga fall ein.  (4)

Et même s’il ne pouvait pas la voir, il savait qu’un nouveau sourire fleurissait sur ses lèvres.

(1) : feu
(2) : je sais.
(3) : marque d’affection, serait traduit par petit frère/sœur.
(4) : littéralement va tomber , équivalent de va te faire voir.

***

Au contact de sa peau, l’eau s’évaporait en l’entourant d’une fine brume. Heureusement que la pluie avait détrempé les gardiens qui travaillaient avec elle, autrement Emi se serait retrouvée toute seule. La femme des neiges s’étira longuement en savourant le contact des gouttes sur son visage. Ce n’était pas de la neige, mais elle préférait toujours ça au soleil brûlant qui illuminait parfois les Terres d’Eel.
A ses côtés, June ahanait sous le poids d’un seau d’eau particulièrement lourd. Un grand gaillard aux yeux bruns avait proposé de l’en soulager, mais elle avait refusé de ce même air borné qu’arborait souvent Akio et Akira quand ils voulaient absolument réussir par eux-même. Quelques fois, Emi se disait que June aurait pu être sa sœur biologique tant leurs mimiques étaient semblables.
La jeune femme se pencha pour ramasser son propre seau. Depuis presque une semaine, tous les gardiens se précipitaient dehors à chaque fois qu’il pleuvait pour recueillir le précieux don du ciel. L’eau était rationnée en attendant le remède des absynthes, qui travaillaient jour et nuit pour mettre au point un purificateur d’eau. Heureusement, il pleuvait presque un jour sur deux. Pas de douches, mais chaque gardien avait droit à un seau d’eau quotidien, plus la pluie qu’ils avalaient quand ils étaient dehors. Plusieurs de ses collègues avaient d’ailleurs la bouche ouverte vers le ciel pour étancher leur soif.
Emi s’arrêta en constatant que June traînait derrière elle. Son seau était vraiment grand mais son entraînement portait doucement ses fruits. Elle avait gagné en force et en endurance, ce qui lui permit d’atteindre les escaliers sans prendre de pause.
Une fois en bas des marches, elle se laissa cependant tomber par terre en tendant à son tour le cou vers le ciel.

- Deux minutes, haleta-t-elle.
- Ne force pas trop, tu vas te faire mal.

June hocha la tête. Elle attendit d’avoir reprit suffisamment de forces puis se redressa pour commencer à gravir les marches menant au hall. Arrivées en haut, les deux recrues se dirigèrent vers un petit comptoir tenu par un des purrekos de la ville. Mis à contribution par la garde en échange d’une somme alléchante, ils s’occupaient de gérer les stocks d’eau constitués par les gardiens.
June posa son seau au sol puis s’affaissa sur le comptoir.

- June, obsidienne, et Emi Chione, absynthe, lâcha-t-elle.

Le purrekos, ses oreilles pointues orientées vers elles, se pencha pour regarder leurs seaux. Il nota quelque chose sur un parchemin puis leur désigna une porte derrière lui.

- Bassin du fond, à droite. June peut disposer, il reste encore deux seaux de cette taille pour toi, Emi.

La femme des neiges émit un petit gémissement. Forcément, à prendre un petit récipient, on avait plus d’aller-retours à faire…
Elles suivirent les instructions et déversèrent le précieux liquide dans l’une des trois grandes cuves qui permettaient à la garde de survivre, puis June s’y adossa en passant une main dans ses cheveux en bataille.

- Je suis épuisée, soupira-t-elle. Tu m’en voudras beaucoup si je rentre me sécher et faire une sieste ?
- Énormément, la taquina Emi. Tu devras m’inviter à la Taverne pour te faire pardonner.
- Marché conclu !

June s’étira en lui souhaitant bon courage, puis elle prit la direction des dortoirs. Mais au lieu de bifurquer vers celui des obsidiennes, elle changea de cap au dernier moment. La jeune femme s’enfonça dans un couloir désert où le tapis laissait progressivement place à des dalles usées. En comptant les torches, elle tourna une nouvelle fois à droite puis à gauche. Tandis qu’elle s’enfonçait dans les entrailles de la garde, ses muscles se relâchaient et son visage semblait se détendre à la lumière des flammes.
Une série de claquements familiers lui tirèrent un sourire et quand Geish jaillit en face d’elle, June s’agenouilla pour lui gratter la tête.

- Salut toi.
- Elle est rentrée, l’informa le familier.
- Tout s’est bien passé ?
- Ses missions se passent rarement mal, tu sais ? aboya-t-il avec amusement. Elle te donne rendez-vous dans les jardins, ce soir.

June en prit bonne note. Le familier s’éloigna au petit trot tandis qu’elle continuait son chemin. On n’entendait même plus la rumeur des gardiens et l’écho de ses pas se répercutait sur les murs nus, lui arrachant un petit frisson. Finalement, une silhouette se dessina au détour d’un couloir.
Grande, vêtue de blanc et un sourire confiant sur le visage.

- Tu m’emmènes toujours plus loin dis-moi, remarqua-t-elle en s’arrêtant près de lui.
- Je ne veux pas que les gens pensent que tu as été pistonnée pour rentrer ici, tu sais bien.

La voix profonde de Leiftan fut déformée par le silence du couloir. Ils échangèrent un sourire complice, parfaitement conscients que leur excuse ne tenait pas la route.

- Alors, comment s’est passée ton intégration ? demanda gentiment le blond.
- Fatigante…

Leiftan rit à son air déconfit. L’entraînement de remise à niveau des obsidiens était le plus difficile de la garde physiquement. Il imaginait parfaitement comme June devait souffrir en se couchant le soir.

- Mais encore ?
- En fait… je crois que j’aime bien, sourit-elle en s’adossant au mur. Je suis plus rapide, plus forte et plus endurante. On m’a même dit que je ferais une combattante tout à fait acceptable, et grâce aux entraînements avec Maya, j’arrive à désarmer Mathyz plusieurs fois par jour !
- Vous faites toujours ça la nuit ?
- Bien obligées… Je manque un peu de sommeil, mais Valkyon trouve déjà étrange qu’elle supervise les séances. Si on veut éviter qu’il commence à poser des questions, il vaut mieux continuer comme ça. 

Leiftan hocha la tête. En effet, le perspicace faélien qui connaissait si bien la mercenaire ne manquerait pas de les interroger toutes les deux s’il savait qu’elles s’entraînaient ensemble. Maya était associable par nature et Valkyon le savait. Son intérêt pour June devait rester secret.

- Il ne faut pas qu’il sache, murmura-t-il.
- Est-ce qu’il sait, pour elle et toi ? demanda June.
- Elle s’est blessée un jour lors d’une mission commune et je l’ai ramenée à la garde. Valkyon était là… Mais je n’avais aucune réponse à ses questions.

Et l’obsidien n’avait cessé d’en poser. Leiftan comprenait : à sa place, il aurait fait pareil. June mordillait ses cheveux sans répondre. Le lorialet tendit doucement la main pour presser son bras.

- Tout ira bien, June. Ca finira par se savoir c’est certain. Nevra est peut-être même déjà au courant, il a des yeux partout, mais si tout se passe bien, ce sera trop tard quand ils se rendront compte de ce que vous faites.
- Je veux pas attirer l’attention, Leiftan.
- Tu étais prévenue, sourit-il. Quand elle t’a proposé de t’entraîner pour te permettre d’intégrer la garde, elle t’avait dit que ce serait compliqué.

June leva les yeux au ciel. Leiftan passa une main autour de ses épaules pour la serrer contre lui en un geste fraternel. La jeune femme laissa tomber sa tête contre son épaule.

- Emi s’intègre mieux que moi, j’ai l’impression, murmura-t-elle.
- Ta tutrice est utile ?
- Elle est parfaite. Elle sait tout, sur tout le monde. Hélios est un véritable journal intime, elle m’a déjà évité plusieurs galères.
- Et vous vous entendez bien ?

Un sourire ourla les lèvres de l’obsidienne. Elles s’entendaient à merveille. June se détacha du lorialet et mit les mains dans ses poches, le nez baissé vers ses chaussures mouillées.

- Et toi ? Comment tu t’en sors ?
- Pas trop mal. J’avance doucement dans mon travail.

L’améthyste rencontra le vert. Un échange muet qui se solda par un nouveau sourire. Puis Leiftan plissa les yeux. Son regard se tourna vers le bout du couloir plongé dans l’obscurité. June l’imita avant de poser sa main sur le bras du lorialet.

- Je suis claquée. J’y retourne.
- Repose-toi. Et si tu as besoin de quelque chose…
- Passe par Geish, rit-elle. Je sais. Pas de favoritisme, hein ?

Il la regarda disparaître, l’écho de son rire s’éteignant avec elle. Quand il tourna la tête, Maya le fixait de ses yeux turquoises, les bras croisés sur sa maigre poitrine. Leiftan tendit la main vers elle.
Elle eut le même instant d’hésitation qu’à chaque fois. Puis lentement, elle mêla ses doigts aux siens. Le lorialet savoura le contact de sa peau fraîche contre la sienne, bien plus chaude. Maya, elle, avait fermé les yeux. Il sentait ses muscles se crisper contre sa paume. Il savait à quel point les contacts constituaient des trésors aux yeux de la mercenaire, à quel point ils étaient précieux. Leiftan fit jouer son pouce contre sa main, traçant des cercles lents sur sa peau pâle.
Pourtant, lorsque ses doigts frôlèrent la joue de la gardienne, Maya secoua la tête en rouvrant les yeux. Une moue attristée fendit le visage du gardien, qui laissa retomber sa main.

- Tu n’es pas obligée de t’infliger ça, murmura-t-il. Tu peux te laisser aller.

Un chagrin infini assombrit le regard de sa compagne. Elle lâcha ses doigts et enfila son gant sans cesser de le fixer, puis elle s’approcha de lui. Leiftan attrapa une mèche de cheveux sombre, et la mercenaire poussa un soupire las.

- Ce serait abandonner, et tu le sais, répondit-elle.
- On ne peut pas vivre de cette manière toute une vie.
- Heureusement que ce n’est pas le plan, alors.

Maya se détacha de lui pour s’appuyer contre le mur, quittant à regret la chaleur de leur contact. Une grimace lasse tordit ses traits. Non, on ne pouvait pas vivre toute une vie de cette manière. Pourtant, elle le faisait depuis la création de ce monde.
Elle survivait depuis deux mille très longues années. Et elle en avait assez.

Chapitre 10 : Secrets

TW : le début de ce chapitre est violent, vous êtes prévenus !

On compte de nombreuses espèces hématophages dans les huit Terres. Les plus connus sont certainement les fées. Nombre d’entre elles vivent sur l’île Titania, mais il n’est pas rare de croiser certaines d’entre elles au milieu des villes. Une législation a été mise en place pour contrôler leur besoin de sang. En cas de non respect, la punition est définitive.

Extrait du carnet de voyage de Jalaile

Extase. Lorsque ses lèvres recueillirent le précieux liquide pourpre, ni lui, ni sa compagne d’un soir ne trouvèrent d’autre terme pour décrire ce qu’ils vivaient. Leurs chairs se mêlaient en un ballet envoûtant, se rencontrant pour mieux se séparer au son de leurs soupirs exaltés. Ses doigts parcouraient la peau veloutée de sa subordonnée pour mieux la ramener à lui, dévorer son essence vitale et la faire sienne.
Parce qu’elle fermait les yeux, la gardienne ne vit pas la lumière de la lune frapper son amant. Elle ne vit pas sa peau se faner sous ses rayons, devenir aussi blanche que la craie pour mieux être parcourue de ridules rougeâtres qui rejoignaient ses yeux en cartographiant ses vaisseaux. Elle ne vit pas son œil unique luire de cette lueur sauvage que seuls les prédateurs possédaient. Parce qu’elle gémissait, elle n’entendit pas le grognement animal qui s’échappa de sa gorge alors que l’envie devenait besoin.
Comblée par la passion de son soupirant, elle ne sentit pas ses mains se crisper sur ses membres pour la piéger dans une étreinte mortelle. Et lorsque quatre dents percèrent sa peau fragile, il était trop tard.
Ses yeux s’ouvrirent avec horreur quand elle comprit qu’elle n’échapperait pas au chasseur. Que sa vie deviendrait sienne et qu’elle ne verrait pas le jour se lever. Sa vision se brouilla, un cri de terreur bloqué au fond de sa gorge, ses ongles enfoncés dans la peau de l’autre en une vaine tentative pour se défendre.
Quand son corps retomba sur le matelas de plume, elle avait déjà perdu conscience.

Nevra se redressa en passant lentement son pouce sur l’épaule déchiquetée de sa victime. Sa langue roula sur ses lèvres pour attraper les dernières gouttes du nectar qui lui permettait de survivre, puis il se leva en soupirant.
Au moins, elle respirait toujours. Il allait cependant falloir réparer les dégâts. Le capitaine s’appuya contre la petite fenêtre en fixant l’astre qui éclairait la ville. La lune révèle notre vérité.
Il la détestait.
D’un geste sec, il tira les rideaux. Là, c’était mieux. Privé de la lumière maudite, sa peau était à nouveau aussi blanche que le lait de moogliz, douce et dépourvue de la moindre imperfection. Nevra se rapprocha du miroir de pied que l’ombre avait acquis. Une possession coûteuse mais néanmoins utile. Il observa son corps nu, à la recherche de la moindre trace traîtresse. Mais ses muscles ciselés ne laissaient pas entrevoir la nature profondément perverse qui se cachait derrière leurs faisceaux complexes.
Sans ce corps inanimé derrière lui, personne n’en saurait jamais rien. Personne…
Il grimaça. Personne sauf elle, bien sûr. Mais elle ne divulgerait pas son secret parce que lui aussi en détenait un.
Deux exilés en fuite voué à se haïr en silence, se rappelant mutuellement ceux contre qui ils courraient. Nevra se souvenait très exactement du jour où il l’avait vue débarquer à la garde. Elle, ses longs cheveux sombres et son visage méprisant, elle et ses yeux si particuliers qu’il avait immédiatement détestés.
Le capitaine secoua la tête. Il avait d’autres choses à penser.
Son œil aveugle se fixa sur la fille étendue près de lui. Parfois, il avait encore l’impression de voir à travers. Une illusion que lui jouait son esprit hanté par la perte de cet organe indispensable.

Nevra se pencha par-dessus sa subordonnée, frôlant sa poitrine du bout des ongles. Elle se soulevait encore faiblement. Il s’était arrêté à temps cette fois. D’un geste sec, il s’entailla la paume de la main. Une mélopée funeste s’éleva de ses lèvres et tandis que son sang se mêlait à la purée de chair, celle-ci commença lentement à se reformer. Bientôt, il ne resta plus de l’incident qu’une fine cicatrice aisément camouflable.
Un sourire satisfait orna les lèvres pleines du faélien. Sous lui, la fille émit un gémissement ensommeillé. Elle papillonna des yeux et quand son regard se posa sur lui, elle ouvrit la bouche pour hurler.
Elle n’en eut jamais le temps.

Nevra ronronnait presque quand sa main libre glissa dans les cheveux blonds de l’ombre. L’autre, plaquée contre son visage, l’empêchait de parler. Il entendait son cœur battre la chamade, le sang rugissant dans ses veines pour gonfler ses muscles alors que les larmes roulaient sur ses joues rougies par la peur.
Il lui fallut toute sa concentration pour ne pas céder à nouveau. Nevra fourra son nez dans le cou de sa proie, inspirant son odeur acide, puis il la força à le regarder.
Ses pupilles presque entièrement dilatées camouflaient la couleur de ses iris. Le faélien plongea dans cette mare d’encre noire, se noyant dans les méandres agités de son esprit et relâcha doucement ses lèvres.

- Regarde-moi… susurra-t-il. Abandonne-toi…
- Je… Je m’abandonne.

Sa voix mécanique lui confirma que l’obnubilation fonctionnait. Il fit glisser sa main sous le menton de l’ombre pour goûter une dernière fois sa bouche offerte. Elle lui appartenait. Toute entière.

- Oublie ta peur, ressens l’extase et ne parle à personne de ce soir, ordonna-t-il.

Elle hocha la tête. Un dernier ordre et elle s'effondra sur le sommier, prisonnière de ses rêves. Nevra mordillait doucement sa langue en luttant pour ne pas gâcher son travail, quand soudain trois coups retentirent contre la porte.
Il leva son œil au ciel.
Quand il entrouvrit le lourd battant, il vit deux iris dorés s’écarquiller.

- Quoi ? soupira-t-il.
- Tu pourrais faire l’effort de t’habiller, râla Chrome en détournant la tête.
- Depuis quand ça te dérange ? ricana le faélien. Je croyais que c’était ton truc…

Un grognement rageur lui répondit alors qu’il se détournait pour laisser son subordonné entrer. Chrome jeta un rapide coup d'œil à sa collègue puis revint à son capitaine. Nevra avait daigné passer un pantalon et il s’était appuyé contre l’armoire, les bras croisés.

- Tu pourrais taper ailleurs que dans la garde, fit remarquer le lycanthrope.
- Quand j’aurais besoin de tes conseils, je te ferais signe. Qu’est-ce que tu veux ?
- Faut que je te montre un truc.
- Maintenant ? grogna Nevra. On est au milieu de la nuit et je sors d’une séance particulièrement excitante avec…
- Epargne moi les détails, par pitié ! le coupa son subalterne. Et oui, maintenant. Sinon je serais resté au lit…
- Sûrement aussi chaud que le mien, ricana Nevra.

Pourtant, il enfila sa veste et fit signe à Chrome de le guider. Contrairement au dortoir des étincelants, sobrement décoré de torches et de cadres à l’effigie des figures de la garde, le bastion des ombres était à l’image du mystère qui les entourait. Sombre, froid et silencieux. Aux murs, d’habiles mains avaient sculptées des figures hurlant et se tordant sous la devise des espions d’Eel.
Sans pitié.
Bien sûr, la devise officielle était un peu moins glaçante. Mais on n’intégrait pas la garde de Nevra pour s’amuser avec des épées ou jeter des ingrédients dans un chaudron. Les ombres formaient la force furtive d’Eel, son réseau d’informateurs et de contacts. Capables d’obtenir n’importe quoi, à n’importe quel prix.
Nevra s’en assurait tous les jours.

- Qu’est-ce que tu voulais me montrer ? grinça-t-il.
- T’es du genre impatient comme mec, non ?
- Chrome, le fait que je t’apprécie ne t’autorise pas l’insolence…

Le lycanthrope esquissa un sourire amusé. La loyauté sans faille qu’il vouait à son capitaine lui autorisait toutes sortes de choses.
Les deux ombres quittèrent les couloirs de leur dortoir. Chrome guida Nevra à travers plusieurs couloirs puis enfin, il s’arrêta devant une fenêtre. Ils se trouvaient au fin fond de la garde, là où personne n’allait jamais : la poussière qu’ils soulevaient en marchant se reflétait sous les rayons de la lune.
Chrome se posta devant la vitre puis lui désigna un point sombre d’une main. Nevra plissa les yeux : il lui fallut plusieurs minutes pour voir ce que montrait le jeune gardien. Puis il les distingua. Deux silhouettes fondues dans les ombres des jardins, en train de se battre. Ou plutôt, de s’entraîner à le faire.
Il n’eut pas besoin de Chrome pour reconnaître la première.

- Tu m’as dit de la surveiller, indiqua le jeune lycanthrope.
- Ce que tu ne fais pas avec beaucoup de succès, je dois dire…
- Eh ! protesta-t-il. C’est pas ma faute si elle disparaît tout le temps ! Je te jure, elle doit avoir un odorat hyper développé ! Je suis sûr qu’elle me sent venir.

Nevra fit la moue : pas tout à fait, mais ça n’intéressait pas Chrome. Même lui avait du mal à suivre l’insaisissable mercenaire qui secondait Valkyon. Ce n’était pas faute d’essayer, pourtant.

- Tu es toujours persuadé qu’elle est le sans visage ? demanda Chrome.
- Je n’en sais rien. Elle est louche, c’est tout. Qui est avec elle ?
- La nouvelle de l’obsidienne.
- Laquelle ?
- Il n’y en a qu’une, répondit le loup. June, je l’ai rencontrée à la Taverne. Elle est pote avec Hélios.

Nevra resta silencieux de longues minutes. June. Valkyon l’avait mentionnée lors d’une soirée. Il se demandait bien ce qu’elle avait de spécial pour intéresser à ce point Maya. L’obsidienne ne prodiguait pas de cours privés, c’était inédit. Et elle se cachait, autrement elle ne l’aurait pas fait de nuit.

- Chrome ? murmura Nevra.
- Quoi ?
- Que dirais-tu de te faire une nouvelle amie ?
- June ? Pourquoi pas. Elle avait l’air sympa et puis je traîne pas mal avec Hélios. Cette fille est une mine d’informations, t’imagine pas !

Oh, si, il imaginait. Hélios avait un don pour fourrer son nez là où elle n’avait pas à le faire et il avait surpris l’atalante plus d’une fois en train de fouiner. Mais il devait bien avouer qu’elle était utile. Quand on savait quoi lui demander, elle se révélait plus précieuse que n’importe quel rapport de mission… Il avait été ravi d’apprendre que Chrome avait intégré son cercle privé.

- Rapproche-toi de June, ordonna-t-il. Et trouve pourquoi Blackwave lui accorde autant d’attention. Oh, et tant que tu y es… essaie de savoir pourquoi elle perturbe Valkyon. Ce n’est pas la première fois que j’entends son nom, et ça venait souvent de lui.
- Si je ne connaissais pas Valkyon, j’aurais tendance à dire que c’est parce qu’elle lui plaît, ironisa Chrome.
- Mais tu connais Valkyon, et il refuse toute relation avec ses subordonnés, répliqua le faélien. C’est tout ce que tu avais à me montrer ?

Chrome hocha la tête en étouffant un bâillement. Au signe de son capitaine, il fila sans demander son reste. Nevra resta appuyé contre la fenêtre, son œil fixé sur les deux femmes qui s’entraînaient.
L’intuition ne faisait pas partie des pouvoirs innés de sa race, mais la sienne lui criait que quelque chose était en train de lui passer sous le nez.

***

Les papiers s’amoncellaient sur son bureau en bois brut dont on ne voyait presque plus la couleur. Quelques plumes tachées d’encre étaient posées en travers, à peine dérangées par la respiration profonde de leur propriétaire.
Valkyon ne dormait pas, il réfléchissait. En règle générale, il allait dehors pour le faire afin de profiter des jardins et de la paix du cerisier, mais aujourd’hui, il pleuvait des cordes. Une aubaine pour Ezarel et ses absynthes : le salvor avait enfin mis au point la solution pour purifier l’eau. Il fallait donc attendre qu’elle fasse effet. Entre trois et quatre jours, selon lui. Finalement, grâce aux trombes qui s’échappaient du ciel, la garde avait pu survivre durant les deux longues semaines que leur avait coûté l’action du sans-visage. Deux semaines sans eau potable, en survivant uniquement grâce à celle que leur donnait la nature.
Quelque part, l’impact de son sabotage avait été nettement amoindri par le temps. Valkyon trouvait que c’était une bonne chose.

Le géant soupira en attrapant une plume. Il la fit tourner entre ses doigts, observant la lumière des lanternes se refléter sur les fines travées irisées.
La porte s’ouvrit brusquement, se referma tout aussi bruyamment et quelque chose se laissa tomber dans le fauteuil à côté du sien. Le capitaine de l’obsidienne ne fit même pas l’effort de lever la tête quand une paire de bottes trempées atterrit sur le sol.

- Tu devais m’aider à rédiger les rapports, remarqua-t-il sans quitter la plume des yeux.
- Et toi, tu devais dire à Redstone de me lâcher les pieds.
- Les bottes, rectifia-t-il.
- Quoi ?

Valkyon reposa sa plume en s’étirant, puis se tourna vers la nouvelle venue.

- On dit me lâcher les bottes. Pas les pieds.

Maya arqua un sourcil avant de se laisser aller contre l’accoudoir. Valkyon fut obligé de tendre l’oreille pour entendre ce qu’elle marmonnait, et les jurons lui arrachèrent un sourire. Comme tous les siens, elle avait appris la langue commune mais il lui arrivait encore de mélanger certaines expressions. A ses débuts, Valkyon aussi avait eu du mal.

- Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda-t-il. Nevra ?
- Il envoie son abruti de toutou me suivre toute la journée, cracha-t-elle. Geish est en train de le semer dans les jardins, mais il commence sérieusement à m’agacer.
- Ne t’énerves pas, soupira Valkyon.
- Je ne m’éner…

Il grimaça quand elle porta brusquement la main à sa poitrine. La souffrance brisait ses traits d’ordinaire si impassibles, ses lèvres tordues en un affreux rictus. Il entendit sa respiration s’accélérer alors qu’un gémissement s’élevait dans le bureau.
Maya mit quelques instants à se reprendre. Lorsque son souffle s’apaisa, elle retrouva son calme et reprit d’une voix encore légèrement tremblante.

- Je ne m’énerve pas. Simplement, j’ai autre chose à faire de mon temps, Valkyon.
- Il ne te fait pas confiance… soupira le géant.

Et en toute franchise, il avait raison. Maya n’était fidèle à la garde que parce qu’elle en avait envie. Le jour où la mercenaire déciderait de les lâcher, rien ne pourrait la retenir. Et elle le ferait, Valkyon en était certain. Il se demandait simplement quand, et ce qu’elle emporterait avec elle.
Si elle perçut son trouble, l’obsidienne n’en fit rien. Elle laissa le silence s’étirer entre eux jusqu’à ce que Valkyon, mal à l’aise, finisse par le rompre.

- Les recrues auront bientôt passé le mois de rétractation.

Et cette année, aucune n’avait souhaité se désister. Dans les autres gardes non plus : l’Eldarya avait bien trop besoin de bras en cette période trouble, et tout le monde en faisait son affaire personnelle.
Valkyon attrapa la liste des noms. Son regard s’attarda sur celui de June. Il avait craint un temps qu’elle ne s’adapte pas. Espéré aussi qu’elle ne soit pas faite pour ça. Elle était si petite, tellement fragile… June n’avait pas le physique d’une guerrière.
C’était ainsi qu’il justifiait son intérêt pour elle à ceux qui avaient commencé à se poser des questions. La vérité était tout autre, bien sûr.

- Il faudra leur programmer un rendez-vous avec les soigneurs, continua-t-il. A partir de la semaine prochaine, ils cesseront d’être des recrues et deviendront des gardiens.
- Tu pourras leur confier des missions, alors, ironisa Maya. J’ai hâte de voir qui ne reviendra pas. Si je devais parier, ce serait sur le centaure.
- J’aurais pensé t’entendre mentionner June, remarqua Valkyon sans noter la moquerie.

Un sourire cynique ourla les lèvres de l’obsidienne. D’un geste sec, elle se redressa dans son fauteuil pour s’adosser au bureau et attraper une plume. Il sentait ses yeux brûler sa peau, bien qu’il s’efforçât de ne pas la regarder.

- Non… susurra-t-elle. Je suis certaine que tu sauras prendre soin d’elle… Après tout, c’est ce que vous faites ici, non ? Vous prenez soin des plus fragiles…

Valkyon fit de son mieux pour garder une expression neutre. Du coin de l'œil, il observa la mercenaire. Savait-elle ? Il frissonna. Bien sûr que non. Personne ne pouvait savoir. Mais son sourire…
La plume frôla son bras.

- N’est-ce pas, Vajshkinon ? susurra Maya. Toi qui, plus que les autres, déteste l’injustice…

Il déglutit. Elle savait. Il n’avait aucune idée de la manière dont elle l’avait appris, mais elle savait. Soudain, elle fut derrière lui. Ses longs cheveux glissèrent sur l’épaule du géant, encore humides d’avoir pris la pluie. Son souffle parfumé parvint jusqu’à lui alors qu’il devinait la jubilation sur son visage.

- Je me demande comment ils réagiraient, dehors… tous ces gens qui te voient comme un frère… Oui, je me demande… s’ils apprenaient…
- Mais ça n’arrivera pas, chuchota-t-il.
- Je n’en sais rien, Vajshkinon … Si je te demandais l’accès à la réserve de la bibliothèque, tu me donnerais la clé ?

Elle n’était pas capitaine. Elle n’avait pas le droit d’y aller. Il y avait des documents importants, mais les plus dangereux étaient cachés encore plus loin dans les tréfonds de la garde…
Les doigts de la mercenaire s’étaient refermés sur la clé avant même qu’il ne se rende compte de son geste.
Quand la porte claqua, emportant le parfum de l’obsidienne, Valkyon se rendit compte qu’il tenait toujours la liste. Réduite en un amas de papier illisible entre ses grandes mains, elle avait fait les frais de sa lâcheté.
Personne ne devait jamais savoir. Personne. Jamais. Il s’en assurerait.

NDA : Dans ce chapitre, Nevra se montre violent physiquement et psychologiquement. Le but de cette fic n’étant pas de glamouriser ce genre de comportement, j’en profite pour rappeler que c’est une fiction et que dans la vraie vie, ce n’est bien évidemment pas cautionnable !

Dernière modification par MayaShiz (Le 14-10-2022 à 17h29)

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C'est toujours par hasard qu'on accomplit son destin...

Chapitre 11 : Obsidienne

Par la présente, nous donnons les pleins pouvoirs aux neuf Gardes de l’Eldarya pour intervenir dans leurs régions respectives. En cas de conflits, les gardes auront pour mission de rétablir l’ordre et la paix, par tous les moyens nécessaires.

Traité de la guerre des six, article 2

Elle se tenait devant la porte du dispensaire, sa convocation dans la main. Hélios avait eu la gentillesse de la lui lire et Emi s’était assurée qu’elle se réveille à l’heure pour son examen médical.
Aujourd’hui, elle devenait une gardienne. Avant cela, il lui fallait cependant l’accord des soigneurs. Alors June était un peu stressée. Il aurait été dommage d’arriver jusqu’ici pour se voir fermer les portes de la garde alors qu’elle était sur le point de l’intégrer pleinement… La jeune femme passa une main dans ses cheveux ébourrifés. Dans le couloir, le silence était si épais qu’elle pouvait le sentir se presser contre sa peau.
Une éternité s’écoula avant que la porte ne s’ouvre. Mathyz, un sourire béat aux lèvres, sortit du dispensaire en saluant le soigneur qui l’accompagnait. June pressa doucement la main qu’il lui tendit en passant à côté d’elle, autant pour le féliciter que pour se rassurer. Elle y arriverait.
Le soigneur, un jeune homme à la peau verte, lui prit doucement sa convocation des mains.

- June ? demanda-t-il.

Elle avait la gorge tellement serrée qu’elle ne put que hocher la tête. Le jeune homme l’invita à entrer et elle le suivit dans la pièce. Aussi grand que le réfectoire, le dispensaire sentait le propre, l’alcool et quelque chose d’autre. Une odeur douceâtre, qui prenait à la gorge en rappelant celle d’un cimetière. Le parfum des blessures qui gangrènent et que l’on tentait de cacher, celui de la maladie, de la souffrance et de la mort, aussi.
June frissonna. Elle n’avait jamais aimé ces endroits-là.
Le soigneur la conduisit dans un petit box cloisonné, de la taille d’une chambre à coucher. Il y avait d’ailleurs un lit, deux tables, quelques instruments qu’elle ne reconnaissait pas et une femme qui patientait à l’intérieur.
Grande, elle possédait de longs cheveux azurins tressés serrés, dégageant son visage aux traits nobles. Sa peau d’un gris pâle faisait ressortir ses yeux bleus, qu’elle avait souligné d’un léger trait de charbon. Elle portait la tenue réglementaire des soigneurs de la garde, une tunique et un pantalon court. L’ensemble était d’un beau marron, que June imaginait destiné à camoufler les taches de fluides divers. Sur sa tunique brillait l’emblème des soigneurs : un bâton entouré d’un ornak et surmonté d’un cristal.
En les voyant entrer, la soigneuse se leva pour les saluer d’un sourire.

- La lumière t’éclaire, dit-elle en lui indiquant le lit. Merci Saule, tu peux nous laisser. Je t’appellerais quand j’aurais terminé l’entretien.

June s’installa en déglutissant. Sa gorge était très sèche, ses mains tremblaient un peu et la soigneuse sembla percevoir son trouble. Elle s’assit à son tour puis croisa les doigts devant elle.

- Je suis Eweleïn Bedragersk, la soigneuse en chef de la garde. C’est à moi que revient la lourde charge de vous estimer aptes au service ou non. Je vais être franche avec toi, June : si tes résultats ne me conviennent pas, je ne te laisserais pas continuer. Ma mission n’est pas de vous ménager, mais d’assurer votre sécurité. C’est compris ?
- Oui, madame, répondit June malgré elle.
- Tu peux m’appeler Eweleïn et me tutoyer, rit la soigneuse.

Elle sortit une feuille de papier sur laquelle étaient notées plusieurs phrases et la lui tendit.

- Tu peux remplir ça, s’il-te-plaît ? Toutes ces informations resteront strictement confidentielles.
- Je veux bien remplir, mais ça sera illisible, grimaça-t-elle.

Devant le haussement de sourcil de la soigneuse, la jeune femme se sentit obligée de préciser.

- A cause de mon amnésie, j’ai oublié la langue commune. J’en suis encore à apprendre à lire…
- Donc tu ne sais pas écrire ? s’étonna Eweleïn. Il existe des potions pour accélérer l’apprentissage d’une langue.
- Elles coûtent chers.

La soigneuse hocha la tête. En effet, les ingrédients étaient tellement coûteux que seuls les riches pouvaient se permettre d’acheter ces petits bijoux. Mais elle se renseignerait pour savoir si la garde ne pouvait pas en obtenir à de meilleurs prix : une gardienne qui ne lisait et n’écrivait pas, c’était embêtant. Il lui faudrait également obtenir une dérogation pour June le temps qu’elle puisse apprendre à nouveau, autrement elle allait avoir des problèmes pour faire ses rapports de mission. A supposer qu’elle passe l’examen.

- Bon, je vais te les lire alors, et j’écrirai à ta place, décida Eweleïn. Tu n’es pas la seule à ne pas savoir le faire, mais en général, les gardiens connaissent au moins un autre dialecte des Terres… Tant pis, on fera comme ça pour le moment. Alors… ton nom complet ?
- June. C’est tout ce dont je me rappelle. Je portais un bracelet en argent en me réveillant et c’était inscrit dessus. Pas en langue commune, sinon j’aurais pas réussi à lire, mais on n’a jamais réussi à déterminer quel dialecte c’était et maintenant les lettres sont toutes effacées.
- Tu n’es donc pas une lycanthrope puisqu’ils sont allergiques aux métaux purs, nota Eweleïn. J’imagine que tu ne sais pas non plus à quelle espèce tu appartiens ?
- Aucune idée.
- Même pas un indice ? Une attirance pour un élément particulier, des facilités dans un domaine, des capacités un peu spéciales ?

June secoua la tête. Elle était tout à fait normale. Eweleïn plissa les yeux, écrivit quelque chose puis passa à la question suivante. Antécédents médicaux, blessures, allergies… autant d’interrogations auxquelles June répondait du mieux qu’elle pouvait. Mais Eweleïn ne put pas noter grand chose : amnésie oblige, la jeune femme n’avait souvent pas de réponse à lui apporter.

- Bien, conclut-elle en posant son stylo. Ta situation est complexe, mais ce n’est pas la première fois que j’ai affaire à une amnésie. Si cela te convient, je vais faire une série de tests sur toi pour essayer d’en savoir plus concernant ton espèce, et je te tiendrais au courant de mes avancées. Beaucoup de gardiens sont des indéterminés et veulent connaître leur histoire. Est-ce que ça t’intéresse ?
- Pourquoi pas, sourit June.

Eweleïn lui indiqua le coin opposé de la pièce puis alla chercher Saule. Le jeune homme s’occupa de noter les résultats qui s’affichaient sur les instruments de la soigneuse pendant qu’elle les dictait à voix haute en expliquant ce qu’elle faisait à June.

- Ces tests-là sont standards et je n’aurais probablement aucune indication sur ton espèce en les faisant. Un mètre cinquante huit. Je te redonnerai un rendez-vous, pour les autres il faudra que je recueille ton sang et d’autres échantillons. Cinquante sept kilogrammes. C’est sans douleur, ne t’en fais pas. Pression sanguine normale.

Elle régla les boutons d’une des machines, la passa sur le corps de June puis fronça les sourcils.

- Tiens ? C’est étrange…
- Quoi donc ? s’inquiéta June.
- Eh bien, tu dois savoir qu’on distingue deux types d’eldaryens.

June acquiesça. Il y avait d’un côté les faërys, descendants des races terrestres non originaires de la terre promise, puissants et capables d’utiliser le manaa pour faire de la magie ; et les faéliens. Nés sur l’Eldarya, ils synthétisaient le manaa à l’intérieur de leur organisme et en étaient bien plus dépendants que leurs congénères.

- Les taux de manaas contenus dans les corps sont très utiles pour déterminer l’origine de quelqu’un, expliqua Eweleïn. Chez les faërys, il y a entre cinq cent et mille unités par centimètre de surface et chez les faéliens, c’est entre huit et douze mille.
- Et alors ?
- Mon appareil ne détecte qu’une centaine d’unités par centimètre chez toi… C’est comme si… comme si tu n’exprimais pas le manaa.

June serra les doigts, son cœur battant un peu plus vite. Mais Eweleïn finit par hausser les épaules.

- Ce n’est pas bien grave, mais c’est inédit. J’en apprendrais peut-être plus en analysant ton sang.
- Et c’est dangereux ? De ne pas exprimer le manaa ? s’inquiéta June.
- Disons que ça te posera peut-être problème pour récupérer de blessures graves, ou au niveau de ton endurance… Mais si tu n’as pas eu de problèmes pour l’instant, c’est peut-être simplement que le cristal a perturbé ton essence en plus de ta mémoire.

La jeune femme exprima son soulagement d’un soupir. Eweleïn effectua encore quelques recherches, prenant ses mensurations et s’assurant qu’elle voyait, entendait et sentait correctement puis elle lui fit signe de se rasseoir.
Le cœur battant, June la regarda écrire longuement dans son dossier. Saule avait de nouveau disparu. Le silence devenait de plus en plus lourd, uniquement brisé par le bruit de la plume sur le parchemin.
Enfin, Eweleïn redressa la tête pour plonger son regard dans celui de June.

- Bien. Je dois t’avouer que tu n’as pas le gabarit requis pour entrer dans la garde obsidienne. En règle générale, les guerriers sont des gros bras, capables de manier une épée bâtarde sans sourciller. Ce n’est pas ton cas. Selon moi, tu aurais fait une meilleure ombre. Mais tes résultats aux tests sont sans appel et je n’ai pas l’autorité nécessaire pour demander un changement sur un simple avis médical.

Elle soupira en triturant sa plume. June n’avait pas la force physique que l’on s’attendait à voir chez une obsidienne, elle était petite et pas encore très musclée… En son fort intérieur, elle pensait que la jeune femme risquait beaucoup en continuant dans la garde. Mais Eweleïn était réputée pour son professionnalisme et elle ne laissait pas ses sentiments entraver ses décisions.

- Cependant, je ne vois rien qui me laisse penser que tu es inapte au service, poursuivit-elle. Mais je dois te prévenir, June. Les obsidiennes sont le rempart qui nous protège des attaques extérieures, ce sont eux qui défendent les autres gardiens lors des missions de soutien ou qui sont envoyés pour résoudre des conflits armés.
- J’ai vu des obsidiennes qui n’avaient pas le même gabarit que le capitaine Atani et qui étaient très bien intégrées, risqua June.

Eweleïn fit la moue. Elle savait très bien à qui la jeune femme faisait référence.

- Ce n’est pas la question. Ce que je suis en train de te dire, c’est que tu seras blessée au cours de ton exercice. Et que tu risques de mourir. Bien plus que n’importe quel autre gardien. Je veux que tu en aies conscience : en entrant à la garde, tu nous confies ta vie. Ni Miiko, ni les capitaines, ni moi ne plaisantons avec ça. Vos blessures, vos morts, tout ça pèse sur nos âmes. Nous sommes responsables de vous.
- Ne t’en fais pas, Eweleïn.

Le ton de June avait changé. Elle était très sérieuse, en témoignait la flamme qui s’était allumée dans ses yeux, vive et presque… menaçante. Eweleïn ne put retenir un frisson. Elle se faisait des idées. La voix de June se fit murmure.

- Je sais à quel point la garde d’Eel déteste jouer avec la vie des gens.

Elles s’observèrent durant de longues minutes. Eweleïn finit par rompre le contact. Sans vraiment savoir pourquoi, elle se sentait coupable de quelque chose. Pourtant, June ne l’avait aucunement accusée. Elle avait même retrouvé son air posé d’un peu plus tôt. La soigneuse se racla la gorge pour reprendre, troublée.

- Toujours est-il que j’émets des réserves quant à ton destin dans cette garde. Si malgré mes avertissements, tu souhaites continuer sur cette voie, je ne pourrais pas m’y opposer.
- Alors c’est bon ? demanda June. Je peux intégrer la garde pour de vrai ?

Un soupir las lui répondit. Autant pour ses avertissements, alors. Eweleïn attrapa un petit papier et le signa d’une belle écriture ronde, puis le tendit à sa patiente.

- Tiens. Puisque je n’ai pas réussi à te dissuader…
- T’en fais pas, s’exclama June en se relevant. Je ferais attention ! Promis ! Merci Eweleïn !

Quand la porte claqua derrière elle, elle plongea la tête entre ses mains. Son métier était difficile, parfois. Son coude fit crisser un parchemin. La soigneuse fronça les sourcils en l’attrapant, relisant ses résultats.
La prochaine fois qu’elle convoquerait June, elle ferait des examens plus approfondis. Son manaa n’était vraiment pas normal.

***

Elle avait encore rêvé. Et comme d’habitude, son réveil avait fait fuir les songes qui hantaient ses nuits. Miiko passa une main fatiguée dans ses cheveux. Les rapports qui s’accumulaient sur son bureau n’étaient pas des plus rassurants. Partout en Eldarya, on rapportait une augmentation importante des pillages et autres attaques, des gens devenant fous et des familiers sauvages.
Depuis quatre ans maintenant, on savait que l’éclatement du grand cristal avait résonné dans toute l’Eldarya et que des morceaux de son essence s’étaient répandus un peu partout dans les huit Terres. Ezarel et plusieurs autres alchimistes, en relation avec les autres gardes, avaient été chargés d’établir une liste des effets secondaires à cette destruction.
Ils étaient nombreux : météo déréglée, cultures amoindries, terres devenues infertiles, amnésies diverses, perte de manaas… mais le pire de tous, le fléau contre lequel les gardes luttaient avec rage restait l’ingestion des cristaux. Depuis peu, on constatait une augmentation de ce phénomène qui était jusqu’alors resté rare.
C’était le quatrième cas en moins de deux lunes. Leiftan avait dépêché plusieurs gardiens pour s’en occuper et Miiko savait que la mission serait éprouvante. Ils avaient tout essayé pour soigner les gens contaminés. Partout, les résultats avaient été effarants : la seule chose qui permettait de se débarrasser d’un cristal ingéré, c’était la mort.

La kitsune reposa le rapport qu’elle tenait. La mort, encore et toujours. Elle avait l’impression que quoi qu’elle fasse, elle revenait toujours à ça. Tous les autres chefs de garde s’en remettaient à elle pour prendre des décisions, trouver des solutions et remettre les Terres sur pieds mais au fond, elle se demandait si c’était seulement possible. Elle n’avait pas trente ans et pourtant l’impression d’avoir vécu mille vies.

Des éclats de voix la tirèrent de ses réflexions. Dans le couloir, deux personnes semblaient avoir une discussion musclée et Miiko soupira en se levant. A mesure qu’elle s’approchait de la porte, les voix se firent plus distinctes. La kitsune reconnut sans peine celle d’Ykhar, aussi stridente qu’à l’accoutumé.
Elle abaissa la poignée et s’adossa contre le chambranle, ses quatre queues frémissant d’agacement.

- Dites, on n’est pas chez le poissonnier du coin…

Immédiatement, les deux fautifs se turent. Ykhar fut la première à se tourner vers elle, penaude. Ses longues oreilles rousses s’étaient aplaties dans la masse de ses cheveux oranges et ses yeux gris brillaient de gêne. A ses côtés, un homme un peu plus âgé levait ses yeux bruns au ciel. Sa corne bleutée, transperçant son front comme une lance, accentuait le froncement de ses sourcils et sa fine queue fouettait l’air derrière lui.
Miiko fit la moue : Keroshane et Ykhar passaient leur temps à se disputer et parfois, elle se demandait si ce n’était pas eux les moins matures de ses subordonnés.

- Je peux savoir ce qu’il se passe ? demanda-t-elle en se massant les tempes.
- Je viens de recevoir un rapport inquiétant, commença Ykhar.
- Et je pense qu’elle s’inquiète pour rien, la coupa Keroshane.
- Comme d’habitude, il ne me croit pas…
- Miiko a autre chose à gérer que ce genre d’idioties !
- Tu n’en sais rien !

Un raclement de gorge les fit taire. Miiko secoua la tête. Ils étaient vraiment impossibles.

- De quoi ça parle, ton rapport ?
- Un enfant du peuple des îles est porté disparu.

La kitsune tendit la main. Ykhar y déposa sa lettre, écrite en patte de mouche et quasiment indéchiffrable. Il lui fallut toute sa concentration pour décortiquer les mots et quand elle eut terminé, Miiko fronça les sourcils.

- C’est arrivé quand ?
- La lettre, ce matin, et la disparition, il y a deux jours.
- Il y a des tas de disparitions ces temps-ci, soupira Keroshane. On peut très bien gérer ça tout seul, Miiko.

Elle s’adossa au mur, fixant toujours la lettre. Les Terres d’Eel entretenaient une relation privilégiée avec les îles des mers de Jade. Un troc important s’était mis en place : épices, tissus, graines et matières premières qui ne poussaient pas sur leurs terres entourées d’eau, en échange de produits maritimes mais également de matériaux précieux et chers.
Bien souvent, quand elle avait eu besoin de soutien, les natifs des îles le lui avaient apporté spontanément. Malgré leur petit nombre, leur voix comptait beaucoup lors des grandes assemblées…
Elle soupira en laissant retomber son bras.

- Où a-t-il été aperçu pour la dernière fois ?
- Sa famille aurait échangé des marchandises sur le rivage d’un village à quelques heures d’ici, répondit aussitôt Ykhar. Ils l’ont cherché partout mais sans succès et se sont adressés à la garde dans l’espoir qu’on puisse les aider. Là où ils vivent, il y a de grandes forêts et ils pensent que leur fils s’est peut-être perdu dans la nôtre.

Miiko grimaça : la forêt d’Eel était immense, retrouver un enfant n’y serait pas chose facile. Ykhar jeta un regard triomphant à Keroshane quand Miiko leur demanda de rédiger des ordres de mission. Mais alors qu’ils se détournaient, Nevra déboula dans le couloir, les cheveux en bataille et le souffle court.

- Miiko… problème… forêt… balbutia-t-il.
- Quoi, encore ? grommela-t-elle.

Nevra prit quelques secondes pour reprendre une respiration normale. Son œil brillait de colère quand il le planta dans ceux de Miiko.

- Une de mes gardiennes a été blessée par un contaminé. Il est dans la forêt, et il se rapproche de la ville.

Chapitre 12 : Traqués

TW : violence, mort.
Ce chapitre comporte des scènes susceptibles de choquer les âmes les plus sensibles, vous êtes prévenus.

J’ai été dans les îles des mers de Jade. Ce que l’on pense être un archipel quand on le voit au loin se révèle être un assemblage de petits îlots de terre reliés entre eux par de larges bancs de sable. Au centre, on trouve une immense forêt aux plantes toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Elle est gardée par les kappas, des esprits de l’eau très accueillants avec qui sait les respecter.

Extrait du Journal d’Aindi Anna J.

Ses pieds foulaient à peine le sol. Sa gorge était sèche, ses articulations criaient grâce, mais il devait continuer. Courir, jusqu’à ce que la traque cesse. Il sentait quelque chose couler le long de ses joues, mais il n’y prenait pas garde. Il fallait continuer. Encore.

***

Chrome scrutait la foule à la recherche de sa partenaire de mission. Lorsqu’il avait reçu son papier, il s’était demandé à quel point Nevra avait joué un rôle dans l’attribution des binômes… Il repéra enfin la tignasse de celle qui l’intéressait et lui fit de grands signes.
June louvoya à travers les gardiens pour le rejoindre, ce qui lui laissa tout le temps de détailler la jeune femme. Relativement petite, elle ne brillait ni par son physique ni par son charisme. La seule chose qui la distinguait un peu des autres, c’était ses prunelles améthystes. Le reste était au mieux appréciable, au pire d’une banalité affligeante.
Elle avait revêtue l’uniforme de sa garde et accroché son emblème au-dessus de son cœur : maintenant qu’elle était officiellement une gardienne, elle avait le droit de le porter.
Le lycanthrope attendit qu’elle se plante devant lui pour décocher un sourire charmeur.

- Salut, la nouvelle. Alors comme ça, toi et moi, on va passer du temps ensemble ?
- Range tes crocs, ça prendra pas avec moi, se moqua-t-elle.

Il s’esclaffa en lui donnant leur ordre de mission. Comme la plupart des gardiens, ils étaient affectés à la recherche de l’enfant des îles qui avait disparu deux jours plus tôt. Toutefois, ils devraient se montrer prudents : un contaminé rôdait aux alentours et s’ils le croisaient, ils devraient fuir le plus vite possible en signalant leur position à l’aide de potions spécialement préparées par les membres de l’absynthe.
L’escouade chargée de l'appréhender était majoritairement composée d’obsidiens. Ils discutaient un peu plus loin en attendant Valkyon et Nevra. Chrome les indiqua à June d’un geste nonchalant.

- Si on a besoin d’aide, c’est eux qu’on appellera à la rescousse. Tu as pris ta potion de repérage ?

June hocha la tête en lui montrant la fiole. Emplie d’un liquide rouge fluo, elle émettait un nuage de la même couleur une fois brisée, qui s’élevait dans le ciel et était repérable de très loin. Chrome approuva.

- Tu sais te servir de ça ? demanda-t-il en désignant l’épée courte à sa ceinture.
- Je tuerais personne avec, mais je me débrouille, sourit June. Je te sens un peu tendu, non ?
- C’est ta première mission, répondit-il. Je suis responsable de toi, et je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose…

Nevra lui en voudrait, et puis il appréciait le peu qu’il avait vu de la jeune femme. Quelque part, quelqu’un donna le signal du départ. Ils se mirent en branle, chacun se dirigeant vers le secteur qui lui était attribué et bientôt, la forêt se referma sur eux.
Il leur fallut plusieurs minutes pour ne plus entendre les bruits de voix des autres binômes mais finalement, ils se retrouvèrent complètement seuls. Chrome leva le nez en l’air pour renifler puis étala leur carte au sol.

- Bon. Aujourd’hui, on est affecté à ce secteur, de là à… ici.
- Comment tu veux procéder ? demanda June.

Il lui semblait logique que le lycanthrope dirige la mission, puisqu’il était le plus expérimenté. Malgré son assurance apparente, elle sentait la nervosité la gagner : là, au milieu de la forêt, elle avait l’impression d’être coupée du monde… et de ceux qui pouvaient la protéger. Chrome réfléchit quelques instants puis exposa sa stratégie.

- On va s’éloigner, mais en restant à portée de vue et de voix l’un de l’autre. On avance en ligne droite, autant que possible, et si on voit quelque chose, on se fait signe, comme ça, mima-t-il avec sa main. Surtout, si tu as le moindre doute, tu tentes pas de vérifier. Je préfère que tu donnes l’alerte pour rien plutôt que d’être blessée.
- D’accord. On sait à quoi ressemble le contaminé ?

Chrome haussa les épaules. C’était un gardien, mais il n’en savait pas plus. Il se releva puis fit un clin d'œil à sa partenaire.

- Allez, June. C’est parti.

***

Des cris. Encore. Il fallait qu’il s’échappe, qu’il court plus vite. Sa poitrine était oppressée, ses oreilles sifflaient, son coeur battait à se rompre. Il avait peur, il avait mal. Il voulait que ça cesse.

***

Ils cherchaient depuis plusieurs heures maintenant, et June commençait à avoir mal aux jambes. Pour passer le temps, ils avaient inventé un jeu de question-réponse qui leur avait permis d’en apprendre plus l’un sur l’autre. Au début, l’ombre n’avait pas été emballé à l’idée de signaler leur position en parlant, mais il avait finalement cédé devant l’absence de traces suspectes.
June avait ainsi découvert que Chrome était né dans les montagnes des Terres de l’Ouest, arides et sauvages. Relativement épargnées par la grande guerre, elles avaient toutefois été rattrapées par les conflits et le jeune homme avait fui pour les éviter. Il avait intégré la garde de l’ombre à treize ans, devenant ainsi le plus jeune gardien de l’histoire d’Eel.

- Qui a été le premier gardien que tu as rencontré ? demanda June en repoussant une branche.
- Nevra. Il n’était pas encore capitaine, mais c’est devenu mon tuteur. Même question.
- Leiftan. Et Maya, aussi.
- Blackwave ?

Le lycanthrope se tourna vers elle, étonné. June haussa les épaules.

- J’ai plus parlé avec Leiftan qu’avec elle, mais elle était là. Ils effectuaient une mission à Himlensam. Un familier fou.
- Donc tu connais Maya, constata Chrome.
- De loin, grimaça-t-elle. Elle me fait un peu flipper… Et puis j’ai entendu pas mal de trucs sur elle, alors j’ai pas super envie de l’approcher.

Elle ne vit pas Chrome arquer un sourcil dubitatif, trop occupée à fouiller un buisson. Le lycanthrope se détourna pour observer les taillis et masquer son trouble. June mentait avec une assurance désarmante qui lui faisait presque douter de ce qu’il savait. Mais il en était certain : c’était elle qu’il avait vue en compagnie de la mercenaire.

- Chrome !

Il fit volte-face en dégainant ses poignards, près à se battre. June pointait quelque chose du doigt. Le jeune homme leva la tête pour apercevoir le panache rouge d’une potion de repérage. Quelqu’un venait de croiser le contaminé.

- C’est trop au nord de notre position, décida-t-il. On continue.
- Mais s’ils ont besoin d’aide ?
- Ce n’est pas toi qui va servir à quelque chose, ironisa Chrome avant de s’adoucir. Sans vouloir te vexer. L’équipe d’exécution sera plus apte à les aider.

June fit la moue. Il sentait qu’elle avait envie d’aller voir, mais elle continua sa route sans rien ajouter. Soudain, un hurlement atroce retentit. Machinalement, June et Chrome se rapprochèrent l’un de l’autre, oubliant leur mission l’espace d’un instant.
Quelque part, loin au nord, quelqu’un était en train de souffrir.

***

Ses pas martelaient le sol dans un rythme effréné. Il devait s’enfuir. Bientôt, les voix cesseraient de hurler. Il ne voulait pas les écouter, pas leur obéir… Il ne voulait pas tuer. Mais il n’y avait que le rouge. Sur ses mains, son cou, ses lèvres. Le goût métallique sur sa langue. Il hurla.

***

Accroupi sur la mousse, Nevra observait les traces laissées par le contaminé. Valkyon surveillait les fourrés, entouré de trois autres obsidiens lourdement armés et les deux autres ombres regardaient le ciel. Maya, elle, s’était adossée à un arbre à quelques pas du capitaine borgne et jouait avec une lame de jet.
Quand il se redressa, Nevra lui accorda un regard méprisant.

- Je ne comprendrais jamais pourquoi tu as intégré cette garde.
- Laquelle ? répliqua-t-elle. Eel ou l’obsidienne ?
- Les deux, soupira-t-il. Enfin, je suis bien content que tu ais décidé d’aller avec Valkyon…

Parce que ses capacités lui permettaient d’intégrer la garde de l’ombre, il le savait pertinemment. Et elle aurait alors été sous son commandement. Les choses auraient été bien plus compliquées qu’elles ne l’étaient déjà.
La mercenaire se décolla de son arbre et passa à côté de lui en prenant soin de ne pas le frôler. Elle rejoignit Valkyon et se posta à ses côtés en croisant les bras.

- C’est trop silencieux, souffla le géant.
- On ne doit pas être du bon côté de la forêt.
- Tu pourrais le localiser ?

Maya pinça les lèvres. La Mörka lui permettait ce genre d’exploit, mais elle serait hors jeu pour le reste de la traque. Et Nevra refuserait de l’utiliser en présence d’autres gardiens. Valkyon comprit le message et soupira. Ils n’avaient plus qu’à fouiller la forêt en suivant les traces de pas.

Le hurlement retentit juste après qu’ils aient repéré le nuage. Ils ne se concertèrent même pas. Ralentis par leurs armures lourdes, les obsidiens furent laissés à la traîne tandis que les ombres filaient comme le vent. En tête, Maya et Nevra semblaient jouer à qui irait le plus vite.
Ils arrivèrent sur le site pour trouver une véritable scène de massacre. Deux gardiens gisaient dans l’herbe, leurs regards vides fixant le ciel en arborant une expression de pure terreur. La chose qui les avait attaqués n’avait pas fait dans la dentelle. Bras et jambes arrachés, morsures au cou, os brisés… Derrière elle, Maya entendit quelqu’un rendre son déjeuner. L’odeur âcre qui flottait dans la clairière les prenait aux tripes, s’insinuant dans leurs esprits pour leur faire imaginer les pires horreurs.
La mort était passée, violente, terrible et inéluctable.

- De quelle espèce est-il ? murmura Maya en s’accroupissant pour retourner l’un des corps.
- Indéterminé, lâcha Nevra.
- Par l’Oracle !

Maya jeta un coup d'œil derrière elle. Valkyon était blême et elle comprit rapidement pourquoi : l’une des deux victimes était membre de l’obsidienne. Elle lâcha son buste qui retomba au sol dans un bruit sourd puis récupéra l'emblème qui y était accroché. Valkyon la rejoignit pour dégager le visage du gardien.

- Il s’appelait Yonflo, murmura-t-il. Eweleïn a validé sa candidature il y a à peine deux jours…
- Il connaissait les risques. Comme nous.

Maya se redressa. Nevra hocha la tête pour marquer son assentiment : il ne servait à rien de s'appesantir sur la mort d’un gardien alors que son assassin courrait toujours. Pourtant, si la mercenaire cracha d’impatience, il laissa les autres obsidiens se recueillir auprès de leur compagnon d'armes.
Plus loin, ses soldats avaient pisté le contaminé. Ils reprirent donc leur course, les pas pesant des guerriers derrière eux. Cette fois, ils s’étaient tous armés. Maya était toujours en tête, les mains refermées sur les manches en pierre qui ornaient d’ordinaire sa taille. Deux lames d’un rouge malsain pulsaient autour d’eux, en accord avec les tatouages sombres qui s’enlaçaient sur ses bras nus.
Il ne leur fallut pas longtemps pour rattraper le contaminé. Peut-être parce qu’il s’était arrêté. Qu’il les attendait.

A genoux dans l’herbe, il les fixait d’un regard fou. Ses yeux étaient injectés de bleu, ses pupilles aussi petites que des têtes d’épingles. De la bave rougeâtre dégoulinait le long de son menton et sa langue déchiquetée par des coups de dents nerveux pendait sur ses lèvres gercées. On pouvait suivre le trajet sinueux de ses veines, luisantes à cause du cristal qu’il avait ingéré. Les motifs complexes de son réseau interne se mêlaient à ceux, bien plus maladroits, que ses ongles avaient creusés dans sa peau fragile.
Il ne se redressa pas quand Nevra pila brutalement devant lui. Ne bougea pas non plus quand les obsidiens rejoignirent les ombres dans un bruit de métal froissé. Il se contentait de les regarder.
Le silence s’étira. Pour lui, le temps s’était suspendu. Aucun son ne s’échappait de leur petit groupe, aucun mouvement ne venait troubler la tranquilité des lieux.
Il suffit d’un clignement d’yeux pour déchaîner l’enfer.

Entraîné par le cristal, le contaminé était rapide. Bien plus que les gardiens. Il eut le temps d’en blesser deux avant que quiconque n’ait pu réagir. Mais les corps désormais inutiles n’avaient pas touché le sol que ses griffes se heurtaient aux lames croisées des guerriers. Les haches s’abatirent sur lui, les épées le lacérèrent et les masses le heurtèrent avec force. Pourtant, il ne faiblit pas. Il repoussa les mains qui le saisissaient, lacéra les armures qui l’écrasaient et écharpa les yeux qui le regardaient.
Hurlement.
Douleur.
Terreur.
La sienne. Les leurs. Bientôt, il ne distingua plus rien d’autre que le sang. Et deux iris d’un bleu qui rappelait celui du cristal.
Lorsqu’il croisa les lames de la mercenaire, le temps se figea de nouveau. Elle aussi, il la détruirait. Il s’élança, toutes griffes dehors, mais elle n’était déjà plus là.
Douleur.
Il hurla. Ses doigts tranchés roulèrent sur l’herbe alors qu’il portait leurs moignons à sa bouche fiévreuse. Elle attaquait déjà. Et elle n’était pas seule. Derrière lui, en train de contourner les combats pour le prendre par surprise.
Elle n’était qu’une diversion.
Il se retourna juste à temps pour parer les lames du capitaine borgne. Son capitaine.
Douleur.
Il se plia en deux quand la lame s’enfonça dans son flanc. Elle n’était pas une diversion. Ils se couvraient l’un l’autre, duo mortel qui ne lui laissait aucun répit. Il recula.
Douleur.
Repoussa une attaque.
Douleur.
Trébucha sur un corps inerte.
Douleur.
La sienne. Il le lisait dans ses yeux bleus alors que ses doigts valides se refermaient sur son bras nu. Elle planta brusquement sa lame dans la chair lacérée, mais il tint bon. S’aida de son corps pour repousser le capitaine, qui s’effondra sous le poids de sa compagne.
Puis disparut dans les fourrés, l’écho de son hurlement seul témoin de son violent passage.

***

Elle avait mal. Terriblement. Au bras, là où l’autre l’avait attrapée, au dos là où le torse de Nevra touchait son corset de cuir. Elle essaya de bouger mais ne put qu’émettre un vague grognement. Elle sentait les doigts du capitaine contre ses omoplates. Et soudain, Nevra reprit ses esprits et parvint à la faire rouler sur le côté. Le soulagement fut immédiat. Pour son dos du moins, car elle voyait déjà la trace de main sur son bras blessé.
Maya rassembla ses forces pour se redresser à quatre pattes. Elle prit prudemment appui sur son avant-bras, décida que la douleur était supportable et se mit à genoux.

- Saigar1, cracha-t-elle.
- Ça va ? haleta Nevra.
- Ortrag ash ga morkei.2

Une insulte dans la bouche de n’importe qui d’autre, une marque de souffrance dans la sienne. Le faélien grimaça en se redressant pour évaluer les dégâts. Sur les dix membres que comptait leur escouade, seuls trois n’étaient pas blessés. Valkyon s’occupait de panser les plaies de ses guerriers. Nevra estimait qu’au moins l’un d’eux ne survivrait pas au voyage jusqu’à la garde.
Il jura entre ses dents serrées. Maya avait finit par se redresser complètement, les lèvres pincées tandis qu’elle serrait son bras contre son torse. Il se rapprocha d’elle et baissa la voix.

- Il était rapide. Tu as vu comme il nous a désarmé tous les deux ?
- J’ai senti, répliqua-t-elle avec mauvaise humeur.

Maya n’aimait pas perdre un combat, et encore moins contre un autre. Nevra comprenait ce sentiment. Lui aussi était blessé dans son orgueil. Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’il combattait un contaminé… Celui-ci était différent. Il en fit part à sa subalterne.

- Peut-être qu’il a absorbé plus de cristal, dit-elle en haussant les épaules.
- Ce n’est quand même pas commun. Je connais très peu de gardiens capables de me tenir tête quand je m’y mets vraiment… Miiko a réunit les meilleurs combattants de la garde, et aucun d’eux n'a été capable de l’arrêter. 
- Tu t’en fais pour eux ? ricana la mercenaire. Je t’ai connu moins sensible.
- N’importe quoi, grommela-t-il.

Nevra se détourna pour rejoindre Valkyon. Il chuchota rapidement ses conclusions et le géant fit l’inventaire des blessés. D’un commun accord, ils décidèrent de sonner la retraite. La nuit n’allait pas tarder à tomber et il faudrait mettre une nouvelle stratégie en place pour attraper le condamné.

- Mais le petit ? murmura l’une des ombres blessées.
- Il y a peu de chances que le condamné lui tombe dessus, répondit doucement Valkyon. Il se sera caché, et puis l’autre est blessé…
- Je vais prier pour lui, dans ce cas.

Valkyon hocha vaguement la tête. Lui aussi prierait pour que l’enfant soit sain et sauf. Mais pour l’instant, il priait surtout pour qu’aucun autre gardien ne soit blessé et que tous voient le panache de fumée bleue qui s’élevait de leur position, sonnant la retraite aussi efficacement qu’une trompe...

1 : enfoiré
2 : équivalent de va te faire voir, littéralement va mourir, très insultant

Chapitre 13 : Exécution

TW : puisque ce que chapitre est la suite directe du précédent, il y a toujours de la violence, du sang et des tripailles <3

L’Oracle est l’essence même de l’Eldarya. Certains peuples la vénèrent au même titre qu’une divinité tandis que d’autres sont restés fidèles aux anciens dieux. Mais tous sont d’accord sur une chose : la puissance du grand cristal est ce qui permet à l’Eldarya d’exister, et l’Oracle est garant de cette puissance.

Extrait d'Étude du grand cristal par Agalog

Il avait passé la nuit à panser ses plaies. La lueur des étoiles avait atténué les voix hurlantes, la lune révélé un calme plus que bienvenu à l’intérieur de son esprit hanté. Bien sûr, il n’était pas seul. Après la cuisante défaite qu’il leur avait infligée, les gardiens étaient revenus plus nombreux. Plus prudents, aussi. Il les sentait ramper comme s’il ne faisait qu’un avec la forêt, marcher sur le sol humide et respirer l’air vicié.
A l’abri dans l’obscurité, il avait entendu la voix qui chuchotait. Parmi les autres, elle s’était tout d’abord faite discrète mais à présent, elle avait pris l’ascendant. Ses murmures séducteurs avaient élaboré un plan sans faille et effacé la douleur qui ruait dans ses veines blessées.
Oui, il n’avait plus mal. Et il écoutait. Des pas dans les fourrées, deux voix qui murmuraient. Aujourd’hui, les gardiens se montraient plus prudents, car la menace était réelle. Mais ils ne lui échapperaient pas.

Avec lenteur, il se glissa derrière les troncs épais, ombre parmi les ombres, suivant les chuchotements dans sa tête. Regarde… Il s’approcha un peu plus, jusqu’à distinguer les deux silhouettes. A leurs tailles, les fioles rouges qu’il avait vu la veille, celles qui attiraient les gardiens plus dangereux. Ils ne doivent pas les briser…
Ils n’en auraient pas le temps. Sa langue déchiquetée passa sur ses dents tordues. Certaines étaient tombées, mais il lui en restait suffisamment pour eux. Il déglutit pour apaiser la faim qui hurlait dans son ventre. Goûter leur chair délicieuse, plonger ses canines dans leurs cous graciles, boire leur sang chaud… Bientôt… Son estomac gronda. Il répondit d’un claquement de dents : lui aussi avait hâte.
Il s’approcha un peu plus. L’un des deux gardiens s’arrêta brusquement, ses oreilles pointues tournées dans sa direction. La fille souffla quelque chose et le gardien secoua la tête.

Un sourire étira ses lèvres décharnées. Ils ne le verraient jamais arriver. Avec lenteur, il s’accroupit pour ramper. Tranquillement, il avança dans les buissons en suivant ses proies. Ils feraient une erreur, et là… Son estomac émit un nouveau grognement.
Mais il lui fallait choisir. Il ne pourrait en prendre qu’un. L’homme était plus grand, il y aurait de quoi se restaurer… Il prendrait…
La fille…
Il secoua la tête. Elle était si menue, il ne pourrait pas apaiser sa faim !
Prends la fille… Son manaa…
Il geignit en silence. Il avait si faim… Le chuchotement devint un cri dans son esprit ravagé. Colère. Désespoir. Douleur. Faim. Il n’existait plus que par ces émotions violentes, et le chuchotement le ramenait à la raison.
Il prendrait la fille.

Les deux gardiens s’arrêtèrent brutalement. L’homme murmura quelque chose à la fille, qui passa une main dans ses cheveux aussi gris que les cendres. C’était maintenant. Leur attention était détournée par autre chose. Il se ramassa pour bondir. Son cœur accéléra, ses muscles se tendirent alors que sa vision se rétrécissait. Un saut, un seul. Planter ses dents dans le cou pâle, emmener le corps là où l’autre ne pourrait jamais le reprendre. Se gaver de viande et d’énergie, s’enfuir à nouveau. Quitter la forêt mortelle et accomplir sa mission.
Un frisson parcourut sa peau. Et avant qu’il n’ait le temps de comprendre, son corps fit volte-face pour se retrouver plaqué contre le tronc d’un arbre.
Terreur.
Une main plaquée sur sa bouche pour l’empêcher de hurler.
Douleur.
Deux yeux luisants d’une cruauté sans nom, qui plongèrent dans les siens.
Fuir.
Un chuchotement à son oreille, qui lui souffla de se taire.
Silence.
Le sourire malsain de celui qui tue. Et qui aime ce qu’il fait.
Larmes.
Sa voix brisée ne franchit jamais la barrière de ses lèvres closes. Lorsque son corps fut doucement accompagné au sol, ses fluides précieux s’échappant des blessures fraîches qu’on venait de lui infliger, il sentit sa conscience disparaître. Et quand ses yeux se fixèrent sur le ciel, capturant l’émeraude du paysage, il sut qu’il avait échoué.
Mort.

***

Son regard était posé sur le tronc d’un arbre, non loin d’eux. Elle avait cru entendre quelque chose, mais comme Chrome un peu plus tôt, June mit cela sur le compte de son imagination. Depuis la veille, la forêt lui semblait bien plus menaçante et chaque craquement de brindille devenait le souffle rauque du contaminé sur le point de les attaquer.
Elle avait hâte que cette première mission se termine. A en juger par la queue de Chrome, qui battait la cadence au rythme de ses pas, lui aussi.

- Tu crois qu’ils l’ont trouvé ? souffla-t-elle.
- J’en sais rien. En tout cas, personne ne s’est fait attaquer, répondit-il sur le même ton.

Elle frissonna. La veille, on avait constaté l’absence de six autres gardiens, en plus des deux que l’équipe de Valkyon et Nevra avaient retrouvés morts. Une dizaine d’autres avaient été blessés et l’enfant introuvable.
Miiko avait ordonné que la garde absynthe, jusqu’alors préposée aux potions de soutien, aille chercher les corps sous l’égide des obsidiennes. Emi faisait partie d’une des cinq équipes et June s’inquiétait pour elle : malgré son escorte renforcée, elle n’était pas à l’abri. Le contaminé avait mis à mal les meilleurs guerriers que comptait Eel.
Parce qu’elle ne faisait plus attention à son environnement, elle rentra dans Chrome qui s’était brutalement arrêté. Une main sur son nez endolori, la jeune femme ouvrit la bouche pour râler mais le lycanthrope lui fit signe de se taire.
Un peu plus loin, deux personnes se disputaient dans une langue qu’elle ne comprenait pas. En tendant l’oreille, June parvint à identifier l’accent chuintant caractéristique du spräk. Elle fronça les sourcils en prenant la direction des voix. Derrière elle, Chrome retint un gémissement mais la rattrapa d’un pas rapide.

- On devrait pas aller par là, souffla-t-il.
- Pourquoi ?
- C’est plus notre zone, June…
- Et alors ? Ceux qui se disputent là-bas font suffisamment de bruit pour attirer le contaminé, répliqua-t-elle. Il faut qu’on leur dise qu’on les entend.

Et puis, elle était curieuse de connaître leur identité. Pour une langue supposée être rarement parlée en dehors des Terres Obscures, elle trouvait qu’on l’entendait souvent à Eel…
Alors qu’ils s’approchaient du binôme, une odeur atroce les prit à la gorge. Mélange de vase, de poisson pourri et d’algues en décomposition, elle laissait un goût acide sur la langue et forçait Chrome à respirer par la bouche. L’odorat sensible du lycanthrope fut rapidement saturé : les larmes aux yeux, il s’arrêta près d’un arbre pour rendre son déjeuner.

- Tout va bien ? s’alarma June.
- Vas-y… bégaya le jeune homme. Continue sans moi…
- Je croyais que c’était plus notre zone ?

Il n’eut pas l’air d’apprécier la plaisanterie. June lui adressa un regard compatissant puis reprit sa route. La dispute avait cessé : les deux gardiens les avaient probablement entendus.
Quand elle poussa les quelques branches qui les séparaient, elle ne fut pas surprise en voyant Maya debout au milieu d’une clairière. Pourtant, elle garda un air totalement neutre et laissa ses yeux glisser sur la mercenaire pour les poser sur son partenaire du jour.

- Capitaine Redstone, salua-t-elle.

L'œil de Nevra se plissa pour la jauger, avant de se porter derrière elle. June fit la moue en passant une main dans ses cheveux :

- Je sais que c’est pas notre zone, mais vous faisiez du bruit. Chrome est un peu plus loin, je crois qu’il est malade.
- Tu entends ça, Redstone ? ricana Maya. Ton animal de compagnie a été terrassé par ça…

Nevra marmonna quelque chose que June n’entendit pas. Elle avait suivi la direction que désignait Maya de sa main gantée et écarquillait les yeux en détaillant le petit être à ses pieds. Recroquevillé sur lui-même, sa peau avait la couleur des pierres. Ses cheveux étaient d’un roux flamboyant, se rejoignant sur le sommet de son crâne pour former une sorte de fleur à six pétales qui contenait un fond d’eau. C’était de là que semblait provenir l’odeur atroce, qui n’avait pas l’air d’incommoder l’enfant. Sur son dos, une carapace écailleuse formait une protection sommaire contre d’éventuels prédateurs et ses vêtements en lambeaux peinaient à recouvrir ses membres épais.

- Vous l’avez trouvé, souffla-t-elle en s’approchant.
- Sentit serait plus juste, grogna Nevra.

Il s’adossa à un arbre en fusillant Maya du regard, puis désigna l’enfant.

- Et on serait déjà rentré à la garde si tu n’étais pas aussi bornée. Je parlerais à Miiko de ton refus d’obéir.
- C’est ça, cracha la mercenaire. Va donc pleurer dans les queues de ta chère kitsune en lui racontant à quel point j’ai été méchante avec toi en refusant de porter cette chose pour que tu ne sois pas dérangé par son odeur.
- Quand un capitaine te donne un ordre, tu dois…
- Arrêtez !

June leur jeta un regard furieux et pointa l’enfant du menton. Terrorisé, il s’était roulé en boule par terre et gémissait de plus en plus fort en plaquant les mains sur ce qui lui servait d’oreilles.

- Vous lui faites peur. Et vous allez attirer le contaminé !

Nevra ouvrit la bouche pour protester : il était capitaine et une simple gardienne n’avait pas à lui parler de cette façon ! Mais en posant les yeux sur le petit, il se contenta de siffler sa désapprobation. Il lui faudrait adresser deux mots à Valkyon quant au culot de ses subalternes…

Loin des préoccupations du faélien, June s’était approchée de l’enfant. Avec douceur, elle posa sa main sur la peau parcheminée et une vague d’émotions contradictoires l'envahit. Soulagement, terreur, angoisse, douleur, joie… Elle grimaça devant la violence de ces sensations, qui disparurent aussi vite qu’elles étaient venues.
La jeune femme se reprit et pressa doucement le bras du petit garçon.

- Tout va bien, tu es en sécurité maintenant.
- Les kappas ne parlent pas la langue commune, lâcha Maya.

Mais le petit s’était redressé, comme pour lui donner tort. Il fixait June de ses grands yeux couleur de terre, son bec plat tremblant d’appréhension. June se força à ne pas reculer quand l’odeur la frappa de plus belle et lui sourit.

- On va te ramener chez toi, tout ira bien.

Le kappa se traîna jusqu’à elle, révélant sa jambe blessée. Une entaille courait le long de son articulation, l’empêchant de se mettre debout. June masqua son dégoût quand il accrocha ses bras autour de son cou, mais  son déjeuner tentait de rejoindre celui de Chrome. L’enfant sentait vraiment très mauvais.
Le lycanthrope émergea soudain des arbres, le teint verdâtre. Quand il vit June porter le kappa, il recula d’un pas avant d’être rattrapé par Nevra. Le capitaine borgne arborait un air agacé et June adressa un sourire compatissant au gardien. Sa défection momentanée allait lui coûter un mauvais quart d’heure en compagnie du faélien…
Elle se tourna vers Maya et baissa légèrement les yeux.

- Alors… on… retourne à la garde ? demanda-t-elle d’une voix hésitante.
- Sauf si tu veux passer la nuit ici, répliqua la mercenaire.
- On peut rester avec vous ? Je veux dire… Vous êtes plus à même de nous défendre si le contaminé nous attaque… Surtout avec le petit…

Maya arqua un sourcil, l’air de lui dire qu’elle en faisait à peine trop. June s’efforça de conserver un visage impassible, consciente que Nevra et Chrome les observaient. La mercenaire laissa planer le silence quelques secondes, avant de hausser les épaules pour se mettre en marche.

- Où est-ce que tu vas ? s’exclama Nevra.
- Je les escorte, répondit-elle avec désinvolture. C’est le but de cette mission, non ? Retrouver cette chose puante et la ramener à la garde.
- Le contaminé n’est pas…
- Nevra ! Maya !

Essoufflé, Valkyon déboula dans la clairière. Il se posa contre un arbre pour retrouver une respiration normale puis se redressa : son armure portait des traces de sang et il était blessé au bras.

- Le contaminé est neutralisé, lança-t-il. Il a blessé deux de mes gardiens, mais quelqu’un l’a tué. On ne sait pas encore qui, on a juste retrouvé son cadavre et les cristaux qui…

Il se coupa en croisant le regard de June. Son visage se rembrunit puis s’éclaira de nouveau quand il vit le petit kappa.

- Vous l’avez trouvé ! s’exclama-t-il, soulagé.

Il s’approcha de June pour observer l’enfant, prenant soin de rester à une distance raisonnable de la jeune femme. Elle échangea un regard rapide avec Maya, dont le léger sourire n’échappa pas à Nevra.

- Félicitation, murmura Valkyon pour ne pas effrayer le kappa.
- Merci, capitaine, répondit-elle sur le même ton. Mais c’est le capitaine Redstone et votre second qui l’ont retrouvé. Chrome et moi les avons juste entendus et on est allé voir.

Valkyon hocha la tête et tendit prudemment la main pour tâter la blessure du kappa. Le petit poussa un gémissement de douleur qui fit grimacer le géant : il avait besoin de soin, et assez rapidement.

- Je vous accompagne, décréta-t-il. Repose-le, je vais comprimer sa blessure pour qu’il arrête de saigner. Vous n’aviez pas vu qu’il était blessé ?

Il se tourna vers Nevra et Maya. Si le premier semblait penaud, la seconde observait ses gants d’un air ennuyé. Valkyon fronça les sourcils et répéta sa question. Nevra leva finalement son œil au ciel et indiqua la mercenaire d’un doigt, se justifiant d’une voix penaude.

- J’étais trop occupé à essayer de la faire obéir.
- Quoi ?
- Je lui ai demandé de porter le kappa, elle a refusé, je me suis emporté, c’est bon… 
- Skraj, ricana Maya.
- Répète ?

Valkyon bondit sur ses pieds pour retenir le faélien, dont le visage s’était tordu en une grimace de colère. A en juger par sa réaction, June estima que le mot utilisé était très insultant. Suffisamment pour lui faire perdre son sang-froid en présence de deux de gardiens… Maya devait vraiment lui porter sur les nerfs, car on lui avait vendu Nevra comme quelqu’un de plutôt nonchalant.

- Ça suffit ! siffla Valkyon. Vous avez quel âge ? C’est valable pour toi aussi, Maya !

Il relâcha Nevra, dont les joues avaient légèrement rougies sous l’effet de la colère et de la honte, puis rejoignit June. Le kappa était toujours accroché à son cou, et il ne semblait pas vouloir la lâcher. Elle s’efforça de trouver une position confortable pour que son capitaine puisse bander correctement sa blessure.
Avec douceur, le géant entreprit de protéger la jambe du kappa. Son ton dur tranchait avec ses gestes quand il reprit son sermon.

- Nevra, tu devrais savoir gérer ton sang-froid, même si elle essaie de te provoquer. Et toi Maya, ça commence à bien faire. Pour la dernière fois, Nevra est capitaine, et même si tu n’es pas dans sa garde, il reste ton supérieur hiérarchique. Tu dois lui obéir quand il te donne un ordre.
- Même si je le trouve injuste ?

Valkyon se figea. Maya se rapprocha d'une démarche chaloupée, pour venir s’accroupir en face du kappa et observer le bandage.

- Même si j’estime que son ordre met la vie de quelqu’un en danger ? Ou va à l’encontre de mes valeurs ?
- Tu n’as pas de valeurs, grogna Nevra.
- Alors, capitaine ? susurra Maya sans en tenir compte. Même là, je dois lui obéir ?

June sentait les doigts de Valkyon trembler légèrement contre sa hanche. Le géant resta immobile de longues secondes, avant de serrer brutalement le bandage. Il se redressa sans leur accorder un regard.

- Oui, même là, répondit-il en ses dents serrées. Parce que c’est ton capitaine.
- Et dire que je croyais la garde fervente défenseur de la liberté, ricana-t-elle en se levant à son tour. Mais j’imagine que vous autres, capitaines, savez mieux que les autres ce qui est bon pour nous.

Les yeux fixés sur Valkyon et son second, ni Chrome, ni Nevra ne virent June se mettre debout, les doigts si serrés sur le kappa que ses jointures étaient blanches. Pas plus qu’ils ne virent la larme traîtresse qui roula sur sa joue et qu’elle laissa se perdre dans ses cheveux.

Chapitre 14 : Murmures

Les kappas sont des esprits aquatiques tout à fait fascinants. De tous les peuples qui m'ont été donné de rencontrer, ils font partie des plus complexes et une vie entière ne suffirait pas à comprendre leur mode de fonctionnement. Voici ce que j’ai pu retenir de mon voyage dans les Terres de Jade : l’eau qui se trouve au sommet de leur tête compose leur énergie vitale.

Extrait du Journal d’Aindi Anna J.

L’odeur était épouvantable. Malgré le foulard qu’elle avait noué autour de sa bouche, parsemé de menthe poivrée pour rendre la puanteur supportable, Emi avait envie de vomir. Le dispensaire résonnait de gémissements douloureux, de cris de détresse et de pleurs. Affectée à l’une des équipes de recherche, elle avait eu la chance - ou la malchance selon le point de vue - de retrouver rapidement les corps qu’elle était censée ramener à la garde. Il lui avait fallu tout son courage pour ne pas tourner de l'œil devant la vision de leurs membres déchiquetés, et la présence d’Hélios avait été une bénédiction.
L’atalante était impressionnante. Elle qui avait travaillé sans relâche à l’élaboration d’un purificateur d’eau, sans prendre de repos et en oubliant même de manger, avait à peine eu le temps de se reposer et s’était pourtant portée volontaire pour aider Eweleïn à soigner les blessés.
Emi réprima un haut-le-cœur en soulevant le drap qui couvrait la blessure du gardien. Malgré tous les soins prodigués par Eweleïn, elle commençait à s’infecter. Rouge, purulente et suintante… Le gardien gémit quand elle versa quelques gouttes de potion astringente dessus. Il avait été mordu par le contaminé et risquait de perdre sa jambe.
A côté d’elle, Hélios remarqua son teint pâle et posa une main compatissante sur son bras.

- Ils vont s’en sortir, Eweleïn et les soigneurs sont doués, murmura-t-elle.
- T’as qu’à dire ça à la recrue de l’obsidienne, chuchota Emi en réponse.

Mordu à l’épaule, il était actuellement dans un sommeil si profond que rien ne pouvait l’en tirer. Et quelque part, Emi en était soulagée pour lui : la douleur devait être terrible alors mieux valait qu’il dorme pour ne pas la sentir.
Hélios détourna les yeux. Elle-même n’était pas totalement convaincue de ses paroles. Elle avait entendu Eweleïn chuchoter avec les autres soigneurs : sur la quinzaine de blessés, au moins trois ne passeraient pas la nuit. Mais elle était habituée aux pertes. Pas Emi. La femme des neiges avait besoin de garder espoir.
Les jours à venir allaient être durs, Hélios ne voulait pas en rajouter.

L’atalante reposait doucement le drap sur la blessure qu’elle soignait quand une agitation soudaine lui fit lever la tête. Un petit groupe de personnes venait de pénétrer dans le dispensaire et elle reconnut la silhouette imposante de Valkyon Atani. Sa curiosité légendaire pointa le bout de son nez, rapidement satisfaite par la voix d’Eweleïn qui appelait son nom.
Hélios termina tout de même son bandage, se forçant à rester professionnelle, avant de filer entre les lits pour rejoindre la soigneuse derrière une tenture.

- June ! s’exclama-t-elle.

Elle se précipita vers son amie, qui l’accueillit d’un sourire rassurant. L’atalante sentit le soulagement l’envahir en constatant que l’obsidienne n’était pas blessée, puis fronça le nez.

- Qu’est-ce qui pue comme ça ?

June ne put retenir un gloussement. Elle réprima toutefois son rire nerveux par respect pour les blessés et désigna le kappa toujours accroché à son cou. Hélios écarquilla les yeux et s’accroupit pour se mettre à hauteur, observant avec intérêt la petite créature.

- Vous l’avez trouvé ! Génial !
- Les dieux m’en soient témoins, vous autres êtes d’une originalité… grommela Maya.

Hélios arqua un sourcil surpris. Eweleïn fit comme si de rien n’était et s’abaissa à son tour en montrant le kappa.

- Il est blessé et il a perdu son eau, indiqua-t-elle. J’aimerais que tu ailles voir le capitaine Rahani et que tu l’aides à la reconstituer. Il sait comment faire, mais il aura besoin d’assistance.
- Je m’en occupe, sourit l’atalante.
- Je t’accompagne, grogna Nevra.
- Pas la peine, je connais le chemin…
- J’ai des choses à dire à Ezarel.

Elle haussa les épaules. D’un geste empressé, elle attrapa sa sacoche de potion et fila hors du dispensaire, suivie par le capitaine borgne. Hélios ne l’attendit pas pour remonter le couloir et dévaler les escaliers qui menaient à la salle des portes, mais les grandes enjambées du faélien eurent tôt fait d’abolir la distance entre eux.
Elle jeta un coup d'œil intrigué au visage d’ordinaire amusé de son supérieur. Nevra arborait une moue agacée, son sourcil froncé accentuant l’orage qui grondait dans son regard. Elle se mordit la langue en s’efforçant de se concentrer sur autre chose mais après deux torches rouges, elle se tourna vers lui.

- Vous vous êtes disputé avec la gardienne Blackwave ?
- Ce ne sont pas tes affaires, répliqua-t-il.
- J’ai raison, hein ? sourit Hélios.

Nevra grogna. Leurs disputes étaient légendaires à la garde et Hélios n’avait jamais compris l’animosité qui régnait entre eux. Au départ, elle avait songé à une rivalité mal gérée : ils faisaient tous les deux partis des meilleurs combattants de la garde et n’avaient presque jamais échoué dans les missions qu’on leur donnait. En fait, quand ils partaient ensemble, ils étaient redoutablement efficaces.
Mais au fil des années, elle s’était rendue compte que les choses étaient plus complexes que ça. Depuis, elle s’efforçait d’en savoir un peu plus sur les deux gardiens, sans grand succès. Parmi les choses qui lui restaient inaccessibles, Nevra et Maya figuraient en bonne place.

- Je suis sûre que c’est parce qu'elle ne voulait pas obéir, proposa-t-elle.
- Hélios, ça ne te regarde pas, soupira Nevra.
- Je vous ai jamais demandé de me répondre, répondit l’atalante. J’aime bien émettre des hypothèses, c’est tout. Vous lui aviez demandé quoi ? Oh, attendez… de porter le kappa ? C’est vrai qu’il pue. A votre place, j’aurais fait pareil… quoique, peut-être pas à Blackwave. Elle me fait peur. Vous lui direz pas que j’ai dit ça hein ? Enfin, je m’en fiche, je pense qu’elle le sait déjà. Et vous…

La main de Nevra se plaqua brutalement devant elle pour la forcer à s’arrêter. Elle eut à peine le temps de réagir que le faélien la coinçait contre le mur, une flamme dangereuse brillant dans sa prunelle.

- Je ne suis vraiment pas d’humeur à écouter tes bavardages, Hélios, susurra-t-il. Alors on va faire le reste de ce trajet en silence, si tu veux bien.
- Pas de problème, répondit-elle suavement. Mais, avec tout le respect que je vous dois, capitaine, rapprochez-vous encore un peu et tout supérieur que vous êtes, mon poing finira dans votre séduisant petit nez.

Nevra esquissa un sourire froid, auquel elle répondit en battant des cils. Il fut tenté d’utiliser l’obnubilation sur la rouquine, mais renonça en estimant que ça n’en valait pas la peine. Il s’écarta donc pour la libérer et reprit sa route.
Hélios l’observa quelques instants avant de le rejoindre, songeuse.

- Est-ce que ça marche ?
- Quoi donc ?
- Ton truc de dominateur là.

Il se figea, surpris par la question et le tutoiement soudain. Hélios se tourna pour le regarder et commença à jouer avec une mèche de cheveux.

- Je te trouve bien familière, finit-il par répondre.
- C’est parce que je m’adresse à l’homme, et pas au capitaine, répliqua l’atalante avec sérieux. Je veux dire, tu t’es tapé la moitié de la garde, si ce n’est plus.
- Tu n’es pas en reste, de ce que j’entends.

Un sourire étira les lèvres de la jeune femme. Elle accéléra légèrement pour le dépasser et se mit à rouler des hanches d’un mouvement lascif.

- Moi, je suis jolie, ronronna-t-elle. Séduisante, drôle, charmante, agréable…
- Modeste… la coupa Nevra.

Elle s’esclaffa. Son rire était communicatif, et malgré la situation, le faélien ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en coin. Il était vrai qu’au vu de leurs conquêtes respectives, le fait qu’ils ne se soient jamais retrouvés dans le même lit relevait de l’exploit. Pourtant, l’atalante aurait pu s’inscrire sur la longue liste de ses aventures. Peut-être qu’elle était trop curieuse pour qu’il s’intéresse réellement à elle.

- Tu n’as pas répondu à ma question, reprit-elle.
- Et ça restera un mystère, gardienne Hélios, répliqua Nevra.
- Il n’y a aucun mystère qui me résiste… capitaine Redstone.

Leurs yeux s’affrontèrent un instant, puis l’atalante se détourna dans une envolée de voiles. Nevra ne pouvait que deviner le sourire qui ornait son visage mutin, et quand ils poussèrent la porte du laboratoire d’alchimie, il eut bien du mal à réprimer le sien.

***

Leiftan ne fit aucun bruit quand il pénétra dans le bureau de Miiko. Aucune latte ne craqua quand il s’avança sur le parquet, et même son long manteau ne bruissa pas quand il s’assit dans l’un des fauteuils. En réalité, il aurait tout aussi bien pu être une ombre que personne n’aurait remarqué la différence.
A ce petit jeu, il battait même Maya.
Miiko, absorbée par son travail, mit de longues minutes à s’apercevoir qu’elle n’était plus seule. Il les utilisa pour l’observer. Avec les années, son visage fin était devenu austère, dévoré par les lourdes responsabilités qui pesaient sur ses jeunes épaules. La lumière des lampes faisait scintiller les perles dans ses cheveux. Les reflets jouaient sur le parchemin qu’elle grattait, une moue concentrée sur les lèvres. Elle avait passé un peu de charbon sur ses longs cils pour accentuer ses yeux clairs, mais il avait bavé et formait à présent de petits pâtés sur ses joues.
Elle releva soudain la tête et sa plume raya le parchemin sur lequel elle écrivait. La surprise illumina ses prunelles, son corps se détendant à mesure qu’elle le reconnaissait.

- Je t’ai fait peur ? murmura-t-il.
- Non. Un peu. Tu es tellement silencieux, grimaça-t-elle.
- Excuse-moi.

Elle haussa les épaules. La discrétion était une qualité primordiale dans son métier, elle n’allait pas s’en plaindre. La kitsune reposa sa plume en réprimant un bâillement, avant de se frotter les yeux. Elle étala encore plus le charbon sur ses joues, ce qui amusa le lorialet.

- Ykhar m’a dit que vous aviez sonné la retraite. Encore des blessés ?

Il acquiesça. Miiko passa une main dans ses cheveux en soupirant. Le gardien se pencha en avant pour frôler son bras d’un geste doux avant de poursuivre.

- Nous avons retrouvé l’enfant, Miiko. Et le contaminé est mort.
- Vraiment ? C’est une excellente nouvelle !

Le soulagement pouvait se lire sur son visage. Leiftan hocha la tête en lui donnant les détails, qu’elle nota soigneusement sur une feuille vierge.

- Comment Maya et Nevra l’ont-ils trouvé ?
- Ils sont tombés dessus en cherchant le contaminé. Ils ont été rejoints par la gardienne June et le gardien Argent.
- Où est le kappa ?
- Au dispensaire, mais il refuse de lâcher June.

Miiko fronça les sourcils mais il fut incapable de lui dire pourquoi. Le kappa semblait s’être entiché de la jeune femme et rien ne pouvait l’arracher à elle.

- Et le contaminé ? reprit Miiko.
- Il a été retrouvé mort au pied d’un arbre. Sa dépouille portait des traces de coups, mais on ne sait pas s’il a été tué ou s’il s’est effondré à la suite de ses blessures.

La kitsune reposa sa plume. D’après les rapports que lui avaient adressés Nevra et Valkyon, le contaminé avait démontré une force hors norme. D’ordinaire, ceux qui ingéraient un morceau de cristal devenaient fous et très agressifs, tuant sans pouvoir s’arrêter, mais jamais un cas n’avait fait autant de victimes. 
Elle avait contacté la dirigeante de la garde de Flamme, qui avait dû faire face à de nombreuses contaminations, mais même elle trouvait cela étrange.
Miiko se leva pour faire les cent pas, ses queues battant la cadence derrière son dos. Seule l’autopsie permettrait de récupérer le morceau responsable de la folie du gardien, et il faudrait attendre quelques jours pour qu’Ezarel puisse s’en occuper. L’embaumement des corps était prioritaire, d’autant que les familles des gardiens décédés voudraient les récupérer pour leur donner les derniers sacrements.

- Comment a-t-il été contaminé ?

Elle s’adossa à son bureau en plongeant son regard dans celui de Leiftan, ses doigts jouant machinalement avec ses bijoux.

- Nevra n’en a aucune idée, avoua le lorialet. Apparemment, il était en mission quand c’est arrivé, en binôme avec un autre gardien dont on n’a plus aucune nouvelle. Ykhar a envoyé une équipe à l’endroit où il a été aperçu pour la dernière fois, elle espère qu’on en saura plus comme ça.
- Tout de même… ces contaminations sont de plus en plus fréquentes, je n’aime pas ça.

Leiftan se rapprocha d’elle pour passer un bras autour de ses épaules. Ce faisant, il respira son parfum sucré, qui fit monter une bouffée de nostalgie dans son cœur.

- On va trouver comment stopper ça, Miiko. Le cristal est déjà en meilleur état qu’il y a quatre ans, les choses s’améliorent.
- Pas assez vite au goût du conseil, grimaça-t-elle. Hua m’a dit que plusieurs chefs commençaient à remettre en cause notre gestion de la crise.

La garde des Gemmes et la garde de Givre s’étaient montrées particulièrement virulentes, ce qui ne l’étonnait que très peu. Leurs dirigeants avaient été les plus opposés à sa nomination et le lui faisaient ressentir à chaque fois.
La kitsune posa sa tête sur l’épaule de Leiftan.

- Nevra pense que le contaminé avait absorbé plusieurs cristaux. On croyait que c’était impossible, mais… Et si plusieurs cas se déclaraient ?

A lui seul, il avait mis à mal ses meilleurs guerriers. Elle n’appréciait pas Maya, mais la mercenaire était réputée pour son habileté au combat : le contaminé était pourtant parvenu à la mettre à terre sans effort. Elle n’aimait pas ça.
Leiftan la serra un peu plus contre lui, avant de s’écarter.

- On va s’occuper de ça, d’accord ? murmura-t-il. Et repose-toi, tu as l’air épuisée.

Il lui adressa un dernier sourire puis prit congé de la kitsune. En sortant, il emprunta un couloir dérobé qui lui permit de rejoindre les nombreux passages derrière les murs de pierre. Des raccourcis très utiles et peu connus, qu’il cartographiait depuis des années.
En quelques minutes, il rejoignit le dortoir des obsidiens. Par chance, la chambre qu’il cherchait était relativement éloignée des autres et il n’eut pas besoin de justifier sa présence puisqu’il ne croisa personne.
Comme d’habitude, il se glissa derrière une teinture pour accéder à une porte camouflée, et il pénétra dans la pièce.
Décorée à l’image de sa propriétaire, elle comprenait un bureau en bois massif, une large bibliothèque et une armoire. On y avait installé une structure étrange, composée d’un large poteau de bois duquel partaient deux branches tordues. Maya y était perchée, la tête roulée contre son épaule et un livre ouvert menaçant de tomber au sol.
Leiftan esquissa un sourire tendre. Il s’approcha silencieusement de la mercenaire pour récupérer l’ouvrage, puis se laissa tomber sur l’un des fauteuils qui décoraient la pièce. Geish ouvrit un œil et lui adressa un bâillement canin.

- Salut, murmura Leiftan. Elle dort depuis longtemps ?
- Non. Elle était au dispensaire avec June. Eweleïn a voulu lui changer son bandage mais cette tête de mochon a refusé, grogna le minaloo.
- Traite-moi encore une fois de mochon et tu passes à la casserole.

Leiftan releva la tête. Les yeux embués par le sommeil, Maya se redressa et fit passer ses jambes de l’autre côté de sa branche pour sauter au sol. Il avait toujours trouvé amusante sa manie de se percher dans des endroits improbables. Le lorialet ne comptait plus le nombre de fois où il l’avait retrouvée cachée dans une étagère de bibliothèque. Un exploit, au vu de sa haute taille.
Il attrapa une bande de gaze et s’approcha de sa compagne. Sans lui demander son avis, il commença à déballer sa blessure : la trace de main s’était déjà effacée, mais la peau restait rouge. Il enroula doucement les bandages propres autour de son bras, tout en lui racontant son entretien avec Miiko.

- La prochaine assemblée ne va pas être de tout repos…
- Pauvre petite chose, grogna Maya. Je la prendrais presque en pitié.
- Si seulement tu savais ce que c’était, plaisanta-t-il. Comment va June ?
- Je soupçonne Redstone de lui avoir collé Chrome pour la surveiller. Autrement, ça va. La chose s’est prise d’affection pour elle.

Il s'esclaffa. June allait passer des soirées très odorantes si le kappa refusait de la lâcher. Il s’assit sur sur l’accoudoir d’un des fauteuils avant de basculer en arrière pour s’y affaler. Maya l’imita avec plus de retenue. Geish profita qu’elle lui était accessible pour venir réclamer des caresses, qu’elle lui accorda d’une main distraite.

- Tu crois qu’elle va y arriver ? demanda Leiftan.
- Elle est plus forte qu’elle en à l’air, murmura la mercenaire.
- C’est notre dernière chance.

Maya hocha la tête. La seule, aussi. Et elle ne comptait pas la gâcher.

Chapitre 15 : Ressacs

Les peuples aquatiques sont assez farouches, mais j’ai eu la chance de pouvoir échanger avec certains de leurs représentants. Ils considèrent les Deux-Jambes comme des êtres inférieurs et les relations entre nos peuples sont assez tendues. Toutefois, on dit que la cour des Unseelie entretient d’excellents rapports avec eux.

Extrait des mémoires de Colombe

Il n’y avait pas un bruit dans son laboratoire. Ezarel aimait bien s’y retrouver seul, car le calme lui permettait de réfléchir. Et ces derniers temps, il en avait eut besoin. La cérémonie des corps avait été magnifique, solennelle et empreinte de tristesse. Aucun de ses gardiens n'avait fait les frais de la sauvagerie du contaminé, mais les pertes restaient lourdes.
Le salvor avait la nette impression que les choses se dégradaient en Eldarya, de manière suffisamment subtile pour que celui qui ne prête pas attention ne le remarque pas. Le nombre de contaminés augmentait, les relations entre les gardes se tendaient, on notait de plus en plus de conflits entre les différents peuples…
Le plus inquiétant restant les rapports de surveillance des Terres Obscures. Depuis quelque temps, on constatait du mouvement à la frontière. Et quand les ténébreux se mettaient en marche, la guerre n’était pas loin. Ezarel espérait que les rumeurs qui couraient étaient fausses, mais il se tenait prêt à tout.
Il passa une main dans ses cheveux bleus. Parce qu’il était seul, il s’était autorisé à les détacher et il entreprit d’enlever les quelques nœuds qui s’y trouvaient. Miiko lui avait demandé de réfléchir à la situation du petit kappa. Ses parents étaient rentrés dans les Terres de Jade et un familier leur avait été envoyé pour les prévenir que leur petit resterait quelque temps à la garde pour être soigné. Le salvor ne comprenait pas pourquoi personne ne s’était précipité à Eel pour prendre soin de la créature… Même si les coutumes entre leurs peuples étaient différentes, un enfant restait un enfant.

Il fut coupé dans ses réflexions par un bruit de pas. Aussitôt, il tressa ses cheveux très serré et se redressa pour faire face à l’intrus. Sa posture se relâcha quand Nevra et Valkyon pénétrèrent dans son bureau. Le premier arborait son air nonchalant habituel, mais Ezarel nota immédiatement que l’obsidien était préoccupé.
Le géant n’était, et n’avait jamais été, très expansif. Quand il était arrivé à la garde, il leur avait fallu plusieurs jours pour obtenir ne serait-ce que son nom. Bien sûr, après ce qu’il avait vécu, tout le monde avait compris. Il avait beau les cacher sous d’imposants bracelets de métal, Ezarel connaissait la signification des symboles qui s’étalaient sur ses avant-bras.
La marque des ténébreux, gravée au fer rouge sur la peau de ceux qu’ils considéraient comme leurs possessions.
Il se reprit et adressa un demi-sourire à ses compagnons.

- On te dérange ? demanda Nevra en s’affalant dans un fauteuil.
- Peu importe ma réponse, tu resteras ici. Je vais donc tâcher de préserver la bonne entente au sein de cette équipe, singea le salvor.

Nevra ricana en s’étirant. Le regard d’Ezarel se posa de nouveau sur Valkyon, qui s’était adossé à un mur et fixait le sol. Quelques mèches de cheveux blancs s’échappaient de son chignon pour retomber sur son visage carré, accentuant la jeunesse de ses traits. D’aucun estimait qu’il n’avait pas l’expérience requise pour diriger la garde obsidienne. Ezarel n’était pas d’accord. Valkyon était peut-être même le meilleur d’entre eux.

- Tu es ailleurs, mon ami, signala-t-il.
- Excuse-moi.

Valkyon lui adressa une moue contrite et s’approcha pour s’asseoir sur le fauteuil restant. Il tourna la tête à droite, puis à gauche, avant de se pencher vers eux. Sa bouche s’ouvrit, se referma, ses doigts s’agrippèrent aux accoudoirs et finalement, Nevra se redressa d’un coup pour poser une main sur son épaule.

- Par les Trois, Valk’, crache le morceau !

Le capitaine de l’obsidienne soupira puis hocha la tête. Ezarel s’accouda au bureau : ce n’était pas souvent que Valkyon hésitait ainsi, et ça devait être important.

- C’est le contaminé qui te met dans cet état ? demanda-t-il avec douceur.
- Non. C’est… Vous vous rappelez des recrues de cette promotion ?

Ezarel hocha la tête tandis que Nevra se renversait dans son siège avec un gémissement. Le salvor devinait le nom qui allait franchir les lèvres de Valkyon : depuis quelque temps, il était obsédé par l’une de ses recrues sans que personne ne comprenne pourquoi. Peut-être qu’il allait enfin s’expliquer à ce sujet.

- Qu’est-ce qu’elle a encore fait, ta pêcheuse ? grimaça Nevra.

Valkyon fronça les sourcils, hésitant. Puis, vérifiant à nouveau qu’ils étaient seuls, il baissa la voix.

- Maya est venue me voir il y a quelques jours. A propos d’elle.
- Franchement, je ne vois pas ce que vous lui trouvez, soupira le borgne. J’ai bien essayé de savoir pourquoi Blackwave s’intéressait à cette fille, mais à part son amnésie, elle n’a absolument rien de particulier.
- Et que t’as dit Maya ? coupa Ezarel.

Cette fois, Valkyon avait blêmit. Il les observait avec surprise et Ezarel crut même discerner une lueur de dégoût dans ses yeux d’ambres. Le géant les observa tour à tour, puis secoua la tête en se rapprochant à nouveau d’eux.

- Vous… vous ne vous rappelez pas ? murmura-t-il. Vraiment pas ?
- Quoi donc ? grogna Nevra.
- Ezarel ? Tu… tu as oublié ?

Et apparemment, il n’aurait pas dû. Le salvor plissa ses yeux verts en réfléchissant. La fille était une faélienne sans histoire, aussi malmenée par la vie que le reste d’entre eux… Rien ne laissait deviner une quelconque ascendance, Eweleïn mènerait probablement quelques tests qui donneraient des indications sur son espèce.
Devant son silence, Valkyon déglutit. Il en avait perdu le sommeil pendant des mois avant de réussir à oublier, et maintenant qu’elle était revenue, il était confronté à ses actions tous les jours. Eux n’avaient pas fait le lien.

- C’est nous. C’est à cause de nous.

Ezarel et Nevra échangèrent un regard surpris. D’eux ? Le salvor plissa de nouveau les yeux : avaient-ils quelque chose à voir avec la perte de sa famille ? Elle n’avait pas l’air d’être traumatisée par quoique ce soit, mais une amnésie pouvait aussi être causée par un évènement qu’on souhaitait inconsciemment oublier. La garde avait commis beaucoup d’exactions pendant la grande guerre. Pas autant que les ténébreux, bien sûr, mais Ezarel restait conscient que leurs décisions avaient engendré d’énormes pertes chez les civils.

- De quoi tu parles, Valkyon ? s’agaça Nevra.

Ezarel se douta qu’il était parvenu aux mêmes conclusions que lui. Le faélien s’enfonça dans son siège et leva les bras au ciel.

- Tu ne peux pas te sentir responsable pour tous tes gardiens. Le père de Mery est mort sous la direction de cette vieille Kura à cause d’une erreur stratégique et je ne passe pas mon temps à m’excuser pour ça. Et même si tu avais personnellement tué toute sa famille pendant la guerre, ça ne serait pas…
- Alors tu l’as vraiment oubliée, cracha Valkyon. Ce que nous avons fait, tu ne t’en rappelles pas. Elle n’avait rien demandé et nous…

Et soudain, Ezarel écarquilla les yeux. Il se souvenait. Mais c’était impossible : elle aurait dû être morte. Il se rappelait de son corps inerte entre ses bras alors qu’il la déposait sur la plage. Les étoiles éclairaient son petit bracelet d’argent, sur lequel s’écrivait un nom qu’il avait oublié aussitôt qu’il l’avait vu.
Valkyon se tourna vers lui, révolté par leur manque de réaction. Il devinait que le géant se torturait l’esprit depuis l’arrivée de la gardienne à Eel.
Nevra leur jeta un regard circonspect. L’insensible capitaine de l’ombre… pas étonnant qu’elle lui soit aussi sortie de l’esprit. Elle n’avait été qu’un problème comme un autre, quelque chose qu’il avait réglé aussi efficacement que le reste.

- Je comprends pourquoi elle t’obsède, murmura le salvor. Elle devrait être morte.
- Morte ? s’étonna Nevra. Attendez, ce n’est quand même pas…

Ezarel hocha la tête. Nevra devint encore plus pâle qu’il ne l’était déjà. Il bondit de son siège pour agripper le bras de Valkyon, l'œil exorbité.

- Et Blackwave est au courant ? Elle te l’a dit ?
- Pas explicitement, mais elle me l’a fait comprendre, oui. Elle sait ce que nous avons fait.
- Par les Trois… gémit Nevra. Comment est-ce qu’elle peut savoir ça ? Elle n’était pas encore à la garde et je me suis occupé de tous ceux qui nous avaient vus !

Le capitaine de l’absynthe soupira. La présence de la fille au sein d’Eel venait de devenir un problème, car si Maya avait appris ce qu’ils avaient fait, d’autres le pourraient. Et les choses deviendraient encore plus compliquées qu’elles ne l’étaient déjà.

***

Elle reposa la lettre sur son bureau. Il était recouvert d’un nombre impressionnant de parchemins, certains parfaitement écrits et d’autres couverts d’essais raturés, mais un petit coin était réservé à son courrier.
Inoue lui écrivait toutes les semaines, ou presque : le gardien qui s’occupait de la volière plaisantait en lui disant qu’elle ferait mieux d’acheter un seryphon. June demandait à Emi ou Hélios de répondre pour elle, mais lors de son précédent courrier, elle avait tout de même signé avec son nom.
La vie à Himlensam suivait son cours, Akira et Akio réclamant sans cesse des nouvelles de leurs sœurs. L’argent envoyé par June et Emi rendait la vie des Chione plus facile, ce dont se félicitait la jeune femme. Naël, quant à lui, ne s’était toujours pas remis de leur décision et malgré tous les efforts d’Inoue, on ne le voyait presque plus au village.
June soupira en ouvrant la porte de son armoire. Naël était têtu. Emi aussi. Ce n’était pas demain la veille que les deux jeunes gens s’écriraient.
Un coup à la porte la tira de ses réflexions. Elle enfila rapidement son haut puis sortit sa tête en plaquant un sourire sur ses lèvres.

- Je suis en retard, c’est ça ?
- A peine, rit Mathyz. Mais dépêche, sinon elles vont commencer sans nous.
- Chef, oui chef !

Le rire du faélien l’accompagna tandis qu’elle terminait de s’habiller. Quelques minutes plus tard, ils remontaient le couloir en discutant de leur entraînement. La journée avait été consacrée au maniement des lances : si June s’était révélée plutôt bonne dans l’exercice, Mathyz n’avait pas du tout aimé. Cependant, ils étaient d’accord sur une chose : apprendre à manier différentes armes leur permettrait de trouver celle qui leur correspondrait parfaitement.

- J’ai quand même hâte d’être affecté à une mission, s’excita Mathyz. Chercher le contaminé, ça donnait un avant goût de ce que ça sera en vrai !
- J’aimerais bien une mission où personne ne meurt, ironisa June.

Mathyz se renfrogna. Effectivement, ce n’était pas très délicat : la plupart des victimes étaient membres de l’obsidienne et deux recrues avaient péri. Le silence s’installa, uniquement rompu par le bruit de leurs pas sur les pierres.
Finalement, Mathyz se racla la gorge pour changer de sujet.

- Tu as eu des nouvelles d’Eweleïn pour tes examens ? Elle m’a envoyé une convocation pour la semaine prochaine.
- Pas encore, elle s’occupe du kappa, répondit June.

La conversation dériva sur leurs races. Mathyz, grand et fort, pensait avoir une ascendance dans les Terres de l’Ouest ou les Terres de Feu, réputées pour la robustesse de leurs populations. Il éliminait les Terres de Givres et les moroïs, car il ne supportait pas le froid. June, elle, n’avait aucune idée.

Quand ils arrivèrent dans la salle des portes, les hypothèses les plus farfelues avaient déjà été évoquées. Fée, banshee, sirène, ténébreuse… tout y était passé. Mais rien n’avait convaincu la jeune femme, alors Mathyz finit par hausser les épaules d’un air dramatique.

- Si ça se trouve, tu es membre d’une toute nouvelle espèce, June. Ou la dernière représentante de l’une d’elle.
- La dernière quoi ? piailla Hélios en les rejoignant.
- On essaie de deviner à quelle espèce j'appartiens, l’informa l’obsidienne.
- Déjà, t’es pas une atalante.
- Comment tu peux en être sûre ? s’étonna Emi qui l’accompagnait.

Hélios lui adressa un regard mystérieux, avant de se mettre à énumérer ses raisons. Les atalantes, assez peu nombreux sur le continent, étaient réputés pour leur habileté en alchimie, au tir à l’arc et à la course. Adorateurs de la nature, ils descendaient d’une princesse à qui les dieux avaient accordé leur bénédiction.

- Elle n’a aucun tatouage de tribue et sa peau est beaucoup trop terne pour être celle d’une atalante.
- C’est peut-être une hybride ? proposa Emi.
- Impossible, décréta Hélios. Tous les nouveaux nés sont présentés à l’autel pour recevoir la bénédiction d’Atalante, si elle ne l’a pas reçue, elle n’est pas l’une des nôtres, c’est tout.
- De toute façon, je suis nulle au tir à l’arc.

Ils rirent de concert. La nuit commençait à tomber sur la cité : les allumeurs commençaient leur rigoureux travail et on pouvait voir s’éclairer une à une les lanternes d’Eel. Les pensées de June s’égarèrent vers le petit kappa : après de nombreux cris, larmes et gémissements, elle était parvenue à s’échapper du dispensaire. La soigneuse s’était servie d’une potion pour endormir l’enfant, donnant quelques heures de répit à toute la garde.
Elle fut arrachée à ses songeries par les cris d’Hélios. La petite rouquine les avait dépassés en courant pour sauter dans les bras d’une nouvelle venue dont le rire sonnait comme le ressac de la mer sur le sable. Ils s’approchèrent des deux jeunes femmes et June put la détailler plus amplement.
Ses cheveux étaient coupés courts, les mèches de devant retenues au-dessus de sa tête par deux chignons aux reflets perlés, décorés de coquillages et de gouttes luisantes. Elle ouvrait de grands yeux rose pâle sur le monde, qui rendait son visage délicat un peu plus doux encore. Frangés de longs cils, on pouvait y lire toutes ses émotions sans aucun filtre tant ils étaient expressifs. Sa peau brune jurait avec ses lèvres peintes en bleu et sa robe d’été. Une petite fiole pendait sur sa hanche, arborant une jolie teinte verte.
Hélios quitta les bras de son amie pour se tourner vers eux, un immense sourire aux lèvres :

- Mathyz, June, je vous présente Alajea ! Elle est membre de l’absynthe et c’est une de nos alchimistes les plus talentueuses !
- N’exagère pas, rougit l’intéressée. Je suis ravie de vous rencontrer, Hélios et Emi n’arrêtent pas de me parler de vous.

June crut décerner un léger accent dans sa voix, et quand la gardienne s’approcha d’eux pour les saluer, elle constata qu’elle boitait du pied droit. Mathyz lui serra vigoureusement la main, les yeux brillant. June fut plus mesurée, mais quand les doigts frais d’Alajea se refermèrent sur les siens, elle ne put s’empêcher de les serrer. Un sentiment de paix l’envahit, qui s’évapora aussitôt que la gardienne se fut écartée.
Ils pénétrèrent dans la taverne, bien moins bruyante que d’ordinaire. La chasse du contaminé avait laissé un goût amer aux gardiens, et la plupart de ceux qui faisaient la fête le soir avaient préféré rester dans leurs chambres.
June reconnut quelques têtes qu’elle salua de loin, puis se laissa tomber sur un banc. Hélios commanda des choppes puis se tourna vers elle.

- Je voulais te présenter Al’ depuis un moment, mais entre le sans-visage et le contaminé, on a été très occupés. Je suis sûre que vous allez bien vous entendre.
- Tout le monde aime Alajea, rajouta Emi. C’est une vraie maman !
- Tout le monde, sauf Chrome, ricana Hélios.
- Arrêtez…

La pauvre absynthe se cacha derrière sa choppe tandis que les autres éclataient de rire. June lui adressa un sourire rassurant tout en trempant ses lèvres dans sa boisson.

- Donc tu es membre de l’absynthe, lança Mathyz. Depuis longtemps ?
- Je suis arrivée à Eel il y a environ huit ans avec ma soeur, mais je n’ai tenté le concours que deux ans après.
- Ta soeur est aussi une absynthe ? demanda June.

Alajea hocha la tête : comme elle, Colaïa était une sirène et appartenait donc au contingent aquatique de la garde. Actuellement en mission, elle faisait partie des cartomanciens d’Eel. Même si elle se débrouillait bien avec l’alchimie, Colaïa était plus à l’aise dans l’eau.

- Attends, je comprends pas, l’interrompit June. Tu es une sirène, mais tu as des jambes ?

Hélios manqua de recracher son hydromel. Mathyz détourna les yeux, gêné et Emi plaqua une main contre son visage. June fronça les sourcils devant leurs réactions, mais Alajea leva les mains devant elle pour détendre l’atmosphère.

- Qu’est-ce que j’ai dit ? s’inquiéta l’obsidienne.
- C’est très impoli de demander à quelqu’un pourquoi il a des jambes, June, souffla Emi.
- C’est comme si je te demandais de me montrer tes dessous, grimaça Mathyz.

June écarquilla les yeux en s’excusant, mais Alajea secoua la tête en posant sa main sur la sienne.

- Ne t’inquiète pas, Emi m’a dit pour ton amnésie. Ce n’est pas étonnant que tu ais oublié ce genre de choses, surtout si tu n’as pas croisé de sirènes depuis. Pour te répondre, en temps normal j’ai une queue mais pour aller sur terre j’utilise une potion spéciale qui me permet de la remplacer par des jambes.

Elle agita la fiole pendue à sa taille, et ajouta que l’opération était très douloureuse. La plupart des sirènes évitaient donc de changer de forme. June hésita : un milliers de questions fleurissaient sous son crâne, mais elle ne voulait pas paraître encore plus impolie.
Alajea s’en rendit compte et lui répéta qu’elle était libre de la questionner sur tout et n’importe quoi. S’engagea alors une discussion passionnée sur les peuples de la mer.
June ne remarqua même pas Hélios se lever pour rejoindre un gardien et se lover dans ses bras, pas plus qu’elle ne vit Mathyz s’endormir sur une table, terrassé par l’hydromel.
Lorsque le gérant de la taverne les mit dehors, elles étaient les seules à tenir encore debout. Et pendant qu’Emi et Mathyz se soutenaient mutuellement, les deux jeunes femmes papotèrent jusqu’à la salle des portes.
Là, elles échangèrent une étreinte amicale avant de récupérer leurs camarades respectifs.

- C’était un plaisir de te rencontrer, June.
- Pareil, sourit la jeune femme. Merci pour toutes tes explications !
- Aucun problème ! Mais la prochaine fois, c’est de toi dont on parlera, d’accord ? rit la sirène.

June se contenta d’agiter la main en réponse. Vacillant sous le poids de Mathyz, elle prit le chemin des dortoirs en souhaitant bonne nuit aux deux absynthes. Et si elle ne le vit pas, elle sentit le regard rose de la sirène la suivre jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

Chapitre 16 : Sans défense

Les mers de Jade sont les plus sûres pour naviguer. Nombre de voyageurs se sont égarés sur l’océan des Brumes en essayant de rejoindre les Terres Méridionales. On ne sait rien des eaux dangereuses du nord et du sud, et celles qui s’étendent au-delà des îles de Jade sont tout aussi mystérieuses…

Extrait du Livre des Huit Terres, Vol. VI

Son imposante silhouette se mouvait avec grâce entre les gardiens. Valkyon tenait à superviser en personne l’entraînement de ses subordonnés, alors il se rendait à l’arène dès qu’il avait un peu de temps. Claijai donnait des conseils à une femme blonde qui maniait un imposant marteau, et lui se concentrait sur les recrues. Le jeune capitaine tiqua : il fallait qu’il cesse de penser à eux dans ces termes, ils étaient à présent de véritables gardiens.
Valkyon avait toujours un peu de mal à faire la transition.

Son regard se posa sur un jeune homme brun à la carrure impressionnante. Mathyz Rougaie. De larges cernes creusaient ses yeux sombres et il semblait avoir du mal à parer les coups de sa partenaire. Valkyon soupira intérieurement. Machinalement, ses doigts se refermèrent sur les épais bracelets qui encerclaient ses avant-bras, mais il cessa instantanément en prenant conscience de ce qu’il faisait.
D’un pas qu’il voulait assuré, le capitaine rejoignit les deux gardiens pour se planter face à Mathyz. Immédiatement, le jeune homme se redressa et tenta de paraître à son avantage, mais son teint verdâtre gâchait tous ses efforts.

- Capitaine Atani, scandèrent les deux gardiens d’une seule voix.
- Gardien Rougaie, gardienne June, salua-t-il. Tout va bien ?

Mathyz hocha vigoureusement la tête avant de grimacer, regrettant visiblement son geste. Valkyon plissa les yeux : la soirée de la veille avait dû être légèrement trop arrosée… Il prit l’arme de Mathyz et secoua le menton.

- Tu n’es pas en état de manier ceci. Vas au dispensaire, ordonna-t-il.
- C’est pas la peine, je vous assure capitaine, je vais bien ! protesta Mathyz.
- Franchement, je suis de son avis, intervint June. Tu es de la même couleur qu’Hélios, et je suis pas sûre que ça soit très normal chez toi. Je t’avais dit de pas prendre la bouillie ce matin, elle avait une couleur bizarre.

Mathyz fronça les sourcils, son regard naviguant entre son capitaine et sa partenaire. Quand il capta la grimace exagérée de cette dernière, son visage s’illumina et il hocha de nouveau la tête, plus doucement cette fois.

- Oui, la bouillie, répéta-t-il. C’est probablement ça… Je suis désolé, capitaine, je ferai attention la prochaine fois.

Valkyon le regarda partir en titubant, puis il se tourna vers June. Le géant se força à la regarder dans les yeux sans ciller, comme si elle n’était qu’une simple gardienne lambda.

- De la bouillie ? lâcha-t-il, pas dupe.
- On fait ce qu’on peut avec ce qu’on nous donne, répondit June en haussant les épaules.

Il ne put s’empêcher de sourire brièvement. Même s’il n’aimait pas qu’on lui mente, la première leçon qu’il donnait aux recrues était que quoi qu’il arrive, les binômes devaient pouvoir compter l’un sur l’autre. Et June protégeait Mathyz, en appliquant à la lettre ce qu’on lui avait appris.
La jeune femme ne âcha pas son capitaine des yeux quand elle s’étira, son épée pendant lamentablement dans son dos.

- Bon, eh bien on dirait que j’ai plus personne avec qui m’entraîner. Je vais voir si Claijai a de quoi m’occuper.

Elle se détourna avec lenteur. Valkyon serra le manche de l’arme qu’il tenait, hésitant. Il ne pouvait pas se rapprocher d’elle, il n’en avait pas le droit. Pas après ce qu’il avait fait. Sa discussion avec Nevra et Ezarel lui revint. Il ne pouvait pas se permettre de la traiter différemment des autres, il devait faire avec elle ce qu’il aurait fait pour n’importe lequel de ses gardiens.

- June.

Elle s’arrêta et il la rattrapa en quelques pas. Il désigna son arme du menton puis lui indiqua un espace libre dans l’arène. June écarquilla les yeux, surprise, mais le suivit sans un mot. Valkyon se mit en garde, tenant fermement l’épée et attendit qu’elle fasse de même. La gardienne eut un instant d’hésitation puis s’exécuta, non sans lui jeter un regard intrigué.

- Vous vous entraînez souvent avec les gardiens ?
- Je m’entraîne dès que je le peux, répondit-il en commençant doucement. C’est également un excellent exercice de combattre un adversaire en plein apprentissage, cela nous oblige à revoir tout ce que nous savons pour le lui transmettre.
- On m’avait dit que vous étiez proche de vos hommes, mais pas à ce point…

Valkyon sourit de plus belle. Effectivement, les gens étaient souvent surpris. Lui estimait qu’en connaissant ses subordonnés, il était plus à même de leur donner des missions à la hauteur de leurs capacités.
June recula d’un pas tandis qu’il abattait son arme vers elle. Elle para puis attaqua à son tour. Valkyon observait ses mouvements avec attention et il rengaina pour se rapprocher d’elle.

- Fais attention à ton dos. Tu forces trop sur tes muscles, tu risques de te faire mal.

D’instinct, il avança les mains pour rectifier sa posture. Au moment où il allait la toucher, ils se raidirent tous les deux et ses doigts restèrent en suspens. Il releva les yeux pour croiser son regard améthyste. Le capitaine détourna la tête presque aussitôt. Si June scrutait suffisamment l’ambre, il était certain qu’elle y verrait toute sa culpabilité.
Comme une gardienne lambda, se morigéna-t-il.

- Je… je peux ? dit-il en se raclant la gorge.
- Bien sûr, murmura June.

Il crut déceler une pointe d’appréhension dans sa voix. Mais peut-être qu’il se faisait des idées. Elle avait oublié. Avec une douceur extrême, Valkyon replaça ses bras et sa taille. Entre ses doigts experts, June devenait une poupée de porcelaine qu’il devait s’assurer de ne pas briser.

- Voilà, c’est mieux.
- Merci… capitaine, répondit-elle sans cesser de le fixer.

Il hocha la tête puis reprit sa position. Les coups s’enchaînèrent, de plus en plus vite. June avait progressé, et très vite. Lors de son évaluation, elle avait été admise de justesse parce que les jurys avaient estimé que son potentiel pouvait encore être exploité. Là, en face de lui… Il n’avait aucun mal à parer ses coups, et il faudrait du temps avant qu’elle puisse ne serait-ce qu’envisager le désarmer. Mais elle savait ce qu’elle faisait.
Alors que le combat s’intensifiait, le capitaine lui adressa un regard admiratif.

- Tu as fait de gros progrès.
- Je partais de loin, haleta-t-elle.
- Tu devrais… diversifier tes adversaires, continua-t-il en parant. Demander à d’autres obsidiens de se battre avec toi. Tu progresseras... encore plus.
- C’est noté.

Ses coups devinrent soudain agressifs, forçant Valkyon à accélérer la cadence des siens. June effectua alors un mouvement complexe qui le fit tiquer. Mais ses réflexes de combattant prirent le dessus et il profita de l’opportunité qu’elle lui laissait pour la désarmer d’un geste sec.
June leva les mains devant elle, une moue déçue sur les lèvres. Et tandis qu’elle ramassait son arme, le géant la détailla avec attention.
Ce mouvement, il le connaissait, il en était certain. Et il était quasiment sûr de savoir qui le lui avait appris.

***

Elle écoutait le bavardage d’Hélios d’une oreille distraite. L’atalante semblait avoir une résistance assez extraordinaire à la gueule de bois, car elle était dans une forme olympique contrairement à leurs compagnons de beuverie de la veille. Ni Mathyz ni Emi ne les avaient rejointes quand Hélios leur avait proposé une nouvelle soirée à la taverne. June avait dit oui, plus par habitude que par réelle envie, mais elle se réjouissait de passer une soirée seule en compagnie de la gardienne. C’était l'occasion d’apprendre des choses et de se mettre à jour.
Mais arrivée devant la taverne, June posa la main sur sa bourse et grimaça.

- Ce sera une soirée sèche pour moi, par contre. J’ai plus un rond.
- Dans quoi tu les dépenses ? s’étonna Hélios. Tu bois quasiment rien…
- De la déco, des équipements et j’en envoie une partie à la famille d’Emi, énuméra June. J’attends la semaine prochaine avec impatience…
- Tu m’étonnes, rit l’atalante. Mais ça veut pas dire que tu boiras rien ce soir.
- Je t’ai dis que j’avais plus de quoi payer…
- Qui a parlé de payer ?

Elle lui attrapa le bras avec un clin d'œil complice et l’entraîna à l’intérieur. Là, elle fit une pause et observa soigneusement toutes les personnes présentes, avant de repérer sa cible. June n’eut pas le temps de protester et elle se retrouva accoudée au bar, en compagnie d’un gardien arborant l’emblème des ombres.

- Valarian, ronronna Hélios. Comment tu vas, ce soir ?
- Hélios, et… June ? devina-t-il. Je vais bien, merci. Vous ?

Hélios se pendit à son bras en jouant avec ses cheveux tandis que June essayait de le remettre. Après quelques minutes, elle se rappela avoir vu le jeune homme durant les sélections : arrivé en même temps qu’elle, il venait lui aussi d’être promu gardien.
Elle s’assit sur l’un des tabourets en observant Hélios flirter ouvertement avec lui, et salua sa performance quand elle réussit à lui arracher deux chopes en échange d’une soirée à deux.
Alors qu’elles cherchaient une table, June se tourna vers l’atalante en arquant un sourcil.

- Tu monnaies souvent tes soirées contre un verre ?
- Bien sûr. C’est comme ça qu’on reste riche, ma petite June, répliqua-t-elle. Et puis, c’est un échange de bons procédés. Je passe un super moment maintenant en échange d’un super moment plus tard.
- Vu comme ça, rit l’obsidienne.
- Oh, mais regarde qui voilà !

Hélios l’entraîna à nouveau à travers la taverne pour se laisser tomber à une table. Chrome écarquilla ses prunelles ambrées quand il les vit, grimaça quand l’atalante s’appropria un banc mais se poussa pour faire de la place à June.

- Salut, sourit-elle.
- Salut. Hélios, la place est déjà prise… soupira le lycanthrope.
- Mery se poussera, répliqua la jeune femme.
- Mery est peut-être conciliant mais moi, je tiens à mon espace personnel…

Si June se figea en entendant la voix du capitaine des ombres, Hélios continua de siroter son hydromel en lui adressant un regard amusé. Nevra arqua son sourcil en soupirant, posa son verre sur la table et agrippa l’atalante sous les aisselles pour la forcer à se décaler. Hélios protesta quand sa chope se renversa sur ses jupes, mais elle se déplaça de bonne grâce pour laisser la place au faélien.

- Alors, Chrome, on se fait des tête à tête avec son capitaine ? se moqua-t-elle une fois qu’il fut assis.
- Je prends un verre avec un ami, grogna le gardien. On a encore le droit, que je sache ?
- Un ami ? s’étonna June.
- Figurez-vous, mesdemoiselles, susurra Nevra. Que nous autres, capitaines, avons également une vie en dehors de nos obligations. Ici et maintenant, c’est donc Nevra qui prend du bon temps avec Chrome, et non pas le capitaine Redstone qui discute avec le gardien Argent. C’est noté ?

June hocha la tête, surprise. Hélios, elle, termina sa chope avant de poser son menton contre l’épaule du faélien pour lui adresser un regard charmeur.

- Et est-ce que Nevra est d’humeur à payer sa tournée ?
- T’es incorrigible, soupira Chrome.

Il se tourna vers June pour lui demander comment s’était passée sa journée, tandis qu’Hélios continuait d’accaparer le pauvre capitaine borgne. Depuis leur mission commune dans la forêt, les deux gardiens se croisaient presque tous les jours. Si la communication était parfois difficile avec certains de ses comparses, elle n’était jamais à court de discussion avec lui. Elle ne le connaissait que depuis quelques semaines, mais June avait l’impression d’avoir passé sa vie en compagnie du lycanthrope. Même Emi ne lui faisait pas cet effet là.
Alors qu’il lui racontait comment Mery avait failli mettre le feu à son lit la veille, Nevra se pencha vers eux et adressa un sourire prédateur à June.

- Alors comme ça, j’ai entendu dire que tu étais amnésique ?
- T’es plutôt du genre à mettre les pieds dans le plat, comme garçon, ricana Hélios en avalant son troisième verre.

June laissa l’atalante, un peu éméchée, raconter son histoire. Elle détaillait le visage de Nevra, son œil d’un gris hypnotique dans lequel on aurait pu se noyer, frangé de longs cils sombres, ses lèvres pulpeuses qu’il mordillait avec une gourmandise à peine dissimulée. La jeune femme entrouvrit les siennes, un rire irrépréssible montant dans sa poitrine. June leva lentement sa main. Elle était lourde, mais si elle la levait encore, elle pourrait frôler les cheveux du faélien pour…

- Redstone.

Elle se figea dans son mouvement alors que Nevra levait son œil au ciel. June fronça les sourcils : elle avait l’impression d’émerger d’un rêve particulièrement agréable… Le capitaine des ombres recula sur son banc pour fixer la nouvelle venue.

- Blackwave… c’est rare de te voir à la taverne, grogna-t-il.
- Valkyon veut te parler.
- Et il ne peut pas venir tout seul ?

Maya posa nonchalamment sa main sur la table. Venant de n’importe qui, le geste aurait été sans signification particulière. Pourtant, June observa avec intérêt Nevra se raidir. Il lui jeta un rapide regard, dans lequel elle lut du regret, de l’agacement et de la curiosité, puis il se leva en laissant quelques pièces sur la table.

- Amusez-vous bien, les jeunes. Il semblerait qu’on ne puisse pas échapper au poids du devoir…
- Reviens, geignit Hélios. Chrome voudra jamais payer mes verres…

Nevra ne prit même pas la peine de répondre. Alors qu’Hélios s’étalait sur la table en ronchonnant, June se leva en secouant la tête.

- Je… j’ai besoin de dormir, je crois, s’excusa-t-elle. On se voit demain, bonne soirée…

Elle ne leur laissa pas le temps de la retenir et fila hors de la taverne. Sa tête était lourde et elle avait l’impression de nager dans du coton. Un goût métallique se répandait sur sa langue à mesure qu’elle reprenait ses esprits.
Fixée sur ses sensations, June ne fit pas attention et heurta quelqu’un. Surprise, elle releva les yeux pour croiser ceux de Leiftan, qui regarda rapidement autour de lui avant de l’entraîner derrière les larges haies, là où ils seraient invisibles et où personne ne pourrait les entendre.

- Tout va bien ? chuchota-t-il en s’accroupissant. Tu es toute pâle.
- Ça va, c’est… j’étais à la taverne avec Hélios et on a croisé Nevra et Chrome. Je suis un peu dans les vapes, ça doit être la fatigue.

Le lorialet posa une main contre son front, inquiet. Il était frais. Leiftan poussa un soupir soucieux et caressa tendrement les cheveux de June.

- Tu as l’air épuisée, effectivement, mais je pense que c’est plutôt Nevra. Il possède un pouvoir dangereux que l’on nomme l’obnubilation. Je pensais qu’elle t’avait prévenue à ce sujet… Il a dû l’utiliser sur toi pour essayer de te soutirer des informations.
- Possible, murmura la jeune femme. J’étais pas au courant, mais je ferais attention pour la prochaine fois.
- Je lui demanderais de te protéger avec la Mörka.

Un craquement de feuilles les figea. Complètement réveillée, June avait conscience du risque qu’ils prenaient à se retrouver tous les deux. Si on les surprenait ainsi, on poserait forcément des questions. Leiftan jeta un coup d'œil prudent aux alentours, puis se rapprocha d’elle.

- Tu devrais rentrer, murmura-t-il. Sois prudente sur le chemin, et n’oublie pas de dormir un peu.

Il déposa un baiser sur ses cheveux puis la laissa partir, non sans vérifier une dernière fois que personne ne les épiait dans l’ombre.

***

Elle avait un peu abusé sur les chopines. Hélios gloussa en constatant que le sol tanguait sous ses pieds nus : il allait lui falloir toute sa concentration pour rentrer aux dortoirs. Chrome était partit un peu après June, et elle avait fini la soirée en excellente compagnie.
L’atalante s’aida d’un arbre pour se redresser. Elle regretterait probablement ses excès en se réveillant, mais il n’était rien qu’une potion ne puisse soulager. Alors qu’elle tentait de trouver son chemin, deux voix attirèrent son attention.

- … entraînements, elle a utilisé un enchaînement typique.
- Typique ?
- Je reconnaîtrais leur style de combat entre mille. Tu crois que tu pourrais te ren…
- Eh ! s’exclama l’atalante. Mais c’est mes capitaines préférés !

Elle tituba jusqu’à eux en riant. Ses pieds trébuchèrent sur le chemin de gravier et elle se rattrapa au bras de Valkyon, avant de se coller contre le géant en ronronnant.

- Il est tard… vous devriez être au lit.
- Toi aussi, fit remarquer le géant.
- On a qu’à y aller ensemble, susurra-t-elle.
- Toi, tu as abusé de l’hydromel… soupira Nevra. Viens, Valk’, on la ramène avant qu’elle se perde.
- Valk’... c’est mignon…
- C’est ça.

Le faélien passa une main autour de sa taille pour la soutenir tandis que Valkyon attrapait fermement son bras. Hélios gloussa de plus belle en se laissant aller contre les deux capitaines, babillant des phrases sans aucun lien.
Sans l’écouter, ils reprirent leur discussion à mots couverts : Nevra assura qu’il ferait ce qu’il pourrait et Valkyon s’engagea à chercher de son côté. Hélios, l’esprit embrumé par l’alcool, fronça les sourcils. Elle ne comprenait rien, mais ils ne lui prêtaient pas attention. D’un geste brusque, elle se dégagea de leurs bras, tituba et se planta devant eux, les mains sur les hanches.

- Vous pourriez au moins faire l’effort de parler avec moi ! râla-t-elle.
- On fait déjà l’effort de te raccompagner, alors arrête de te plaindre, grogna Nevra.
- Comme si c’était un calvaire…

Elle battit des cils en se rapprochant de lui. A nouveau, ses pieds s’emmêlèrent et elle manqua de tomber à la renverse. Nevra la rattrapa de justesse en levant son œil au ciel, non sans esquisser un sourire amusé.

- Attention, petite fleur, je vais finir par croire que tu essaies de m’attirer entre tes pétales, susurra-t-il à son tour.
- Si j’essayais, tu verrais rien venir, répliqua-t-elle en s’accrochant à son manteau.
- Vous pourriez peut-être attendre d’être seuls pour faire ça ? grimaça Valkyon.

Il les poussa vers les bâtiments. Nevra ricana devant sa gêne flagrante et redressa Hélios, dont le rire cristallin résonna dans les jardins. Une fois dans la salle des portes, l’atalante échappa à nouveau à leur soutien pour se tourner vers eux dans une envolée de jupons.

- Messieurs, c’était un plaisir… dormez bien, et si jamais l’envie vous prend de me rendre visite… Enfin, surtout vous, capitaine Atani…
- Et moi ? se moqua Nevra. Si l’envie m’en prenait ?

Elle glissa jusqu’à lui pour se suspendre à son cou, rapprocha son visage du sien et frôla ses lèvres d’un geste audacieux.

- J’ouvrirais pas la porte… capitaine.
- C’est ce qu’on verra… gardienne… ronronna le faélien.

Elle s’écarta d’un bond, sous le soupir de Valkyon qui avait détourné les yeux. L’atalante repéra les torches qui menaient au dortoir des absynthes et s’engagea dans un couloir d’une démarche sautillante. Alors qu’elle dépassait le garde-manger, un bruit lui fit tourner la tête. Intriguée, elle passa le bout de son nez dans l’embrasure : un peu plus loin, deux formes indistinctes ronflaient bruyamment, avachies sur une table. La gardienne haussa les épaules et s'apprêtait à tourner les talons quand un nouveau bruit chassa tous les effets de l’alcool de son esprit.
Elle entra prudemment dans l’immense pièce. Peut-être qu’elle se faisait des idées… quand le bruit retentit de nouveau, elle se figea. Il y avait quelqu’un d’autre. Hélios hésita à rebrousser chemin pour donner l’alerte, mais il pouvait s’agir d’un garde en train de faire sa ronde. Elle aurait l’air maligne à réveiller tout le monde. Et cette curiosité irrépressible qui lui tenaillait le ventre… il fallait qu’elle s’assure de la menace avant de faire quoi que ce soit.
A petits pas silencieux, elle se déplaça entre les grandes allées, observant soigneusement chacune d’elles pour tenter de repérer l’intrus. Le bruit recommença : elle accéléra le pas pour s’en rapprocher.
Et soudain, elle le vit. C’était lui. Il était plus petit que dans les histoires. Son armure luisait doucement dans le noir, composée d’un matériau qu’Hélios n’avait jamais vu. Elle recouvrait l’intégralité de son corps, épousant ses muscles et ses larges épaules jusqu’à ses pieds chaussés d’épaisses bottes de cuir. A sa ceinture, une épée réverbérait la lumière qu’émettait son armure et créait de jolies reflets au plafond. Le plus terrifiant restait son masque. Elle n’en voyait que le profil, mais son air grimaçant avait de quoi effrayer le plus courageux des guerriers…
Il fallait qu’elle donne l’alerte. Machinalement, l’atalante recula et son bras heurta un sac de blé. Elle se figea tandis qu’il se déversait au sol dans un bruit sourd, et elle sentit les larmes lui monter aux yeux quand le sans visage cessa tout mouvement. Son masque monstrueux se tourna lentement vers elle et elle se figura que sous sa grimace, il souriait cruellement.
Elle allait mourir.
Il fallait qu’elle s’enfuit.
Pourtant, son corps refusait de bouger. A l’intérieur, une voix lui hurlait de courir aussi vite que le vent pour échapper à son ennemi, mais à l’extérieur, ses muscles restaient immobiles.
Lentement, le sans visage se redressa pour s’approcher d’elle. Il tenait quelque chose, mais elle ne pouvait pas voir ce que c’était dans la pénombre. Il allait la tuer, elle en était sûre.
Et au moment où il l’atteignait, son corps retrouva toute sa mobilité. D’un bond, elle se précipita vers la sortie, emplissant ses poumons d’air pour hurler.
Son cri s’étouffa dans sa gorge en un gémissement pitoyable quand l’arme du sans visage rencontra son crâne, puis ce fut le néant.

Chapitre 17 : Troubles

L’histoire de l’Eldarya est entachée de nombreuses guerres. La plupart ont été amorcées par les ténébreux, qui comptent parmi leur population de nombreux descendants terriens. La dernière guerre a été remportée par l’Alliance, de justesse. Elle s’est soldée par les Accords de Paix, un engagement solennel de chacune des huit Terres pour faire cesser les conflits.

Conflits et création, chapitre 81

- Posez-la ici !
- Vite !
- Saule !
- De l’eau !
- Leiftan !

Il redressa la tête à l’entente de son nom. Eweleïn, les cheveux relevés en un vague chignon, se précipita vers lui. Les cernes sous ses yeux et sa tunique mal boutonnée témoignaient de l’urgence de la situation : la soigneuse venait de se lever. Le lorialet lui désigna l’une des chambres de la main, et ils y pénétrèrent d’un pas rapide.

- Que s’est-il passé ? s’alarma la soigneuse.
- Le sans visage, j’imagine, répondit-il. Elle a dû le surprendre en pleine action, et il l’a assommée avec ça.

Il agita une lourde poêle en métal. Lorsqu’il l’avait trouvée, Hélios était étendue sur le sol du garde-manger, inconsciente. Les gardes chargés de sa surveillance avaient été endormis à l’aide d’une potion, laissant au sans visage un accès total à la nourriture.

- Il a empoisonné toutes nos réserves de lait, soupira Leiftan.
- Et Hélios, comment va-t-elle ? s’enquit Eweleïn que les réserves intéressaient moyennement.
- Elle respire, mais je ne sais pas depuis combien de temps elle est inconsciente. Il y avait du sang par terre, je pense qu’il l’a sérieusement amochée.

La soigneuse hocha la tête puis poussa la porte. A l’intérieur, Saule et deux autres soigneurs agitaient des appareils autour du corps immobile de l’atalante, l’air concentré. Eweleïn s’approcha de sa patiente pour l’examiner à son tour. Sa peau avait pris une couleur jaunâtre, mais sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers. Elle ordonna à Saule de lui apporter des potions de soin, ouvrit les rideaux pour permettre au soleil d’entrer dans la pièce puis observa les résultats qui s’affichaient sur ses appareils.

- Alors ? demanda Leiftan.
- Je…

Elle fut coupée par l’ouverture de la porte. Valkyon et Nevra, essoufflés, entrèrent dans la pièce sans y être invités. Si le borgne s’arrêta immédiatement en voyant l’atalante étendue sur le lit, Valkyon se précipita vers Eweleïn pour lui saisir le bras.

- C’est le sans visage ? Elle va bien ? Il ne l’a pas…
- Doucement, s’agaça la soigneuse. C’est un dispensaire, ici, pas une taverne !
- Excuse-nous, Leïn, grimaça Nevra. On vient de croiser un de tes soigneurs.
- Et alors ?

La grande femme posa ses poings sur ses hanches, sévère. Leiftan fronça les sourcils : il était habituel que Valkyon s’inquiète pour ses soldats et qu’il réagisse ainsi, mais Nevra n’était pas aussi impulsif. Il s’approcha de ses deux collègues : le géant semblait particulièrement touché par l’attaque…

- Hélios est membre de l’absynthe, remarqua-t-il. C’est louable à vous deux de vous inquiéter pour elle, mais je ne savais pas que vous étiez proches.
- Ça n'a rien à voir, marmonna Nevra. Hier, elle est sortie de la taverne en ayant trop bu, et elle nous est tombée dessus.
- On l’a raccompagnée jusque dans la salle des portes, mais ensuite elle est repartie seule, se lamenta Valkyon. Si on avait insisté…

Eweleïn s’adoucit immédiatement et leur adressa un sourire rassurant. Elle les informa d’une voix douce que l’atalante était hors de danger, puis leur demanda quelques précisions sur l’heure et l'état de la jeune femme quand ils l’avaient quittés. Pendant qu’ils répondaient, Leiftan sortit de la chambre  et se heurta à deux gardiens.
Il reconnut immédiatement June, mais ne laissa rien paraître. Il croisa les bras pour les apostropher.

- Vous êtes blessés ?
- Non, capitaine Larulta…
- Leiftan, le corrigea-t-il machinalement.

Le jeune homme brun cessa de parler, indécis. June étouffa un sourire et prit la suite en désignant la chambre du menton.

- On a appris, pour Hélios. J’étais à la taverne avec elle hier… comment elle va ?
- Bien, c’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant, répondit Leiftan. Vous pouvez patienter ici en attendant qu’Eweleïn ait terminé ses examens, et voir avec elle si vous avez l’autorisation de rester.

June hocha la tête et entraîna son compagnon vers les chaises qu’il leur désignait. Le lorialet et la gardienne n’échangèrent pas un regard, mais elle ne put s’empêcher de jeter un coup d'œil furtif derrière elle quand il passa la porte. Elle se morigena intérieurement : il fallait qu’elle fasse plus attention.
Ils se laissèrent tomber sur les chaises. Emi n’avait pas eu le temps de passer, son capitaine étant extrêmement stricte sur les horaires, et elle les avait chargé de tout lui rapporter sur l'état de l’atalante.
Mathyz passa une main dans ses cheveux coupés courts et adressa un sourire inquiet à son amie.

- T’es restée longtemps à la taverne ? T’as l’air épuisée.
- Non, je suis partie tôt, mais j’ai eu du mal à m’endormir, répondit-elle. Si j’avais sû…

Mathyz passa un bras réconfortant autour de ses épaules. La porte s’ouvrit alors sur Nevra et Valkyon, qui se figèrent en les voyant. Immédiatement, les deux gardiens sautèrent sur leurs pieds.

- Capitaine Atani, capitaine Redstone ! saluèrent-ils.
- Gardien Rougaie, gardienne June, répondit Valkyon en fronçant les sourcils. Vous devriez être à l’entraînement.
- On est désolés, capitaine, mais on a appris pour Hélios et on s'inquiétait ! s’exclama Mathyz.
- Comment avez-vous appris ça ? grogna Nevra.
- Tout le monde parle d’une gardienne qui s’est faite agressée cette nuit, révéla June. Et quand elle s’est réveillée, Emi… la gardienne Chione a pas trouvé Hélios dans sa chambre, elles sont voisines. C’est courant qu’elle soit absente, mais elle était pas là non plus au petit déjeuner, alors on s’est inquiété et quand on a croisé le soigneur Arumraer…
- Il a essayé, le pauvre, mais il sait vraiment pas mentir, ricana Mathyz.

Nevra leva les yeux au ciel. Autant pour la discrétion. Agacé, le faélien se tourna vers son collègue en attendant une réprimande. Valkyon leur rappela à quel point leur entraînement était primordial, avant de croiser les bras.

- Vous rattraperez tout ce que vous avez manqué ce soir et demain. J’en parlerai à Claijai.
- Oui, capitaine ! Est-ce qu’on peut la voir ? quémanda Mathyz.
- Pas tout de suite. Vous…
- Tiens, mais au fait… le coupa Nevra. June, tu étais là hier soir. Tu es partie drôlement tôt…

Elle évita soigneusement de le regarder dans les yeux et hocha la tête, expliquant qu’elle était épuisée de ses entraînements. Nevra se rapprocha d’elle, posa la main sur son menton pour la forcer à le regarder et esquissa un sourire charmeur.

- Tu n’as pas l’air très reposée, pourtant… Qu’est-ce que tu as fait de ta nuit, ma belle ?

June cligna plusieurs fois des yeux mais à nouveau, l’étrange pouvoir du faélien fit fondre toutes ses résistances. Elle sentit le même rire que la veille monter dans sa gorge pour venir fleurir sur ses lèvres tandis que ses muscles se détendaient.

- Je… souffla-t-elle.
- Nevra !

La poigne de Valkyon l’arracha à l’étreinte du borgne. Aussitôt, June fut frappée par une vague de sentiments puissants. Colère, inquiétude… culpabilité. Elle manqua de souffle et s'agrippa machinalement au géant, qui jeta un regard noir à son collègue.

- A quoi tu joues ?
- Je me renseigne, c’est mon travail figure-toi, grinça l’autre.
- Et qu’est-ce que tu espères ? Qu’une gardienne ici depuis deux mois te révèle qu’elle est le sans visage, qui sévit ici depuis plus d’un an ? Je crois que tu te perds, mon ami.

Nevra siffla entre ses dents puis tourna les talons, excédé. Valkyon sentit la tension quitter ses muscles et baissa les yeux vers June. La jeune femme tenait son bras comme une bouée, le regard dans le vague et la bouche légèrement entrouverte. Il se rendit alors compte qu’il avait attrapé sa taille pour la pousser derrière lui et qu’il écrasait son corps menu contre son armure.
Il la relâcha immédiatement.

- Tout va bien ? demanda-t-il d’une voix douce. Je suis désolé, Nevra est à cran ces derniers temps.
- Je… ça va, se reprit la jeune femme. C’est… c’est le sans visage qui a attaqué Hélios ?

Valkyon soupira. Pas la peine de le leur cacher plus longtemps, de toute manière l’information allait rapidement circuler. Il confirma d’un hochement de tête. A cet instant, Eweleïn sortit de la chambre pour indiquer qu’Hélios était réveillée, et elle se figea en voyant les trois gardiens.

- Elle est réveillée ? répéta Mathyz. On peut la voir ?
- Non. Elle détient des informations confidentielles…
- Nous avons reçu l’ordre de ne laisser personne la voir, continua Valkyon.

Le visage de June se tordit en une grimace de contrariété, tandis que Mathyz s’affaissait. Valkyon soupira et se tourna vers la soigneuse.

- Comment va-t-elle ?
- Elle dit avoir l’impression de s’être prit un grookhan sur la tête, répliqua Eweleïn.
- Mais elle va bien, non ? demanda piteusement June. Je veux dire…

Eweleïn échangea un regard avec le capitaine. En silence, ce dernier hocha la tête et elle croisa les bras.

- Ses jours ne sont pas en danger, si c’est ce que tu veux savoir.

A leurs regards soulagés, elle répondit d’un sourire crispé, avant de tourner les talons. Malgré tout, Hélios n’était pas sortie d’affaire et elle avait encore besoin d’elle. Elle laissa donc les deux gardiens auprès de leur capitaine pour retourner dans la petite chambre, où l’atalante fixait le plafond sans le voir. 

- Hélios ?
- Hum ?

Son regard émeraude se posa sur Eweleïn, qui s’approcha lentement du lit.

- J’ai informé Dame Miiko de ton réveil, dit-elle. Tu as pu reprendre tes esprits ?
- Je crois que j’ai bu la chope de trop, hier, grimaça Hélios. Je me souviens pas de tout, mais il me semble que j’ai ouvertement dragué les capitaines Atani et Redstone…

Eweleïn arqua un sourcil. Ce n’était pas vraiment ce qu’elle voulait savoir, mais Hélios s’en fichait. Elle détourna les yeux et murmura qu’elle priait pour qu’aucun d’eux ne se rappelle de cette soirée catastrophique.
La soigneuse eut la décence de ne rien répondre.
La porte s’ouvrit pour laisser passer Miiko, accompagnée de tous ses capitaines. Ezarel se dirigea immédiatement vers Eweleïn pour regarder les constantes vitales de sa subordonnée. Valkyon ferma précautionneusement la porte, tandis qu’Eweleïn badigeonnait une mixture bleue empêchant quiconque d’entendre à travers le bois. Miiko s’assit en face de l’atalante, puis soupira longuement.

- Comment tu te sens ?

Hélios laissa finalement tomber son masque de bonne humeur et porta la main à sa tête. Même si les premiers soins d’Eweleïn et les rayons du soleil lui permettaient de se remettre, elle voyait légèrement trouble et son crâne la lançait affreusement.

- Un peu bête, grimaça-t-elle.

La chef de garde esquissa un sourire sans joie.

- Au nom de l’étincelante, je te présente nos excuses, Hélios. Le sans visage a encore une fois réussi à pénétrer dans nos locaux et tu as fait les frais de ces manquements.
- Toutefois, nous devons te poser quelques questions, continua Ezarel.
- Je l’ai vu.

Le salvor se figea. Dans d’autres circonstances, Hélios aurait été ravie de son petit effet. D’ordinaire, personne ne se rappelait avoir vu le sans visage : il attaquait par derrière, quand tout le monde dormait, restait dans la pénombre…  Elle frissonna et ramena ses jambes contre sa poitrine.

- Je me rappelle pas de tout, mais lui… je l’oublierais jamais, murmura-t-elle. Son masque… Je…

Elle détourna les yeux. Sa gorge s’était serrée, les larmes menaçaient de déborder ses paupières closes. Devant les soigneurs, elle était restée forte. En vérité, elle était terrifiée et la vision du sans visage restait gravée au fer rouge dans son esprit.
Une main se posa doucement sur son bras. Elle déglutit, puis inspira longuement pour faire face à son interlocuteur.
Accroupi à sa hauteur, Nevra avait remplacé Miiko. Son regard gris était empreint d’une douceur qu’elle ne lui connaissait pas, et elle s’y plongea sans hésiter.

- Tu peux avoir confiance, murmura-t-il.
- Je… souffla l’atalante. Je…
- Qu’est-ce que tu as vu ?

Sa voix était faite de velours liquide. Sa peau était douce, ses doigts frais et son œil… Hélios sentit les larmes reculer à mesure qu’elle racontait sa rencontre. Comment il s’était relevé en l’entendant, comment elle était restée figée devant lui. Comment son armure luisait dans le noir, d’une lumière malsaine. Comment elle avait cru mourir, comment son masque l’avait regardé.

- J’ai voulu m’enfuir, murmura-t-elle. Il a été si rapide… je…
- Tu as été courageuse, répondit le faélien sur le même ton. Tu n’en parleras pas à tes amis, n’est-ce pas ?
- Non…
- Nous annoncerons la nouvelle nous-même. Toi, tu dois te reposer. Ferme les yeux, jolie fleur…

Et tandis que ses paupières se fermaient, elle sentit la main du faélien accompagner sa lente chute vers ses oreillers.

***

Elle fulminait. Ses quatre queues battaient l’air autour d’elle alors qu’elle faisait les cent pas dans la salle de réunion, sous les yeux épuisés des membres de l’étincelante. Nevra était adossé au mur, l’air pensif, Ezarel écrivait dans un carnet et Valkyon observait ses poignets. Les oreilles d’Ykhar s’agiraient dans tous les sens, Keroshane tapotait sur la table de la pointe de son crayon et Eweleïn triturait une mèche de cheveux en mordillant sa lèvre.
Seul Jamon, le capitaine en charge de la sécurité, et Leiftan ne montraient aucun signe de nervosité.
Finalement, Miiko abattit vivement ses mains sur la table.

- J’en ai assez. Il nous fait passer pour des incapables, ruine nos provisions, empoisonne notre eau et voilà qu’il s’en prend à nos gardiens !
- Il a forcément des complices, geignit Ykhar. Il faut qu’on leur mette la main dessus.
- Si les ombres faisaient leur travail correctement…
- Qu’est-ce qu’il veut, l’écorné ? siffla Nevra.
- Je dis simplement que nous disposons des meilleurs espions des Terres d’Eel, et qu’aucun d’eux n’a été capable de trouver un indice concernant le sans visage, se justifia Keroshane.
- Parce que tu as fait mieux, peut-être ?
- Capitaine Redstone.

Le rappel à l’ordre arracha une grimace agacée au faélien. Leiftan jeta également un regard d’avertissement à Keroshane, puis leva les mains en signe d’apaisement.

- De toute évidence, cet homme, à supposer que ce soit un homme, a de puissants alliés au sein de la garde. Il nous faut prendre des mesures radicales afin de faire cesser ses attaques.
- A partir d’aujourd’hui, nous mettrons en place un couvre-feu renforcé : quiconque sera vu en dehors de ses quartiers après la mi-nuit sera immédiatement mis aux fers et interrogé, clama Miiko. Toutes les informations relatives à la sécurité, aux plannings de garde et aux changements d’équipes ne seront communiquées qu’au dernier moment. Personne ne sortira, n’entrera ou ne se déplacera dans les bâtiments sans être identifié. Aucun civil ne sera plus admis dans l’enceinte de la garde. Nous mettrons en place un système de reconnaissance : tous les gardiens porteront un brassard indiquant leur classe, leur garde et leur nom. Je veux ce salopard dans mes geôles avant la prochaine assemblée des Neuf, est-ce que c’est clair ?

Ils répondirent d’une seule voix. En un instant, la garde d’Eel, havre de paix parmi les Terres, venait de devenir un sanctuaire infranchissable.

Chapitre 18 : Ceux que nous sommes

Résumé des chapitres précédents

June est à présent une gardienne à part entière, et s’est bien intégrée au QG. Après une mission particulièrement compliquée au cours de laquelle plusieurs gardiens ont trouvé la mort, elle a aidé à retrouver un jeune kappa des îles de Jade (disons plutôt qu’elle est tombée sur Maya et Nevra se disputant le rôle de porteur dudit kappa, à l’odeur relativement désagréable).
Mais alors que les choses semblent rentrer dans l’ordre après l’exécution du contaminé, le sans visage attaque de nouveau le QG et cette fois, il s’en prend à Hélios. Traumatisée par cet évènement, la jeune femme se repose à l’infirmerie tandis que Miiko, furieuse de son incapacité à arrêter ce monstre, ordonne un couvre-feu généralisé.

Il existe deux langues principales en Eldarya : la langue commune, parlée dans les huit Terres ; et le spräk. On raconte que la langue des ténébreux leur viendrait de la Terre. Selon plusieurs sources, elle serait en réalité née de plusieurs dialectes parlés par nos ancêtres. On l’entend assez peu hors des Terres Obscures, car elle est associée à la terreur que répandent les ténébreux sur leur passage.

Extrait du Livre des Huit Terres, Vol. VIII

Les nouvelles restrictions n’avaient pas fait l’unanimité. Pourtant, Miiko avait tenu bon face à la vague de mécontentement des gardiens et le calme était finalement revenu. Assis à son bureau, Valkyon préparait la mission qui permettrait au jeune kappa de regagner son île. Ses parents, prévenus par familier que leur fils était sain et sauf, avaient pris de l’avance : leurs six autres rejetons les attendaient toujours, et la garde avait assuré aux kappas un retour sans délai de leur petit.
Malgré ses réticences à envoyer une jeune gardienne sur une mission de cette importance, la présence de June était indispensable. Le kappa s’était attaché à elle aussi sûrement qu’un bécola à sa feuille. Si June était parvenue à s’en libérer l’espace de quelques jours, il avait remué le dispensaire dans tous les sens quand il avait sentit l’odeur de la jeune femme, alors venue pour voir Hélios. Depuis, il hurlait tous ses poumons dès qu’elle s’éloignait de lui.
Le géant soupira en passant une main dans ses cheveux. Une fois n’était pas coutume, il les avait laissé libre et ils coulaient en longues mèches blanches sur ses épaules burinées.

La porte ne fit aucun bruit en s’ouvrant, mais il perçut immédiatement le pas léger de son second quand elle entra dans la pièce. Maya s’approcha du bureau sans mot dire, y déposa une liasse de feuilles et tourna les talons pour sortir. Elle était chargée de recenser tous les membres de la garde obsidienne, mission qui l’ennuyait profondément et la rendait encore plus désagréable que d’habitude.
Valkyon se racla brusquement la gorge. Les pas de la mercenaire cessèrent. Il prit le temps de terminer sa convocation puis posa soigneusement sa plume sur son bureau avant de relever la tête. Elle l’observait, un sourcil légèrement arqué. Valkyon croisa les mains devant son menton, inspira longuement sans la quitter des yeux et lui fit signe de s’asseoir.
Maya resta immobile avant de se percher sur un accoudoir. Il devinait son incompréhension : la mercenaire n’avait pas l’habitude de recevoir des ordres et se targuait de pouvoir lire en lui comme dans un livre. Il pouvait presque voir les rouages de son esprit s’activer en se demandant ce qu’il voulait.
Les deux gardiens se fixèrent un moment sans rien dire. Valkyon fut finalement le premier à briser le silence.

- Je me suis entraîné avec June.
- Tu l’appelles par son prénom ? ricana la mercenaire. Quelle familiarité…
- Tu te souviens de l’enchaînement que Jahed t’avait montré, avant que tu quittes Fan’Fara ?

Immédiatement, le visage de la mercenaire se ferma. Il savait qu’en évoquant à la fois la ville et le garçon, il touchait un point sensible. Son regard s’était fait menaçant et il pouvait voir la lutte interne qu’elle menait pour ne pas s’énerver. Valkyon se leva lentement pour passer de l’autre côté de son bureau.

- June l’a reproduit. Pas avec exactitude, mais suffisamment pour que je le reconnaisse.
- Et alors ? siffla-t-elle entre ses dents.
- Alors il n’y a que toi qui a pu le lui apprendre, Maya, gronda le capitaine. Je me suis demandée comment elle pouvait avoir autant progressé en si peu de temps, mais c’est parce que tu l’entraîne ! accusa-t-il.

Il s’approcha d’elle jusqu’à ce que leurs souffles se mêlent, en prenant toutefois garde à ne pas la frôler.

- Pourquoi ? gronda-t-il. Qu’est-ce qu’elle a de si particulier pour que la grande May-Ayaa Blå ögon guldglitter lui accorde son attention ?
- Fais attention.

Il savait qu’il avait franchi une ligne en prononçant son véritable nom, mais il ne se démonta pas.

- J’exige une réponse.
- Tu n’es pas… s’énerva-t-elle.

Elle s’agrippa au fauteuil, le souffle coupé par la douleur. Il lui fallut quelques instants pour se remettre, qu’il mit à profit pour rassembler son courage. C’était la première fois qu’il tenait tête de cette manière à la mercenaire, il ne fallait pas qu’il lâche.

- Tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, reprit-elle d’une voix plus calme.
- Je suis ton capitaine. Pourquoi entraîne-tu cette gardienne ?
- Tu n’as qu’à lui poser la question, cracha Maya en se détournant.

Il réagit plus vite qu’il ne pensa. Lorsque sa main se referma sur l’avant-bras de la gardienne, Valkyon sut qu’il avait fait une erreur. La lame chaude qu’il sentit sur sa gorge l’instant suivant le lui confirma.

- Ne… me… touche… plus… jamais… haleta Maya.

La lame s’enfonça légèrement dans sa chair tandis qu’elle se rapprochait de lui, les yeux luisant d’une rage féroce qui déformait son visage émacié.

- N’oublie pas d’où tu viens, Vajshkinon. N’oublie pas qui t’a sorti de ta fange puante, qui t’a libéré de tes chaînes, et surtout, n’oublie pas à quel prix.
- J’ai remboursé ma dette, je crois, gargouilla-t-il.

Le rire de la mercenaire lui tira un frisson. Elle rangea sa lame avant de s’appuyer contre le mur, brisée par la souffrance qui rongeait son corps entier. Quand elle eut repris contenance, elle se redressa et lui adressa un regard emplit de mépris.

- Tu me dois la vie, Valkyon. Tu me l’as dit toi-même. C’est une dette que tu ne remboursera jamais, quoique tu fasses. Tu me seras éternellement redevable.

D’une démarche prédatrice, elle le rejoignit pour souffler quelque chose à son oreille, avant de disparaître aussi silencieusement qu’elle était venue. Valkyon serra les poings, puis se laissa lentement glisser contre le mur. Il laissa tomber sa tête entre ses larges mains, les mots de la mercenaire résonnant dans son esprit blessé comme un rappel cruel de sa situation.

Ortrag ash desh avliviata do eta trashi rash… lag’rai…1

1. N’oublie pas qui tu es…
NDA : Lag’rai est le nom donné à celles et ceux dont le corps, l’âme et l’esprit sont la propriété de la souveraine des Terres Obscures. Le pluriel étant indiqué par le suffixe -re, quand ils sont plusieurs, ils sont nommés lag’raire. 

***

Le silence de la petite pièce était uniquement troublé par la respiration mesurée de son partenaire. La lumière des étoiles pénétrait par la fenêtre ouverte, baignant l’endroit d’une atmosphère paisible. Assis sur le lit, ses vêtements en pagaille sur le sol, Chrome fixait son ordre de mission sans vraiment le voir.
Il ne l’avait pas dit à Mery. Pas encore. Le bröwnie n’aimait pas quand Chrome partait en mission seul. Non pas qu’il le soit vraiment : ils seraient quatre, en plus du kappa. Dante prendrait la tête. Le lamia avait toute la confiance de Nevra, chose difficile à acquérir et encore plus à garder, et il s’était distingué sur de nombreuses missions. Alajea serait leur soutien alchimiste, au cas où quelque chose arriverait au kappa sur la route. Lui qui savait naviguer guiderait le bateau et enfin, June…
Chrome soupira. Il imaginait que sa présence était requise à cause de l’affection que lui portait le kappa, mais ça n’arrangeait pas ses affaires. Le lycanthrope se laissa tomber en arrière. Sa tête heurta le flanc de son compagnon, qui poussa un grognement agacé en se retournant sous les draps. D’un geste machinal, Chrome vint emmêler ses doigts dans les douces boucles blondes et soupira de nouveau, plus fort.

- Quoi ? grommela Mery en émergeant finalement du sommeil.
- Je pars en mission dans les Terres de Jade.

Immédiatement, le bröwnie se redressa. Ses yeux dorés luisaient d’inquiétude, comme à chaque fois que Chrome lui annonçait ce genre de nouvelle. Avant qu’il ne dise quoi que ce soit, le jeune homme posa un doigt sur sa bouche.

- C’est une mission de routine, on ramène juste le kappa chez lui.
- Depuis quand est-ce que tu le sais ? accusa l’autre ombre.
- Hier soir. Peu importe.

Il ramena ses jambes sous lui pour se lover contre le corps chaud de Mery, sa queue recouvrant pieusement sa nudité. Le bröwnie ne put s’empêcher de faire courir ses doigts sur la peau veloutée de son compagnon. Chrome frémit d’aise, avant de tourner la tête vers lui.

- Je pars avec June.
- J’imagine que le capitaine t’a demandé de la surveiller, alors, répondit aussitôt Mery.
- Oui. Mais… il y a un truc qui cloche avec cette fille… Je sais pas, quelque chose… c’est bizarre.
- Explique.

Il se redressa pour lui faire face. Ses épaisses mèches retombaient en crinière autour de son visage et il les dégagea d’un geste vif, avant d’énumérer sur ses doigts.

- D’abord, son amnésie, et le fait que tout le monde s’y intéresse. Je sais pas si tu as fait attention, mais à chaque fois que quelqu’un de haut gradé lui parle, il la mentionne.
- En même temps, je le ferai aussi, remarqua Mery. Rien que pour savoir à quelle espèce elle appartient.
- Oui, ça aussi, releva Chrome. Personne n’a aucun indice à ce propos. Tous les hybrides ont au moins un signe distinctif : la force, la vitesse, la vision de nuit, une queue, les cheveux blancs… Elle, rien du tout !
- Tu oublies ses yeux, c’est pas commun.
- Sauf que c’est rattaché à rien, Mery. Et puis Blackwave : Nevra me demande d’enquêter sur elle, je me rends compte qu’elle entraîne June au milieu de la nuit dans le secret le plus total, Nevra me demande de me renseigner sur ces entraînements, June me ment effrontément et avec une facilité qui frôle la perfection, Nevra veut en savoir plus sur l’intérêt que Valkyon lui porte et soudain, comme ça, d’un coup, c’est plus la peine de chercher ! Il faut juste la surveiller, m’assurer qu’elle ne mette pas la garde en péril et c’est tout !

Il passa une main agacée dans ses cheveux. Mery arqua un sourcil : Nevra savait ce qu’il faisait. S’il ne voulait plus que Chrome enquête sur Valkyon, c’était probablement parce qu’il avait déjà trouvé ce qu’il cherchait. Il passa un bras rassurant autour des épaules du lycanthrope.

- Tu te prends trop la tête, petite lune.
- J’en sais rien… soupira le gardien. Et si elle mentait ? Si elle était pas amnésique ? Si elle s’était associée avec Blackwave pour…
- Pour quoi ? Détruire Eel et la garde ? se moqua-t-il. Qu’est-ce que ça leur apporterait ?

Chrome poussa un grondement en enfouissant son visage dans les oreillers. Il savait ses théories loufoques… June mentait bien, mais son amnésie n’était pas feinte. Il en avait parlé avec Emi et la femme des neiges était formelle : en se réveillant, June semblait terrifiée, perdue et surtout, elle avait oublié comment parler la langue commune.
Même à présent, la jeune femme peinait à lire un simple formulaire… Bien sûr, il y avait toujours la possibilité qu’elle soit une ténébreuse infiltrée, même s’il en doutait. Selon Nevra, il y en avait au moins dans quatre des neuf gardes. Toujours selon lui, il n’y en avait pas à Eel. Ou du moins, pas infiltrés. Parce que sinon, Chrome en comptait au moins deux.
Et June ne dégageait pas l’aura de danger, de cruauté et de secret qui les entourait. Non. Il pouvait rayer cette hypothèse de son esprit. June n’était pas une ténébreuse.

- Tu pourras te renseigner pendant ton voyage.

La voix de Mery le sortit de ses réflexions. Chrome hocha la tête et se tourna vers lui, songeur.

- Tu crois que tu pourrais en apprendre plus de ton côté ?
- Du genre ?
- En discutant avec Emi, Hélios, les autres obsidiens… Ils auront peut-être plus d’infos.
- Je verrais ce que je peux faire. Mais si le capitaine t’a dit de ne pas t’en mêler, Chrome… soupira Mery.

Il abdiqua cependant devant le regard implorant que lui lança le lycanthrope. De toute façon, il avait déjà sympathisé avec l’une des recrues de la promotion de June…

***

Leurs lames se heurtèrent avec force. June recula vivement, para une nouvelle attaque avant de repérer une ouverture et de s’y jeter. Son adversaire bloqua sa tentative avec une facilité qui frôlait l’indécence, mais l’obsidienne ne lâcha pas l’affaire. Elle se faufila sous le bras tendu, feinta et enchaîna avec un nouveau coup. Cette fois, elle frôla le bras nu de sa compagne, qui la gratifia d’une moue impressionnée. Avant d'agripper sa main pour la faire basculer au sol.
June sentit l’air quitter ses poumons lors de l’impact. Elle resta de longues minutes par terre à chercher son souffle, la douleur remontant le long de sa colonne vertébrale.

- Aïe, geignit-elle.

Le son d’un corps heurtant le sol lui répondit. Avec difficulté, la jeune femme tourna la tête pour fixer son adversaire d’un regard assassin.

- T’es pas obligée de me briser des trucs à chaque fois, tu sais ?
- Si j’avais vraiment envie de te casser quelque chose, tu ne te relèverais pas aussi vite, répliqua Maya de sa voix rauque.

June hésita entre le rire et le dépit. Parfois, elle se demandait si la mercenaire essayait de faire de l’humour ou si elle était juste cruellement dénuée de principe. La gardienne se redressa en grognant puis rangea sa lame dans son étui avant de lever les yeux vers le ciel. La lune était cachée par de gros nuages et seules quelques étoiles perçaient la masse cotonneuse du ciel. Malgré le couvre-feu mis en place par Miiko, Maya avait insisté pour maintenir leurs entraînements. Et c’est sans aucune surprise qu’elles n’avaient croisé personne en se rendant dans leur coin secret. Mais June avait fini par s’habituer à l’étrange capacité qu’avait la mercenaire de passer entre les mailles des filets. Après tout, c’était aussi pour ça qu’elle était là.

- Nevra a de nouveau utilisé son pouvoir sur moi, révéla-t-elle. Leiftan a dit que tu avais peut-être une solution ?
- Non. La Mörka n’est pas aussi puissante. Je peux te rendre plus résistante, mais l’obnubilation de Redstone est particulièrement forte, répondit Maya. Donne-moi ton bracelet.

Elle obéit sans rechigner et observa avec fascination sa compagne entailler sa main en murmurant quelque chose en spräk. Avec le temps, elle avait fini par repérer l’accent particulier de ceux qui le parlaient depuis la naissance. Il était discret chez la mercenaire et quasiment indétectable chez Nevra et Valkyon, mais tous les trois avaient tendance à chuinter les syllabes sifflantes quand ils parlaient la langue commune.
Maya lui rendit son bijoux d’un geste nonchalant puis se renversa dans l’herbe haute.

- Savoir qu’il peut utiliser l’obnubilation conjugué à cette amulette te permettra d’y résister plus facilement, indiqua-t-elle. Mais si j’étais toi, je l’éviterais.
- Tu n’as pas peur qu’il l’utilise sur toi ? demanda June en l’imitant. Leiftan m’a dit qu’il faisait en sorte de ne jamais se retrouver seul avec lui, mais tu es souvent en mission avec… 

Maya esquissa un sourire amusé. Elle passa ses mains derrière sa tête et haussa légèrement les épaules.

- L’amour et la peur empêchent l’obnubilation. Quand on les ressent trop fort à l’encontre d’une personne, on ne peut pas l’utiliser sur elle.
- Et donc j’imagine que Nevra est fou amoureux de toi, ironisa June. Je ferai attention.

Le silence s’installa. En tendant bien l’oreille, June percevait la respiration lente de la mercenaire. A la regarder ainsi, on pouvait la croire endormie. La gardienne se tourna vers elle pour observer son visage pâle. Avec ses pommettes saillantes et ses sourcils constamment froncés, ses lèvres peintes en noire et ses yeux charbonneux, Maya était l’expression même de l’effroi. Pourtant, June ressentait tout autre chose quand elle plongeait dans ses yeux bleus. Au début, elle n’avait pas réussi à mettre de mots dessus. Elle avait cru que c’était de la peur, la même qui saisissait Emi quand elle croisait la mercenaire.
Aujourd’hui, elle savait. Et quand l’améthyste rencontra l’azur, elle plongea sans hésiter dans les tréfonds de son âme.
Il y eut d’abord le froid. La douleur, ensuite. Celle qui l’habitait en continue, comme tous ceux qui partageaient sa malédiction. La douleur de ressentir, de toucher, de sourire, de pleurer et de hurler. Quand elle la dépassa, June trouva la chaleur. Un noyau de colère, de passion, de désespoir et d’envie. Enfermé au fond d’une coquille qui paraissait vide à ceux qui ne savaient pas où chercher.
Un rayon de lune perça les nuages pour venir s’échouer sur le visage de la mercenaire. Ses lèvres perdirent leur moue cruelle, ses traits s’adoucirent et son visage se transforma.

- Est-ce qu’un jour tu me raconteras ? souffla June.
- Quoi donc ?
- Ce qui t’es arrivé ?
- Non.

Maya détourna les yeux, rompant le contact entre elles. June laissa retomber son corps au sol. Son nez frôlait les mèches sombres de la mercenaire, et elle dut tendre l’oreille pour percevoir son chuchotement.

- Je ne m’en souviens plus.

Chapitre 19 : Les Îles de Jade

Je suis allée dans les Terres Obscures. Il y fait constamment sombre, un voile de fumée cache le soleil en recouvrant le ciel. Ce que j’y ai vu ne peut être raconté.

Extrait des mémoires de Colombe

Le clapotis des vagues sur la coque chantait une berceuse qui lui avait manquée. Perchée sur la proue, Alajea inspira longuement l’air salin en savourant le vent qui emmêlait ses cheveux. Derrière elle, les babillements du petit kappa se mêlaient à l’écho des lappys qui accompagnaient le bateau. Il était toujours accroché au cou de June, laquelle semblait s’être habituée à l’odeur épouvantable qu’il dégageait.
Elle quitta à regret l’océan pour rejoindre l’obsidienne. La sirène lui adressa un sourire amical et désigna le kappa du menton.

- Tu comprends ce qu’il dit ?
- Absolument pas, mais j’essaie de lui apprendre deux trois trucs. Regarde. Elliott, qu’est-ce que c’est ? fit-elle en agitant son pied.
- Saussue ! piailla le kappa.
- Elliott ? s’enquit la sirène.

June haussa les épaules et laissa le kappa jouer avec ses lacets.

- C’est pas tout à fait ça, mais ça y ressemblait quand il l’a dit. En tout cas, il répond quand je l’appelle, donc j’imagine que ça lui va.

Alajea éclata de rire. La langue des esprits de l’eau était très difficile à prononcer, surtout pour un enfant. June la rejoignit dans son hilarité et Elliott tapa dans ses mains, ravi que les deux jeunes femmes lui accordent un peu d’attention.
En s’essuyant les yeux, la sirène se tourna vers l’obsidienne.

- Bon, kappa mis à part. Tu t’es bien intégrée dans ta garde ?
- Je m’en sors, répondit-elle. Hélios m’a beaucoup aidée… T’as pu passer la voir avant de partir ?

Alajea hocha la tête. L’atalante était toujours alitée, mais Eweleïn était optimiste. Pourtant, la sirène sentait que quelque chose n’allait pas : Hélios, d’ordinaire si bavarde, s’était murée dans un silence de plomb et n’adressait plus la parole à personne. La soigneuse penchait pour un traumatisme dû à son agression et assurait que ça allait passer, mais malgré tout, Alajea restait inquiète.
June parut s’en rendre compte et posa une main sur son bras.

- J’ai vu une fille qui te ressemblait au moment d’embarquer, lança-t-elle pour changer de sujet. Tu m’as dit que tu avais une petite soeur ?
- Colaïa, acquiesça la sirène. Elle est rentrée un peu avant notre départ.
- Où est-ce que la garde l’avait envoyé ?
- Elle explorait la côte au sud des Terres de Givre.
- La chance, soupira June. J’aimerais beaucoup être une sirène pour voyager dans les profondeurs… Je t’envie tellement !

Un sourire amer tordit les lèvres pleines d’Alajea et elle détourna les yeux. Machinalement, ses doigts se posèrent sur la potion à sa hanche alors que son autre main tordait les voiles de ses jupons. Ce n’était pas un secret, bien sûr… Beaucoup de gens savaient pourquoi elle n’allait pas dans l’eau, mais ce n’était pas plus agréable d’en parler pour autant.

- Alajea ?
- On ne m’envoie pas sur les missions aquatiques, murmura-t-elle. J’ai… Je suis née avec une malformation des nageoires, elle m’empêche de nager aussi vite que les autres et d’aller très profond. Mon banc m’a abandonnée lors d’une migration quand j’avais dix-sept ans. Colaïa a bravé l’autorité de nos anciens pour rester avec moi, et c’est comme ça qu’on a rejoint la garde d’Eel.

Elle entendit à peine les excuses de June. Comme à chaque fois qu’elle repensait à cet incident, les larmes lui étaient montées aux yeux et elle les chassa d’un battement de cil. Elle était plus forte que ça. Plus forte qu’eux. En intégrant l’absynthe, elle avait prouvé à tout le monde qu’elle était capable d’être plus qu’une infirme.

- Et toi, alors ? reprit-elle comme si de rien n’était. Tu ne m’as jamais raconté pourquoi tu avais voulu intégrer la garde… J’ai eu des échos par Emi, mais ça ne vaut pas la version complète.
- Je voulais me sentir utile et voyager, aussi. Et puis… je me suis dit que peut-être, quelqu’un aurait un moyen de remédier à mon amnésie. Ou que je croiserai par hasard quelqu’un qui me connaisse.
- Eh, vous croyez qu’il va se manoeuvrer tout seul, ce bateau ?

Chrome se planta devant elles, les mains sur les hanches. Immédiatement, Alajea sentit une grimace ourler ses lèvres et elle se leva pour le toiser avec dédain. Chrome lui répondit d’un regard noir puis lui aboya de servir à quelque chose et de s’occuper des voiles.
June la regarda partir, soufflée par l’animosité qui se dégageait du lycanthrope et de la sirène. Elle souleva Elliott pour le caler sur sa hanche et fronça les sourcils.

- Je me trompe si je devine que vous ne vous appréciez pas ?
- Pas du tout, grogna-t-il.
- Pourquoi ?
- Je sais pas. C’est viscéral, je peux pas la sentir. Vous parliez de quoi ?
- De notre arrivée à la garde.

Il lui fit signe de le suivre et indiqua un grand sac du menton. June le fouilla pour en sortir de quoi manger, et tandis qu’ils s’attellaient à la préparation du repas, elle l’interrogea à son tour.

- J’ai entendu dire que tu étais arrivé très jeune…
- Mes parents sont morts pendant la guerre, répondit-il succinctement. J’étais tout petit, ma meute a été décimée et j’ai été recueillie par un couple de bröwnies. Nevra est passé par notre village quand j’avais dix ans, et il m’a convaincue de m’engager. Il était pas encore chef de garde, c’était le capitaine Argon à cette époque, un lycanthrope aussi.
- Et c’est comme ça que Chrome Argent est devenu le plus jeune membre de la garde d’Eel, en passant le concours à treize ans, intervint Dante en s’adossant au bastingage.
- Il le sait parce qu’il était là à la création de la garde, plaisanta Chrome.

Dante éclata de rire devant l’air ahuri de June. Il avait intégré la garde bien des années auparavant, alors que Dame Kura venait de prendre sa tête. Tout jeune, le lamia s’était illustré dans de nombreuses missions. Très proche d’Argon, il s’était instantanément porté volontaire pour aider Nevra dans ses nouvelles fonctions que ce dernier était devenu capitaine à son tour.

- C’était une époque très sombre, soupira-t-il. Nous n’avons pas les chiffres exactes, mais d’après les calculs des salvors, plus d’un quart de la population de l’Eldarya a péri lors de l’explosion du grand cristal… Et ceux qui ne sont pas morts en subissent toujours les conséquences. Nevra a été un véritable pilier pendant cette crise, je n’aurais pas aimé être à sa place.
- Donc vous le connaissez bien ? s’enquit June.

Elle déposa la bouillie qui constituait leur repas dans leurs assiettes puis fit signe à Alajea de les rejoindre. Empêtrée dans des cordages, la sirène avait bien du mal à ériger les voiles toute seule et semblait particulièrement remontée contre Chrome.

- Pas trop mal, répondit ce dernier. Pourquoi ?
- Comme ça… je me demandais à quelle espèce il appartenait. Hélios m’a dit que c’était un faélien, mais j'espérais que vous puissiez m’en révéler plus.

Chrome avala une cuillère de bouillie avec nonchalance. Il fixa June de son regard doré et haussa les épaules :

- Aucune idée, mentit-il. Il vient pas du sud et il est là depuis un moment, c’est tout ce que je sais.

June plissa légèrement les yeux mais il ne détourna pas les siens. Dante arqua un sourcil en les observant l’un après l’autre, mais Chrome ne lui laissa pas le temps de réagir.

- Qu’est-ce que tu penses de Blackwave ? enchaîna-t-il.

Surprise, June dû faire appel à toute sa concentration pour rester impassible. A son tour, elle haussa les épaules en laissant un sourire intrigué fleurir sur ses lèvres.

- Elle est forte et pas très accessible. Elle accompagnait Leiftan quand il est venu à Himlensam, mais on n’a pas beaucoup discuté. C’est surtout lui qui m’a aidé.
- Pas étonnant, renchérit Alajea. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi froid qu’elle…
- Dame Kura lui faisait confiance.

Ils se tournèrent vers Dante. Le lamia avait enroulé sa longue queue pour former un siège sur lequel reposait son buste noueux. Quelques années avant l’explosion du cristal, la mercenaire était arrivée à Eel et l’ancienne chef de garde s’était attaché ses services moyennant une rémunération conséquente. Il n’était pas rare que la garde engage des K’arnages pour des missions spéciales, et elle en avait effectué plusieurs avant de finalement laisser son passé derrière elle pour intégrer définitivement l’obsidienne après l’explosion du grand cristal.
Toutefois, la gardienne faisait figure d’électron libre : si Kura arrivait à discuter avec elle, Miiko avait bien du mal à s’en faire obéir.

- Ce qui me fascine, c’est le fait qu’elle soit le second de Valkyon, soupira Alajea. Un second, c’est supposé aider les gardiens qui ont des problèmes, seconder le capitaine dans ses tâches… Même le capitaine Rahani donne plus envie d’aller le voir qu’elle… 
- Bah, chest parche qu’elle chest mis Valchyon et Leifchan dans la poche, cha, mâchonna Chrome.

Alajea lui siffla de ne pas parler la bouche pleine. Le lycanthrope enfourna une énorme cuillère de bouillie dans sa bouche et la mâcha ostensiblement devant elle, sous les yeux amusés de June. Dante posait sur eux un regard presque paternel, alors que le soleil amorçait sa lente descente vers l’horizon.

- Mauvaises manières à part, grogna Alajea en se tournant vers June. Hélios m’a dit un jour que beaucoup de gens la soupçonnaient de coucher avec Leiftan. C’est vrai qu’ils sont assez souvent ensembles, et ça expliquerait ses passes-droits.

June haussa les épaules. Elle racla sa bouillie pour la terminer, puis s’adossa à un sac de vivres.

- Je pense pas que Leiftan soit du genre à favoriser les gens qu’il connaît. Depuis que je suis arrivée ici, il m’a pas accordé de traitement de faveur, même si on s’était beaucoup rapproché à Himlensam. Il m’a appris les bases du maniement de l’épée, et il est revenu de temps en temps pour voir où j’en étais. Pourtant, ici, il me traite comme tous les autres.
- En tout cas, elle doit bien avoir quelque chose de spécial, répliqua Chrome. Parce que tu verrais comment elle parle à Miiko, si je faisais pareil, ça fait longtemps qu’elle m’aurait renvoyé.

June esquissa un sourire sans répondre. Les yeux fermés, elle sentait le sommeil l’emporter, bercée par les vagues qui heurtaient doucement la coque.

***

Lorsque le bateau avait touché terre, Elliott était devenu intenable. Le petit kappa s’était jeté à l’eau en piaillant, manquant de renverser celle que contenait sa fleur, et sautillait sur le sable en hurlant.
Alajea et Dante s’occupaient d’attacher le bateau, Chrome était partit en reconnaissance et June surveillait le kappa. Assise à ses côtés, s’assurant qu’il ne tombe pas, elle dessinait dans le sable à l’aide d’une brindille. Maison. Famille. Des mots simples qu’elle connaissait désormais par cœur, mais qui ne voulaient toujours rien dire.
Un bruit de voix lui fit relever la tête. Un groupe de kappas, vêtus de leurs traditionnelles toges oranges, sortirent de la forêt en compagnie de Chrome. En les apercevant, l’un d’eux poussa un petit cri et se précipita vers Elliott pour le serrer dans ses bras. L’enfant s'agrippa à son cou en poussant de petits gémissements et June put voir des larmes rouler le long de leurs joues.
L’adulte lâcha le petit pour attraper les mains de June et les presser entre les siennes. Sa peau était sèche et rugueuse, comme celle d’un vieux parchemin mouillé qui serait resté trop longtemps au soleil. Une voix féminine s’éleva de son bec mais June fut bien incapable de comprendre ce qu’elle disait.

- Je… je comprends pas ce que vous dites, balbutia-t-elle.
- Elle te remercie d’avoir ramené son enfant.

Alajea s’accroupit pour se mettre à leur hauteur et continua de traduire ce que disait la femme.

- C’est le dernier de la fratrie, ils étaient tellement inquiets quand ils ont appris qu’il avait disparu. L’un de ses frères est malade, ils ont dû rentrer mais ça lui a crevé le cœur. Quand ils ont su que la garde l’avait retrouvé, ça a été un grand soulagement. Tu as sa reconnaissance éternelle.
- Oh, c’est pas la peine, rougit-elle. C’est même pas moi qui l'ai retrouvé. 
- Saussue ! s’exclama Elliott en pointant ses pieds du doigt. Sielle ! Osséan ! Bateau ! Juni !

Il désigna ce qu’il nommait avec excitation, sous les yeux émerveillés de sa mère. Un autre kappa s’approcha. Son visage portait les marques de l’âge et ses yeux semblaient avoir vu mille vies. D’un pas lent et mesuré, il les rejoignit pour s’agenouiller dans le sable et caresser le visage d’Elliott.

- Vous lui avez appris quelques mots de votre langue, constata-t-il. Excellente initiative.
- Vous parlez le commun, s’étonna June.
- En effet. J’ai vécu quelques années à Eel durant ma jeunesse, expliqua-t-il.
- Saussue ! piailla Elliott.
- Merci d’avoir ramené cet enfant, poursuivit le vieux kappa. Vous avez fait un long voyage, gardiens. Nous vous avons préparé de quoi vous restaurer.

Il leur fit signe de le suivre. Elliott tourna autour de sa mère en sautillant, babillant dans la langue des esprits de l’eau, puis il courut vers June pour sauter dans ses bras.
Les kappas les entraînèrent loin dans la forêt. Leur village était situé au cœur de cette dernière, dans le creux d’une clairière entourée d’une rivière cristalline. June ne pouvait s’empêcher de lever la tête, émerveillée par la végétation alentour : les arbres étaient en fait d’immenses champignons aux couleurs vives, au milieu desquelles de longues plantes aquatiques s’enroulaient pour former une muraille épaisse. Des fleurs multicolores s'étendaient sous leurs pieds, certaines aussi grandes que leurs bustes, et d’étranges fruits reposaient entre les lianes qui constituaient le plafond verdoyant au-dessus d’eux.
Lorsqu’ils arrivèrent au village, ils furent accueillis par une clameur excitée. Tous les kappas s’étaient réunis autour d’une table sur laquelle reposaient des victuailles, et ils chantaient pour célébrer le retour de l’enfant disparu. June repéra immédiatement sa famille : six enfants se ruèrent vers eux pour les entourer, et Elliott piailla pour qu’elle le laisse descendre.

- Ce repas vous est offert en gage de remerciement, indiqua le vieux kappa. Nous vous serons éternellement reconnaissant pour ce que vous avez fait.
- Profitez-en, sourit Dante. Le maître kappa et moi allons discuter affaire. Nous repartirons dans la soirée, alors reposez-vous.

June, Chrome et Alajea échangèrent un regard excité. Pour un instant, l’animosité entre la sirène et le lycanthrope semblait oubliée et ils laissèrent les kappas les emmener au festin.

***

Il ne comprenait pas un mot de ce que lui racontait les enfants autour de lui, mais Chrome s’amusait beaucoup. Après le festin, June était partie faire une sieste en compagnie d’Elliott, qui ne voulait plus la quitter. Alajea était quelque part en train de discuter dans sa langue avec la guérisseuse du village, et Dante n’était pas encore revenu.
Chrome prit la balle que lui tendait l’un des enfants et se mit à jongler avec, pour le plus grand bonheur des kappas. Il ajouta une deuxième puis une troisième balle, les faisant voler de plus en plus vite avec dextérité. Il adorait ces missions d’explorations. Nevra s’arrangeait toujours pour lui en donner, parce qu’il savait qu’il aimait ça, mais avec les attaques de plus en plus fréquentes, Miiko cessait peu à peu d’envoyer ses gardiens aux quatre coins des Terres. Il n’y avait plus guère que le contingent aquatique pour explorer les mers et les océans… On n’avait noté aucun cas d’ingestion de cristal chez les peuples de l’eau, et leurs territoires étaient donc sûrs.
Mais Chrome ne sachant pas respirer sous l’eau, la question était donc réglée.
Il laissa retomber ses balles et sourit en voyant les enfants s’essayer à leur tour au jonglage. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher : dans peu de temps, ils quitteraient le village. Il soupira.
Un petit kappa attira son attention et il fronça les sourcils en l’interpellant :

- Elliott ? June est pas avec toi ?
- Juni ! s’exclama le petit en reconnaissant le nom. Juni, Juni, Juni !
- Oui, June, c’est ça… J’avais oublié que tu comprenais pas.

Il chercha l’obsidienne du regard. Elle n’était visible nulle part… Chrome se releva d’un bond, le cœur battant. Il marcha jusqu’à la maison d’Elliott et toqua à la porte en appelant June, mais personne ne lui répondit. Sa queue fendit les airs sous le coup du stress et il se rua dans le village à la recherche de sa compagne. Quand il aperçut Alajea et la soigneuse, il se précipita vers elles, le souffle court.

- Où elle est ? couina-t-il.
- Qui ça ?
- June ! Elle dormait avec le kappa et elle est plus là !
- Quoi ? s’écria la sirène.

Elle sauta sur ses pieds. Les deux gardiens filèrent vers la forêt en appelant leur amie. Et soudain, Chrome heurta violemment la jeune femme qui sortait des fourrées, surprise.

- Aïe, grimaça-t-elle en frottant ses cheveux. Fais attention, Chrome…
- June ! Par l’Oracle !

Il la serra contre lui avec force. La jeune femme se débattit en arguant qu’il l’éttouffait, et quand il l’eut enfin lâchée, elle fronça les sourcils.

- Qu’est-ce qui vous prend ?
- Tu faisais la sieste avec Elliott et je l’ai vu arriver sans toi, expliqua-t-il. Quand je suis allé dans leur maison, t’y étais plus, alors…
- Alors il a paniqué, soupira Alajea. A juste titre : c’est dangereux de s’éloigner, on ne sait pas ce qui traîne dans les forêts des îles de Jade…

Chrome hocha la tête vigoureusement. Il aurait eut l’air malin en expliquant à Nevra qu’il avait perdu la jeune femme parce qu’il jonglait au lieu de la surveiller… Il remarqua alors ses joues un peu rouges et la fine pellicule de sueur qui recouvrait son front. Elle était aussi un peu essoufflée, comme si elle venait de courir.

- D’ailleurs, où t’étais passée ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.
- Je… J’ai voulu… rougit-elle. J’étais au… aux latrines.

Elle détourna les yeux, gênée, et expliqua qu’elle s’était éloignée pour se soulager mais qu’en les entendant crier, elle avait cru qu’il se passait quelque chose et elle était revenue en courant.
Chrome hocha la tête, rassuré, tandis qu’Alajea levait les yeux au ciel en soupirant. Elle marmonna quelque chose à propos d’inconscience, mais on lisait toutefois qu’elle aussi était ravie qu’il ne soit rien arrivé à June.
La voix de Dante leur parvint alors depuis le village, et ils y retournèrent d’un pas vif. Le lamia sonnait le signal du départ et les kappas les accompagnèrent jusqu’à la plage. Tout le long du trajet, Chrome assista June qui essayait de consoler Elliott.
Le petit avait finalement cessé de pleurer quand ils arrivèrent à destination, et Chrome soupira de soulagement : malgré ses velléités d’explorations, il était heureux de rentrer à la garde.

- Ce fut un plaisir de discuter avec vous, maître, salua Dante. Nous enverrons d’autres émissaires pour conclure notre accord.
- Tu as entendu, Elliott ? s’enthousiasma June. La garde va revenir ! Et puis tu retournera à Eel avec tes parents, et on se reverra !
- Bateau ! répondit-il en se serrant contre elle.
- Euh… dites…

June se tourna vers Alajea qui fixait l’horizon, blême. La sirène leva lentement la main pour la pointer vers la mer.

- En parlant de bateau… il est où, le notre ?

Chapitre 20 : Ecume

La Mörka est également appelée magie du sang par ceux qui la pratique. Elle requiert une grande énergie et peut devenir dangereuse pour celui qui l’utilise sans s’y être entraîné. Seuls les faërys ont les capacités suffisantes pour s’en servir, mais très peu d’entre eux s’y essaient…

Extrait des mémoires d’Agalog, fondateur
de l’ordre des Hauts Mages Élémentaires

Eel, douzième jour de la Lune de Cristal, sixième heure.

La plume grattait le parchemin avec application, d’une écriture soignée que les années avaient polie. Lorsque Nevra termina son rapport, il la reposa délicatement sur son bureau puis se laissa aller dans son fauteuil en levant les yeux vers le plafond. Il aimait l’atmosphère feutrée qui se dégageait de la pièce. Les lourdes tentures qui décoraient les murs étouffaient le moindre son, l’épais tapis au sol permettait de se déplacer en silence et la plupart des meubles étaient recouverts de tissus visant à absorber le bruit.
Contrairement à ceux de ses compagnons, le bureau de Nevra ne possédait aucune fenêtre : il était éclairé à la bougie et aux lanternes, qui donnaient aux ombres des allures de fantômes. Le faélien esquissa un sourire. Il s’agissait de son endroit préféré.
Le calme fut rompu par trois coups sourds à la porte. En fronçant son sourcil, Nevra se redressa et tapa à son tour trois fois sur son bureau, seul meuble de la pièce à avoir gardé son bois initial. La poignée s’abaissa et une femme entra, ses bottes légères ne laissant aucune trace sur le tapis.
A son air préoccupé, Nevra comprit que quelque chose n’allait pas. Ses yeux carmins parcouraient un morceau de parchemin détrempé, et quand elle le posa sur son bureau, sa bouche se tordit en une grimace inquiète.

- Nous avons un problème.

Il attrapa le papier. Gine ne s’alarmait pas facilement, c’était en partie pour cette raison qu’il avait fait d’elle sa seconde. Il fit courir son regard sur le parchemin. Quand il eut terminé, un juron s’échappa de ses lèvres pleines.

***

Eel, douzième jour de la Lune de Cristal, sixième heure.

- Nevra, j’ai autre chose à faire que d’écouter tes plaisanteries… soupira Ezarel en continuant d’écrire. Les rapports s’accumulent à cause des imbécilités du sans visage, alors va ennuyer quelqu’un d’autre s’il-te-plaît.
- Je suis très sérieux, Ez.

Le salvor redressa la tête, blasé. Pourtant, quand il croisa son regard gris, il blêmit brusquement et reposa sa plume. A ses côtés, Jaiob fronça les sourcils en attrapant le petit morceau de papier que lui tendait Gine.

- Dante n’est pas du genre à faire ce genre de blague, grimaça Nevra. Je le crois sur parole.
- Comment… peu importe, tu as prévenu Valkyon ?
- J’y allais, répondit le borgne. Tu te charges de Miiko ?

Ezarel grommela quelque chose que son collègue prit pour une affirmation. Le salvor fit signe à son second de le suivre, et quitta son bureau à grandes enjambées.

***

Quelque part sur la mer de Jade, douzième jour de la Lune de Cristal, neuvième heure.

Le soleil brûlant se réverbérait sur l’eau qui les entourait, ses rayons dardant leur chaleur sur les peaux fragiles des gardiens. Le silence était de plomb dans la petite embarcation que leur avait généreusement donné les kappas, uniquement troublé par les vagues qui venaient la bercer.
Semblable à une grosse carapace fossilisée, elle peinait à contenir la lourde queue de Dante qui faisait de son mieux pour laisser un peu de place à ses deux subordonnés. Malgré ça, June se retrouvait collée contre Chrome. Les écailles sèches du lamia griffaient son pantalon à chaque soubresaut, et elle devait se retenir de grimacer. Le lycanthrope, d’ordinaire bavard, fixait l’horizon en plissant ses yeux dorés. Ses prunelles sensibles souffraient de l’absence d’ombre, et June l’avait vu plusieurs fois essuyer des larmes sur ses joues rougies par le soleil.
Ils naviguaient depuis de longues heures, et si Dante savait lire la position de l’astre et les informait de temps en temps de la distance parcourue, June avait cessé de s’en préoccuper depuis un moment.
La gardienne jeta un œil morne sur l’océan. La silhouette d’Alajea se découpait sous les vagues, sa queue musclée remuant lentement pour les tracter sur l’eau. Troublée par la surface cristalline, on distinguait à peine sa nageoire atrophiée, mais on sentait à ses mouvements légèrement saccadés qu’elle avait du mal à continuer d’avancer.
Ils n’étaient pas prêts d’arriver à Eel…

***

Eel, douzième jour de la Lune de Cristal, septième heure.

- Silence !

Le hurlement de Miiko ramena instantanément le calme dans la salle. La kitsune passa une main agacée dans ses cheveux, puis se rassit en poussant un soupir las. Comme d’habitude lors des réunions de crises, la garde étincelante au complet s’était rassemblée autour de la table des conseillers. Un nom pompeux qui servait simplement à désigner l’immense ovale sur lequel était gravée l’histoire de l’Eldarya. Valkyon, Nevra et Ezarel lui faisaient face, leurs seconds debout derrière eux. Ykhar et Keroshane se tenaient de chaque côté des capitaines, Leiftan à sa droite et Eweleïn tout au bout. Sur leurs visages fermés, la même inquiétude que reflétait probablement le sien.

- Bien, reprit-elle. Quand sont-ils partis, Nevra ?
- Hier soir.
- C’était totalement inconscient de prendre la mer de nuit, geignit Ykhar.
- Eweleïn, combien de temps Alajea peut-elle nager ? continua Miiko sans y prêter attention.
- Difficile à dire… Tout dépend de l'état de la mer, de sa fatigue, de leur embarcation… Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne pourra pas faire le trajet d’une traite.

Miiko hocha la tête, réfléchissant à toute vitesse. A ses côtés, Leiftan se tenait prêt à exécuter ses ordres dès l’instant où elle les prononcerait. Quand elle redressa le menton, tout le monde se tendit.

- Ykhar, Keroshane, prévenez le contingent aquatique. Je veux qu’ils se relaient pour les trouver. Ezarel, je veux des potions énergisantes, et je veux également que tes cartomanciens aident à les localiser. Valkyon, Nevra, placez des guetteurs sur la falaise et dans le passage souterrain, on ne sait jamais. Eweleïn, je veux que tes soigneurs soient prêts à toute éventualité. Leiftan, trouve-moi Pyralos.
- Miiko, et s’ils n’arrivent pas à temps ? demanda Keroshane. Qu’est-ce qu’on fera ?

Elle tourna ses yeux mordorés vers la fenêtre sans répondre. Au loin, de gros nuages s’amassaient, aussi noir que la nuit.

- Prions pour qu’on ne le découvre pas, souffla-t-elle.

***

Quelque part sur la mer de Jade, douzième jour de la Lune de Cristal, douzième heure.

La carapace tanga quand Alajea s’y appuya, haletante. Elle attrapa la gourde que lui tendait Dante avec avidité pour avaler son contenu. Leur stock d’eau s’épuisait à vue d'œil et ils se rationnaient depuis que le soleil s’était levé pour permettre à la sirène d’étancher sa soif.

- Combien de temps encore ? soupira Chrome en agitant ses oreilles sombres.
- On devrait arriver demain dans la soirée si Alajea maintient ce rythme, répondit Dante. Mais la garde nous aura envoyé du secours avant ça. Ils doivent avoir reçu mon message et le contingent aquatique doit déjà être à notre recherche.
- J’espère, parce qu’on tiendra jamais jusqu’à demain soir, s'inquiéta June.
- Bien sûr que si, la rassura-t-il. Notre corps peut jeûner plusieurs jours, et nous avons encore de l’eau. Tout ira bien, June.

Elle fit la moue, dubitative. Mourir au milieu de l’océan n’avait jamais fait partie de ses plans… La jeune femme s’adossa à la queue de Dante et fronça les sourcils en resserrant ses bras autour d’elle.

- Vous trouvez pas qu’il fait plus froid que tout à l’heure ?
- L’eau s’est rafraîchie, révéla Alajea. Je ne vois pas le ciel, alors surveillez-le. En mer, le temps change très vite…

La sirène reposa la gourde puis replongea pour reprendre sa lente progression. June se mordit la lèvre inférieure : elle n’aurait pas pu en jurer, mais il lui semblait qu’Alajea tremblait.

***

Eel, douzième jour de la Lune de Cristal, quatorzième heure.

Il fixait le ciel avec appréhension. Le vent s’était levé, soufflant à intervalle régulier en faisant claquer les drapeaux de la cité. Pyralos était formel : une tempête approchait. Valkyon se détourna de la terrasse pour rejoindre les couloirs réservés à l'étincelante. Il les parcourut d’un pas pressé, descendit une volée de marches, prit un raccourci et atteignit enfin son bureau.
A l’intérieur, Maya était nonchalamment avachie dans un fauteuil. Depuis leur dernière altercation, ils s’étaient très peu adressé la parole, se limitant au strict nécessaire. Le capitaine s’approcha de sa subordonnée pour s’asseoir en face d’elle et plongea son regard dans le sien.

- Des nouvelles ? demanda-t-elle d’une voix désintéressée.

Il secoua la tête. Un ricanement désabusé s’échappa de ses lèvres tandis qu’elle s’étirait longuement.

- Quelle idée de mettre leur sort entre les mains d’une infirme…
- Alajea est compétente, la reprit-il machinalement.
- En alchimie, probablement. Pour ce qui est du reste…

Valkyon serra les dents. Il n’approuvait pas ses propos, mais elle n’avait pas tort… Alajea n’était pas la personne la plus indiquée quand il s’agissait de nager.

- Il faut qu’on les retrouve avant que la tempête se lève, souffla-t-il.

Absorbé par ses pensées, il ne vit pas la mercenaire se raidir. Pourtant, il perçut l'inquiétude dans son ton qu’elle tenta de garder neutre.

- Une tempête ?

Le tintement de la pluie contre la vitre lui répondit. Suivi du grondement du tonnerre.

***

Quelque part sur la mer de Jade, douzième jour de la Lune de Cristal, seizième heure.

Le vent s’était levé. Ce qu’elle avait prit pour un effet de son imagination s’était révélé réel et à présent, la carapace avait bien du mal à avancer. Autour d’eux, la mer s’agitait de plus en plus tandis que le ciel se couvrait. June jeta un regard préoccupé aux nuages qui s’amoncellaient au-dessus d’eux. Eel n’était toujours pas en vue et Alajea commençait à faiblir.
Soudain, Chrome se redressa en faisant tanguer leur embarcation. Dante fronça les sourcils pour lui dire de se rasseoir, mais un sourire empreint de soulagement éclaira brusquement son visage. La carapace s’arrêta, uniquement bercée par les vagues, et Alajea émergea de l’eau. A ses côtés, une jeune femme dont les traits rappelaient fortement ceux de son aînée passa une main sous ses cotes.

- Colaïa ! s’exclama le lamia. Vous nous avez trouvé !
- Juste à temps, on dirait, grimaça la sirène. Vous êtes à une demi-journée d’Eel, on a nagé aussi vite qu’on a pu.

Une demi-douzaine d’autres têtes émergèrent des flots. Un triton d’une trentaine d’années s’adossa à la carapace et leur donna plusieurs cordes, avant d’aider Alajea à remonter à bord.

- On va vous tracter, dit-il en élevant la voix pour se faire entendre.
- Le vent est en train de forcir ! s’exclama une autre sirène.
- Une tempête approche ! Il va falloir faire vite ! Accrochez les cordes et tenez-vous bien !

Il replongea tandis que June installait Alajea dans l’embarcation. Chrome hurla aux sirènes qu’ils étaient prêts et soudain, la carapace bondit au-dessus des vagues.

***

Eel, douzième jour de la Lune de Cristal, dix-huitième heure.

Un typhon. Réunis dans le passage souterrain qui menait à la plage, Leiftan et Nevra fixaient la pluie qui s’abattait sur Eel. Ils avaient renvoyé les sentinelles placées là afin de s’y retrouver seuls. Un bruit de pas précipité leur fit tourner la tête, et quand Valkyon apparut, rapidement suivit de Maya, le lorialet ne s’embarassa pas des convenances.

- Ils n’atteindront jamais la rive. Il faut qu’on les aide.
- Et comment tu veux qu’on dompte la mer ? ironisa Maya. En demandant poliment ?

Malgré tout, il pouvait lire l'inquiétude dans ses yeux turquoises. Nevra claqua de la langue et lui désigna le ciel.

- Il faut les guider jusqu’ici. C’est le seul moyen pour qu’ils arrivent en vie sur le rivage. Autrement, ils risquent de se fracasser contre les rochers.
- Alors pourquoi vous n’êtes pas en train d’agiter vos pantins pour construire un très grand feu ? siffla la mercenaire.

Valkyon soupira en se tournant vers elle. Il était à l’origine de l’idée, et il savait que ça ne plairait pas à la gardienne. Nevra avait été très difficile à convaincre, mais il pariait sur le fait que Maya tenait à June pour qu’elle accepte de les aider.

- La Mörka peut leur donner du temps, murmura-t-il.

Maya le fusilla du regard. Ses poings se serrèrent en un mouvement saccadé tandis qu’elle observait le ciel se déchaîner sur la mer. Nevra s’approcha d’elle, les bras croisés.

- Ça ne m’enchante pas plus que toi. Si quelqu’un arrive au mauvais moment, je suis grillé. Mais on ne peut pas les laisser mourir dans cette tempête.
- Depuis quand les Da’Lili s’inquiètent pour autre chose qu’eux-même ? cracha-t-elle.
- Dante et Chrome sont sous ma responsabilité. S’ils meurent, je vais devoir remplir des tas de paperasses barbantes.
- C’est ça, essaie de te convaincre, marmonna Maya.

Elle croisa le regard vert de Leiftan. Dans ses prunelles, une peur primaire qui crispait tous ses muscles : celle de perdre un être cher. Ils n’avaient pas le choix : June ne pouvait pas mourir. Pourtant, elle garda le silence quelques instants de plus avant de hocher brièvement la tête.

- Très bien. Mais vous me paierez ça.

Et sans attendre leur réponse, elle se saisit d’un poignard pour entailler profondément son avant-bras, tout en commençant à marmonner en spräk.

***

Eel, douzième jour de la Lune de Cristal, dix-neuvième heure.

Ils n’y voyaient plus rien. La pluie s’abattait autour d’eux en trombes glaciales et le contingent aquatique avait bien du mal à empêcher la carapace de se renverser. June était trempée, collée contre le corps de Chrome qui tentait par tous les moyens de la réchauffer. Alajea s’était recroquevillée au fond de l’embarcation, recouverte de sac de jute pour cacher son corps nu et malmené par ses transformations successives. Pour lui faire de la place et aider les gardiens, Dante se servait de sa queue comme d’un gouvernail et la laissait pendre dans l’eau froide.
Un éclair zébra le ciel, éclairant brièvement l’horizon. June sursauta quand son pendentif se mit à chauffer. Elle porta la main à son cou pour toucher la perle violette, fronçant les sourcils, quand soudain Chrome se redressa.

- Regardez ! hurla-t-il. Là-bas !

Une lumière jaunâtre semblait danser devant eux, si lointaine qu’elle en était réduite à un faible point dans la nuit. Pourtant, le soulagement envahit June et elle serra la perle entre ses doigts.

- Colaïa ! s’exclama de nouveau Chrome. Dirigez-vous vers la lumière !

La sirène plongea pour transmettre l’information, et la carapace changea légèrement de cap.

- Ils ont allumé le phare ! hurla Chrome dans son oreille. Il est situé juste au-dessus du passage souterrain, ils nous guident pour qu’on ne s’écrase pas sur les rochers !

Mais elle savait qu’Eel n’était pas la seule à les guider. Quelque part, deux gardiens s’échinaient à la sortir de la tempête. Et comme pour confirmer son intuition, la mer sembla s’écarter autour d’eux pour leur laisser un passage plus sûr.
Chrome le remarqua également. Elle intercepta son regard intrigué alors que les immenses vagues s’abattaient autour d’eux sans jamais les toucher et que le vent les poussait en direction des falaises.
Redoublant d’effort, le contingent aquatique filait vers la lumière qui se transformait lentement en faisceau. Peu à peu, la silhouette escarpée des falaises d’Eel se dessina à l’horizon, régulièrement éclairée par la foudre.

- Là ! cria Dante. La plage !

June s’accrocha à la carapace pour se redresser. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètre du sable. La grotte qui menait à la garde laissait entrevoir quatre silhouettes sombres. L’une d’elle était adossée contre les parois de la grotte et semblait mal en point, tandis qu’une autre était à genou dans le sable.

- Ils nous attendent ! s’exclama-t-elle à son tour.

Mais alors que les gardiens accéléraient encore, la silhouette s’effondra. June eut à peine le temps de voir les deux autres se précipiter vers elle qu’une pluie torrentielle s’abattit sur eux. Elle ouvrit la bouche pour respirer et avala l’eau du ciel, tandis que les mains de Chrome se refermaient sur les siennes. Quelqu’un hurla et la carapace fut brutalement éjectée de sa trajectoire première. June se retrouva plaquée contre Chrome et Dante, alors qu’elle avait l’impression de s’élever au-dessus des flots.
Elle comprit avec horreur qu’une vague venait de les emporter. Dante cria quelque chose, mais le vent empêcha ses mots de l’atteindre. June s’agrippa de toutes ses forces au lycanthrope.
Quand la vague s’écrasa sur la falaise, elle fut projetée loin de ses compagnons. Malmenée par les courants, elle aspira une grande goulée d’air pour ne pas se noyer. Le goût du sel envahit sa bouche alors qu’une autre lame l’entrainait par le fond. Elle donna de grands coups désespérés pour essayer de rejoindre la surface, mais tout se confondait. Incapable de distinguer le haut du bas, June sentit ses poumons brûler et elle lutta pour ne pas céder au réflexe primaire qui lui hurlait d’inspirer.
Mais elle n’était pas une sirène. Malmenée par les vagues, son dos heurta quelque chose de dur et elle ouvrit la bouche sous le choc. Une volée de bulles s’en échappa alors que ses poumons s’emplissaient d’eau salée. Sa vision se brouilla tandis qu’elle plongeait dans l’inconscience.
Un instant, elle crut sentir une paire de bras puissants entourer son corps brisé. Puis ce fut le noir.

Chapitre 21 : Rapports

Le manaa se trouve en chacun de nous. Faërys ou faéliens, nous portons tous ce cadeau que les Trois nous ont offert. De récentes études ont cependant conclu que les faéliens possédaient plus de manaas que les faërys. Nos scientifiques l'expliquent par le fait que ces derniers descendent directement des races terriennes.

Extrait des mémoires d’Agalog, fondateur
de l’ordre des Hauts Mages Élémentaires

Bureau de Nevra, treizième jour de la Lune de Cristal

- Tu as l’air épuisé.

Le capitaine hocha vaguement le menton. Il ne s’était pas vraiment remis de la veille, mais au moins il n’était pas au dispensaire. Maya avait eu moins de chance. Il se redressa pour fixer Chrome de son œil gris. Le lycanthrope s’en était plutôt bien sorti : les vagues l’avaient recraché sur le rivage et il ne déplorait aucune blessure sérieuse.

- C’était une mission simple, lança finalement le borgne. Je veux savoir comment elle a pu se terminer de cette façon.

Chrome grimaça en se remémorant leur dangereux voyage. Lorsqu’ils s’étaient rendus compte que le bateau avait disparu, ils l’avaient cherché durant des heures, parcourant le rivage de l’île et mettant à profit l’aide des kappas pour tenter de le retrouver.
En vain.

***

Bureau d’Ezarel, treizième jour de la Lune de Cristal

- Tu es donc en train de m’expliquer que vous avez réussi à perdre un bateau ainsi que le capitaine qui se trouvait à bord.

Alajea baissa les yeux. D’immenses cernes s’étalaient sur ses joues creusées par la fatigue, mais elle resta droite. Son capitaine tapota avec agacement sur son bureau impeccablement rangé, puis il posa ses mains bien à plat.

- Qui, quoi, comment, énonça-t-il simplement.
- Dante a discuté avec le maître kappa et nous a donné quartier libre. Quand il est revenu, on est allé sur la plage et plus aucune trace du bateau, ni du capitaine.

Les deux ombres avaient alors cherché des indices mais n’avaient rien trouvé de concluant. Quelques traces de pas sur le sable, presque effacées par la marée, un bout de corde cisaillé… Dante en avait conclu à un sabotage.
Ezarel inspira longuement pour calmer l’agacement qui montait.

- Et concernant ta seconde mission ? Est-ce que tu as pu surveiller June, comme je te l’avais demandé ?

***

Chambre de Dante, treizième jour de la Lune de Cristal

- Elle s’est absentée pour aller se soulager, Chrome l’a perdu de vue pendant une partie de la journée. Lui-même a disparu pour explorer les alentours du village, et je ne sais pas ce qu’à fait Alajea.

Gine hocha la tête en prenant quelques notes. Mal en point depuis la tempête, Dante était obligé de garder le lit : sa queue avait souffert quand il avait été projeté sur les rochers, et il n’avait dû qu’aux réflexes de Colaïa de ne pas se noyer.

- Et tu es sûr d’avoir bien attaché le bateau ?
- Certain. C’est Chrome qui a jeté l’ancre, et je l’ai amarré moi-même.
- Tu penses que c’est un coup du sans visage ? demanda-t-elle en relevant les yeux.

Dante haussa les épaules. Il y avait tout de suite songé, mais le bateau n’était pas manoeuvrable seul. Qui que soit le voleur, il avait forcément eu de l’aide. Celle de la bröwnie chèvre n’était pas à exclure.

***

Bureau de Nevra, treizième jour de la Lune de Cristal

L’idée était venue de Dante. Bien sûr, Alajea avait d’abord été réticente, puis ils s’étaient rendus à l’évidence : ils pouvaient toujours attendre que la garde vienne les récupérer, mais les kappas n’avaient pas assez de vivres pour eux tous. Alors Dante avait pris sa décision, et ils avaient obéi.
Chrome passa une main dans sa chevelure en soupirant.

- Donc si je comprends bien, vous avez tous été seul à un moment de la journée ? récapitula Nevra. N’importe qui peut avoir fait le coup ?
- Pas tout seul. Je pense que quelqu’un nous a suivi, ou qu’il s’était planqué dans les cales. En tout cas, je vois mal June ou Alajea manoeuvrer le bateau. Elles avaient déjà du mal à comprendre comment fonctionnaient les cordes…
- Et le capitaine ?
- Elle aurait pu aider, mais on ne lui a pas beaucoup parlé. Dans tous les cas, c’était prémédité…

Le capitaine grommela quelque chose d’indistinct. Chrome se rapprocha pour baisser la voix, désignant son œil cerné.

- Vous avez utilisé la Mörka, hein ? La mer était drôlement calme sur notre route, alors qu’autour, c’était l’apocalypse.

Nevra confirma d’un hochement de tête. Il soupira en regardant le rapport de Chrome. Quelque chose clochait. Et il lui fallait découvrir quoi.

***

Dispensaire, quatorzième jour de la Lune de Cristal

Leiftan passa une main sur le front luisant de sa compagne. Toujours alitée, Maya était victime de rêves agités depuis qu’on l’avait transporté au dispensaire et aucun des remèdes d’Eweleïn ne parvenaient à la soulager. Il soupira en replaçant une mèche de cheveux sur son épaule.
Quand Nevra était venu le trouver avec l’idée d’utiliser la Mörka, il avait compris que la situation était grave. Terrifié à l’idée que quelqu’un découvre ce qu’il était, le capitaine de la garde de l’ombre n’utilisait jamais la magie du sang s’il n’y était pas obligé. Il n’y avait qu’eux quatre à être au courant de son petit secret. Si pour Maya et Valkyon, il n’en n’avait jamais vraiment été un, Leiftan avait dû creuser un peu pour découvrir la vérité.
Oh, bien sûr, en creusant, il avait découvert bien plus que la véritable identité de Nevra Redstone… Une grimace tordit ses lèvres. Il ne fallait pas y penser. Pas encore.
Le lorialet inspira profondément puis se releva. Alors qu’il quittait la pièce, son regard capta l’immense silhouette de Valkyon et il rejoignit prestement le jeune capitaine.

- Tout va bien ? s’enquit-il.
- Bonjour, Leiftan, répondit le géant. Tu étais avec Maya ? Je voulais passer la voir, mais Leïn m’a dit qu’il y avait déjà quelqu’un.

Leiftan hocha la tête sans relever la légère accusation dans sa voix. Valkyon s’était fait à la relation qui l’unissait à la terrible mercenaire, mais il n’avait pas renoncé à en comprendre l’origine.

- Comment va-t-elle ?
- Elle est toujours endormie, mais elle ne devrait pas tarder à nous revenir, soupira Leiftan. Son manaa était au plus bas, je pense qu’elle a surestimé ses capacités.
- Miiko est au courant ?

Leiftan secoua la tête. Officiellement, la mercenaire était tombée à l’eau lors du typhon. De nombreux gardiens avaient été emportés par les vagues et le dispensaire était presque plein. Les deux hommes continuèrent leur marche en silence jusqu’à une chambre située loin de l’agitation ambiante.
Valkyon lui adressa un regard intrigué quand il passa la porte, auquel il répondit d’un sourire. Ce n’était pas courant qu’un membre de l’étincelante vienne s’enquérir de la santé d’une simple gardienne, mais Leiftan avait une excuse toute trouvée pour expliquer sa présence ici.
De toute façon, il avait besoin de la voir. Besoin de savoir qu’elle allait bien, qu’elle n’était pas blessée. Il se sentait affreusement responsable de sa noyade et il ne supportait pas l’idée qu’elle ait pu mourir par sa faute.
Installée dans un lit confortable, June était recouverte d’une sorte de film argenté. Eweleïn se tenait au-dessus d’elle, les sourcils froncés et une moue intriguée sur les lèvres. Absorbée par l’étude de ses résultats, elle ne les entendit pas entrer et sursauta quand Leiftan posa une main sur son épaule.

- Comment va-t-elle ? demanda-t-il d’un ton qu’il savait professionnel.
- Il faudrait vous accrocher des grelots aux pieds, grommela la soigneuse. Elle respire, ce qui est déjà un exploit compte tenu de ce qui s’est passé. En revanche, tu ne pourras pas l’interroger tout de suite… Je vais la maintenir en sommeil encore deux ou trois jours, pour être certaine que son corps ait entièrement récupéré. Son manaa…

La soigneuse se tut en secouant la tête. Leiftan se détourna, profitant du fait que Valkyon accapare Eweleïn pour observer June. Endormie comme elle l’était, ses épais cheveux cendrés auréolant son visage constellé de tâches de rousseurs, elle semblait apaisée. Ses traits détendus lui donnaient l’air très jeune, bien plus qu’elle ne l’était vraiment, et il sentit un éclat de douleur percer son cœur à l’idée d’avoir failli la perdre.
Le lorialet se rappelait de leur première rencontre comme si elle avait eu lieu la veille. Ce jour-là, quand Emi était venu lui donner des informations concernant le familier, il n’avait aucune idée d’à quel point le petit bout de femme qui l’accompagnait allait changer sa vie.
June, par sa seule présence, lui avait redonné espoir. Dans la forêt, quand elle avait refermé sa main sur le bras nu de Maya…
Leiftan esquissa un sourire discret. Dans les yeux de la mercenaire, d’ordinaire si impassible, il avait lu l’émerveillement. Oh bien sûr, Maya ne l’avouerait jamais, elle était bien trop fière pour ça, mais il savait à quel point elle tenait à June. Dès l’instant où leurs peaux étaient rentrées en contact, la jeune femme était devenue spéciale. Et quand elle avait accepté de les suivre, elle s’était acquis la loyauté de la mercenaire plus sûrement que n’importe quoi d’autre.
Evidemment, les premiers temps avaient été difficiles. S’entraîner avec Maya n’était pas une partie de plaisir et June n’avait aucune base concernant le combat. Mais ils le savaient tous les trois : l’obsidienne était sa meilleure chance. Et June, aussi têtue qu’un mochon, avait persévéré. Pendant une année entière, elle s’était entraînée avec assiduité jusqu’à ne plus avoir de force. Une année qui les avait énormément rapprochés, tant par le secret de leurs rencontres que par l’objectif qu’ils partageaient.
Il voyait en elle la sœur qu’il avait perdu, volontaire, courageuse et terriblement fragile.

A regret, Leiftan se détourna du visage endormi de l’obsidienne et indiqua à Valkyon et Eweleïn qu’il repasserait plus tard. En sortant de la chambre, son regard erra sur les notes qu’avait prise la soigneuse, et il fronça les sourcils. Leiftan jeta une brève oeillade en arrière, s’assura qu’Eweleïn était toujours absorbée par Valkyon et subtilisa le parchemin avec habileté.

***

Il y avait encore tant à faire. Trouver un nouveau bateau pour remplacer celui qu’on leur avait subtilisé, organiser les prochaines missions, gérer les dégâts que le typhon avait causés… et causait toujours. A présent simple tempête, il avait ravagé la ville et les alentours pour s'enfoncer dans les Terres et continuer son œuvre destructrice.
Ykhar poussa un long soupir en agitant ses longues oreilles rousses. Dans ses mèches cuivrées, quelques cheveux couleur de neige laissaient transparaître la difficulté de ses fonctions - elle refusait de se dire que l’âge pouvait également en être responsable - et on lisait une fatigue écrasante dans ses prunelles grises. D’un geste machinale, la bibliothécaire lissa la tunique verte qui rappelait son statut puis s’installa à son bureau.
Lorsqu’elle avait pris ses fonctions, près de quinze ans plus tôt, elle s’assurait de toujours le garder en ordre. Son prédécesseur, un vieil élémental de terre, passait son temps à lui répéter qu’un bon bibliothécaire se devait de maintenir l’ordre dans sa tête et dans ses étagères. Depuis l’éclatement du grand cristal, le bureau de la bröwnie n’était plus qu’un amas de rapports en retard, de formulaires mal remplis et de demandes venant de toute l’Eldarya. Ykhar soupira de plus belle. Il y avait encore tant à faire…

Elle passa les trois heures suivantes à classer les rapports en retard. L’un de ses assistants serait ensuite chargé de relire ceux qui provenaient de missions basiques, et elle donnerait les autres à Keroshane pour qu’il puisse en extraire les informations importantes. Toutefois, elle parcourut chacun d’eux avec minutie, notant parfois quelques mots d’une écriture ronde et élégante sur un parchemin. Quand elle eut terminé, la bibliothécaire rangea quelques formulaires, écrivit des ordres de convocation puis se laissa aller dans son siège, épuisée.
Ses yeux la piquaient et elle les frotta d’un geste las. Son travail n’était pas encore fini. Pourtant, elle s’accorda quelques instants de pause, les mains croisées devant son visage marqué par le temps. Parfois, elle se demandait si la voie qu’elle avait choisi de suivre n’était pas trop dangereuse pour elle. Un doux sourire éclaira son visage quand elle se remémora son admission à la garde. Alors âgée de seize ans, pleine de bonne volonté et d’une naïveté sans pareille, Ykhar avait été admise dans la garde obsidienne. Improbable quand on la voyait aujourd’hui, engoncée dans sa tunique verte… Mais à l’époque, elle maniait le marteau comme personne. Même le capitaine Gardia, qui venait de prendre son poste, en était impressionné.
Et puis la grande guerre s’était intensifiée. Les ténébreux gagnaient du terrain, mené par un général aux yeux aussi rouges que le sang dont on disait qu’il s’abreuvait à la nuit tombée. Il avait atteint Dyr’bara et Eel envoya un contingent de gardiens pour défendre son alliée de toujours.
Ykhar perdit ce qui restait de son innocence, de sa candeur et de son espérance lors de la bataille des monts de l’Oracle. Les ténébreux furent repoussés, au prix de nombreuses pertes et elle regagna la garde. Mais saisir le manche de son précieux marteau lui était devenu impossible. Alors elle avait donné sa démission : une guerrière incapable de se battre n’était plus qu’un fardeau. Le capitaine Gardia avait refusé : elle était intelligente, futée et consciencieuse. Un poste de bibliothécaire venait de se libérer, et il le lui avait proposé.
Peut-être aurait-elle dû dire non. Assise derrière son bureau en bois clair, Ykhar avait découvert que la vérité du peuple était rarement celle de ceux qui le dirigeait. Assise derrière son bureau en bois clair, elle avait vu plus d’horreur que sur le champ de bataille.
Parfois, la bröwnie se demandait si, à la place de Dame Kura ou de Miiko, elle aurait fait les choses différemment. Souvent, elle se persuadait que oui. Elle n’aurait jamais ordonné le massacre d’un village dans les Terres de Feu. Jamais commandé l’assassinat d’un clan entier d’êtres paisibles dans la forêt des songes, menant à l’extinction de leur espèce. Fermé les yeux sur l’attaque d’une meute des Terres de l’Ouest sous prétexte qu’ils refusaient de prendre part à la guerre. Détruit des familles, ravagé des vies et menti, encore et encore, à ceux qui lui accordaient sa confiance.

La larme qui roulait sur sa joue s’écrasa contre le bois, la sortant de sa torpeur. D’un geste vif, Ykhar essuya ses yeux et se releva, comme si de rien n’était. Se perdre dans ses pensées n’était jamais bon, surtout ici.
La bröwnie ramassa le parchemin impeccablement calligraphié qu’elle avait écrit plus tôt. L’encre noir brilla quelques secondes à la lueur des lanternes, avant qu’elle ne le roule consciencieusement pour le cacher dans sa manche. D’un pas vif et alerte, elle s’enfonça entre les rayonnages, le nez levé vers les étagères. Bientôt, elle arriva devant une petite porte en bois qui ne payait pas de mine. Il s’agissait pourtant de l’une des entrées les mieux gardées d’Eel.
Ykhar regarda derrière elle plusieurs fois pour s’assurer que personne ne l’observait, puis elle enfonça une minuscule clé à l’intérieur de la serrure. Un mécanisme s’activa dans un bruit sourd, puis un souffle puissant la força à fermer les yeux. Comme à chaque fois, Ykhar sentit son cœur battre un peu plus vite : si le mécanisme ne la reconnaissait pas, elle serait réduite en cendre. Mais comme à chaque fois, la porte s’ouvrit après quelques instants pour la laisser entrer.
A l’intérieur, une pièce qui semblait ridiculement petite à côté de la bibliothèque renfermait un fouillis indescriptible. Depuis des générations, on stockait dans la réserve tout ce que les gardiens lambdas ne devaient pas savoir. Pour qui savait où chercher, cet endroit était une mine d’informations plus précieuses que de l’or…
La bröwnie s’enfonça entre les rayonnages débordant de parchemins usés par le temps, tendant l’oreille pour essayer de trouver ce qu’elle cherchait. Enfin, elle perçut le doux murmure de pages que l’on tourne. Il lui fallut quelques minutes de plus pour dénicher la personne qui les maniait.
Engoncée dans une étagère vide, ses longs cheveux corbeaux ramenés en une tresse retenue par un fronteau rouge sang, Maya ne lui adressa pas un regard, absorbée par sa lecture. Pourtant, Ykhar savait que la mercenaire l’avait entendu entrer. Elle attendit patiemment que l’obsidienne daigne baisser les yeux vers elle, et après ce qui lui sembla une éternité, Maya referma son livre.

- Tu respires trop fort, lâcha-t-elle.
- Tu n’es pas sensée être alitée ?

Maya haussa les épaules. Elle était sortie du sommeil alors que la nuit tombait sur la cité et avait déjoué la surveillance des soigneurs pour se rendre dans la réserve. Elle détestait les dispensaires.

- Il faut que tu arrêtes de me donner rendez-vous ici, reprocha la bröwnie. Si Kero jette un œil au registre des entrées et des sorties, il va trouver bizarre que je me rende dans la réserve aussi souvent.
- Le registre n’est pas à jour.

Ykhar ouvrit la bouche pour protester, mais la referma avant de dire quoi que ce soit. Bien sûr, le registre n’était pas à jour. Quelqu’un devait le modifier régulièrement, sans quoi la présence de la mercenaire deviendrait évidente : elle y passait la plupart de ses journées. Ykhar se demandait toujours comment elle avait fait pour déjouer la sécurité de la porte… D’un soupire las, la rousse lui tendit le parchemin qu’elle cachait dans sa manche.

- C’est tout ce que j’ai pu trouver. Il y a une cargaison en partance du port qui doit rejoindre les Terres de Givre, son contenu devrait t’intéresser. Mais il faudra faire vite, le bateau doit partir demain.
- C’est noté, répondit Maya en attrapant le parchemin. Autre chose ?
- Geish peut faire passer un message pour moi ?

La mercenaire hocha la tête et se saisit d’un second rouleau. Lui signifiant qu’elle n’avait rien d’autre à lui dire, Ykhar prit congé de l’obsidienne. Alors qu’elle se détournait, les lettres dorées qui formaient le titre de son livre étincellèrent brièvement à la lumière, se gravant sur sa rétine.
De l’origine des portails et leur fonctionnement

Chapitre 22 : Origines

L’écume des jours
Départ : Sixième heure du quinzième jour de la Lune de Cristal
Destination : les Terres de Givre, port de Nyx
Cargaison : classe III, arme et éléments chimiques

Extrait du registre du port d’Eel

Elle avait l’impression de flotter. Ce n’était pas désagréable, mais son corps se crispait sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi. Pourtant, June avait toujours aimé l’eau. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, l’eau l’avait apaisée. Elle savait nager, aimait plonger, observer les coraux et les poissons qui jouaient avec les algues…
Son esprit fronça les sourcils. Une sensation très étrange qui l’attira un peu plus vers la conscience. L’eau… les vagues… Ses doigts se crispèrent. La tempête. Les falaises, le ciel qui se déchirait et l’impression d’étouffer, de ne plus pouvoir respirer, de se…
Elle ouvrit brusquement les yeux, ses doigts griffant le vide comme pour attirer l’air dans ses poumons meurtris. June ouvrit la bouche pour hurler, les larmes troublant sa vision, quand soudain, une petite main vint entourer ses épaules trempées de sueur.

Une douce odeur de fleurs, de bois et de soleil vint chatouiller ses narines tandis qu’une masse épaisse de cheveux roux envahissait son champ de vision. Une mélodie, chantonnée avec la douceur d’une voix d’enfant, résonna dans la petite chambre où elle se trouvait et bientôt, son cœur ralentit le rythme effréné que lui imposait la terreur.
Après quelques instants, la mélodie cessa et le visage rond d’Hélios vint chatouiller le sien. L’atalante avait les yeux creusés, mais un joli sourire illuminait ses prunelles vertes.

- Tout va bien, chuchota-t-elle. T’es en sécurité, June.

La jeune femme déglutit avec difficulté. Sa gorge la brûlait atrocement et quand elle essaya de parler, une grimace de douleur tordit ses traits. Hélios se redressa en secouant ses cheveux et l’empêcha de s’asseoir, s’assurant que la couverture bleu la recouvrait entièrement.

- Ne bouge pas trop, ordre de notre soigneuse en chef. T’as été un peu secouée et il va te falloir un moment pour récupérer.

June hocha prudemment la tête. Elle essaya de déglutir et grimaça de plus belle. Peu à peu, elle prenait conscience de ce à quoi elle venait d’échapper : si on ne l’avait pas sortie des vagues meurtrières, elle se serait noyée.
Hélios sembla deviner les pensées qui agitaient son esprit et elle posa sa main sur celle de la jeune femme pour la rassurer.

- Tout va bien, répéta-t-elle.

Et comme si ses mots avaient été un sortilège apaisant, le calme se fit dans le cœur de l’obsidienne. L’atalante attrapa une mèche de cheveux pour l’entortiller sur son index, puis elle jeta un coup d'œil à la porte avant de revenir à June.

- Eweleïn va pas tarder à passer. J’ai pas le droit d’être là, mais Emi et Mathyz font le pied de grue devant le dispensaire en attendant des nouvelles de toi et personne ne leur dit rien, chuchota-t-elle.

Devant le froncement de sourcil de son amie, Hélios esquissa un sourire joueur :

- J’ai dit à Eweleïn que j’étais encore traumatisée par le sans visage et que je faisais des cauchemars.

Elle roula des épaules en racontant comment elle avait entourloupé la soigneuse, mais June n’était pas dupe. Malgré sa vantardise, il y avait une part de vérité dans ce que disait l’atalante. Quelque chose dans ses yeux, et aussi… Elle n’était pas vraiment certaine de ce qu’elle ressentait, mais quand Hélios mentionnait le sans visage, June pouvait sentir un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale.

- Bref, continua Hélios. T’es là depuis un moment, environ… quatre jours, je crois bien. Tu peux pas imaginer comme on a eu peur.

En serrant un peu plus ses doigts, Hélios expliqua que le typhon avait fait de nombreuses victimes. Les immenses vagues avaient emporté plusieurs civils, encore portés disparus, et on ne comptait plus les gardiens allongés dans le dispensaire. Malgré son état, Hélios avait aidé quand elle avait vu l’afflux de patients.

- J’étais en train de m’occuper d'Écaille quand on a vu Valkyon et Leiftan débarquer. Lui, il tenait Blackwave et Valkyon, il te portait toi. Tu étais si pâle… Tu ne respirais plus… souffla-t-elle en frissonnant. Eweleïn t’a posée sur le sol et elle a commencé à appuyer sur ta poitrine, encore et encore, et puis d’un coup, tu t’es mise à cracher l’équivalent d’une rivière.

L’atalante se tut, avant de secouer la tête pour se reprendre.

- Mais tu respires de nouveau, donc tout va bien. Votre escouade a pris un gros coup. Chrome s’en est bien sorti, Dante est immobilisé à cause de sa queue et Allie se repose, elle a été projetée contre les coraux. Vous avez beaucoup de chances d’être en vie.

June esquissa un maigre sourire. De la chance… Et beaucoup, beaucoup d’aide, aussi. Elle se rappelait parfaitement son collier qui était devenu brûlant. Juste avant son entrée à la garde, Maya y avait appliqué un sort qui lui permettait de la traquer n’importe où, en prévision de ce genre de situation. Elle devinait que la mercenaire s’était servi de la Mörka pour les guider hors du typhon, et à en juger par le récit d’Hélios, elle n’en était pas sortie indemne.
Soudain, l’atalante se redressa et serra les mains de June entre les siennes.

- Je file, Eweleïn va arriver. T’en fais pas, je reviens ce soir, j’ai plein de choses à te raconter !

Et sans demander son reste, elle disparut derrière la porte. Quelques minutes plus tard, cette dernière s’ouvrit pour laisser passer la soigneuse, les mains chargées d’instruments divers. En voyant que June était réveillée, son visage s’illumina de soulagement.

- June ! Par l’Oracle, comment te sens-tu ? Non, ne parles pas, attends, ordonna-t-elle en fouillant sa besace.

Elle lui tendit une petite fiole de couleur verte qui dégageait un délicieux parfum de fleurs et de miel, puis lui fit signe de boire d’une traite. June se redressa en obéissant : le goût sucré se répandit sur sa langue et apaisa sa gorge en feu. Elle inspira longuement puis tenta de parler, avec succès cette fois.

- Bonjour, articula-t-elle d’une voix rauque.

Eweleïn sourit et s’assit sur le lit, un percepteur autour du cou. Elle lui demanda de se taire puis appliqua l’embout de l’appareil sur la poitrine de June, dans son dos et sur sa gorge.

- Bon, on dirait que tout va bien. Comment vas-tu ?
- Bien, répondit l’obsidienne. Pour quelqu’un qui a failli se noyer.
- Hum… tiqua la soigneuse. Tu peux me parler si tu en ressens le besoin, tu sais ?

June acquiesça. Eweleïn l’observa quelques instants de plus, puis sembla décider qu’elle disait la vérité. Elle l’ausculta pendant un moment, notant ses mesures sur un petit carnet, et quand elle eut terminé, elle lui lista tous les effets secondaires qu’une noyade pouvait engendrer sur l’esprit.

- Si tu ressens le moindre d’entre eux, n’hésite pas à venir nous en parler, d’accord ?
- Promis.
- Bon, sourit-elle. Si tu en as assez, je peux te laisser tranquille, mais je me suis dit que c’était l’occasion de faire ces tests dont nous avons parlé. Qu’en penses-tu ?

L’obsidienne haussa les épaules : elle n’avait rien de mieux à faire, et si ça pouvait lui donner des indications concernant son espèce, elle n’était pas contre. Eweleïn entama donc une longue série d’examens, mesurant, notant et prélevant de nombreux échantillons. Quand elle eut terminé, June avait l’impression qu’on l’avait délesté d’au moins un litre de sang, mais la soigneuse lui affirma qu’elle n’avait pas pris plus que le nécessaire.

- Je vais pouvoir faire des analyses, les comparer à ceux que j’ai déjà. C’est très intéressant d’observer le sang, commenta-t-elle. Il est plus froid chez les êtres aquatiques par exemple, et ceux qui vivent en profondeur ont un sang plus visqueux. Celui des créatures végétales comme les hamadryades est chargé en chlorophylle. C’est un élément qui leur permet de…
- Je sais ce que c’est, la coupa machinalement June.
- Vraiment ? s’étonna Eweleïn. Eh bien ça peut nous donner des indices concernant tes origines, seuls ceux qui étudient l’alchimie et la science du corps connaissent cet élément. Tu viens peut-être d’une espèce douée dans ces domaines.

Intérieurement, June se fusilla. Mais Eweleïn ne sembla pas se formaliser de ses connaissances étranges et elle continua son monologue sur le sang tout en rangeant ses papiers.

- J’imagine que depuis la dernière fois, tu n’as pas eu d’illumination concernant une éventuelle attirance pour un élément quelconque ? demanda la soigneuse. Vitesse, terre, alchimie, force, télépathie…
- Télépathie ? répéta June. Genre lire dans les pensées ?
- Pas à ce point, mais certaines espèces sont capables de deviner les pensées des gens, oui, sourit Eweleïn. Il n’y en a pas ici, je crois que la Garde des Flammes en compte deux dans ses rangs.

June frissonna. Elle ferait donc en sorte de ne jamais les rencontrer, elle n’aimait pas du tout l’idée qu’on puisse deviner ses pensées. Soudain, sa discussion avec Hélios lui revint en mémoire et elle fronça les sourcils.

- Eweleïn ? Est-ce que… Parfois, quand je touche quelqu’un, j’ai l’impression de savoir comment… non, je ressens ce qu’il ressent, hésita-t-elle.

La soigneuse se tourna vers elle, une moue intriguée sur le visage. A pas lents, elle s’approcha de June et se mit à sa hauteur, les yeux plissés.

- C’est-à-dire ?
- Je… C’est probablement une impression, rougit June en détournant la tête. Et puis ça arrive pas tout le temps, c’est cette histoire de télépathie qui m’y a fait penser, je me fais sûrement des idées.

Avec douceur, Eweleïn enferma sa main entre les siennes.

- Tu sens quelque chose ? demanda-t-elle.
- Non. Si. De la… curiosité ? murmura l’obsidienne. De l’épuisement, aussi et… autre chose, mais je saurais pas dire ce que c’est.

Eweleïn retira ses mains et les posa sous son menton. Elle fixa June de longues minutes, comme un insecte particulièrement intéressant qu’elle aurait voulu ajouter à sa collection. Finalement, elle se redressa et lissa sa tresse d’une main distraite.

- Je me demande si… Il est possible que tu sois une empathe, June.
- Une quoi ?
- Une empathe, expliqua la soigneuse. Ce sont des gens capables de ressentir les émotions des autres, à plusieurs degrés. Une de mes meilleures amies était empathe, ça ressemble à ce que tu me décris. Je vais me renseigner, d’accord ? Quant à toi, prête attention à ce que tu ressens en présence des autres. On tient peut-être quelque chose.

June hocha la tête sans quitter ses mains du regard. Elle n’était certaine de vouloir être une empathe, ni de vouloir ressentir les émotions de qui que ce soit…

***

- Tu es une véritable tête de mochon. Je vais finir par t’attacher à ce lit !

Maya leva les yeux vers elle, l’air de lui proposer d’essayer pour voir, mais Eweleïn ne se démonta pas. Très affaiblie depuis le typhon, la mercenaire n’avait de cesse de s’échapper de l’infirmerie depuis qu’elle était réveillée, ce qui avait le don de l’agacer au plus au point.
Soigner Maya était suffisamment difficile comme ça : sauf urgence absolue, Eweleïn ne pouvait pas la toucher au risque de voir apparaître des marques de brûlures sur sa peau, comme si elle était rongée par l’acide.
La première fois qu’elle l’avait vu arriver au dispensaire, elle n’avait pas compris tout de suite. Obligée de lui révéler ce qu’elle était pour être soignée correctement, Maya était toutefois restée très vague sur ses origines. Eweleïn avait deviné toute seule, à force de recherches et d’analyses. Bien sûr, elle en avait été épouvantée. Puis elle s’était reprise : Maya était une patiente, une gardienne comme les autres. Il lui avait fallu un peu de temps pour réussir à la regarder dans les yeux, mais à présent, Eweleïn était l’une des rares personnes qui pouvait lui tenir tête à la garde.
Peut-être parce que celle qui était originaire des Terres Obscures, là où on ne vénérait que la force à l'état brute, lui avait accordé son respect.

- Bien, reprit la soigneuse. Puisque tu es incapable de rester en place, tu peux y aller. J’ai besoin du lit de toute façon. Je veux te revoir dans deux jours sans faute, et je déciderais à ce moment-là si tu es apte à la reprise. En attendant, je ne veux pas te voir dans l’arène, c’est clair ?
- Je peux y aller ? soupira Maya d’une voix lasse.
- Une dernière chose, je veux vérifier ton manaa.

Elle attrapa un petit appareil, tourna quelques boutons puis le passa sur le poignet de la ténébreuse en prenant garde de ne pas la toucher.

- Cinq cent soixante deux, murmura-t-elle. C’est noté.

C’était bas, mais pour Maya, c’était dans la norme. Elle laissa donc partir la mercenaire et regagna son bureau. Croulant sous les dossiers et les papiers divers, on n’en voyait presque plus la couleur. Elle se dégagea un peu de place pour s’effondrer dans sa chaise, l’épuisement pesant comme une chape sur ses épaules.
Machinalement, elle se mit à trier ses notes de la journée. Quand son regard se posa sur celles de June, elle plissa les yeux et lissa le parchemin en triturant sa natte. Quelque chose n’allait pas chez l’obsidienne. En réalité, beaucoup de choses clochaient dans son dossier.
Son amnésie, d’abord. Ceux qui avaient été touchés par le cristal oubliaient en général leur vie, mais gardaient la mémoire des choses. Elle n’avait jamais entendu parler de quelqu’un ayant oublié la langue commune. A contrario, elle savait des choses que la plupart des gens ne connaissaient pas. La chlorophylle, par exemple : Eweleïn n’en avait appris l’existence qu’une fois ses études bien entamées.
Son histoire, également. Que faisait-elle à Himlensam ? C’était un village de pêcheurs, pas un grand port. On venait chercher refuge à Eel, pas dans les hameaux alentour. Et même si son bateau avait dévié, elle aurait dû arriver des îles de Jade ou des Terres de Givre pour atterrir là-bas. Or, elle ne semblait pas être membre des peuples du froid, elle avait mesuré la température de sa peau qui était un peu plus élevée que la moyenne, et les îles de Jade étaient exclues.
Et puis il y avait ses résultats, aussi. Eweleïn joua un instant avec sa plume en fixant le taux de manaa de la jeune femme. Cent soixante deux. Un peu plus que la fois précédente, mais toujours bien en-dessous de la limite normale… Cela signifiait d’autre part que June était une faëry, et pas une faélienne. Autrement, le manaa dans son sang aurait été bien plus élevé.
Depuis le siècle précédent, les alchimistes parvenaient à déterminer la quantité de manaa dans le corps d’un individu. Une hypothèse, que personne n’avait pu confirmer jusqu’alors, était ressortie de ces études : les faërys, originaires de la Terre, synthétisaient beaucoup moins de manaa que les faéliens car ils avaient dû s’adapter à lui. Les faéliens en revanche, exprimaient énormément cette énergie puisqu’ils descendaient d’espèces apparues directement en Eldarya, qui n’avaient donc aucun lien avec la Terre.

Eweleïn attrapa la feuille de Maya et la posa à côté de celle de June. Ceux qui avaient eu la chance de les étudier savaient que les ténébreux exprimaient très peu de manaa, car la quasi totalité des espèces terriennes avaient trouvé refuge dans les Terres Obscures. Leur sang était donc très pur, ce qui diminuait nettement le manaa à l’intérieur.

- Elle viendrait des Terres ? murmura Eweleïn en secouant la tête.

Elle ne connaissait pas vraiment les ténébreux, mais de l’idée qu’elle s’en faisait, ils ne ressemblaient en rien à June. Et soudain, elle écarquilla les yeux.

- Par l’Oracle… souffla-t-elle.

Elle n’avait pas oublié la langue commune. Elle ne l’avait tout simplement jamais apprise. Le savaient-ils ? Les capitaines, Miiko et les autres ? Savaient-ils ce qu’elle était ? Eweleïn plongea la tête dans ses mains.
S’ils ne savaient pas, alors les choses étaient graves. Et s’ils savaient, y penser lui donner la nausée. Pourtant, il fallait qu’elle leur demande.
D’un bond, elle quitta sa chaise et ouvrit brusquement la porte de son bureau. Parce qu’elle était perturbée, elle manqua de rentrer dans Leiftan, dont le regard émeraude luisait d’une étincelle qui la fit frissonner.
Savait-il ?

- Tu es pressée ? demanda-t-il d’une voix douce.
-  Je dois parler à Miiko, c’est urgent, répondit-elle en essayant de passer.
- J’en doute.

Un sourire froid ornait ses lèvres, donnant un air cruel à son visage d’ordinaire si doux. Eweleïn recula d’un pas et il la suivit à l’intérieur du petit bureau, prenant soin de fermer la porte derrière lui. Quand elle entendit la clé tourner dans la serrure, Eweleïn sentit son coeur se glacer.
Savait-il ?

- Je me doutais que tu comprendrais, mais tu as été plus lente que prévu, murmura le lorialet.
- De quoi tu parles ? s’étrangla-t-elle en reculant.

Son dos heurta le bureau et une pile de papiers dégringola jusqu’au sol. Leiftan leur jeta à peine un coup d'œil, le regard fixé sur Eweleïn.

- Son manaa, susurra-t-il. Alors, Leïn… Ton brillant esprit a-t-il trouvé la solution ? Comprit ce que personne n’a su voir ? Dis-moi…

Il soufflait dans son oreille, à présent, et ses mains l’entouraient pour l’empêcher de fuir.
Il savait.
Et si Leiftan savait, alors les autres aussi. Eweleïn retint un haut-le-cœur. La main du lorialet glissa sous son menton pour la forcer à le regarder, à plonger dans ses prunelles vertes… Elle déglutit en remarquant ses pupilles légèrement oblongues, autour desquelles on pouvait distinguer quelques tâches mouchetées de jaune.

- Elle ne vient pas des Terres, chuchota Eweleïn.

June n’était pas une ténébreuse. Elle ne venait pas des Terres. Elle venait de la Terre.

Chapitre 23 : Redstone

Par la présente, il est déclaré que les Terres de l’Ouest, les Terres de Givre et le nord des Terres d’Eel sont libérées du joug des Terres Obscures. En vertu des Accords de Paix, ces territoires reprendront leur indépendance et les prisonniers de guerre seront rendus à leurs peuples respectifs. Les Terres Obscures renoncent à l’occupation des territoires susnommés et à l’exploitation de leurs ressources.

Traité de la guerre des six, article 7

Le silence s’éternisait, mais ça ne les dérangeait plus. La première fois qu’il était entré dans sa chambre pour prendre de ses nouvelles, Hélios n’avait pas su quoi répondre. Lui-même n’avait pas eut l’air de savoir vraiment ce qu’il faisait là. Ils avaient échangé quelques banalités maladroites et il s’était enfui aussi prestement qu’il était arrivé.
Le lendemain, il était revenu. Le jour d’après aussi, et tous ceux qui suivirent. Depuis deux semaines, Nevra passait la voir lorsque son service prenait fin. Après réflexion, elle avait fini par comprendre pourquoi.
Sous ses airs nonchalants, le faélien tenait énormément à ses gardiens. Et il se sentait affreusement responsable de son agression, car le soir où elle avait croisé le sans visage, il l’avait laissée rentrer seule.

- Tu sais quand tu sortiras ?

Plongée dans ses pensées, elle sursauta en l’entendant. Une moue contrite apparue sur les lèvres du capitaine. Hélios haussa les épaules, plaça une main sur son front et se renversa légèrement en arrière.

- Je suis encore traumatisée par cette expérience terrifiante, je pense devoir rester encore quelques jours de plus, déclama-t-elle avec grandiloquence.

Nevra fronça les sourcils, mais elle le rassura d’un clin d’oeil :

- June est dans la chambre d’à côté et Eweleïn refuse qu’elle ait des visites, elle dit qu’elle est encore trop faible, alors que je la trouve très bien. Du coup je prolonge mon séjour pour qu’elle voit autre chose que ce pauvre Saule et ses ustensiles.
- Et maintenant que je suis en possession de cette information, tu penses que je vais la garder pour moi au nom de… ? s’amusa Nevra.
- Ma gentillesse, mon humour et mon corps de rêve ? plaisanta-t-elle.

Le faélien ne put s’empêcher de sourire devant l’aplomb de la jeune femme. En se renfonçant dans le siège inconfortable de la chambre, il l’observa passer une main dans ses boucles rousses en racontant sa dernière conversation avec l’obsidienne. Il détailla sa peau pâle, à laquelle la lumière des lanternes donnait une légère couleur verdâtre, ses yeux rieurs et son corps gracile. Hélios était taillée pour la garde absynthe, ça ne faisait aucun doute. Il l’imaginait difficilement sur un champ de bataille, et…
Nevra secoua la tête. Jauger les personnes qu’il voyait faisait partie intégrante de son travail, et il était doué pour ça, mais parfois c’était envahissant.
Le faélien se rendit soudain compte qu’Hélios avait cessé de parler. Intriguée par son silence, elle le fixait en arquant ses fins sourcils, une moue amusée sur les lèvres.

- Tu t'ennuies ?
- J’ai eu une journée épuisante, avoua-t-il. Parfois, j’aimerais bien redevenir un simple gardien, tu n’imagines pas comme ma vie était plus facile…
- Tu aurais beaucoup moins de succès à la taverne si t’étais pas capitaine, se moqua Hélios.
- Le grade n’y est pour rien, répliqua Nevra. Tout est dans le mystère du cache-oeil.

La gardienne éclata de rire. Il ne put s’empêcher de s’esclaffer aussi, mais fut brusquement interrompu par la porte de la chambre. June, un peu essoufflée, s’empressa de la refermer derrière elle et se figea en apercevant le capitaine. Hélios se redressa, surprise.

- Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Eweleïn me garde enfermée, j’en peux plus, répondit l’obsidienne. Je savais pas que tu étais… Capitaine Redstone.
- June, salua-t-il en plissant son œil valide.

Elle avait un peu maigri, mais son regard n’avait rien perdu de la fougue qui l’habitait. Elle évitait soigneusement de croiser le sien et il se demanda un instant si elle savait. Bien sûr, si elle côtoyait aussi souvent Maya que les rapports de Chrome semblaient l’indiquer, il y avait fort à parier que la mercenaire l'avait prévenu quant à ses capacités. Et peut-être même qu’elle l’avait protégée, aussi.

- Je constate que tu tiens debout.
- Grâce aux soigneurs, répondit June. Je peux retourner dans ma chambre et revenir plus tard, Hélios.
- Ne te dérange pas, j’allais partir, dit-il en se levant. Hélios, repose-toi. June…

Comme elle bloquait la porte, il lui fallut quelques secondes pour laisser Nevra passer. Quelques secondes au cours desquelles, brièvement, il croisa ses prunelles améthystes. Il y eut la surprise, la crainte et autre chose aussi, qu’il n’identifia qu’une fois dehors.
De la haine.

***

Elle aimait tout particulièrement le calme qui régnait dans la petite pièce. Aménagée avec une simplicité remarquable, elle était avant tout pratique et tout ce qu’elle y avait entreposé avait une utilité. Pas de fioriture, pas de décoration inutile, pas de bibelots ridicules…
Maya avait horreur des babioles. Elle ne les avait jamais aimés, d’aussi loin qu’elle s’en souvienne. C’était noté quelque part dans le livre de ses vies. Sous elle, Geish se mit soudain à haleter et elle descendit de son perchoir avec souplesse, juste à temps pour accueillir Leiftan qui sortit de sous la tapisserie. Il lui adressa un sourire enjoué auquel elle répondit d’un regard morne, puis il se laissa tomber sur son lit en soupirant.

- Je suis épuisé.
- Tu sais que tu possèdes une chambre ? rétorqua-t-elle.
- Trop loin.

Maya leva les yeux au ciel, amusée. Elle s’assit aux pieds du lit et elle sentit bientôt la main du gardien frôler ses cheveux sombres. En fermant les yeux, la ténébreuse inspira longuement et laissa le calme envahir son cœur troublé.

- Des nouvelles ? murmura-t-elle.
- Eweleïn m’a dit que June ne devrait pas tarder à sortir du dispensaire. Elle a trafiqué ses résultats pour que personne ne parvienne à la même conclusion qu’elle, mais en attendant elle l’a confinée dans sa chambre. Elle voulait être certaine que personne ne comprenne.
- Elle m’impressionne.

Leiftan hocha la tête. Lui aussi était surpris par le zèle de la soigneuse. Il ne s’attendait pas à un tel engouement de sa part.

- Elle est sacrément remontée. Je crois que je ne l’avais jamais vue aussi en colère, sourit-il.

Une monosyllabe lui répondit, dont il ne s’embarassa pas. Il continua son rapport détaillé, mettant la mercenaire au courant des dernières avancées de la garde dans l’enquête sur les contaminées - ces dernières approchant toutefois le néant - puis il se redressa sur un coude et baissa les yeux vers elle.

- Illeace s’en est occupée ?

Maya fouilla un instant dans sa poche avant d’en ressortir un petit papier roulé. Il le parcourut des yeux, mémorisa son contenu puis le laissa tomber dans une des lanternes. Quelques crépitements plus tard, toute trace de la note avait disparu dans la fumée. Le lorialet se redressa en s’étirant, étouffant un bâillement.

- Je peux t’emprunter une plume ?
- A quoi ça te sert de poser la question si tu l’as déjà en main ?

Il réprima un sourire en tirant la chaise pour s’installer plus confortablement. Une fois qu’il eut terminé, il roula soigneusement son papier et le scella d’un cachet de cire noir. En reposant le bâtonnet, il fit tomber les manches de poignards qui ornaient habituellement les hanches de la ténébreuse. Ils attirèrent instantanément son attention en roulant un peu plus loin.
Leiftan les avait toujours trouvé très beaux. Parfait alliage de la technomagie des Terres Obscures, bien plus avancées dans ce domaine qu’elles ne le laissaient paraître, ils étaient fait à base de svarsten, une pierre que l’on trouvait uniquement là-bas. Particulièrement malléable, on pouvait l’utiliser pour construire tout et n’importe quoi : des habitations, des lames, des chaussures… Légère, souple et solide, elle émettait une lueur rougeâtre très caractéristique. Lorsqu’on les détaillait avec attention, on pouvait voir les fines gravures qui décoraient les manches, représentant des glyphes anciens et chargés de pouvoir.
Lui qui n’utilisait pas la Mörka était bien incapable de les activer, mais quand Maya posait ses paumes sur les manches, une lame tirée de son essence vitale prenait immédiatement forme. Modelable à merci grâce à l’esprit, il avait déjà vu certains ténébreux s’en servir comme d’un arc, une hache ou une rapière. Vive, rapide et silencieuse, Maya avait préféré se spécialiser dans les lames courtes. Pour autant, Leiftan savait qu’elle était capable de maîtriser toutes les autres armes qu’elle aurait entre les mains.
Un savoir inné qui faisait d’elle une véritable machine de guerre à même de terrifier n’importe quel ennemi. Une puissance qu’il avait fait sienne, par le jeu des alliances et le hasard de ses rencontres.
Alors qu’il reposait les manches, son regard glissa sur une enveloppe fermée d’un sceau qu’il connaissait bien. En fronçant les sourcils, Leiftan attrapa le papier pour le détailler : une dague croisée d’une plume et entourée d’un anneau, le tout formant un œil incrusté dans la cire noire.
Au dos de l’enveloppe, quelqu’un avait tracé l’initial de Maya d’une écriture impeccable.

- Repose ça.

Le ton de la mercenaire était sans appel. Pourtant, Leiftan n’obéit pas et se tourna vers elle, une moue contrariée sur les lèvres.

- Tu corresponds avec les Terres ? Je croyais que tu avais coupé tout contact quand tu en es partie ?
- Comme tu peux le constater, cette lettre n’est pas ouverte, grogna-t-elle.
- Il t’a retrouvée ?

Le silence répondit à sa place. Leiftan étouffa un juron. Voilà qui risquait de poser problème… Maya se leva brusquement pour lui arracher la lettre des mains. D’un geste nonchalant, elle la jeta dans une lanterne et poussa un soupir ennuyé.

- Je m’en occupe. Il ne sait pas où je suis, il a simplement tracé Geish et utilisé un greifmar pour lui transmettre ça.
- Tu sais qu’il va finir par y arriver ? s'inquiéta Leiftan. Ça pourrait nous mettre tous en danger… s’il apprenait…
- Je m’en occupe, le coupa Maya. Tu gères June, et moi je gère les Terres.

La mercenaire se détourna de la fenêtre pour lui faire face, ses yeux turquoises brillant de détermination.

- Les choses sont en train de se mettre en place, souffla-t-elle. Il est hors de question que je laisse passer cette chance, et tu le sais très bien.

***

Les choses allaient de mal en pis. Entre le vol du bateau, le sans-visage, les ingestions de cristaux et les attaques qui se multipliaient sur les villages, Miiko ne savait plus où donner de la tête. Et bien sûr, l’assemblée générale qui se profilait n’arrangeait pas les choses… Elle serait l’occasion pour la kitsune de prouver, une fois de plus, son incompétence à ses détracteurs. Alors qu’elle avait toujours réussi à contrebalancer leurs arguments par des actions concrètes et couronnées de succès, cette fois, elle n’aurait rien à leur offrir.
Fatiguée, la faëry passa une main lasse sur la fourrure de ses oreilles. Le pire restait sans doute cette histoire de bateau : il ne s’était sûrement pas volatilisé, mais aucun des témoignages ne lui apportait d’indices. Chrome, Alajea, June et Dante s’étaient tous les quatre retrouvés seuls suffisamment longtemps pour commettre le vol, mais chacun avait également une excellente excuse.
Pourtant, quelque chose ne collait pas : elle était capable d’imaginer Chrome retourner sa veste, il était membre de l’ombre et c’était le propre des espions que de ne pas être fiables. Dante également, mais il était bien trop fidèle à Nevra, et surtout bien trop attaché à la garde pour la mettre en difficulté. Quant à Alajea… Bien sûr, la sirène était suffisamment intelligente pour fomenter ce genre de plan, mais Miiko ne la voyait tout simplement pas voler un bateau. Elle était bien trop droite pour s’impliquer dans ce genre d’histoire.
Restait donc June. Miiko grimaça. June avait toutes les raisons du monde de leur en vouloir, sauf que voilà : elle les avait oubliées. Miiko avait été particulièrement soulagée d’apprendre que la jeune femme ne se rappelait pas de sa vie passée. Et une amnésie telle que la sienne était difficile à feindre. Pourquoi aurait-elle volé le bateau ?
Ses queues fouettèrent l’air avec impatience. Miiko détestait ne pas comprendre, et elle n’arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui la dérangeait. Quelqu’un s’était peut-être glissé dans les cales avant le départ, malgré l’étroitesse du bâtiment ? A nouveau, une grimace tordit ses lèvres.
Et il y avait Maya, aussi. Maya qui avait été ravie de voir June intégrer la garde, qui l’entraînait en secret selon les dires de Valkyon… Maya qui n’était loyale qu’à elle-même et que Miiko craignait par-dessus tout, car elle était à elle seule capable de détruire le fragile équilibre qui maintenait la garde debout.
Elle se leva d’un bond et fit le tour de son bureau pour en rejoindre la porte. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. D’un pas décidé, la kitsune remonta le long couloir de l'étincelante pour arriver devant une lourde tenture représentant l’emblème de la garde. Elle couvrait un pan de mur entier, et servait en réalité à dissimuler l’entrée d’un des nombreux passages secrets du bâtiment. Miiko s’y faufila avec l’habileté des années : devant elle, le chemin bifurquait dans plusieurs directions pour s’enfoncer dans les entrailles d’Eel.
Sans hésiter, la chef de garde se dirigea vers l’un des escaliers. Il ne lui fallut que quelques minutes pour atteindre sa destination, une petite porte dissimulée derrière une énorme colonne.
Quand elle l’ouvrit, l’ambiance pesante du quartier des ombres lui arracha un frisson. Elle ne s’était jamais vraiment habituée aux ondes macabres que dégageait l’endroit, malgré des années à l’arpenter en tant que gardienne puis en tant que dirigeante.
C’est en silence qu’elle s’y glissa, ses yeux irrésistiblement attirés par les gravures aux murs, par les flammes tremblantes des bougies et le lourd tapis qu’elle savait tâché de fluides aussi divers que variés. Sous ses pieds, dans les tréfonds de la garde, les ombres arrachaient - parfois littéralement - des informations à ceux que la garde avait jugé dangereux pour l’équilibre des Terres d’Eel.
Un secret que l’on chuchotait entre les murs du quartier des ombres, et qui n’en passait jamais la porte. Un secret qui, s’il venait à s’ébruiter, causerait bien des troubles au sein de la garde. Gardienne, Miiko s’était contentée d’obéir aux ordres. Lors de sa prise de fonction, elle s’était juré d’abolir ces pratiques douteuses qui allaient à l’encontre des valeurs qu’on lui avait enseignées.
L’expérience lui avait appris que diriger signifiait protéger, à n’importe quel prix.

- Dame Ain’Prodotis ?

Elle sursauta vivement pour se retrouver nez-à-nez avec une jeune femme qu’elle mit quelques instants à reconnaître. Ses yeux rouges semblaient légèrement luisants dans la pénombre, et ses cheveux bruns retombaient en mèches éparses sur son visage blafard. Elle portait l’uniforme de l’ombre, un gilet de cuir sur une tunique courte et une paire de braies, qu’elle avait agrémenté de l’emblème de second du capitaine, orné d’une gemme violette qui rappelait son appartenance à l’ombre.
Gine Skwel n’était pas jolie, du moins selon les critères des Terres d’Eel. Pourtant, un certain charisme se dégageait de ses traits émaciés. Très appréciée de ses subalternes, la semi-banshee était réputée pour sa sévérité et la justesse de ses paroles.

- Dame Ain’Prodotis ? répéta-t-elle.
- Miiko, soupira la kitsune. Excuse-moi, je réfléchissais.
- Ce n’est pas souvent qu’on vous voit dans ces quartiers, fit remarquer la jeune femme. Vous venez voir le capitaine ?

Miiko hocha la tête. Elles reprirent donc leur route ensemble, dans un silence étouffant. La chef de garde finit par le rompre d’un raclement de gorge, crispée par la lourdeur de l’endroit.

- Dis moi, Gine… tu t’entends bien avec les autres seconds ?

Surprise, l’unseelie marqua un temps d’arrêt. Elle scruta Miiko, les sourcils légèrement froncés, mais la kitsune maintint un air imperturbable.

- Je m’entends bien avec eux, oui, répondit prudemment Gine. Il m’est arrivé de passer quelques soirées en compagnie de Jaiob, il est facile de travailler avec lui.
- Et Maya ?

Cette fois, Gine marqua une pause plus importante.

- Elle est très efficace.
- Mais vous êtes proches ? s’enquit la kitsune. Jaiob, elle et toi ?
- Je doute que quiconque soit proche de la gardienne Blackwave, dame Ain’Prodotis.

Miiko ouvrit la bouche pour répondre, mais Gine se figea. Brusquement, son aura changea et elle croisa les bras sur sa poitrine en fixant un coin d’ombre dans le couloir.

- Tu nous espionnes ? siffla-t-elle d’une voix dure.
- Moi ?

Une gardienne entièrement vêtue de blanc sortit de la pénombre. Ses cheveux coupés aux épaules encadraient deux yeux opaques, jurant avec sa peau couleur de terre et ses dents étincelantes.

- Je ne vous avais pas vu, Gine, répondit Ecaille en haussant les épaules. Tu sais bien…

Elle fit un geste vague en direction de ses yeux. Gine siffla de nouveau, peu convaincue. Tout le monde savait pertinemment que la sorcière de l’ouest n’avait pas besoin de ses yeux pour se déplacer. Devenue maîtresse dans l’art du déguisement et de l’infiltration, elle était l’une des meilleures gardiennes de l’ombre et même Gine devait lui reconnaître un certain talent. Y compris pour se mêler de ce qui ne la regardait pas, comme elle était en train de le faire actuellement.

- Venez, grogna l’unseelie. Quant à toi, retourne au travail.
- Chef, oui chef ! railla Ecaille avant de disparaître.

Agacée, Gine accéléra le pas. Quand elles atteignirent la porte du bureau de Nevra, les deux femmes n’avaient pas prononcé un mot. Miiko fut donc soulagée que Gine la laisse entrer seule, de plus en plus tendue par l’ambiance qui s’était installée entre elles.

- Salut, lança-t-elle en fermant la porte.

Elle savait que l’air surpris qui s’affichait sur le visage de son ami était surtout dû à sa présence. Il l’avait probablement entendue arriver depuis plusieurs minutes déjà. Nevra se leva, rajustant le manteau sans manche qu’il affectionnait tant, et lui fit signe de s’installer dans un fauteuil.

- C’est rare que tu descendes ici, Bouclette. Que me vaut ce plaisir ?
- Il faut qu’on parle.
- Si on sortait ensemble, tu me ferais peur, tu sais ? plaisanta-t-il.
- Qu’est-ce que tu sais de Maya Blackwave ?

Immédiatement, Nevra se ferma. Miiko n’avait jamais rien su du lien qui l’unissait à la ténébreuse, et il avait toujours fait en sorte que cela ne change pas. Bien sûr, comme Ezarel, elle avait remarqué leur relation étrange, qui oscillait constamment entre le partenariat et la haine, mais elle ne s’était jamais aventurée à en connaître la raison.
Il soupira en passant une main dans ses cheveux.

- Comment ça ?
- Tu es le chef des espions de la garde, argua Miiko en se laissant tomber sur l’accoudoir. Si quelqu’un connait les secrets de ses membres, c’est toi. Alors je veux que tu me dises ce que tu sais d’elle.

Il marqua un silence. Pouvait-il prendre le risque de lui révéler ce qu’il savait ? Si Maya l’apprenait… Après tout, elle aussi détenait de lourds secrets le concernant. Le pacte tacite qu’ils avaient passé lors de son entrée à la garde ne pouvait pas être rompu sans de lourdes conséquences.
Agacée par son silence, Miiko leva les yeux au ciel.

- Ne me fais pas croire que tu n’as rien appris sur elle, s’il-te-plaît…
- Je ne sais pas grand chose, risqua-t-il en croisant les bras. C’est une ténébreuse, j’imagine que tu étais au courant ?

Elle hocha la tête. Quand elle l’avait appris, elle avait hésité à intégrer la jeune fille à la garde. Mais après un lourd débat avec elle-même, elle avait accepté : la garde était un refuge et les origines ne comptaient pas.

- Avant d’intégrer Eel, elle était membre des K’arnags, continua Nevra. Elle les a rejoint quand elle avait dix-sept ans, puis elle est venue ici trois ans plus tard. Elle aurait pu être membre de l’ombre, mais elle a choisi l’obsidienne, à cause de Valkyon. Il était… enfin tu es au courant aussi, je crois ?

Elle répondit par l’affirmative. Elle connaissait le passé du guerrier, et ni elle, ni Nevra ne souhaitaient s’étendre plus longtemps dessus.

- Elle est spécialisée dans le combat rapproché, continua le faélien. Quand elle était chez les K’arnags, on la surnommait Apocalypse. Elle n’a jamais raté une mission… On ne s’entend pas, mais il faut reconnaître qu’elle est redoutable. Elle parle couramment le spräk, bien sûr, et la langue commune. Elle n’est pas proche de grand monde ici. A part Valkyon et Leiftan, je crois qu’elle ne parle qu’à son minaloo…
- Et June ?

Un rictus étira les lèvres de Nevra. Miiko était trop intelligente pour son bien… Il releva la tête, camouflant sa grimace, et haussa les épaules.

- Quoi, June ?
- Est-ce qu’elle est proche d’elle ?
- Pas spécialement, non.

Miiko fit la moue. Elle comptait vraiment sur Nevra pour lui en apprendre plus sur la relation entre les deux gardiennes… En croisant à son tour les bras, la kitsune soupira.

- Valkyon semble penser qu’elles s’entraînent ensemble en secret. Est-ce que tu as entendu des choses à ce sujet ?
- Non, mentit le faélien. Mais je peux me renseigner.
- Je veux bien. J’imagine que tu ne sais pas non plus quel genre de faëry elle est ?
- Dangereuse, mortelle et puissante, esquiva le capitaine.

Heureusement, Miiko se contenta de sa réponse, qui lui arracha un sourire. Considérant que leur entretien était terminé, la kitsune se releva. Nevra sur le coup, elle était certaine d’avoir toutes les informations dont elle aurait besoin. Et alors qu’elle posait sa main sur la poignée de porte, le capitaine borgne la héla.

- Au fait, Maya Blackwave, ce n’est pas son nom. Dans les Terres Obscures, Blackwave, Whitesnow, Greenleaf… avant l’exil, il s’agissait de noms de clans démons. Aujourd’hui, ce sont des noms de bâtards.

Miiko se tourna lentement vers lui. Nevra ne l’avait pas quitté de son œil gris, l’ombre des lanternes donnant à son visage un air cruel qui ne lui seyait pas. La chef de garde hocha la tête, sans cesser de le regarder.

- Merci de cette information, répondit-elle d’une voix qu’elle espérait neutre.
- Quand tu veux, indiqua-t-il.

Miiko lui adressa un léger sourire, empêchant ses mains de trembler. Mais une fois qu’elle fut suffisamment loin, la kitsune s’autorisa à passer ses doigts gelés contre son visage. Peut-être n’était-ce qu’une coïncidence. Peut-être que Nevra ne voulait rien dire d’autre que ce qu’il venait de lui apprendre. Peut-être qu’elle se faisait des idées.

Parce qu’elle connaissait Nevra Redstone depuis bien trop longtemps pour imaginer qu’il soit autre chose qu’un faélien orphelin de  guerre.

Chapitre 24 : Tellure

Treizième jour de la Lune de Cristal de l’an 2026

La cible a été suivie jusqu’au vieux port de Dyrbara. Comme convenu, il lui a été soutiré les informations qui se trouvent en page deux de ce rapport. Après quoi, la cible a été exécutée et son corps lesté de pierres pour être coulé en pleine mer.
Aucun témoin ne subsiste.

Extrait d’un rapport de mission d’Apocalypse

Il faisait les cent pas devant l’infirmerie, sa queue battant l’air en révélant son anxiété. Près de deux semaines qu’il n’avait pas vu June, n’obtenant de ses nouvelles que via Emi et Mathyz, qui eux-même les entendaient d’Hélios.
Chrome n’en pouvait plus d’attendre. Et à en juger par l’impatience qui se lisait sur les visages de ses deux comparses, eux non plus.
Au cours de la convalescence de son amie, il s’était beaucoup rapproché des deux gardiens, au grand damn de Mery qui se sentait un peu délaissé. Le bröwnie ne comprenait pas pourquoi Chrome s’en faisait autant pour June. Elle n’était qu’une mission qu’on lui avait confiée, une gardienne qu’il devait surveiller et une fille insignifiante… Et si Mathyz pouvait être utile, Emi n’avait rien à apporter hormis sa connaissance infime de la jeune femme.
Sauf que Mery n’était pas sur le bateau au moment du naufrage. Il n’avait pas senti la pluie s’abattre brutalement sur leurs corps épuisés, ni vu la terreur briller dans les prunelles de la gardienne. Il n’avait pas agrippé ses mains de toutes ses forces, hurlé son nom alors qu’une vague l’emportait au loin, tenté de nager pour l’empêcher de se noyer.
Il n’y pouvait rien. Il avait failli au tout premier principe des ombres, à cette règle qu’il ne fallait surtout pas enfreindre. Il s’était attaché. Ca lui était tombé dessus comme la mer ce jour-là, aussi brutalement qu’un typhon. Elle était insignifiante, June. Mais elle brûlait comme la flamme d’une bougie, illuminant la nuit de son sourire mutin. Elle répandait une chaleur bienveillante autour d’elle, une chaleur qu’il voulait protéger.
Une chaleur qui lui rappelait douloureusement Tellure. Tellure et ses yeux dorés qu’elle soulignait de terre brune, Tellure et son rire explosif, ses bras rassurant et ses mots aussi doux qu’un pelage. Tellure, qui ne pleurait jamais et surtout pas devant lui, parce qu’elle ne voulait pas qu’il ait peur. Qui tournait tout en jeu, en se forçant à sourire pour qu’il garde espoir.
Tu vas voir, Chrome ! On va courir jusqu’aux rochers, et ensuite, on va se cacher tout au fond pour qu’on ne nous trouve pas. Et quand ce sera la nuit, on aura gagné ! Ne te retourne pas, Chrome. Ne regarde pas derrière, même si tu entends du bruit ! C’est la règle du jeu, Chrome. Si tu regardes, tu as perdu ! Allez viens, Chrome ! Montre moi comme tu cours vite !
Tellure et sa joie de vivre, sa volonté de fer. Tellure qui était morte le sourire aux lèvres, en soufflant que ça faisait partie du jeu aussi. Que tout allait bien, qu’il pouvait recommencer à courir pour gagner tout seul, comme un grand.

June lui rappelait sa cousine, celle qu’il avait toujours vu comme une mère. Alors bien malgré lui, il s’était mis à la considérer comme une sœur. Et si Nevra l’apprenait, il serait fou de rage.
La porte du dispensaire s’ouvrit, le tirant de ses pensées. Hélios, souriante et en pleine forme, se précipita vers eux en clamant à Saule qu’elle ferait attention et qu’elle se reposerait, avant de sauter dans les bras de Mathyz.

- Vous m’avez manqué ! s’exclama-t-elle.
- Toi aussi, répliqua le jeune homme. Tu sais où est June ?

L’atalante leva les yeux au ciel, faussement boudeuse.

- Je vois… Ma santé ne vous concerne pas, vous êtes là pour la nouvelle…
- Eh oui, Hélios, tu vois comme ils t’ont vite remplacée ? Quelle bande d’ingrats.

Immédiatement, Chrome détacha son regard de l’atalante pour le poser sur June. Elle était toujours un peu pâle, d’immenses cernes s’étalaient sous ses yeux, mais elle était vivante. Et elle souriait.
Emi étouffa un petit cri de joie et se jeta sur elle pour la serrer contre sa poitrine, les larmes au bord des yeux. Mathyz les rejoignit aussitôt, les soulevant du sol en arrachant un rire à June qui s’empressa de rassurer son amie.
Elle allait bien, et était désolée de leur avoir causé autant de tracas.

- Tu es sûre que ça va, hein ? sanglota Emi. J’ai cru que je ne te reverrai jamais !
- Je vais bien. Eweleïn m’a gardée en observation pour s’assurer que je ne développerais pas la maladie des noyés, c’est tout. Et au repos, pour récupérer un peu. Mais ça va.

June se détacha doucement de la femme des neige et tourna la tête vers lui. Une étincelle de surprise s’alluma dans ses yeux quand elle le vit, rapidement remplacée par un sourire enjoué.

- Salut, baragouina-t-il. Je… Va pas croire que je m'inquiétais, hein… c’est juste que je voulais être sûr que tu t’étais pas noyée.
- Tu parles, ricana Mathyz. C’était lui le plus nerveux !

Il passa une main dans ses cheveux tandis que le rouge lui montait aux joues, gêné. Pourtant, quand June posa sa main sur son avant-bras, il l’attira à lui en savourant la chaleur de son corps frêle. Elle était en vie.

- Je suis désolé, souffla-t-il. J’ai essayé, mais je… tes mains glissaient tellement…

June fut secouée de légers spasmes, et quand il la lâcha, il se rendit compte qu’elle riait. Avec douceur, elle secoua la tête et ébouriffa ses cheveux sombres.

- Personne ne peut lutter contre un typhon, Chrome. C’est pas ta faute si je suis tombée à l’eau, répondit-elle sur le même ton. Je suis contente que tu ailles bien.

Tout va bien, Chrome. Ne pleure pas, tu as été courageux. Ce n’est pas ta faute, tu sais ?

Une pointe de douleur perça son coeur tandis que la jeune femme pressait ses mains entre les siennes. Elle le rassura d’un regard, et Chrome s’autorisa un maigre sourire.

- N’empêche, la prochaine fois, évite de tomber du bateau, marmonna-t-il. Tu nous as fait peur.
- Comme c’est touchant.

Il sursauta violemment en reculant d’un pas. Adossée à un mur, Maya les observait d’un air moqueur. Le silence s'abattit dans le couloir, les joies des retrouvailles brusquement douchées par l’aura menaçante de la mercenaire.

- Qu’est-ce que tu fous là, Blackwave ? siffla Chrome.
- Couché, la bête, grogna-t-elle avant de se tourner vers June. Valkyon veut te voir.
- Et quoi, il t’envoie jouer les seryphons ? railla le lycanthrope piqué au vif.

Quand elle se décolla du mur, il regretta instantanément sa tendance à partir au quart de tour. S’ils avaient été seuls, il se serait écrasé sans autre forme de procès, de peur qu’elle lui brise les os pour s’amuser. Devant ses compagnons, il rechignait à perdre la face.
La mercenaire s’arrêta à quelques centimètres de lui, le forçant à lever la tête pour la regarder.

- Je te trouve agaçant, Argent, susurra-t-elle. Si j’étais toi, j’éviterais de m’agacer.

Il déglutit en serrant les poings. La main de June se posa de nouveau sur son bras, pour les séparer en douceur. La jeune femme se faufila entre eux avec un naturel déconcertant, adressa un nouveau sourire au lycanthrope puis se tourna vers Maya en hochant la tête.

- Je vais aller le voir, alors. Merci.

De là où il était, Chrome n’en était pas certain. Pourtant, il avait l’impression qu’un dialogue silencieux se jouait entre la mercenaire et la gardienne, un duel de regard que Maya finit par rompre d’une moue dédaigneuse.

- A ta place, je ne le ferai pas attendre, indiqua-t-elle avant de se détourner.

Et sans rien ajouter, elle tourna à l’angle du couloir pour disparaître. Chrome se rendit compte qu’il avait cessé de respirer, alors discrètement, il relâcha l’air emprisonné dans ses poumons en essayant de se recomposer un visage neutre.
Quand la main d’Hélios claqua dans son dos, il ne put s’empêcher de sursauter.

- Alors toi… clama l’atalante. Ce que tu viens de faire était à la fois particulièrement stupide et extrêmement courageux.
- C’est clair, frissonna Emi. J’ai cru qu’elle allait te tuer !
- Non… sourit June. Quand même. Je suis sûre qu’elle n’est pas comme ça.

Chrome fronça les sourcils en se tournant vers elle. L’obsidienne lui décocha un sourire resplendissant, une étincelle ironique au creux des yeux.

- Elle aurait attendu qu’il n’y ait plus de témoins pour te faire disparaître.
- Très drôle… Je te remercie pour ton soutien, June…
- Quand tu veux, Chrome.

Leur rire conjoint résonna dans le couloir vide, réchauffant son cœur blessé et les entourant d’une atmosphère chaleureuse qu’il souhaita soudain ne jamais devoir quitter.

***

Parfois, elle se demandait si elle avait choisi le bon chemin. Quand elle riait avec Chrome, quand Emi la prenait dans ses bras, quand Hélios se glissait dans sa chambre pour prendre de ses nouvelles et lui raconter les derniers potins. Peut-être était-ce lié à ce qu’elle était. Durant son séjour au dispensaire, Eweleïn avait effectué des recherches et elle était formelle : June était une empathe, ces êtres capables de ressentir les autres rien qu’en les frôlant.
Quelque part, ça expliquait son hypersensibilité. Et beaucoup d’autres choses, aussi. En sortant du dispensaire, elle avait fait un test. Pour vérifier, en espérant peut-être que la soigneuse s’était trompée. Elle avait touché la peau d’Emi et été submergée par une vague de soulagement, d'inquiétude et de joie. Et ça l’avait terrifié. Parce qu’à ce moment-là, June n’avait pas su faire la différence entre ses sentiments et ceux de son amie.
Et si Eweleïn avait raison, si elle pouvait effectivement ressentir ce que les autres éprouvaient ? Où commençaient ses émotions à elle, et où s’arrêtaient celles des autres ? Cela marchait-il également pour les envies ? Ce bien-être fraternel qu’elle éprouvait près de Chrome, était-ce seulement son ressenti à elle, ou bien celui du lycanthrope prenait-il toute la place ?

Instinctivement, elle enroula ses bras autour de son buste. Elle ne voulait pas être une empathe. C’était trop lourd, trop… puissant.

- Tu prends racine ?

Elle sursauta. Son regard quitta la porte qu’elle fixait pour se diriger vers le sol, où Geish la regardait en laissant pendre sa langue. Le minaloo jappa pour la saluer, tandis qu’elle secouait la tête.

- Non, j’ai rendez-vous avec Valkyon et je me suis perdue dans mes pensées. Et toi ?
- Elle est rentrée en furie dans sa chambre et ce n’est jamais agréable de subir sa colère, grogna le familier. Donc je prends un peu l’air. Tu sais ce qui l’a mise dans cet état ?

June haussa les épaules. Son intervention d’un peu plus tôt n’avait pas plu à la mercenaire, elle l’avait lu dans ses yeux. Maya n’aimait pas qu’on s'oppose à elle, surtout quand elle avait décidé de donner une leçon à quelqu’un. Elle s’excuserait plus tard.

- Bon, poursuivit Geish devant son manque de réponse. Dans ce cas, je vais passer le temps avant que la tempête ne se déclenche…
- Salut, répondit June d’une voix lointaine.

Il s’éloigna en trottinant, sa queue balayant l’air sur une cadence qui ne résonnait que dans sa tête. June le regarda un instant, avant de frapper trois fois contre le battant. Quelques instants plus tard, il s’ouvrit pour laisser apparaître Valkyon.
Le capitaine de l’obsidienne avait laissé tomber son armure pour revêtir une simple tunique brune qui soulignait son torse massif. Une paire de braies et des sandales de cuir complétaient sa tenue, mais June nota qu’il avait gardé les lourds bracelets de métal qui encerclaient ses avant-bras. Il avait laissé ses cheveux libres, qui coulaient en mèches blanches sur ses larges épaules en encadrant son visage buriné.
Ainsi, Valkyon avait l’air très jeune. Malgré les cernes sous ses yeux, témoins de son dur labeur pour la garde, June lui donnait à peine plus de vingt ans. Peut-être n’était-il même pas plus âgé qu’elle…
La jeune femme se racla la gorge en se secouant intérieurement.

- Capitaine Atani.
- Oui ? marmonna-t-il en fronçant les sourcils.
- La gardienne Blackwave m’a dit que vous souhaitiez me voir ? hésita-t-elle.

A en juger par son regard brumeux, soit il sortait d’une session particulièrement éreintant de paperasse, soit elle le réveillait d’une sieste. Et June penchait fortement pour la seconde option.
Valkyon mit quelques instants à intégrer ce qu’elle venait de lui dire, puis une lueur s’alluma dans ses yeux dorés.

- Oh, oui, bien sûr, entre, s’excusa-t-il. J’étais…

Il passa une main sur son visage où naissait l’ébauche d’une barbe mal taillée, recula pour la laisser passer et entreprit de ranger rapidement son bureau. Des piles de papiers s’amoncellaient un peu partout, menaçant de s’effondrer tant elles étaient bancales, et June observa, médusée, le jeune homme créer une véritable structure de parchemins presque aussi haute que lui.

- Excuse-moi, je suis un peu débordé, soupira-t-il. Assieds-toi, vas-y.
- Vous devriez… commença-t-elle.
- Je suis ravi de voir que tu vas bien, la coupa-t-il sans l’entendre. Je suis passé au dispensaire quand tu étais inconsciente, tu nous as fait une belle peur.
- Capitaine…
- Mais heureusement, tu t’en es sortie. Eweleïn n’était pas sûre que tu te réveilles, tu sais ?
- Capitaine Atani…
- Mais tout est bien qui finit bien. Ce que je veux dire, c’est que…
- Valkyon ! s’exclama June.

Surpris par l’emploi de son prénom, il se figea en plein mouvement. La gardienne leva les mains devant elle et désigna sa pile du menton.

- Vous êtes en train d’empiler des encriers sur vos formulaires.

Valkyon se tourna vers la structure branlante, se rendit compte qu’il y avait posé tout et n’importe quoi, et poussa un soupir agacé. En quelques gestes rapides, il répartit prudemment tous ses rapports pour éviter qu’ils ne tombent, puis rangea soigneusement les encriers sur une étagère avant de se laisser tomber en face de June.
Il inspira longuement, plongea son visage entre ses mains puis lui adressa un sourire las.

- Excuse-moi, je suis à toi.
- Vous êtes sûr ? s’enquit-elle. Je veux dire, on peut reporter hein… Vous avez l’air épuisé, et je serai toujours là demain.
- Non, Maya a eu raison de te dire de venir maintenant. On ne sait jamais ce qu’il peut arriver d’ici à plus tard.

June hocha le menton. Voilà qui était sage et tout à fait vrai. Elle s’enfonça confortablement dans son fauteuil, notant que le tissu usé était encore très doux, puis releva la tête. Ce faisant, elle surprit le regard du capitaine posé sur elle. Au moment où leurs yeux se croisèrent, Valkyon se détourna en se raclant la gorge, avant de saisir un parchemin et une plume.

- Eweleïn m’a communiqué ton incapacité à lire et écrire la langue commune, commença-t-il. En temps normal, je t’aurais demandé de rédiger un rapport concernant la mission dans les Terres de Jade, notamment sur les incidents qui s’y sont produits. Comme tu sors du dispensaire et que j’ai déjà tous les éléments nécessaires en ma possession grâce aux autres membres de ton équipe, je vais simplement te demander de me raconter la mission de ton point de vue. Ce n’est pas l’idéal, car elle commence à être loin dans les esprits, mais peut-être que tu pourras éclaircir quelques points.
- D’accord. Je commence par quoi ?
- Votre embarquement ? proposa-t-il.

Durant l’heure qui suivit, June raconta en détail toute leur expédition. Elle mentionna l’ancrage du bateau par Chrome, les négociations de Dante et son après-midi passée en compagnie du jeune kappa.

- Il a voulu me montrer sa maison, je l’ai accompagné et comme il était fatigué, on s’est couché tous les deux, sourit-elle à l’évocation du souvenir. Et je devais être épuisée aussi, parce que je me suis endormie. Quand je me suis réveillée, j’ai voulu aller me rafraîchir, mais les kappas ont pas de latrines. Je me suis éloignée du camp, puis j’ai entendu Chrome hurler mon nom dans la forêt. Il avait peur que je me sois perdue.

A la suite de ça, ils avaient découvert le vol du bateau. June se laissa aller contre le dossier du fauteuil, un air ennuyé sur les lèvres, et haussa les épaules.

- Franchement, je vois pas comment on aurait pu le voler sans aide. Il était pas manoeuvrable seul, ce truc… Sur le trajet du retour, Dante a dit que quelqu’un s’était probablement caché dans les cales, mais enfin je pense qu’on l’aurait quand même vu, non ?

Valkyon ne répondit pas, sa plume grattant le parchemin devant lui. Les explications de June n’apportaient pas grand chose aux rapports initiaux, mais au moins, il avait sa version. Il reposa la plume, se redressa et croisa les mains devant lui, plongeant son regard doré dans celui de sa gardienne.

- Merci. J’ai discuté avec Eweleïn, elle m’a dit que tu étais apte à reprendre l’entraînement, mais je voudrais que tu prennes soin de toi, June. Je pourrais dire que je regrette d’avoir envoyé une jeune gardienne comme toi sur une mission de cette importance, mais la vérité, c’est que tu n’es pour rien dans le naufrage de votre embarcation…

Le jeune homme passa une main dans ses cheveux et reprit d’une voix ferme.

- Si tu as besoin de parler, sache qu’il y a du monde pour t’écouter. Eweleïn, Saule, moi-même… D’autres membres de l’obsidienne, tes amis, d’autres gardiens… Ce qui t’es arrivé n’est pas adonin.
- Anodin, corrigea-t-elle.
- Excuse-moi ?

June se pencha vers le bureau pour y poser ses coudes, lorgnant sur le parchemin devant elle. Les caractères qui s’y étalaient ne ressemblaient en rien à ceux qu’Emi avait commencé à lui apprendre…

- Vous avez dit adonin, le mot c’est a-no-din, répéta-t-elle. Je faisais la même faute quand j’apprenais à parler la langue commune après mon réveil.

Elle se leva, puis s’étira longuement en grimaçant quand son dos craqua.

- Je vais bien, je vous assure. Mais merci quand même. Vous vouliez qu’on parle d’autre chose ou je peux y aller ? demanda-t-elle.
- C’était tout, répondit le géant d’un ton hésitant.

Elle hocha la tête et contourna le fauteuil pour rejoindre la porte. Au moment où elle posait sa main dessus, elle sembla se rappeler de quelque chose et se tourna vers lui, une moue contrite sur les lèvres.

- Au fait, désolée pour tout à l’heure. De vous avoir appelé par votre prénom. J’ai eu peur que vous renversiez tout sur les parchemins.
- Aucun problème, fit-il en réprimant un sourire. Mais évite de recommencer en présence de gardien.

Un silence s’installa, au cours duquel elle accrocha son regard doré. Il ne dura qu’un instant, mais elle crut y lire quelque chose. Un aveux, qui fleurit sur les lèvres du jeune homme alors qu’il se levait pour contourner à son tour le bureau.

- June, je… commença-t-il.
- Oui ? murmura-t-elle en lâchant la poignée.

Il sembla lutter contre lui-même. Et soudain, il détourna les yeux pour croiser les bras.

- Je sais que tu t'entraînes avec Maya.

La brutalité du changement de sujet la surpris. June ravala sa déception et s’adossa à la porte, feignant l'innocence.

- Maya ? La gardienne Blackwave ?
- Certains mouvements que tu utilises, elle est la seule à pouvoir te les apprendre, grogna-t-il. Je la connais, June. Et je connais ces enchaînements.

D’un geste du menton, la jeune femme dégagea son visage des cheveux qui l’encombraient. Elle croisa à son tour les bras, défiant son capitaine du regard.

- C’est vous qui m’avez dit de diversifier mes professeurs. Peut-être qu’elle m’a montré quelques mouvements, mais je vois pas en quoi c’est une mauvaise chose. C’est une excellente combattante, non ?

Valkyon se raidit. Le regard de June n’avait plus rien d’amical. Le capitaine la rejoignit en quelques pas, se dressant de toute sa taille pour lui faire face. Mais la gardienne ne se démonta pas, se contentant de lever les yeux pour accrocher les siens.

- Ecoute, June, dit-il en baissant la voix. Je ne sais pas ce qu’elle t’a dit ou promis, mais tu ne peux pas croire ce qui sort de sa bouche. Maya n’est loyale qu’à elle-même, et quoi qu’elle t’ai raconté, c’est dans son intérêt à elle et pas dans le tiens. Tu ne dois pas lui faire confiance.
- A vous entendre, elle est dangereuse, répondit-elle sur le même ton. C’est bizarre de la part d’un capitaine de parler comme ça de son second…
- Tu ne comprends pas, June, elle est…
- Je comprends très bien, capitaine Atani.

Il se figea, tandis qu’elle se rapprochait encore de lui, frôlant presque ses bras massifs.

- Mais avec tout le respect que je vous dois, je crois que vous outrepassez vos fonctions, souffla-t-elle.
- Ce n’est pas…

Il fut coupé par la porte qui claquait contre la pierre. Devant eux, Nazir, essoufflé et en sueur, s’arrêta un instant en les voyant aussi proches l’un de l’autre, avant de secouer la tête pour se reprendre.

- C’est le sans visage, ahana-t-il. Il a posé une bombe dans la forge.

Chapitre 25 : Meurtris

TW : ce chapitre faisant directement suite au précédent, on y voit les conséquences de l’explosion de la bombe !

Au cours de mon exercice, j’ai dû prendre de nombreuses décisions. Certains diront qu’elles étaient mauvaises, mais je reste persuadée d’avoir fait au mieux pour protéger mon peuple. Je ne regrette qu’une chose : ne pas avoir suffisamment préparé mon successeur à la difficulté de ce poste. Elle devra apprendre que la vie d’un seul doit parfois être sacrifiée pour la survie de tous. Quel qu'en soit le prix.

Extrait des mémoires de Dame Kura

La fumée. Cette horrible impression d’étouffer, l’odeur atroce des chairs carbonisées. Un sifflement insistant autour de son crâne, aussi. Il envahissait son esprit embrumé jusqu’à ne plus laisser de place à aucune autre pensée, jusqu’à lui donner l’impression que son cerveau allait exploser.
Des cris, aussi. En arrière-plan, qui prenaient peu à peu la place du sifflement. Un son essaya de franchir la barrière de ses lèvres, en vain. Sa gorge brûlait, sèche comme un vieux parchemin. Ses yeux pleuraient. Ou peut-être que quelque chose d’autre mouillait sa joue.
El…
Un murmure tenta de se frayer un chemin jusqu’aux limbes de sa conscience, sans succès.
E… l !
Le monde trembla sous ses épaules. Un goût métallique se répandit sur sa langue, tandis que ses yeux tentaient de s’ouvrir.
Ici… aide…
De l’aide, oui. Il avait besoin d’aide. A nouveau, il tenta de gémir et cette fois, il y parvint. Ses paupières réagirent enfin aux sollicitations de ses nerfs. Le monde se dévoila, d’abord trouble puis de plus en plus net. Sombre, aussi. Un visage se dessina devant lui, aussi pâle que la lune qui brillait dans la nuit. Un œil gris, paniqué, encadré de cheveux noirs en bataille.
Il ouvrit la bouche pour prononcer son nom, mais seul un râle s’échappa de ses lèvres.
Brûlé… leïn… vite…

- N… balbutia-t-il en essayant de se redresser. Ne… vra…

Sa voix résonnait étrangement, comme étouffée par d’épais linges. Au-dessus de lui, le faélien donnait des ordres directs, et l’empêcha de bouger en posant une main sur son torse. Soudain, un poids s’allégea sur ses jambes. Il se rendit alors compte qu’il ne les sentait plus depuis un moment déjà, tant l’afflux de sang dans ses membres était douloureux.
Et comme si on avait enlevé un voile, les sons le heurtèrent avec violence.
Des hurlements, des appels à l’aide, des ordres fusant à la volée. Des pleurs, aussi.

- Ne… vra… répéta-t-il.
- Ne bouge pas, répondit son ami. Tu as été heurté par un bloc de pierre, ta tête a cogné, Ez.

Ezarel leva lentement la main pour toucher sa joue humide et la ramena trempée de sang. Une grimace tordit son visage abîmé.

- Comment… émit-il d’une voix rauque.
- Il y avait une bombe dans la forge, Jaiob dit qu’elle s’est déclenchée quand vous vous êtes approchés des enclumes.

Le salvor se raidit à la mention de son second. Instinctivement, il le chercha du regard sans le trouver. Son cœur accéléra, mais Nevra posa de nouveau une main sur sa poitrine.

- Il est avec Leïn, il n’est que légèrement blessé.
- Nevra !

La voix puissante de Valkyon tonna à travers la salle encombrée. Ezarel sentit plus qu’il ne vit le jeune homme s’accroupir à ses côtés, avant que ses prunelles dorées ne viennent accrocher les siennes pour s’assurer qu’il allait bien.

- Où est Miiko ? souffla le géant. Est-ce qu’elle va bien ?
- Elle n’était pas là au moment de l’explosion, mais Leiftan est avec elle au cas où le sans visage voudrait s’en prendre à elle, répondit Nevra d’une voix sombre.
- On est sûr que c’est lui ? s’enquit Valkyon.

Nevra haussa les épaules. Il ne voyait pas qui d’autre aurait un intérêt à faire exploser le cœur armé d’Eel. En revanche, ce qu’il savait, c’était que leur ennemi n’avait probablement pas eu le temps de s’enfuir. Selon les témoins encore en état de parler, la bombe s’était enclenchée au moment exact où Ezarel et son équipe s’étaient approchés de la forge. Il devait donc avoir été dans les parages pour la faire exploser. Et le faélien comptait bien le trouver avant qu’il ne disparaisse à nouveau.

- Gine ! appela-t-il. Je te confie le capitaine Rahani. Valkyon, prends des obsidiens avec toi, il faut qu’on mette la main sur ce salaud.

Nevra se releva d’un bond, aboyant des ordres et réquisitionnant quelques gardiens au passage, puis il se dirigea à grandes enjambées vers la salle des portes. Derrière lui, Valkyon jeta un regard sombre aux blessés, avant de l’imiter en ordonnant à deux autres gardiens de s’assurer qu’Ezarel serait pris en charge rapidement.
A ses côtés, Nazir avait déjà pris les choses en main et interpellait ceux qu’il voyait. Soudain, une main se posa sur son bras et il sursauta violemment. En se tournant, il croisa le regard améthyste de June.

- Je peux être utile ? demanda-t-elle avec sérieux.

Apparement, leur discussion était oubliée car il ne lisait plus aucune animosité dans les yeux de la jeune femme. Il déglutit en chassant ces pensées parasites, et hocha la tête en reprenant sa route.

- Suis-moi.

***

Ils avaient été affectés à l’extérieur des remparts de la ville. Chrome ne savait pas s’il préférait fouiller les ruelles encombrées d’Eel ou devoir longer les immenses murs de pierre à la recherche d’une éventuelle fissure. A ses côtés, June s’était enfoncée dans un silence contemplatif. Elle observait minutieusement les pierres, mais aucun mot ne franchissait ses lèvres.
Il n’avait pas trouvé raisonnable qu’elle se joigne aux recherches aussitôt après être sortie du dispensaire. Pourtant, à la vue de son visage pâle, il n’avait rien dit. Lui aussi avait été choqué par la vision de la forge détruite, des dizaines de corps au sol et d’Ezarel, le visage en sang, écrasé par un rocher de deux fois son poid.
Heureusement, Mery ne figurait pas parmi les victimes. Son petit ami, occupé à la cave, était bien loin de la forge quand la bombe avait explosé. Emi, Mathyz et Hélios également. Il avait aperçu le faélien et la femme des neiges quelque part dans la ville.
Le jeune homme se racla la gorge plusieurs fois, sans vraiment savoir quoi dire. Le silence pesant le gênait un peu, ce n’était pas dans les habitudes de June. Finalement, en faisant courir sa main le long du rempart, Chrome adressa un sourire à la jeune femme.

- Alors, il te voulait quoi, Valkyon ?

Sa voix sembla la tirer de sa torpeur. En s’ébrouant, June se recomposa un visage amical et haussa les épaules.

- Il m’a dit de faire attention à moi. Il est comme ça avec tous ses gardiens ?
- C’est pas mon capitaine, plaisanta Chrome. Mais j’ai entendu dire qu’il prenait très à cœur la sécurité et le bien-être de ses recrues, oui.

Elle hocha la tête, et le silence retomba de nouveau. Un discret soupir échappa à Chrome, que June ne parut pas relever. Les yeux dans le vague, elle regardait la pierre sans vraiment la voir, perdue dans des pensées qui n’appartenaient qu’à elle.

Au bout de plusieurs heures à chercher à ses côtés, Chrome avait la sensation que ses muscles étaient sur le point d’exploser. L'atmosphère pesante crispait ses nerfs, alors il se tourna vers son amie pour lui indiquer qu’il s’éloignait un peu. June répondit à peine, attelée à palper une fissure dans le mur.
Il longea donc le rempart jusqu’à être seul, s’adossa au mur et souffla longuement en passant une main dans sa tignasse.
Il avait horreur du silence.

- … mieux, Eweleïn dit qu’il va s’en sortir.

Instinctivement, il s’était accroupi pour se cacher derrière un renfoncement. A dire vrai, le lycanthrope ne savait pas vraiment pourquoi il faisait ça. L’habitude, sans doute. Et la curiosité, aussi. Il avait parfaitement reconnu la voix haut perchée d’Hélios, ainsi que celle, plus grave, de son capitaine.

- Merci, répondait ce dernier. Elle t’a dit autre chose ?
- Non. En fait, j’ai menti, elle m’a pas vraiment dit de te le dire. J’ai pensé que tu voudrais être au courant, alors je suis venue.

Chrome s’attendait à ce que Nevra s’agace. Il avait horreur d’être dérangé lors de ses missions, et était d’une humeur massacrante à cause du sans-visage. Pourtant, il ne réprimanda pas l’atalante. En fait, Chrome perçut le son d’un corps qui heurtait la pierre, et il se figura que le capitaine s’était adossé au mur.
Intrigué, il se pencha légèrement pour observer la scène. Son ouïe avait vue juste : Nevra, contre le rempart, remercia la jeune femme d’un signe de tête. Et plus surprenant encore, il ne la renvoya pas à la garde.

- Et toi, comment ça va ? demanda-t-il.
- A quel sujet ? ironisa Hélios. Les blessés, mon capitaine dans les vapes, June qui vient de sortir du dispensaire, ce monstre qui se balade dans la ville après avoir tué douze des nôtres… Quelque chose t’inspire ?
- Le sans visage, la coupa Nevra.

Immédiatement, Hélios perdit son sourire. Elle baissa les yeux, ses mains agrippant les jupons de sa tenue, et elle haussa les épaules. Chrome fronça les sourcils : attaquée par le sans visage quelques semaines plus tôt, l’atalante n’avait pas semblé particulièrement choquée par son agression. Elle n’en parlait que très peu, simplement pour dire qu’elle allait bien, et d’après les dires d’Emi, elle n’était restée au dispensaire que pour voir June.
Mais à la vue de ses yeux humides, le lycanthrope se demanda si ses prétendus cauchemars ne reflétaient pas une part de vérité.
La main de Nevra se posa doucement sur l’épaule de la gardienne.

- On va le retrouver, promit-il. Il ne pourra pas s’échapper, pas avec les patrouilles autour et dans la ville.
- Je sais, bégaya-t-elle. C’est juste que… son visage… c’était…
- Je sais.

Hélios esquissa un sourire tremblant en essuyant ses yeux d’un geste rapide. Mais ni Nevra, ni Chrome n’étaient dupes. Le faélien releva son menton d’un doigt, et plongea son regard dans le sien.

- Tu n’en n’a parlé à personne ? dit-il. De votre rencontre ?
- Non, souffla Hélios. Je n’y arrive pas, à chaque fois que je veux leur dire, j’ai l’impression que ma langue se noue… Je…

Nevra se rapprocha encore, et cette fois, Chrome écarquilla les yeux. Le capitaine borgne se pencha jusqu’à presque frôler les lèvres de l’atalante tandis que sa voix se faisait aussi douce que du velours.

- Tu ne diras rien, n’est-ce pas ? murmura-t-il.
- Je…
- Tu n’en parleras plus avec eux, tu esquiveras la conversation, tu leur diras que tu ne veux pas qu’on le mentionne.
- Je leur dirais de ne pas en parler, répéta mécaniquement la jeune femme.
- Chrome ?

Ses réflexes agirent plus vite que sa conscience. A peine June eut-elle prononcé son nom qu’elle se retrouva collée contre son torse, une main sur les lèvres et l’autre l’empêchant de bouger. Ils restèrent immobiles pendant ce qui lui parut des heures, les yeux fixés sur Nevra et Hélios.
Le faélien, obnubilé par la gardienne, se rapprocha encore un peu plus. Ni June, ni lui ne saisirent ce qu’il lui glissa à l’oreille, mais ils entendirent parfaitement la réponse de l’atalante.

- Je vais rentrer à la garde et je ne dirais à personne que je suis sortie.

Nevra s’écarta comme à regret, laissant partir la jeune femme. Quand elle eut disparu, il resta quelques instants à observer l’horizon. Chrome crut le voir porter la main à sa poitrine, mais il n’eut pas le temps de confirmer son impression. Le capitaine se détourna en silence pour reprendre sa mission.
Eux restèrent encore cachés jusqu’à être certains que plus personne ne rôdait dans les parages. Et quand il fut sûr, Chrome relâcha doucement la pression sur June pour la libérer. Elle bondit immédiatement hors de ses bras et se plaqua contre la muraille, le souffle court et les poings serrés.

- Ça va ? chuchota-t-il. Excuse-moi, j’ai pan…
- C’est rien, coupa-t-elle entre ses dents.

Il fronça les sourcils sans faire de commentaire. Après quelques instants, June reprit une respiration correcte et sembla se détendre. Elle se rapprocha de lui, jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et baissa la voix.

- Pourquoi il utilisait l’obnubilation sur Hélios ?

Chrome écarquilla les yeux. Il s’attendait à ce que son amie pose des questions, mais pas à ce qu’elle soit au courant pour le pouvoir du faélien… Savait-elle également ce qu’il était ? Il sonda son regard violet sans y trouver d’indice, et se résigna à hausser les épaules.

- J’en sais rien. Avant que t’arrives, ils discutaient du sans visage. Je crois qu’il ne veut pas qu’elle en parle… Je me demande si les autres étincelants savent. Techniquement, Nevra a pas le droit d’utiliser l’obnubilation sur les gardiens sans l’autorisation de Miiko.
- Tu m’étonnes, c’est super puissant son truc… grogna la jeune femme. Il fait ça souvent ?
- Ça lui arrive, mais surtout quand il veut obtenir une information, grimaça Chrome. Miiko tolère tant que c’est pas pour restreindre les libertés de quelqu’un.
- Pour l’emmener dans son lit, quoi.

Chrome hocha la tête. Cela dit, le capitaine n’avait pas vraiment besoin de ça pour trouver ses partenaires. Toutefois, il avait beaucoup observé le faélien, suffisamment pour savoir quand il était proche de quelqu’un. Et ce qu’il trouvait le plus étrange, ce n’était pas l’usage de l’obnubilation sur Hélios. C’était la complicité qu’il avait sentit entre eux. Et qu’il n’avait pas vraiment vu venir.

***

- Rien.
- Cherchez encore. Faites des équipes plus nombreuses, plus organisées. Je veux des patrouilles dans la ville en continu, même la nuit. Personne ne sort, personne ne rentre. Le couvre-feu est avancé au coucher du soleil, la taverne est fermée jusqu’à nouvel ordre. Je veux qu’on l’attrape, et je veux qu’il paie.

Allongé sur l’un des petits lits du dispensaire, Ezarel approuva d’un signe de tête. Valkyon et Nevra, bredouilles, avaient le visage fermé de ceux qui refusent l’échec. Miiko, quant à elle, fulminait en faisant les cent pas. Les fois précédentes, les actions du sans visage n’avaient fait qu’ennuyer la garde, ralentir son activité et la faire passer pour une idiote aux yeux des autres membres du conseil.
Aujourd’hui, il avait pris la vie de plusieurs gardiens.

La main de Leiftan se posa sur son bras. Il pressa doucement ses doigts contre sa peau chaude, comme pour l’assurer de son soutien sans faille. Un peu plus loin, Eweleïn s’affairait à panser les plaies d’Ezarel. Elle n’avait pas décoché un mot depuis qu’ils étaient entrés en le portant, à moitié inconscient et couvert de sang.

- Je ne comprends pas comment il a pu déclencher cette bombe sans que personne ne le voit, gronda Nevra. Il a des complices, c’est certains.
- Qui ? soupira Leiftan.
- On s’en fiche, il faut les trouver ! s’agaça le faélien. Je vais ordonner une fouille des chambres, une surveillance des allées et venues de tous les membres de ma garde, je vais consulter les registres d’entrée et sortie, les tours de garde… Il doit y avoir un indice quelque part !

Il avait conscience d’être ridicule à s’énerver ainsi, mais il n’y pouvait rien. Et il avait beau se dire que le sort des autres ne le concernait pas, Ezarel était son ami. Ezarel n’était pas un autre. Quoiqu’on en dise.

La porte s’ouvrit doucement pour laisser entrer Keroshane, un parchemin roulé entre les doigts. Il salua Ezarel d’un signe de tête puis s’approcha de Miiko pour le lui tendre, la mine sombre.

- Nous avons un problème.
- Si je recevais de l’or à chaque fois que quelqu’un prononçait cette phrase, je serais riche à l’heure qu’il est, grogna la kitsune. De quoi s’agit-il ?
- La Garde des Murmures demande notre aide.

Ils se figèrent tous. Keroshane esquissa un sourire sans joie : lui aussi, quand il avait vu le sceau brun des Terres de l’Ouest, avait cru à un rêve. La Garde des Murmures n’avait jamais requis l’aide des Terres d’Eel. Alliée séculaire des Terres Obscures, elle s’était d’abord opposée à la signature des accords de paix, et il avait fallu toute la diplomatie et la patience de Dame Kura pour obtenir sa participation.
Pour que ses dirigeantes s’adressent à eux, la situation devait être particulièrement grave.

- Qu’est-ce que ça dit ? demanda Nevra.
- Il y a des dissidences entre les clans de sorcières, traduit Miiko en lisant. Ils veulent qu’on leur envoie un émissaire pour régler les tensions au sein de la garde.
- Attends… souffla Ezarel en se redressant légèrement. Tu es certaine que c’est ce qui est écrit ?
- Reste allongé, ordonna Eweleïn en le repoussant.

Miiko soupira en tendant le papier au salvor. Il le parcourut du regard, son teint blêmissant à vue d'œil. Valkyon, adossé au mur, fixait ses pieds tandis que Nevra jurait en silence.

- Il n’y a probablement pas de raison de s'inquiéter, murmura Leiftan. Ce ne sont peut-être que de simples désaccords.
- Cendre n’est pas du genre à appeler à l’aide pour de simples désaccords.

La dirigeante de la garde des murmures était une femme raisonnable, qui savait vivre selon la tradition des siens tout en travaillant avec les autres gardes pour établir la paix. Quand elle avait succédé à Corne, la terrifiante sorcière du clan des Rivières, Miiko venait tout juste de prendre la place de Kura. Bien sûr, elle n’irait pas jusqu’à dire que la jeune femme comptait parmi ses amis, mais elle savait s’en être fait une alliée.

- Envoie leur Titane, ordonna-t-elle. Valkyon, je veux qu’il soit escorté par Maya, elle sera en capacité de gérer les sorcières de l’Ouest si ça devait dégénérer. Nevra, Ecaille les suivra sous couverture, je veux un rapport complet de la situation.
- Trois seulement ? croissa Ezarel. Et si ça dégénère ?
- Ils demandent un émissaire, pas un corps armé, se justifia la kitsune.
- Et moi je demande que vous sortiez de cette chambre, intervint sèchement Eweleïn. Le capitaine Rahani a besoin de repos, alors allez faire ça ailleurs.

Ils échangèrent un regard coupable en obéissant à la soigneuse. Quand elle fut certaine qu’ils étaient tous dehors, elle donna quelques consignes au salvor puis disparut à son tour pour aller s’occuper d’autres patients.
Ezarel n’eut pas à attendre longtemps pour que la porte s’ouvre à nouveau, laissant apparaître la silhouette longiligne de Jaiob. Les cheveux clairs de l’attrapeur de rêve retombaient sur son front en mèches désordonnées, mais le sourire fatigué qui éclaira son visage rassura le salvor quant à son état.
Il s’approcha à pas feutré, s’agenouilla devant le lit et posa ses longs doigts sur ceux de son capitaine.

- Comment te sens-tu ? souffla-t-il.
- Mieux, répondit Ezarel sur le même ton. Et toi ?
- Eweleïn dit que ton réflexe m’a probablement sauvé la vie. Ceci étant, la prochaine fois que tu t’interposes entre une explosion et ma personne, fais en sorte de ne pas te retrouver coincé sous une pierre.

Ezarel s'esclaffa doucement, retenant une grimace pour ne pas inquiéter son second. Avec douceur, il mêla ses doigts aux siens.

- Reposes-toi, murmura Jaiob. Je reste.

Alors Ezarel ferma les yeux, se laissant enfin aller à la délivrance du sommeil.

Chapitre 26 : Double jeu

TW : ce chapitre comporte des scènes d’abus psychologiques et de violence. Vous êtes prévenus.

Garde des Morts : aucune information.

Extrait du Livre des Neufs Gardes

Ils étaient rentrés bredouilles, la taverne fermait sur ordre de Miiko, Hélios était introuvable et plus personne ne pouvait sortir de la cité.
Une journée qui avait très bien commencée, et qui se terminait très mal. June poussa un soupir agacé en s’affalant sur son petit bureau. Depuis son arrivée, sa chambre n’avait pas vraiment changé. Elle avait acheté une plus grosse couverture car les nuits étaient fraîches, chiné un fauteuil confortable ainsi qu’un petit tapis pour mettre devant son armoire, mais ses aménagements s’arrêtaient là.
La jeune femme attrapa une plume pour la faire tourner entre ses doigts. Leiftan était trop occupé par les dégâts de la bombe pour la tenir au courant, et elle n’avait pas croisé Maya depuis sa sortie du dispensaire. La mercenaire ruminait peut-être encore sa colère, après tout.
Un petit coup contre le mur lui fit relever la tête. Il résonna de nouveau, confirmant sa première impression, et June se leva prestement pour se diriger vers son armoire.
A l’intérieur, elle tâtonna jusqu’à trouver un petit mécanisme, qu’elle activa d’une main experte. Le panneau s’effaça pour laisser place à une cavité creusée dans le mur. June s’y glissa en prenant garde de ne pas faire tomber les nombreux objets qui s’y trouvaient, referma le panneau et tendit les mains devant elle pour ne pas tomber. En tâtonnant de nouveau, elle trouva un second mécanisme qui lui permit d’ouvrir une nouvelle porte, laquelle donnait directement sur ce qui semblait être une armurerie.
En réalité, il s’agissait du placard de la chambre d’à côté. Elle se faufila entre les armures soigneusement assemblées avant d’enfin atteindre la poignée qui lui permit enfin de sortir du passage. De l’autre côté, Maya, une moue ennuyée sur le visage, l’attendait perchée sur sa structure de bois.

- Salut, murmura June.

La mercenaire se laissa glisser pour la rejoindre et s’adossa au mur. Protégées par les portes de l’armoire, elles étaient certaines de ne pas être entendues depuis l’extérieur. June n’en revenait toujours pas du nombre de passages secrets cachés dans les murs de la garde, et elle se demandait si Maya les connaissait vraiment tous.

- A propos de ce matin, grimaça-t-elle.
- On s’en fiche, la coupa l’autre d’une voix sombre. Miiko m’envoie dans l’ouest.
- Quoi ?
- Ce n’était pas prévu et ça va retarder nos plans, mais pour toi, ça ne change rien, poursuivit-elle.

June fit la moue, peu convaincue. Les choses semblaient tellement faciles pour la ténébreuse… Pourtant, elle ne répondit rien. Maya n’était pas du genre à plaindre, elle ne voulait pas que la mercenaire la voit encore plus faible qu’elle ne l’était déjà.

- Qu’est-ce que je fais, alors ? demanda June en croisant les bras.
- Ton objectif reste Valkyon. Au passage, je ne suis pas certaine que lui tenir tête soit une excellente idée, grogna Maya. Ai-je besoin de te rappeler que sa coopération joue beaucoup ?
- J’aimerais bien t’y voir, tiens, grommela la jeune femme. De toute façon, rien ne garantit qu’il tombera sous mon charme, hein… Pour ça, il aurait fallu quelqu’un comme Hélios.
- Pas besoin de jouer de ses formes avec lui, ricana la mercenaire.

June haussa les épaules. De toute façon, elle ferait de son mieux pour que cette partie du plan fonctionne, et puis on verrait bien.

- La bombe a complètement détruit la forge, reprit-elle en soupirant. Ça non plus, ça n’arrange pas nos affaires…
- On se débrouillera autrement.

Le silence retomba. Discrètement, June dévisagea la mercenaire : concentrée, elle voyait bien plus loin que l’instant et modifiait déjà leur plan pour l’adapter aux circonstances. Lentement, elle tendit la main pour frôler sa peau froide. Maya sursauta, surprise par le contact imprévu, et plongea son regard dans celui de June.
Chaleur. Surprise. Envie. Contrôle.,

- Oui ?

Sa voix rauque l’interrompit. Soudain, June eut l’impression de s’être introduite là où elle n’aurait jamais dû aller. Elle retira brusquement sa main et baissa la tête.

- Excuse-moi, souffla-t-elle.

Maya fronça les sourcils. June sentait son regard peser sur sa nuque, alors, n’y tenant plus, elle se laissa glisser contre le mur. Quelque chose se brisa dans sa poitrine et de grosses larmes roulèrent sur ses joues.

- Eweleïn… sanglota-t-elle. Elle a dit que… que j’étais…
- Du calme, soupira Maya en s’agenouillant devant elle.
- Elle a dit… répéta June en inspirant. Que j’étais une empathe…

Une lueur de surprise s’alluma dans les prunelles de la ténébreuse. June plongea son visage dans ses mains, secouée de sanglots. Elle ne voulait pas être une empathe. Elle voulait être normale !

- Ça explique beaucoup de choses, murmura Maya.
- Comme quoi ? geignit l’obsidienne.
- Le fait que tu puisses accéder ainsi à mes émotions. Il n’en est pas capable. Me toucher ne lui apporte aucune indication sur mon humeur, expliqua-t-elle.

June renifla en essuyant ses yeux. Maya l’observait comme le sujet particulièrement intéressant d’une expérience, essayant sans doute de déterminer d’où lui venait cette capacité.

- Je veux pas être une empathe, chuchota-t-elle. C’est trop… Je veux pas savoir ce que vous ressentez ! J’ai déjà du mal avec mes émotions à moi, celles des autres, j’en veux pas !
- Je ne sais pas grand-chose des empathes, soupira la mercenaire. Mais c’est un pouvoir qui doit pouvoir être contrôlé, comme tous les autres. Je vais me renseigner. Ça pourrait peut-être nous permettre de savoir ce que tu es… Puisque Leiftan n’en est pas un, vous ne faites pas partie de la même espèce.

Elle jeta un coup d'œil au sablier qui égrenait le temps, puis se releva pour attraper les manches de ses armes.

- Je dois y aller. Fais toi discrète, évite Redstone et attends nos indications. Geish veillera sur toi.
- Fais attention…

Le reste de sa phrase se perdit dans un murmure. Comme à son habitude, Maya s’était volatilisée sans demander son reste. June ferma les yeux pour laisser les larmes reprendre leur course lente sur sa peau, seule dans le silence d’une chambre qui lui semblait étrangère.

***

La nuit commençait à tomber sur la cité. Bientôt, elle devrait rentrer dans sa chambre où elle se retrouverait encore plus isolée qu’elle ne l’était déjà. June soupira en jouant avec les feuilles du cerisier centenaire. L’arbre immense trônait au milieu des jardins, baignant les lieux d’une atmosphère presque magique. Un sourire amer étira ses lèvres : qu’est-ce qui ne l’était pas, ici ?
La jeune femme jeta un regard emplit de regret à sa branche, puis sauta au sol en se réceptionnant habilement. Grâce aux entraînements qu’elle suivait, elle était devenue plus forte, plus rapide et plus agile. Pour elle qui avait auparavant du mal à courir sans être essoufflée au bout de quelques minutes, c’était un exploit. Elle s’étira longuement, puis prit le chemin des dortoirs.
Un peu plus tôt, on avait décrété le couvre-feu et la fermeture de la taverne. Hélios, Mathyz et Chrome s’y étaient aussitôt précipités pour prendre le dernier verre avant la fin,, selon leurs propres termes, et elle les imaginait déjà roulant sur les tables en chantant des paillardes. Trop préoccupée, elle n’avait pas voulu les rejoindre et à présent, elle regrettait un peu. Ils ne seraient pas en état de discuter ce soir…
Quant à Emi et Alajea, elles avaient été réquisitionnées pour patrouiller en compagnie d’obsidiens. June avait consulté les attributions des tours de garde, et son premier n’arrivait que le lendemain. Elle profiterait donc d’une bonne nuit de sommeil, mais seulement si elle parvenait à le trouver : l’image des gardiens couverts de sang et de poussière la hantait encore.
Un frisson la parcourut et elle enroula ses bras autour de son buste. Geish serait peut-être d’humeur à dormir avec elle ? Le minaloo ne rechignait jamais quand il s’agissait de caresses, et son don de parole se révélait souvent utile. Selon Hélios, il n’était pas le seul familier bavard à la garde, mais June n’en avait encore croisé aucun autre.

Plongée dans ses pensées, elle ne vit pas l’ombre qui se glissa derrière elle. Quand la main de Nevra s’abattit devant son visage, June sursauta violemment et se plaqua contre le mur, le cœur battant.
Un sourire narquois s’étalait sur les lèvres charnues du faélien. Dans ses yeux, une lueure prédatrice fit blêmir la jeune femme, qui tenta pourtant de rester calme.

- C-capitaine Redstone…
- Nevra, susurra-t-il.

June tenta de reculer alors qu’il s’approchait encore plus d’elle, mais le mur bloquait sa retraite. Nevra leva sa main libre pour frôler ses mèches couleurs de cendre, replaçant délicatement l’une d’elle derrière son oreille.

- On se promène ?
- Je rentrais, justement, bafouilla-t-elle. Le couvre-feu…
- Hum…

Il fit courir ses doigts le long de sa joue pour venir relever son menton, avant de plonger son regard dans le sien. June sentit son poignet chauffer et tenta de se raccrocher à la sensation de brûlure qui remontait dans son bras. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais le pouce du capitaine vint se poser sur ses lèvres, tandis qu’il secouait la tête.

- Tu ne voudrais pas nous mettre dans une position délicate, June ? souffla-t-il.
- Lâchez-moi…
- Pas avant de t’avoir posé quelques questions. Tu vois, j’ai horreur des mystères… et ta présence ici, ta relation avec Blackwave, toi toute entière…

Non, pensa-t-elle. Arrête. Lâche-moi, va-t-en, laisse-moi ! Quelqu’un ! A l’aide !
Mais sa gorge resta muette. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux, rapidement essuyée par le faélien.

- N’ai pas peur… murmura-t-il. Je ne vais pas te blesser. Regarde-moi.
- N-non…

Mais elle ne pouvait pas baisser les yeux. Irrésistiblement attirée par celui du capitaine, June eut beau lutter, elle sentit une bulle d’euphorie enfler dans sa poitrine. Ses muscles se relâchèrent alors que son esprit combattait l’emprise de Nevra. Il dut le sentir, car il s’approcha encore un peu plus, son souffle chaud se mêlant à celui de la gardienne.

- Révèle-moi tes secrets, June…
- Je… chuchota-t-elle. Je n’ai… pas… de secret…
- Tu mens, sourit Nevra.

A l’aide…
A présent, ses lèvres frôlaient les siennes. Elle sentit son coeur ralentir, ses mains agripper le manteau du capitaine alors que son corps se renversait lentement entre ses bras.

- Je…
- Qui est-elle pour toi ? Qu’est-ce que Blackwave mijote ? demanda-t-il d’une voix de velours.
- Elle… rien… elle est… elle veut…
- June ?

Immédiatement, Nevra la relâcha pour s’écarter. Le souffle court, June se tourna vers celle qui venait de l’appeler. Hélios, les yeux écarquillés, la fixait sans comprendre. Son regard navigua entre Nevra et son amie, elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose avant de se raviser.

- Hélios, murmura June. C’est pas…
- Excusez-moi, la coupa l’atalante. Je voulais pas déranger.
- Attends !

Ne me laisse pas ! Reviens !
Mais Hélios avait filé aussi vite que le vent. Et malgré la pénombre, June aurait pu jurer avoir vu des larmes dans les prunelles émeraudes de l’atalante.
Elle se retourna pour confronter Nevra. A la lueur de la lune qui apparaissait doucement, son visage semblait se transformer pour devenir celui d’un terrible prédateur. Son œil luisait, malsain, et elle frissonna en reculant d’un pas.
Et s’enfuit en courant pour retrouver la sécurité de sa chambre.

***

Il avait raté sa chance. A quelques secondes près, il avait été sur le point de découvrir ce que fomentait Maya Blackwave et pourquoi elle s’intéressait autant à June. Mais il avait fallu qu’Hélios apparaisse, au pire moment possible. Nevra cracha un juron. L’occasion ne se représenterait probablement pas avant un moment… June se méfierait.
A nouveau, il jura. Quelque part devant lui, une musarose fila, ses petites griffes heurtant les pavés de pierres de la cité.
Il n’était pas censé être dehors, mais personne ne le verrait. Là, dans les bas-fonds d’Eel, il était aussi silencieux qu’une ombre… Une ombre en colère. Il la sentait monter en lui, serrer son cœur jusqu’à l’empêcher de respirer, bloquer ses membres…
Inspire. Expire.
Il souffla longuement. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ses crises revenaient-elles alors qu’il avait plus que jamais besoin d’être au meilleur de lui-même ? Sa main se porta à sa poitrine, crispée. Non. Il était en colère, c’était tout. Les crises étaient loin, à présent.
Il avait peut-être faim, aussi. Son regard scruta l’obscurité à la recherche d’une proie. Il la respira plus qu’il ne la vit, mais elle n’eut aucune chance de lui échapper.
Cette fois, le capitaine ne s’embarassa pas de l’obnubilation. Il plaqua le corps fragile contre la pierre et plongea ses dents dans sa gorge chaude, étouffant son cri de douleur d’une main ferme. Sous lui, elle convulsait alors que la vie s’échappait à gros bouillons de sa chair, et bientôt, elle ne bougea plus.
Il la voulait. Toute entière. Elle serait à lui, pour l’éternité… Il prendrait sa conscience, son âme, il prendrait tout.
Non !
Nevra recula brusquement, haletant. De ses lèvres entrouvertes, une bouillie de chair, de bave et de sang gouttait sur les pavés et il essuya prestement sa bouche. La fille glissa contre le sol. Il s’agenouilla pour palper son pouls, et fut presque soulagé qu’il batte encore. Nevra entailla profondément sa paume pour faire couler du sang sur la plaie béante, et tandis qu’elle se refermait, plongea ses yeux dans ceux de sa victime qui reprenait lentement conscience.

- Oublie ce qui vient de se passer, souffla-t-il. Va-t-en.

Elle hocha la tête et, titubante, disparut dans la brume. Le capitaine ferma son œil valide pour s’adosser au mur. Il était épuisé. Fatigué par ce double jeu, agacé de mentir, de chercher la vérité, de dissimuler ses secrets…

- Eigvall.1

Il ne sursauta pas. Quand il ouvrit les yeux, son regard se porta sur une jeune femme d’environ dix-huit ans vêtue d’une longue cape sombre. Ses cheveux étaient d’un noir profond et ses yeux presque jaune soulignés de charbon. Elle abaissa sa capuche pour révéler un visage de poupée : des lèvres pleines habillées d’un rouge carmin qui contrastait joliment avec son teint diaphane, de longs cils et une gorge gracile qui lui donnait l’air fragile.
Nevra savait pertinemment qu’elle ne l’était pas.

- Karenn.
- Ton enthousiasme fait plaisir à voir, mon frère, grimaça-t-elle en spräk. Dois-je comprendre que tu n’es pas ravi de me voir ?

Elle s’adossa au mur sans attendre de répondre. Nevra esquissa un sourire froid. Elle avait l’accent marqué des gens de son peuple, que lui-même avait perdu à force de parler la langue commune. Parfois, il avait l’impression d’avoir changé au contact des autres. Trop peut-être pour ne pas lui même en être devenu un.
Lui qui avait vécu si longtemps parmi les faibles pouvait-il encore prétendre au titre qui lui revenait de droit ? Lui, le traître, le paria, était-il toujours un ténébreux ?
Il secoua légèrement la tête. Il était né dans les Terres Obscures, il leur appartenait corps et âme.

- Je ne t’attendais pas si tôt, répondit-il à son tour dans sa langue maternelle.
- Elle veut des nouvelles. Mélanie est montée sur le trône depuis six ans et l’absence de cette chère May-Ayaa commence à se remarquer, ricana Karenn. A cause de sa défection, le Vatkare ne s’est toujours pas révélé et cette pauvre petite reine noire dirige les Terres à l’aveugle, ce qui est tout à notre avantage.
- Depuis quand est-il autorisé de prononcer leurs noms en dehors de l’Enclave ?

Karenn lui jeta un regard noir avant de soupirer, agacée de s’être fait reprendre.

- Personne n’écoute, mon frère. Mais si tu y tiens… A ton tour.
- Maya ne retournera pas dans les Terres, du moins pas sans une sacré bonne raison, grommela-t-il. Elle peut être rassurée de ce côté-là. Quelque chose cloche avec elle, mais je ne parviens pas à savoir quoi.
- C’est-à-dire ?
- Il y a cette recrue… June… Elle vient d’un village de pêcheurs, elle est amnésique…

Et ce que j’ai fait y est sans doute pour quelque chose. C’était ce qu’il devait lui dire. Lui révéler tout ce qu’il savait, permettre aux ténébreux d’en apprendre le plus possible sur la garde d’Eel, ses forces comme ses faiblesses…

- On pense que c’est dû au cristal.

Pourquoi ? Pourquoi ne lui dis-tu rien ? Tu as peur de ce qu’elle va penser ? Elle sait ce que tu es, elle a été élevée par pire que toi. C’est une ténébreuse, elle se fiche du destin de cette fille ! Avoue-lui ! Raconte-lui Ezarel, Valkyon, Miiko, Hélios…

- Dans tous les cas, elle semble très proche de Maya. Elle s’entraîne avec elle en secret, poursuivit-il.
- Proche ? De Maya… comment elle se fait appeler déjà ? Blackwave ? On parle bien de la même personne ?
- Je n’y comprends rien non plus, soupira-t-il devant l’air dubitatif de sa sœur. J’essaie de découvrir pourquoi.
- Pas de nouvelles concernant le sans visage ? poursuivit Karenn en comprenant qu’il ne savait rien de plus. Ce type est bien pratique, n’empêche. Il met un sacré bazar au sein de la garde, Elle est ravie.

Il a blessé mon ami, ce type. Il a failli tuer mes gardiens. Il me rend la vie impossible, il a blessé Hélios. Hélios… Elle est terrifiée, la pauvre, tu aurais vu son regard… Elle…

- Oui, sourit-il avec un aplomb qui le surprit lui-même. Miiko est déstabilisée, mais je n’ai aucun indice concernant son identité. Souhaite-t-Elle que je la découvre ?
- Non, répondit Karenn. Elle s’en fiche, tant que ça n’interfère pas avec nos plans.

Le silence s’installa entre eux, uniquement rompu par les bruits de la ville endormie. Nevra le rompit d’une voix douce.

- Comment va mère ?
- Comme mère peut aller. Dans les nuages, persuadée que tu vas surgir au coin d’un couloir… Père en est fou, tu sais ? grommela Karenn. Enfin, quand tu rentreras, tu seras bien accueilli, si c’est ce qui t’inquiète. Elle en a discuté avec lui, et il est prêt à oublier ton crime pour te rendre ton statut d’héritier du clan. Il n’a pas été facile à convaincre…
- Tu m’en diras tant.

Karenn haussa les épaules en se décollant du mur. La suite, ça ne la concernait pas vraiment. Revoir son frère peuplerait certainement leur grand château d’un peu de vie, mais seule leur mère souhaitait vraiment son retour. Elle… Elle voulait simplement qu’on arrête de lui prendre la tête avec ces questions d’héritage.

- On m’attend, lâcha-t-elle. La prochaine fois, essaie d’avoir des informations sur cette June et pourquoi elle intéresse tant Maya.
- Bien.
- Au revoir, mon frère.

Il ne répondit pas. Ce n’était pas la peine : elle était déjà partie. Et au fond de son cœur, deux sentiments s’affrontaient.
La jalousie.
Et la honte.

1. Bonjour

NDA : comme toujours, le comportement de Nevra n’est ni accepté, ni acceptable. Le consentement est nécessaire en toutes circonstances ! Le but de cette fic n’étant pas de glamouriser ce genre de comportement, j’en profite pour rappeler que c’est une fiction et que dans la vraie vie, ce n’est bien évidemment pas cautionnable !

Chapitre 27 : Illusions

Les Terres de Flammes sont réputées pour leur climat hostile et l’hospitalité de leurs habitants. Les Fengs Huangs en forme la grande majorité : sages et pacifiques, ils jouent souvent les médiateurs dans les conflits inter-Terres. Ils n’ont pas de souverains et fonctionnent grâce à la majorité collective.

Extrait du Livre des Huit Terres, Vol. II

Garde des Flammes, cinquième jour de la Lune de gel

Ses longs cheveux se balançaient autour de ses hanches, semblables à une rivière de soie. Elle les avait dégagés de son visage au moyen d’une broche traditionnelle, sertie d’une gemme en forme de flammèche qui rappelait le doré de ses yeux.
D’ordinaire plissés par le sourire qui ornait constamment ses lèvres, on les lisait aujourd’hui soucieux. Le froncement de ses sourcils témoignait de son agitation intérieur, et tous ceux qui la croisaient échangeaient des regards surpris.
À longues enjambées pressées, elle rejoignit la salle qui lui servait de bureau. Placée face aux larges montagnes de l’Oasis, le panorama magnifique dont elle jouissait permettait habituellement de calmer ses pensées. En cet instant, il lui rappelait cruellement ses lourdes fonctions. Aujourd’hui, les terres volcaniques dans lesquelles elle avait grandi auraient été plus indiquées.
Elle se laissa tomber dans un fauteuil et lissa plusieurs fois le parchemin qui venait de lui être donné. Il portait le sceau de la garde d’Eel et l’écriture en patte de draflayel qui le recouvrait lui était bien trop familière.
Il apportait de bien sombres nouvelles, aussi.
Elle ne sursauta pas quand la porte s’ouvrit pour laisser passer un homme aux cheveux coupés courts, du même caramel que les siens. Ses yeux gris se posèrent immédiatement sur elle et il la rejoignit en quelques pas, s’agenouillant pour se mettre à sa hauteur.

- Tu es troublée, murmura-t-il. La garde entière s’agite à cause de cela, et je sens mon coeur frémir.
- Ce que nous redoutions est sur le point de se produire, répondit-elle sur le même ton.
- Nous redoutons bien des choses, Hua… Et nombre d’entre elles se produiront. Qu’est-ce qui t’inquiète à ce point ?

Elle ne répondit pas et se contenta de lui tendre le parchemin. Quand il eut terminé, sa peau brune avait prit la couleur du sable.

***

L’ambiance aurait difficilement pu être plus morose. Attablés devant leurs maigres rations, ils offraient un piteux spectacle à qui les regardait. Mathyz se tenait le visage entre les mains, regrettant probablement l’abus d’hydromel de la veille, Chrome dormait à moitié sur l’épaule de Mery et Emi avait cessé d’essayer de les dérider pour regarder sa bouillie d’un air las.
June avala sa dernière bouchée avant de reposer délicatement la cuillère sur la table. Devant elle, Hélios fixait ostensiblement son bol, une moue contrariée sur les lèvres. Malgré tous ses efforts, l’obsidienne n’était pas parvenue à croiser les prunelles émeraude de l’Atalante, qui ne lui avait pas adressé un mot depuis leur malencontreuse rencontre dans les jardins.
En soupirant discrètement, elle rajusta ses manches et se prépara à se lever. Une heure après sa rencontre avec Nevra, quelqu’un avait donné l’alerte dans le garde-manger : non content d’avoir fait exploser la forge, le sans visage était revenu pour y semer la pagaille et détruire toutes leurs rations de céréales.
De nouveaux groupes avaient donc été formés pour sillonner la ville et la forêt dans l’espoir de trouver un indice. June pensait surtout que les capitaines, dépassés, essayaient de se donner bonne conscience en ayant l’impression de faire quelque chose d’utile.
Plongée dans ses pensées, elle ne vit pas Hélios quitter la table. Quand elle capta la chevelure flamboyante de l’absynthe qui s’éloignait déjà, June bondit sur ses pieds en saluant à peine ses camarades pour filer à sa suite.
Elle eut bien du mal à la rattraper. Malgré sa petite taille, Hélios marchait très vite et connaissait les lieux comme sa poche. Lorsque ses doigts se refermèrent sur la peau fraîche de son amie, June avait le souffle court et une fine pellicule de sueur recouvrait son front.
L’émeraude affronta l’améthyste durant ce qui lui sembla des heures, avant qu’elle ne rompe le silence pesant d’une voix hachée.

- Hélios… à propos d’hier soir, je…
- Ce que tu fais de tes soirées ne me regarde pas, June, la coupa la rousse. Je constate simplement que tu préfères une autre compagnie à celle de tes amis.

Surprise par la véhémence de son ton, June resserra sa poigne sur le bras de l’atalante. Un magma de sentiments bouillonnait dans son être, et elle avait bien du mal à faire la part des choses… L’obsidienne prit une longue inspiration pour se calmer, s’efforçant de distinguer les émotions qui lui appartenaient des autres.
Colère, tristesse, jalousie.
Elle écarquilla doucement les yeux en relâchant son amie, ramenant sa main contre elle comme si elle avait été blessée.

- Il s’est rien passé, dit-elle avec douceur. Entre le capitaine et moi.
- Je m’en fiche.

C’est faux. June le garda pour elle, mais ses yeux semblèrent parler à sa place. Les joues d’Hélios se colorèrent de rose tandis qu’elle essayait de faire bonne figure.
June lui adressa un sourire contrit, et empreint de douceur.

- Depuis quand ? demanda-t-elle.

Prise à son propre piège, l’atalante cessa de nier. Elle abaissa ses longs cils sur ses iris étincelants, serrant ses bras autour de sa poitrine en secouant la tête.

- C’est stupide, souffla-t-elle. Tu fais bien ce que tu veux, ça me regarde pas. Et puis, de toute façon…
- Il s’est rien passé, répéta June en s’approchant.

Je l’ai vu t’embrasser.
L’accusation silencieuse arracha une grimace à l’obsidienne. Elle ne pouvait pas lui dire ce qu’elle faisait en compagnie du capitaine cette nuit-là, elle ne pouvait pas lui raconter les secrets qu’il avait voulu lui arracher. Pas encore, du moins. Mais en frôlant l’épaule de la jeune femme, elle ressentit son besoin de savoir.
Au cours de son séjour au dispensaire, Hélios était venue la voir tous les jours. Le lien qui s’était tissé entre elles avait fini par se renforcer, et quand les sujets disponibles s’étaient épuisés, elles avaient commencé à parler d’elles. Bien sûr, June et sa mémoire défaillante s’étaient contentées de laisser Hélios raconter son enfance dans les forêts verdoyantes des Terres du Couchant. Comment elle avait échappé au massacre de son village grâce au sacrifice de sa sœur Nééra, dont elle gardait un portrait taillé dans le bois sous son oreiller. Comment elle avait erré seule dans les bois, avant d’être recueillie par un petit groupe de gnomes. Son entrée à la Garde des Songes, puis sa mutation à Eel grâce à ses compétences d’alchimiste.
Ses multiples conquêtes aussi. Et le capitaine de la garde de l’ombre, qui venait lui rendre visite chaque fois qu’il le pouvait depuis l’attaque.
Au début, Hélios s’en exaspérait un peu. Après tout, elle allait parfaitement bien et ne gardait aucune séquelle de son agression ! Lorsque June avait demandé à Leiftan si Nevra s’était servi de l’obnubilation pour forcer son amie à oublier le sans visage, le silence du lorialet avait été plus qu’éloquent.
Au fur et à mesure, pourtant, Hélios avait cessé de parler d’elle pour ne mentionner que le faélien. L’air soucieux sur son visage quand il entrait dans la pièce, les fois où elle faisait semblant de dormir pour l’observer entre ses cils, quand il s’asseyait son le fauteuil et perdait, l’espace d’un instant, son masque imperturbable de capitaine des ombres. Leurs silences complices, ceux pendant lesquelles ils se contentaient de fixer la mer qui s’étalait sous ses fenêtres, ou bien ces instants durant lesquels elle lui racontait les atalantes. Ces fois où il se moquait quand elle vantait son talent d’archer, quand elle disait filer plus vite que le vent ou quand elle parlait aux familiers.
June pensait que l’affection grandissante d’Hélios n’était que passagère. L’impression de devenir proche de cet homme inaccessible, l’envie, peut-être, de se sentir spéciale à ses yeux. Qu’une fois sortie du dispensaire, ça lui passerait.
Le temps n’avait pas fait disparaître les sentiments qui grandissaient doucement au fond de son cœur. 

- Hélios…
- Je suis bête, hein ? la coupa-t-elle.

Une moue contrite tordit ses lèvres pleines. Des excuses muettes, que June accepta sans un mot. Le silence s’installa entre elles, rompu par le murmure de l’atalante qui regardait ses pieds nus.

- Il t’a pas embrassée, alors ?
- Non.

***

Ses bottes claquaient dans la rigole d’eau sale qui courait le long de la ruelle, mais June s’en fichait. Elle était soulagée de s’être réconciliée avec Hélios. Ce genre de quiproquo n’aurait pas arrangé ses affaires, et elle avait beaucoup trop à penser pour s’occuper en plus de chagrin d’amour…
La voix puissante de son capitaine la sortie de ses réflexions. Instinctivement, elle se mit au garde-à-vous et jeta un coup d'œil à ses coéquipiers du jour. Mathyz avait été affecté dans un autre groupe, et elle ne connaissait personne. Valkyon leur fit signe de se rassembler puis croisa les bras en prenant la parole.

- Nous allons nous séparer en petits groupes, afin de quadriller notre zone. Vous fouillerez toute habitation suspecte, les habitants ont l'ordre de vous laisser rentrer chez eux. Pas d’excès, ou vous aurez à répondre de vos actes. Suis-je bien clair ?
- Oui, capitaine ! s’exclamèrent-ils en cœur.

Valkyon hocha la tête, avant de donner la répartition des unités. Quand June entendit son nom, prononcé juste après le sien, elle arqua un sourcil surpris : après leur petite altercation, elle s’était attendue à ce que le capitaine se tienne loin d’elle.
Elle attendit donc que tous les groupes se forment pour rejoindre son capitaine, avec deux autres gardiens. La première, une femme d’âge mure aux cheveux solaires, portait une lourde épée à la ceinture et semblait taillée dans le roc. Le second, à peine plus jeune, avait la joue barrée d’une cicatrice, mais le sourire rassurant qu’il adressa à June adoucit immédiatement sa balafre.

- Betval, se présenta-t-il. Et voici Lorgol, elle ne parle pas beaucoup, mais c’est une façade. Tu es June, c’est ça ? Tu fais partie de la nouvelle promotion.
- Exact, sourit-elle. Enchantée.
- Notre zone s’étend d’ici à ce bloc, les interrompit Valkyon en leur montrant une carte. Soyez minutieux, mais faites vite. Notre présence n’est pas la bienvenue.

June leva les yeux vers les fenêtres des maisons bancales qui formaient la cité. Loin des quartiers aisés aux propriétés étincelantes, la pauvreté se faisait sentir. Le rationnement, les conflits et la pénurie donnaient aux lieux des airs de ghettos qui rappelaient au monde qu’Eel ne s’était jamais vraiment remise de la guerre. Aux fenêtres bloquées par de larges planches de bois, on pouvait deviner les visages crasseux d’enfants chétifs, entendre les murmures de ceux qui étaient venus à Eel pour la sécurité de ses remparts.
Loin de la garde, la cité des merveilles n’était plus qu’un ramassis de réfugiés dont on ne savait que faire, et que l’on pouvait à peine protéger.

Commencèrent de longues heures de recherches fastidieuses, au cours desquelles personne ne trouva le moindre indice. A chaque porte qu’elle poussait, à chaque pièce qu’elle sondait, June avait l’impression de s’introduire un peu plus dans l’intimité de pauvres malheureux qui n’avaient rien demandé à personne. Parfois, ils se contentaient de passer l'embrasure et de ressortir, juste pour dire qu’ils avaient fait leur travail. Dans cette chambre par exemple, où un homme gisait entouré de sa famille bien trop nombreuse. Dans cette cuisine commune, dans laquelle une dizaine d’enfants regardaient bouillir une marmite d’eau, les joues creusées par la faim.
June ne toucha à rien, ni personne. Pourtant, alors que le soleil amorçait sa lente descente vers l’horizon, elle se permit une pause en s’adossant à un mur, la gorge serrée. Devant elle, Betval et Lorgol entraient déjà dans une autre maison sans se préoccuper des regards furieux que leur lançaient ses habitants.

- Tout va bien ?

Elle hocha lentement la tête en déglutissant. Valkyon soupira et se posa à côté d’elle, le visage levé vers le ciel mauve.

- La garde est bien moins idyllique dans la réalité, n’est-ce pas ? murmura-t-il. C’est un travail peu honorable, mais il faut que quelqu’un le fasse.
- C’est pas ça, répondit-elle. C’est juste que… A Himlensam, on était coupé du monde et c’était pas l’opulence… Là…

Elle avait conscience que la situation était difficile un peu partout en Eldarya, que l’éclatement du cristal avait de lourdes répercussions sur les récoltes et les populations. Le voir de ses yeux rendait la chose plus tangible. La jeune femme passa une main dans ses cheveux ébouriffés.

- Eel est une grande cité, déclara le capitaine. A la fin de la Grande Guerre, la garde à accueilli bon nombre d’orphelins et de réfugiés. Dame Kura et son conseil ont souhaité faire des Terres d’Eel un endroit où chacun pouvait recommencer une nouvelle vie. C’est ici qu’est gardé le grand cristal, ici que l’Eldarya est née…

Il désigna les hauteurs de la cité. Bâti sur une falaise, le quartier général de la garde surplombait la ville de ses pierres blanches, témoin de l’ancienne splendeur des faërys.

- Je me rappelle vaguement de ce qu’Emi m’a raconté, oui, marmonna June. C’est sur cette falaise qu’on a ouvert un portail lors de l’Exil, c’est ça ?
- Oui. C’est pour cela que les Terres d’Eel ont toujours été les plus fertiles de ce monde. Plus on s’en éloigne, moindre est l’influence du cristal. Maintenant qu’il est brisé…

Valkyon secoua la tête. La vision de Kura était idéaliste. Submergée par l’afflux de sans-abris, Eel n’avait pu apporter leur seconde chance à tous. Certains étaient partis tenter leur chance ailleurs, d’autres devinrent des gardiens. La majorité se contenta de survivre.

- Vous pensez que le sans visage à quelque chose à voir avec le cristal ? demanda June en se tournant vers lui.
- Je n’en sais rien. Cet être… quoi qu’il soit, représente une menace pour Eel et l’union des gardes, c’est pourquoi il est notre priorité.
- C’est pour ça que les capitaines participent aux recherches ?

A nouveau, il hocha la tête. June esquissa un sourire las et rajusta son uniforme. Valkyon lui jeta un coup d'œil à la dérobée, qu’elle fit semblant de ne pas intercepter en s’étirant longuement.

- Ça te surprend ? l’interrogea-t-il.
- Non. Vous êtes du genre à vous salir les mains. Et je n’aimerais pas être le sans visage le jour où vous lui tomberez dessus.

Un sourire étira brièvement les lèvres du géant. Un peu plus loin, une porte claqua pour indiquer que leurs compagnons terminaient leur tâche ingrate. Pourtant, Valkyon ne bougea pas. June resta immobile, fermant les yeux pour tenter de ressentir le monde comme le lui avait conseillé Eweleïn.
La misère ambiante collait à sa peau, mais elle sentait les rayons du couchant réchauffer son visage pâle, comme une lueur d’espoir au milieu d’un désert de glace. Elle se concentra longuement, cherchant à capter les émotions de son capitaine, sans succès.
Sans contact, l’empathie ne fonctionnait visiblement pas. Elle ne savait pas si elle devait en être rassurée ou déçue… Un léger soupire s’échappa d’entre ses lèvres, attirant l’attention du géant. Elle rouvrit les yeux pour observer les nuages qui traversaient paresseusement le ciel.

- Pourquoi vous êtes entré à la garde ?

La question soudaine surprit le capitaine. June tourna la tête vers lui. Ses cheveux blancs s’échappaient de son chignon en mèches éparses qu’il s’efforça de dégager d’un geste maladroit. Il ne la regardait plus, son regard doré posé sur les lourds bracelets à ses avant-bras.

- Désolée.

Il sortit de sa torpeur pour la fixer. June haussa les épaules en rangeant ses mains dans les poches de son pantalon, un sourire contrit aux lèvres.

- Ça me regarde pas. Je crois qu’Hélios déteint un peu sur moi.

Elle se détournait quand la voix profonde de son capitaine l’arrêta.

- On intègre la garde pour deux raisons. La première, c’est parce que l’on cherche quelque chose. La seconde, c’est parce que l’on fuit autre chose.

Il se décolla lentement de la pierre pour venir la rejoindre et la dépassa sans s’arrêter.

- Je ne cherchais rien quand j’ai intégré Eel, June. Mais j’y ai trouvé quelque chose. Et je ne laisserais personne le détruire.

***

Assis dans son lit, Ezarel examinait les éclats de bombes que Nevra lui avait rapporté. A ses côtés, Leiftan prenait des notes et Jaiob surveillait attentivement ses gestes afin qu’il ne force pas trop sur ses côtes, également touchées par l’explosion.
Le salvor reposa les échantillons en soupirant.

- C’est de la roche arcanique, je pense également avoir reconnu de la roche magnétique, et il devait aussi y avoir de la poudre. Des ingrédients basiques pour faire une bombe, ça ne nous donne aucune indication.
- Si ce n’est que le sans visage a accès à des réserves militaires, remarqua Nevra en grattant sa joue. Kura avait réquisitionné toutes les productions de roche arcanique pendant la grande guerre, et Miiko ne les a pas remises sur le marché.
- Le marché officiel non, intervint Jaiob. Mais on peut s’en procurer moyennant finance au marché noir.

Le borgne fit la moue tandis qu’Ezarel soupirait de plus belle. Il ne s’était pas attendu à trouver beaucoup d’informations, mais c’était quand même décourageant.
En fouillant dans les décombres, Jamon, le chef de la sécurité, avait découvert que de nombreuses armes avaient été détruites dans l’explosion. On avait également retrouvé les modèles servant à forger les lames complètement inutilisables, au point que personne n’avait réussi à reconnaître qui avait permis de modeler quoi.
Leiftan leva la tête de ses notes, une moue perplexe sur les lèvres.

- C’est étrange, des membres de l’absynthe rapportent avoir senti de l’acide… Ce n’est pas commun pour une bombe…
- Il y avait aussi des éclats de ferraille, réfléchit Jaiob.

Ezarel frotta ses cheveux bleus d’un geste rageur, et secoua la tête.

- C’est impossible qu’il n’ait pas été sur place ! Comment aurait-il pu déclencher la bombe autrement ? Il faut que les roches entrent en contact pour exploser, et mettent le feu à la poudre ! Il fallait qu’il soit là pour le faire !
- Sauf…

Tous les regards se tournèrent vers Leiftan, qui fit mine de se torturer l’esprit avant d’esquisser un sourire penaud.

- C’est une idée un peu folle, mais si le sans visage avait réussi à faire une bombe qui n’ait pas besoin de quelqu’un pour exploser ? Ou qui se déclenche à distance ?
- C’est impossible, décréta immédiatement Nevra. Il faudrait de sacrés compétences pour faire ça. Même nos armuriers en sont incapables.

Le lorialet haussa les épaules et retourna à ses notes. Ezarel, lui, se reposa contre son oreiller en échangeant un regard fatigué avec Jaiob.
Il avait hâte que ses collègues quittent la pièce pour profiter un peu de son compagnon. L’un des seuls avantages de sa convalescence…

- Si je tombe sur ce type… grogna Nevra.
- Moi aussi, Nevra. Moi aussi, murmura le salvor en fermant les yeux.

NDA

Voici un petit portrait de June réalisé par mes soins, dans son uniforme d'obsidienne ! D'autres suivront bientôt !

Chapitre 28 : Portraits

Trois grandes espèces fondèrent l’Eldarya. De ces êtres originels ne restent que l’ébauche d’un souvenir, en la personne des Feng’huangs. Derniers descendants d’une espèce éteinte, ils sont notre dernier lien avec nos ancêtres. Leur sagesse millénaire se concentre en un seul lieu, le Temple du Phénix. On raconte qu’en tendant l’oreille, on peut y entendre les voix de ceux qui ont donné leur vie pour la Terre Promise.

Extrait du Journal d’Aindi Anna J.

L’effervescence ambiante avait quelque chose d’étrange. Emi dégagea les cheveux de son visage pour jeter un regard autour d’elle : partout où ses yeux se posaient, des gardiens s’affairaient à rendre les lieux présentables, nettoyaient les colonnes ou y accrochaient des fleurs avec l’aide des purrekos. Le plus gros des travaux s’effectuait à la forge, où les bras puissants des obsidiens avaient été réquisitionnés pour terminer de déblayer.
Avec un soupire las, la femme des neiges cessa de touiller sa mixture pour prendre une pause. Le capitaine des absynthes était sorti du dispensaire - contre l’avis d’Eweleïn dont on avait entendu les cris jusqu’au refuge - et se promenait entre les paillasses dans une chaise roulante de son invention. La seule preuve de faiblesse qu’il s’était autorisé. Pourtant, ils avaient tous remarqué les larges cernes sous ses yeux et sa tresse plus négligée que d’habitude. Ezarel était préoccupé, mais comme toujours, il donnait le change.
Elle gratifia la pièce d’un coup d'œil. Les autres alchimistes réquisitionnés arboraient tous le même air concentré. Cependant, on pouvait lire l’excitation dans leurs yeux brillants et leurs gestes fébriles.

- Tout va bien ? chuchota sa voisine.

La femme des neiges haussa les épaules en revenant à son travail. Quelques jours plus tôt, Miiko avait annoncé l’arrêt des recherches du sans visage. Le mécontentement de la population avait failli causer plusieurs esclandres lors des fouilles qui ne donnaient rien, les gardiens étaient épuisés et on envoyait de plus en plus de troupes au quatre coins des Terres d’Eel pour chasser les contaminés.
Consciente de leur exaspération, la chef de garde avait fait cesser la traque de l’ennemi public numéro un, avant de concentrer les efforts de ses hommes sur une autre tâche. Ainsi, depuis trois jours, l'intégralité de leurs journées était consacrée à préparer l’arrivée de la délégation des Terres de Feu.
Bien sûr, comme les autres, Emi était ravie : elle avait entendu parler des Feng’huangs, ce peuple pacifiste qui descendait des phénix et que l’on disait immortel. Mais pendant qu’on parlait de banquet, de fête et de décorations, elle n’oubliait pas que la situation à l’extérieur devenait de plus en plus dure. Ce matin encore, un seryphon lui avait apporté une lettre d’Inoue dans laquelle sa mère déplorait l’absence d'œufs d’yrondolettes sur les marchés. Les caravanes de marchands ne circulaient plus entre les Terres, terrifiées à l’idée d’être attaquées par des brigands, et la disette s’installait un peu partout.

- Emi ? répéta Alajea en touchant légèrement son épaule.
- Ça va, répondit-elle. C’est juste que… tu ne trouves pas ça bizarre, toi ? Un jour on cherche le sans visage, et le lendemain on oublie son existence pour préparer un banquet ?

Alajea fit la moue en ajoutant une pincée de poudre dans son mélange. Elle attendit que la chaise roulante d’Ezarel s’éloigne pour se pencher de nouveau vers Emi.

- Certains disent que Dame Miiko est dépassée par la situation, et que la Garde de Flammes vient pour essayer d’y remédier. Les gardiens en ont assez, j’ai entendu des rumeurs qui parlent de destitution… Je crois que Dame Miiko fait ce qu’elle peut pour garder les choses en main.
- Le banquet serait un moyen de nous faire oublier le sans visage ? s’étonna Emi.
- De leur donner du temps pour le trouver, plutôt. Chrome et plusieurs membres de l’ombre n’ont pas été affectés à la rénovation des quartiers.

Un toussotement les rappela à l’ordre et elles se redressèrent immédiatement pour reprendre leur travail. Jaiob, qui poussait la chaise roulante, leur adressa un regard sévère avant de reprendre son chemin. Emi et Alajea échangèrent un coup d'œil coupable : elles avaient l’impression d’être deux enfants prises les mains dans le pot de sucreries.

Après plusieurs heures à concocter divers élixirs, Emi fut enfin libérée de ses fonctions et quitta la salle d’alchimie. Alajea lui signifia de ne pas l’attendre, aussi prit-elle la direction des dortoirs obsidiens pour retrouver June. Affectée au nettoyage des allées extérieures, son amie revenait exténuée de ses sessions et elle n’avait pas pu discuter seule à seule avec elle depuis un sacré moment. Emi lissa ses longs cheveux en suivant les torches rouges : depuis leur arrivée à la garde, elle avait l’impression que June s’éloignait doucement d’elle. Leur relation fraternelle lui manquait énormément, alors elle espérait pouvoir passer un peu de temps en sa compagnie.
Les dortoirs obsidiens étaient très différents de ceux de sa garde. De longs couloirs droits et parallèles, qui donnaient pourtant l’impression d’un joyeux fouilli : ici, quelqu’un avait peint sa porte en rouge, là on y avait accroché une hache, là-bas un casque… Le silence régnait, mais Emi pouvait presque entendre les rires des guerriers résonner entre les murs.
Si les quartiers des absynthes étaient accueillants, ceux des obsidiens ressemblaient à un foyer dans lequel on voudrait se lover après une dure journée.
Il lui fallut plusieurs détours avant de trouver la chambre de June. Une fois devant la porte, simplement décorée d’une poupée en tissu qu’avait fabriqué Inoue, Emi toqua trois fois et patienta. Ne recevant aucune réponse, elle toqua de nouveau et sursauta quand la clanche s’abaissa. Mal fermée, la porte s’ouvrit légèrement pour laisser entrevoir le sol en pierre. Emi fit la moue : June n’était pas rentrée de sa session de nettoyage… Elle hésita à revenir plus tard, puis haussa les épaules.
Elle attendrait son amie à l’intérieur, ça lui ferait une jolie surprise.

La jeune femme pénétra donc dans la pièce et referma la porte avec soin, avant de détailler son environnement. Depuis leur installation, June n’avait pas fait énormément de modifications : elle avait acheté une couverture supplémentaire, mais elle n’avait pas l’air de l’utiliser car elle reposait en tas à côté de son lit ; quelques oreillers décoraient l’ensemble, mais la plupart de son salaire semblait passer dans son équipement.
Emi s’assit délicatement sur le lit froid. Son regard se posa sur le bureau encombré : plusieurs lettres d’Inoue cotoyaient les essais ratés de June pour écrire, ce qui lui arracha un sourire. Son amie continuait ses efforts malgré le temps que lui prenaient ses entraînements. Elle se leva pour s’approcher du meuble et regarder d’un peu plus près les progrès de la jeune femme. En attrapant une lettre, elle fit tomber un parchemin qu’elle s’empressa de ramasser. Ses yeux s’écarquillèrent en voyant le portrait qui y était dessiné : frappant de ressemblance, June y avait représenté Hélios et son air espiègle en train de rire.
En soulevant les lettres, Emi trouva une autre série de portraits : Alajea qui s’occupait d’un familier, Mathyz qui s’entraînait, elle-même en train de mordre dans une pâtisserie… June avait même dessiné les capitaines de garde. Elle reconnut également le visage émacié de Maya Blackwave, capturé en train de dormir.

- Comment… murmura-t-elle.

Avec fébrilité, Emi extirpa d’autres dessins du tas. Leiftan Larulta en train de caresser un minaloo, Chrome et Mery, des lames qu’elle identifia comme celles du second Blackwave, Dame Miiko… Elle se figea quand elle tomba nez à nez avec un visage qu’elle ne connaissait pas.
C’était celui d’une fille qui semblait avoir vingt ans, aux cheveux foncés soigneusement coiffés pour encadrer son visage fin. Ses lèvres maquillées de rouge étaient tordues en une moue dédaigneuse et ses yeux artistiquement décorés la fixait avec mépris. Tout chez cette fille lui semblait antipathique, et pourtant une grande douceur se dégageait du dessin. A son cou, un collier portant un symbole qu’Emi ne connaissait pas attirait immédiatement l’attention. La fille, comme tous les autres portraits, semblait presque vivante tant les traits de June étaient précis.
Emi se laissa tomber sur le lit en observant le parchemin dans ses moindres détails. Cette fille était le seul visage qu’elle ne reconnaissait pas, et elle ne comprenait pas pourquoi. Tous les gens que June avait rencontré depuis son amnésie venaient d’Himlensam ou de la garde, et Emi les avait déjà vu.
Un nouveau dessin attira son attention. Cette fois, c’était un paysage qui y était représenté. Emi tourna le papier dans tous les sens pour essayer de déterminer comment elle devait regarder ce tableau étrange : plusieurs grosses boîtes étaient posées les unes à côté des autres sur ce qui semblait être un terrain vague géant. A l’intérieur de certaines, on distinguait des silhouettes.

- Je te dérange pas ?

Elle sursauta si violemment qu’elle froissa le parchemin. Prise sur le fait pour la seconde fois de la journée, Emi s’empressa de ramasser les papiers au sol pour les rassembler en tas, le feu aux joues.

- J-June ! bégaya-t-elle. Je…

Elle se tut en croisant le regard de son amie. Depuis qu’elle la connaissait, June ne s’était jamais mise en colère. Toujours souriante, même quand elle rentrait épuisée d’une journée à la garde, la jeune femme était réputée pour sa bonne humeur.
Aujourd’hui, elle avait l’impression de se trouver devant une personne totalement différente. Les yeux chargés d’orage, June la fixait avec animosité, les poings serrés au point de rendre ses jointures totalement blanches. Sa bouche était réduite à une fine ligne au milieu de son visage pâle, et Emi avait l’impression qu’elle aurait pu exploser d’une minute à l’autre.

- Je…
- Repose ça, ordonna-t-elle. Personne t’a autorisé à fouiller.
- Excuse-moi… c’est juste… je…

Emi sentit sa gorge se serrer. Elle se dirigea piteusement vers le bureau pour y reposer les parchemins, puis se tourna vers June. Son amie ne l’avait pas quitté des yeux, furieuse.

- June… balbutia la femme des neiges. Je suis désolée, je ne voulais pas…
- Je suis fatiguée, la coupa-t-elle brusquement. On se voit demain. Salut.

Sans autre forme de procès, elle la poussa hors de la pièce avant de claquer la porte. Emi se retrouva seule au milieu du couloir, incapable de bouger.
Et sans comprendre pourquoi June, d’ordinaire si pétillante, arborait soudainement un masque aussi terrifiant.

***

Il écoutait le cours d’une oreille distraite. Perché en haut du cerisier centenaire, Mery se laissait bercer par la voix du professeur qui expliquait aux enfants du refuge l’histoire de leur monde. Comme eux, à son arrivée à la garde, le jeune bröwnie avait bénéficié d’une éducation aussi complète que possible, apprenant à lire, écrire et même compter. Il avait toujours été doué avec les chiffres.
Enfant, il adorait se rendre au pied du cerisier pour écouter les adultes. Quand il rentrait le soir, il était presque impossible de discuter d’autre chose tant il était heureux de restituer à ses parents l’intégralité de ce qu’il avait entendu.
Bien sûr, c’était avant que son père ne soit tué dans une offensive visant à affaiblir les Terres Obscures.
Il y avait plusieurs versions quant à l’origine de l’Eldarya, mais Mery avait sa préférée. Un sourire étira ses lèvres fines quand il se remémora son professeur de l’époque, un homme bedonnant à la barbe si longue qu’elle touchait le sol, conter la légende des Trois.

Il était une fois trois esprits : le premier, maître de la vie, possédait une mémoire millénaire et une sagesse intarissable. Le second, maître des cieux, savait déceler la noirceur au creux de chacun et pouvait, d’un souffle brûlant, répandre la bonté partout où il le souhaitait. Le troisième et dernier, maître de la nuit, était aussi cruel que juste et savait, d’un regard, juger ceux qu’il voyait.
Ensemble, ils formaient la Trinité. Sages et bons, ils veillaient sur leur peuple du haut de leur piédestal. Pour certains, ils étaient l’égal des Dieux.
A cette époque, la paix régnait entre les hommes et les faërys. Mais l’être humain est aussi cupide que mauvais : fasciné par les pouvoirs que possédaient les Trois, ils leur déclarèrent la guerre dans l’espoir de s’en emparer.
Les combats furent dévastateurs. Nombre des nôtres perdirent la vie à cause de la sauvagerie des hommes. Devant la violence des conflits, les Trois se réunirent pour invoquer les Dieux et les supplier de sauver leur peuple.
Mais leurs suppliques restèrent sans réponse. Alors les Trois décidèrent d’unir leur magie pour invoquer l’Oracle, une entité plus puissante encore, que l’on disait gardienne de toute chose. Et cette fois, leurs prières furent exaucées.
L’Oracle se manifesta dans toute sa splendeur et leur promit un monde dans lequel ils n’auraient plus à se battre. Une Terre Promise vierge de toute présence humaine. Mais il y aurait un prix à payer.
Les Trois se concertèrent longtemps avant d’accepter le marché de l’Oracle. Car en échange de cette Terre Promise, elle demandait rien de moins que leur trois vies. Un sacrifice immense qui sauverait leur peuple.
Maa’deam, le roi dragon, accepta immédiatement le marché.
Ewea, émissaire des phénix, pleura longtemps son amant avant de se porter volontaire à son tour.
Lil’th, princesse des démons, fut la plus difficile à convaincre.
Pourtant, les Trois tombèrent d’accord. Ils réunirent leur peuple et leur apprirent la bonne nouvelle : un monde les attendait, où ils vivraient en paix les uns avec les autres.

Le jour du sacrifice arriva. La guerre avec les humains faisait toujours rage, et de courageux faërys sacrifièrent leur existence pour permettre aux autres de se rendre au point de rendez-vous.
Mais devant l’Oracle, seuls Maa’deam et Ewea se présentèrent. La fourbe Lil’th n’avait pas honoré sa part du marché. Dragon et phénix donnèrent leur vie pour créer un portail vers la Terre Promise, et les démons s’en virent interdire l’accès. Eux qui n’avaient pas respecté leur part du marché verrait leur espèce s’éteindre au milieu des hommes, alors que la magie quittait lentement le monde originel pour se déverser à travers le portail.
Lorsque les faërys posèrent le pied sur la terre de leur nouveau monde, l’Oracle les avertit : le sacrifice n’avait pas été complété, aussi ce monde n’était-il pas terminé. Pour assurer sa survie, elle s’incarna en un immense cristal qui renfermait toute l’essence de la Terre Promise.
La paix aurait pu régner sur la Terre Promise, en deuil après les pertes qu’elle venait de subir. Mais un autre peuple avide de pouvoir décida de s’emparer du cristal pour régner sur ce nouveau monde : la place laissée par les démons demeurait vacante et les Assassins, de terribles guerriers dénués de morale, voulurent se l’approprier.
Une nouvelle guerre éclata, qui dura mille années. Lorsqu’elle prit finalement fin, plus aucun dragon, ni aucun phénix n’arpentaient la Terre Promise.

En général, à ce moment-là de l’histoire, les enfants s’exclamaient que ce n’était pas juste. Mery, lui, était surtout triste à l’idée de ne jamais rencontrer de dragon. On ne se rappelait plus vraiment de ce à quoi ils ressemblaient. Le jeune bröwnie imaginait de grandes créatures dotées d’ailes membraneuses, emplie de charisme et de pouvoir.
Il soupira en attrapa une feuille de cerisier. Comme les dragons et les phénix, les Assassins avaient disparu après les conflits et personne n’avait plus entendu parler d’eux. Il n’y avait que très peu d'informations les concernant dans les livres d’histoires. Les légendes parlaient de féroces guerriers aux visages grimaçants, dotés de pouvoirs surnaturels et capables de tuer d’un regard. Certains disaient qu’il s’agissait de monstres à la peau écailleuse et aux yeux luisants, dont la bave empoisonnée brûlait la peau.
Tous étaient d’accord sur une chose : avant la fin de leur ère, les Assassins régnaient en maître sur les Terres Obscures.
Mery se redressa en passant une main dans ses cheveux. La disparition des Assassins était la seule chose positive qu’avait apportée la guerre de mille ans : capable de décimer n’importe quelle armée, ces monstres n’auraient laissé aucune chance aux autres espèces lors de la Grande Guerre.

Les éclats de rire des enfants l’arrachèrent à ses pensées. Mery attendit qu’ils aient tous quitté l’arbre centenaire pour sauter de sa branche. D’un pas nonchalant, le gardien prit la direction du refuge. Sous ses boucles blondes un peu trop longues, ses yeux dorés ne perdaient pas une miette de ce qu’il voyait.
Ici, deux gardiens en train de flirter. Là, une absynthe qui murmurait pour elle-même en relisant ses carnets de notes. Ykhar, toujours pressée, qui piaillait à Keroshane qu’ils avaient du retard dans leurs rapports. Et soudain, la voix geignarde d’Emi Chione lui parvint de derrière une haie.
Mery fronça les sourcils et se glissa subrepticement dans l’allée pour écouter ce qu’elle disait. A travers les feuilles, il pouvait distinguer sa silhouette et celle de Mathyz qui lui faisait face.

- Je ne l’avais jamais vue comme ça, c’est la première fois ! Je ne comprends pas pourquoi elle s’est énervée !
- Tu fouillais dans ses affaires, en même temps, remarqua le jeune homme.
- Non ! Enfin si, mais… je regardais ses lettres, les autres papiers sont tombés, c’est tout… Je me demande qui est cette fille.

Mathyz haussa les épaules. Mery fit la moue, en essayant de deviner de qui ils parlaient. Emi passa une main dans ses longs cheveux noirs, dévoilant leurs racines devenues blanches à cause de la fatigue, et secoua la tête.

- Peut-être que c’est un souvenir ? supposa-t-elle.
- Quelqu’un de sa vie d’avant ? Hum… elle a pas l’air de se rappeler de grand chose, tu sais.

Ils parlent de June, bien sûr… Encore cette fille. Mery avait l’impression d’entendre son nom à longueur de journée… Pourtant, il s’appliqua à écouter la suite, certain que ça intéresserait Nevra.

- … jolie.
- Elle était de quelle espèce ? s’intéressa Mathyz.

Mery esquissa un sourire. L’obsidien était plus malin qu’il n’en avait l’air…

- Je ne sais pas, elle n’avait pas de signe particu… Oh, attends si ! Elle portait un symbole autour du cou, hum… Voilà, comme ça, fit Emi en attrapant un bâton pour le dessiner. Il y avait une barre horizontale… et une barre verticale qui partait du milieu, comme… ça.

Mathyz se pencha pour regarder, et Mery regretta de ne pas pouvoir s’approcher. Le faélien fronça les sourcils en observant le symbole.

- Jamais vu, constata-t-il.
- Moi non plus, soupira Emi. Je vais le montrer à Hélios, peut-être qu’elle saura…
- Tu es sûre que June est d’accord avec ça ? Si elle était en colère de te voir fouiller dans ses papiers, elle sera peut-être pas super d’accord que tu le montre à tout le monde…

Mery n’écouta pas la suite de leur discussion. Il en savait bien assez pour l’instant, et apprendrait le reste plus tard.
Il ne lui fallut pas longtemps pour rejoindre son objectif initial. Quand il poussa la porte de sa maison, une odeur de cramé lui arracha une grimace. Le jeune gardien referma derrière lui, enleva ses chaussures puis s’avança dans la petite pièce à vivre.
Il était l’un des seuls gardiens à ne pas loger directement dans l’enceinte du quartier général. On lui avait attribué une chambre, mais Mery préférait rentrer tous les soirs au refuge. La plupart du temps, Chrome se faufilait dans son lit une fois ses missions terminées.
Au centre de la pièce, quelqu’un avait dressé la table pour trois et allumé des chandelles. L’odeur atroce s’accentua quand il s’approcha de la minuscule cuisine, et lorsqu’il s’adossa au chambranle, il ne put s’empêcher de soupirer.

- Je suis rentré.

Twylda Aries se tourna brusquement vers lui. Ses grands yeux gris rencontrèrent les siens, et ils s’illuminèrent pendant qu’un sourire venait orner son visage juvénile.

- Azarias ! Le dîner est servi, Mery ne va pas tarder à rentrer de l’école. J’ai fait un gâteau.
- Super, murmura-t-il en lui prenant les mains. Va t’installer, je m’occupe du reste.

Twylda éclata de rire et se laissa gracieusement tomber sur l’une des chaises. Mery soupira de nouveau en sortant le gâteau du four à bougie. Complètement calciné, il avait piètre allure alors le jeune bröwnie gratta la croûte noircie et dégagea deux parts qui semblaient mangeables.
Il fouilla dans les placards pour trouver de quoi accompagner le dessert, regretta l’absence de viande, mais finit tout de même par composer un repas convenable. Il apporta le tout sur la table tandis que Twylda babillait à propos de la journée extraordinaire qu’elle venait de passer.

- J’espère que Mery s’est bien amusé en classe ! s’exclama-t-elle soudain. Azarias, tu vas bientôt repartir ?
- Maman, dit-il en posant doucement sa main sur celle de Twylda. C’est moi. C’est Mery.

Sa mère le fixa sans comprendre. Un voile passa dans ses yeux, et elle détourna brusquement le regard. Mery désigna son assiette en se forçant à sourire, la peine de sa mère résonnant douloureusement dans leur foyer silencieux.

- Il faut que tu manges, maman. Ensuite, on goûtera le gâteau.
- Il est raté, souffla-t-elle.
- Mais non. Je suis sûr qu’il est délicieux. Regarde.

Il en avala une grosse bouchée. Cette fois, il eut du mal à réprimer son envie de vomir. Pourtant, son visage resta impassible. Il était devenu très fort à ce petit jeu.

- Il est super bon, dit-il.
- Vraiment ?
- Tes gâteaux sont les meilleurs de toute l’Eldarya.

Un pieux mensonge qui était autrefois une vérité immuable. Avant qu’Azarias Aries ne parte au front. Avant qu’un gardien ne revienne, une lettre dans la main et une bourse dans l’autre. Avant qu’elle ne perde l’homme de sa vie.
Et lui sa mère.

NDA

Dans la continuité des portraits, voici Maya Blackwave, notre chère miss "je fais la tronche" et ses fameux manches de poignards qui brillent !

Chapitre 29 : Mensonges

J’ai engagé des K’arnags pour les retrouver. Leur existence menace la paix que je m’efforce d’établir et le fragile équilibre que je suis parvenu à créer. Si la vérité concernant ---- venait à se savoir, je n’ose imaginer les conséquences…

NDR : le mot est illisible, comme si l’encre avait été floutée.

Extrait des mémoires de Dame Kura

Elle touillait sa bouillie sans vraiment la regarder. Seule à sa table, Hélios faisait peine à voir, mais le regard des autres lui importait peu aujourd’hui. June était introuvable, Mathyz assigné aux travaux de dernière minute et Emi déjà en salle d’alchimie. Elle soupira. Si elle s’était écoutée, elle serait restée au fond de son lit… Même l’arrivée prochaine des émissaires Feng’huangs ne parvenait pas à lui rendre sa joie habituelle.
Et comme à chaque fois qu’elle était seule, la discussion qu’elle avait eue avec June lui revenait en mémoire. Une grimace tordit ses lèvres pleines. L’obsidienne ne lui en avait pas reparlé, mais Hélios n’avait cessé d’y penser. Et plus le visage du capitaine de l’ombre hantait ses pensées, plus elle se trouvait stupide.

- C’est rare de te voir seule.

Elle se raidit sans quitter sa bouillie des yeux. L’atalante était certaine que si elle croisait son regard, il verrait toute la confusion bouillonner dans ses prunelles vertes. Elle entendit le raclement d’une chaise sur le sol en pierre et le tintement d’un verre sur le bois de la table.

- Capitaine, marmonna-t-elle.
- Nevra, je n’ai pas encore pris mes fonctions, soupira-t-il.

Elle retint un sourire et ne put s’empêcher de redresser légèrement la tête. Ses boucles rousses formaient un écran protecteur au travers duquel elle put sonder le faélien. Il n’avait rien perdu de sa superbe habituelle, mais son dos voûté et son œil cerné témoignaient de sa fatigue.
Hélios se mordilla la lèvre en détaillant le visage de Nevra. Comme d’habitude, ses cheveux sombres retombaient  en bataille sur son front, contrastant avec sa peau pâle. Son œil gris en amande était frangé de longs cils noirs, qui frôlaient ses joues impeccablement rasées quand il le fermait. L’atalante se demanda soudain si Nevra utilisait une potion quelconque pour rester imberbe, ou si son ascendance lui conférait des joues aussi lisses que la soie. Son regard s’attarda sur les lèvres du faélien. Pleines et bien dessinées, elles pouvaient se tordre en une grimace contrariée ou en un sourire mutin sans perdre de leur perfection.
Nevra était beau, elle l’admettait volontiers. Elle l’avait toujours admis.
Alors qu’est-ce qui avait changé ? Pourquoi avait-elle envie qu’il reste, qu’il continue de lui parler à elle, et à elle seule ?
Elle se rendit compte qu’il la regardait aussi, un air interrogateur sur le visage. Hélios cligna des yeux et secoua ses boucles en rougissant.

- Désolée, j’étais perdue dans mes pensées, dit-elle d’un ton qu’elle espérait détaché. Tu disais ?
- Je me demandais où était ta comparse habituelle. C’est rare de te voir sans June.

Immédiatement, elle sentit son sourire flancher. June lui avait dit qu’il ne s’était rien passé entre elle et le capitaine, mais alors pourquoi parlait-il d’elle ? Elle se gifla mentalement. Tout ça commençait sérieusement à devenir ridicule…

- Elle était pas dans sa chambre ce matin, répondit-elle. Je crois qu’elle s’est disputé avec Emi, ça fait quelques jours qu’elles s’évitent.
- Ah oui ?

Il saisit son verre pour avaler une gorgée du breuvage qu’il contenait. Hélios plissa les yeux pour essayer de voir de quoi il s’agissait, hésitant à plaisanter sur l’abus d’alcool dès le matin, mais finalement, elle ne fit aucun commentaire. En haussant les épaules, elle avala une cuillère de bouillie.

- Ouais, quelque chose à propos d’un dessin, je crois. Mathyz m’a raconté, mais j’ai pas tout compris. Il m’a parlé de… d’un symbole, il me semble.
- Un dessin ? répéta Nevra. Quel genre ?

A nouveau, Hélios se hérissa. En quoi ça le regardait ? Et depuis quand June l’intéressait-elle ?

- Justement, il sait pas, marmonna-t-elle en essayant de ne pas montrer sa confusion.

Elle ne vit pas le faélien plisser l'œil. Pas plus qu’elle ne remarqua son regard furtivement jeté à la ronde. Quand les doigts de Nevra soulevèrent délicatement son menton, Hélios n’eut pas le temps de réagir. L’orage rencontra l’émeraude, et elle s’y plongea sans hésiter.

- Et tu pourrais en savoir plus ? murmura-t-il.
- Je… Je peux me renseigner.
- Je voudrais que tu en apprennes plus sur ces dessins, ordonna le capitaine d’une voix de velours.
- Je vais me renseigner, acquiesça-t-elle mécaniquement.
- Bien. Oublie cette discussion.
- J’oublie cette discussion.

Il la relâcha doucement, avant de recommencer à siroter son verre. Hélios cligna plusieurs fois des yeux en reprenant ses esprits, fronça les sourcils puis s’étira longuement en soupirant. Elle avait l’impression d’avoir manqué quelque chose, mais impossible de mettre le doigt dessus.

- Au fait, tu sais quand arrive la délégation ? demanda-t-elle.
- Demain, grommela Nevra. Si on pouvait éviter d’en parler…
- Pourquoi ? se moqua l’atalante. T’aimes pas les Fengs’huangs ?
- Je n’ai rien contre eux, mais j’ai horreur des banquets…

***

Les rires des enfants s’élevaient entre les maisons du refuge. La plupart ne comprenaient pas bien ce qu’il se passait, mais tous étaient contaminés par l’excitation ambiante : la délégation Fengs’huangs avait été aperçue depuis les remparts de la cité, et on se préparait à l’accueillir en grande pompe.
Chrome louvoya entre les groupes de jeunes pour rejoindre les jardins. Il était épuisé et ne songeait qu’à dormir, mais tous les gardiens avaient reçu l’ordre de se rendre à l’entrée du quartier général. Le lycanthrope grommela dans sa barbe : il n’avait qu’une seule envie, et ce n’était pas de former une haie d’honneur pour les idiots de la Garde des Flammes… Heureusement, il avait encore un peu de temps devant lui. A pas lourds, il rejoignit un coin tranquille près du ruisseau qui traversait les jardins et s’y laissa tomber en soupirant.
Nevra et ses missions allaient finir par le tuer.

- Surveille June, surveille Blackwave, cherche le sans visage, te fais pas prendre, cherche le clébard, arrête de chercher des infos sur June, surveille Valkyon… singea-t-il d’une voix aiguë. Dormir, Chrome ? Mais enfin, pourquoi faire ? Quelle idée stupide, voyons !
- Tu sais que parler tout seul est très mauvais signe, quelle que soit ton espèce ?

Sa queue se hérissa brutalement tandis qu’il sautait sur ses pieds pour faire face à son adversaire. Lequel pencha la tête sur le côté pour laisser tomber sa langue, se donnant un air particulièrement idiot. Chrome grimaça en se rasseyant, montrant les dents au minaloo.

- Dégage.
- Pourquoi ? Je croyais que tu étais censé me suivre à la trace ? ricana Geish. Si je peux me permettre, tu n’es pas spécialement doué dans cette tâche.
- C’est ça… Toi et ta maîtresse, vous avez décidé de me pourrir la vie, hein ? Qu’est-ce que tu veux ?

Geish trottina vers lui pour s’asseoir, lui offrant un sourire plein de crocs.

- Elle n’est pas ma maîtresse, et je suis certain qu’avec un peu d’acharnement, vous vous entendriez à merveille.
- Bien sûr, et je suis une licorne, ironisa Chrome.
- Dis moi, jeune gardien…

Soudain, Geish s’était fait sérieux. Chrome fronça les sourcils : ce n’était pas la première fois que le minaloo discutait avec lui - il profitait souvent de ses sessions de filatures pour le mettre dans des situations improbables et se moquer de lui - mais il n’avait jamais eu ce regard là.

- Tu sais ce qu’est Nevra, n’est-ce pas ? continua le familier. Et tu sais ce qu’est Maya également, je me trompe ?

Chrome déglutit. Il en avait une idée assez vague, qu’il ne souhaitait pas approfondir plus que ça. Parce que s’il avait raison, alors il n’oserait plus jamais regarder la mercenaire dans les yeux.

- Qu’est-ce que ça peut faire ? marmonna-t-il.
- Pourquoi est-ce que tu lui obéis ? Je me suis toujours demandé ce qu’une âme comme la tienne avait bien pu trouver de louable dans cette créature…
- Nevra est un type bien ! réagit immédiatement le lycanthrope.
- Vraiment ?

Geish se rapprocha encore, son museau humide venant frôler la joue de Chrome.

- Sais-tu ce qui l’a forcé à quitter son foyer ? Sais-tu ce que shikjä signifie ? Mieux encore, jeune gardien, sais-tu pourquoi il t’a demandé de ne plus te renseigner sur June ?

Chrome sentait ses doigts trembler, mais il s’efforça de ne rien montrer. Geish fit marche arrière en agitant la queue, puis se détourna pour se diriger vers la garde. Instinctivement, Chrome se leva pour le suivre. Le minaloo marchait vite, sa queue feuillue disparaissant souvent au coin d’un buisson pour réapparaître quelques secondes plus tard et lui indiquer le chemin.
Et brusquement, Geish s’arrêta, se tourna vers lui et lui adressa un clin d'œil avant de bondir dans l’ombre. Chrome s’apprêtait à le suivre quand soudain, il entendit la voix de Mery. Surpris, il s’avança en s’assurant de rester caché.

- … nouvelles informations ?

Chrome plissa les yeux. Son petit ami était adossé à un arbre et discutait avec un autre gardien, qu’il ne mit pas longtemps à reconnaître.

- Non, soupira Mathyz en passant la main dans ses cheveux. Je l’ai pas revue depuis qu’elle s’est disputée avec Emi…
- Et le symbole ? Est-ce qu’Emi a trouvé ce que c’était ?
- Non, je lui ai dit de l’oublier. De toute façon, elle a pas le temps pour chercher avec Rahani qui les exploite.
- Bien. Il a demandé à Hélios de se renseigner sur les dessins qu’elle a mentionnés, vu que tu n’avais pas plus de détails… 

Mathyz grimaça des excuses, mais Mery se contenta de hausser les épaules. Chrome se pencha un peu plus pour écouter, sa queue s’agitant nerveusement derrière lui.

- Pourquoi c’est important, ce symbole ? demanda Mathyz.
- Il pense que ça pourrait nous donner une idée sur ses origines.
- Hum… Et tu veux pas demander à Chrome ? Il est proche d’elle, ce serait facile pour lui de chercher.

Derrière son buisson, le lycanthrope hocha machinalement la tête. Il n’était même pas au courant de cette histoire de symbole… Il ne comprenait pas pourquoi Mery le lui avait caché : après tout, c’était lui qui avait suggéré au bröwnie de se rapprocher de Mathyz pour continuer d’obtenir des informations sur June, et savoir pourquoi les capitaines s’intéressaient autant à elle !
Mery soupira en détournant les yeux.

- Nevra veut plus qu’il se mêle à ça. Il pense qu’il est trop impliqué, et pour tout te dire, moi aussi. Cette fille, elle est dangereuse. Je sais pas pourquoi, et je sais pas comment, mais sa relation avec Blackwave, son amnésie, le reste… Depuis qu’elle est ici, Nevra est constamment de mauvaise humeur et tout le monde agit bizarrement.
- Il n’a plus confiance en lui ?
- Si… hésita Mery. Enfin…

Chrome sentit sa gorge devenir aussi sèche qu’un vieux parchemin. Il était le plus ancien allié de Nevra à la garde, son tout premier espion ! Même Gine avait rejoint leur cause après lui ! A quel moment le capitaine avait-il commencé à douter de sa loyauté ?

- C’est toi qui a plus confiance, hein ?

Cette fois, ce fut son cœur qui s’assécha. Chrome dut s’adosser à la haie alors que sa vision se troublait. Les mots que prononça Mery se plantèrent dans sa poitrine comme autant de lames aiguisées.

- J’ai de bonnes raisons de suivre Nevra, et toi tu as besoin d’argent. On se fiche tous les deux des dommages collatéraux.
- Et pas Chrome ? ironisa Mathyz.
- Pas si June est impliquée. Si Nevra lui demande de faire quelque chose qui pourrait la mettre en danger, s’il lui demande de choisir entre June et lui…

Il ne voulait pas entendre la suite. Son corps agit avant même qu’il ne pense. Quand il reprit ses esprits, il se tenait au milieu d’un couloir, le souffle court et les yeux humides. Chrome s’adossa à la pierre froide en inspirant longuement.
Il n’avait rien vu venir. Lui qui se vantait d’être l’un des meilleurs éléments de l’ombre, voilà qu’il chutait de son piédestal pour atterrir sans douceur sur le marbre. Son regard se fit plus sombre. Mery se trompait. Il n’avait pas oublié la raison pour laquelle il avait suivi Nevra à la garde d’Eel. Et il allait le lui prouver.

***

Obtenir le symbole dont avait parlé Mery s’était révélé d’une facilité déconcertante. Emi ne fermant jamais sa porte à clé, il n’avait eu qu’à se faufiler dans sa chambre pour tomber sur une pile de parchemin sur lesquels il était reproduit.
En remontant le couloir, sa preuve en main, il était passé devant celle d’Hélios, où il avait perçu les voix des deux jeunes femmes. Probablement sous l’influence de Nevra, l’atalante interrogeait sa camarade, l’air de rien, sur sa dispute avec June. Il fut tenté d’écouter, mais le symbole dans sa poche semblait l’appeler.
Chrome quitta rapidement le dortoir des absynthes pour se rendre à la bibliothèque. La rumeur de l’arrivée des Feng’huangs avait secoué le quartier général et les couloirs étaient quasiment tous déserts.
Quand il pénétra dans la pièce silencieuse, Chrome sentit son coeur s’apaiser. Il avait toujours apprécié l’ambiance qui régnait entre les rayonnages, le calme presque religieux de l’endroit. Sans un bruit, il s’avança jusqu’aux bureaux. Ykhar, concentrée sur ses rapports, ne l’entendit pas arriver : elle grattait un parchemin d’une écriture soignée. Le lycanthrope attendit qu’elle appose son point final pour signaler sa présence d’un toussotement discret.
Lequel fit violemment sursauter la bröwnie, qui faillit renverser son encrier.

- Par l’Oracle, Chrome !
- Désolé, sourit-il légèrement. Qu’est-ce que c’est ?
- Absolument pas tes affaires, ronchonna-t-elle en cachant prestement le parchemin. Qu’est-ce que tu fais ici ?

Il s’approcha du bureau pour s’y adosser et fit la moue en désignant les rayonnages.

- Je me demandais… disons que je fais quelques recherches pour mon capitaine. Voilà, lors de ma dernière mission, j’ai découvert un symbole bizarre. J’aimerais savoir ce que c’est, est-ce qu’on a des livres sur ça ?
- Bien sûr, répondit-elle en se levant. On a toute une étagère sur la symbolistique, ainsi que quelques livres dans la réserve. Pour ceux-là, il me faudra une autorisation écrite d’un membre de l’étincelante et les titres exactes, mais essaie déjà avec ceux d’ici.

Elle le dirigea vers l’étagère concernée, avant de lui souhaiter bon courage. Chrome n’attendit pas qu’elle disparaisse pour attraper un premier livre et commencer ses recherches.

Quand il releva les yeux, la nuit tombait sur la cité, et le couvre-feu n’allait pas tarder à être annoncé. Chrome jeta un regard ahuri autour de lui : une pile de livres lui faisait face, et il tenait le dernier sur ses genoux. En soupirant, il le referma et entreprit de tout ranger.

- Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

Il secoua la tête tandis qu’Ykhar s’adossait à la bibliothèque. Occupé à ranger, il ne vit pas le regard de la bröwnie se poser sur le parchemin qu’il avait volé à Emi, pas plus qu’il ne vit son teint blanchir.

- C’était quelle mission, au fait ? demanda-t-elle sans montrer son trouble.
- Hum ? Oh, euh… la dernière, celle dans les côtes de Jades. Faut que j’y aille.

Elle hocha machinalement la tête sans le voir. Et une fois que le lycanthrope fut sortit de la bibliothèque, elle se précipita à son bureau pour rédiger un autre parchemin.

NDA

Je rappelle que l'attitude de Nevra n'est pas à reproduire
En bonus, un petit portrait de Valkyon ! J'ai utilisé la référence de sa position dans Eldarya TO pour sa position, mais son armure est légèrement plus logique

Chapitre 30 : Sous le masque

Il est impossible de survivre en Eldarya sans essence magique - certains de nos compagnons nomment cette entité manaa. C’est grâce à elle que notre terre a vu le jour, et c’est grâce à elle que notre sécurité est assurée. Lors du Sacrifice Bleu, des hommes ont traversé le portail avec nous pour fuir la Terre. Ils sont tous décédés dans les semaines qui suivirent.

Extrait du Grand Exil, pour ne rien oublier

Il est là, juste en face d’elle. Il lui sourit avec douceur. Elle veut pleurer. Quelque chose roule sur sa joue, quelque chose de chaud et d’humide. Une larme, peut-être. Elle n’en sait rien. Elle veut que ça dure toujours, qu’il la prenne dans ses bras, qu’il l’emmène loin de tout le reste. Elle tend la main et tente d’attraper la sienne.
Mais soudain, son sourire se transforme en grimace. Il se tord, se brise et elle sent la terreur s’emparer de son être. Elle recule, elle veut courir, elle veut s’enfuir. Et alors que le sol se dérobe sous ses pieds, il hurle.

Menteuse.

***

Deux mains se plaquèrent brusquement sur ses épaules, la forçant à ouvrir les yeux. Miiko se redressa dans son lit pour faire face à son agresseur et reconnut Leiftan juste avant de lui asséner un coup de poing dans la mâchoire. Son bras droit la fixait avec inquiétude, ses yeux verts détaillant le visage de la kitsune pour déterminer si elle était en état de se lever.

- Tout va bien ? demanda-t-il avec douceur. Tu hurlais et tu te débattais, j’ai cru que tu étais attaquée…
- Je…

Je vais bien. Elle déglutit pour essayer de faire disparaître le nœud d’angoisse qui l’étranglait. Leiftan n’avait pas à savoir. Il avait ses propres problèmes, et elle était cheffe de garde. Sa vie personnelle devait être mise à part. Ses cauchemars ne devaient pas entraver le reste.

- Miiko ?
- Je…

Elle serra les couvertures entre ses doigts, se mordit profondément la langue et inspira longuement. Avant de fondre en larmes. La jeune femme plongea son visage entre ses mains, secouée de lourds sanglots qui l’empêchaient de respirer.
Surpris, Leiftan resta figé un instant, avant d’entourer les épaules de sa supérieure d’un bras rassurant.

- Tu veux que j’aille chercher Nevra ? demanda-t-il.

Elle secoua vivement la tête. Surtout pas. Elle ne s’était pas retrouvée seule avec le faélien depuis leur discussion dans ses quartiers, et elle n’était pas encore prête à lui faire face.

- Ezarel ? tenta Leiftan en s'accroupissant.
- N-No-on…

Miiko se recroquevilla sur elle-même. Elle ne voulait voir personne. Ou plutôt, elle ne voulait pas être vue ainsi. Aussi pitoyable qu’on le murmurait dans son dos.

- Est-ce que tu veux… m’en parler ? hésita Leiftan.

Elle ne répondit pas. Le lorialet mordilla doucement sa lèvre inférieure, et sembla prendre une décision. Avec des gestes très doux, il se dégagea une place dans le lit de la kistune et s’assit à ses côtés, avant de l’attirer contre lui. Son corps trouva instinctivement la place qui lui revenait. Miiko se laissa aller contre son torse, son oreille captant les battements de cœur de l’homme. Une petite voix au fond d’elle lui hurlait qu’il ne fallait pas, qu’elle ne pouvait pas, mais elle la fit taire.
Après ce qui lui parut une éternité, le flot de larmes se tarit. Elle leva légèrement les yeux, consciente de l’image qu’elle offrait à son bras droit, mais elle resta immobile. Ses prunelles irisées détaillèrent le visage fin de Leiftan, s’attardant sur son nez droit, ses pommettes hautes et ses longs cils. Comme d’habitude, il avait tressé une partie de ses cheveux afin de ne pas les avoir dans ses yeux, et les mèches sombres se mélangeaient aux plus claires pour former un tableau hypnotique.
Elle ne le lui avait jamais dit. Pourtant, depuis le premier jour, Miiko savait ce qu’elle ressentait. Parfois, elle avait l’impression que ses sentiments étaient partagés. Comme maintenant, alors qu’il la serrait entre ses bras pour effacer sa peine. Et à chaque fois qu’elle avait été sur le point d’avouer, le souvenir de Dame Kura se ravivait.
Tu sera leur cheffe, Miiko. Tu seras celle que l’on écoute, celle que l’on suit. Tu ne devras avoir aucune faiblesse. N’accorde pas ta confiance, et plus important encore, ne leur donne pas ton cœur.
Alors à chaque fois, elle se taisait.

- Tu peux me raconter, tu sais ?

La voix de Leiftan la sortit de ses pensées. En revenant à elle, Miiko constata qu’il la fixait à son tour, et elle détourna les yeux. Elle devait être forte… Et pourtant, cette fois, quelque chose balaya la voix de Kura.

- Je ne sais plus quoi faire, souffla-t-elle. J’ai l’impression… que tout se brise autour de moi, que les choses m’échappent et que je ne peux rien y faire…

Elle secoua la tête, la gorge serrée. Leiftan ne bougeait pas, plus silencieux qu’une ombre, et elle lui en fut reconnaissante. La dernière chose dont elle avait besoin était qu’on la prenne en pitié.

- Le sans visage me fait passer pour une incapable, les autres chefs de garde n’ont pas confiance en moi, et maintenant les gardiens pensent que je devrais rendre mon poste, poursuivit-elle sur le même ton. Et franchement…

La kitsune passa une main lasse dans ses cheveux. Parfois, elle se disait qu’ils avaient raison. Lors de sa prise de fonction, elle s’était efforcée d’honorer la confiance que Kura avait placée en elle, mais aujourd’hui, elle se demandait si l’ancienne cheffe de garde avait eu raison de la nommer comme successeur.

- Peut-être que je n’étais pas prête, chuchota-t-elle. Peut-être qu’ils ont raison et que je devrais démissionner.
- Et qui prendrait ta place ?

La voix profonde du lorialet vibra jusque dans ses os. Miiko se redressa en haussant les épaules. Jusqu’à il y a quelques jours, elle aurait proposé Nevra ou Ezarel. Le premier était peut-être un menteur et l’autre bien trop occupé à récupérer pour gérer la garde. La main de Leiftan se posa sur la sienne, rassurante.

- La place que tu occupes est difficile, Miiko. Et il est toujours simple de critiquer les autres plutôt que de se mettre à leur place. Je ne suis pas certain que Mikkras ou Hikari Hora aient été meilleurs que toi dans la gestion de cette crise. Tu fais de ton mieux.

La kitsune ne répondit pas. Ses mots la touchaient, la confiance qu’il lui accordait se faisant bien trop rare ces temps-ci, mais elle ne savait pas si elle la méritait.
Peut-être que de son mieux, ce n’était pas assez.

***

Il se sentait passablement idiot dans son habit, mais Miiko avait insisté pour qu’ils fassent bonne impression. A côté de lui, Gine sondait la foule avec sa détermination habituelle, prête à réagir au moindre signe suspect. Nevra soupira discrètement en jetant un œil à sa supérieure.
Arriver en retard à une réunion n’était pas le genre de la kitsune, surtout quand il s’agissait de préparer les derniers détails de l’accueil d’une délégation. Pourtant, en la voyant débarquer en compagnie de Leiftan, les traits tirés et les yeux gonflés, personne n’avait fait de remarque. Il avait cependant noté que Miiko avait refusé de croiser son regard durant leur entretien, et il se doutait que ça avait un rapport avec leur discussion.
A vrai dire, le ténébreux ne savait pas pourquoi il lui avait dit pour le nom choisi par Maya. Miiko devait bien se douter que la mercenaire venait des Terres Obscures, peut-être même qu’elle savait ce qu’elle était. Et il l’avait vu dans son regard : elle avait compris. Elle avait fait le lien avec son propre pseudonyme, et elle savait.
Il ne s’expliquait pas l’impulsion qui l’avait saisie. Dans son esprit, la voix mutine de sa jeune sœur résonna d’un ton désapprobateur. Peut-être que tu as perdu tes objectifs, mon frère. Que tu as voulu lui avouer, à ce moment-là, que tu n’étais pas digne de sa confiance.
Il secoua la tête. Il se fichait comme d’une guigne de la confiance de Miiko. Elle lui était utile, pas indispensable. La douleur sourde au fond de sa poitrine n’avait rien à voir avec la peur qu’il sentait maintenant chez elle quand elle le regardait.
Il était un ténébreux, un Da’Lili, et les membres de son clan ne s’attachaient pas aux autres. A ceux qui n’étaient pas nés du bon côté de la ligne, à ceux dont le sang n’était plus pur.

- Ça va durer encore longtemps cette affaire ?

Nevra sortit de sa torpeur pour adresser un sourire compatissant à Ezarel. Engoncé dans son fauteuil roulant, le salvor arborait l’air des mauvais jours. Valkyon se tenait bien droit en réprimant lui aussi une moue amusée, mais le faélien ne vit pas Leiftan et s’interrogea sur l’absence du bras droit de l’étincelante.
Derrière eux, l’impatience des gardiens et des civils autorisés à assister à l’évènement grandissait aussi : beaucoup avaient hâte de voir les Feng’huangs.
Et soudain, comme si leurs prières avaient été entendues, les grandes portes de la cité basculèrent pour laisser passer la délégation.
Ils étaient huit, tous descendus de leurs palanquins pour se mettre à la hauteur du peuple. Un signe de respect dans les Terres de Feu, moqué par la quasi-totalité des autres. Nevra reconnut très vite les tuniques aux couleurs flamboyantes caractéristiques des Feng’huangs, qu’ils portaient avec la grâce propre à leur peuple.
Les chuchotements de la foule formèrent bientôt une rumeur qui couvrit le bruit de la chorale. Les professeurs du refuge avaient insisté pour que les enfants apprennent quelques chants des Terres de Feu, certains que cela ravirait leurs hôtes.
Nevra trouvait ça ridicule, mais il s’était bien gardé de le mentionner. Miiko faisait tout pour que la situation ait l’air sous contrôle, et il savait pertinemment que ce n’était qu’une mise en scène destinée à rassurer le peuple.
Lorsqu’ils arrivèrent à leur hauteur, Miiko s’approcha pour leur souhaiter la bienvenue.

- La cité d’Eel est heureuse de vous ouvrir ses portes, clama-t-elle pour obtenir le silence. Vous êtes libres de visiter autant que bon vous sembles, et nos citoyens seront heureux de répondre à vos questions. Un banquet sera organisé en votre honneur ce soir, dans l’enceinte de la garde. L’amitié avec les Terres de Feu nous est précieuse, et nous espérons que votre séjour ici se passera sans encombre.
- Et nous sommes plus que ravis de nous joindre à vous durant ces quelques jours.

La femme qui venait de prendre la parole adressa un sourire empreint de douceur à la kitsune. Nevra et Gine échangèrent quant à eux un regard grave. Sa présence risquait de compliquer les choses, et il faudrait s’assurer qu’aucun de leurs pions ne se retrouve seul en présence de l’huang.
Car Hua, la cheffe de la garde des Flammes, était aussi douce que puissante. Capable de voir les auras de ceux qu’elle croisait, on la disait d’une perspicacité redoutable. Les rares fois où elle était venue à la garde, Nevra s’était arrangé pour ne jamais la croiser. Il allait devoir redoubler de prudence, mais il ne serait pas le seul.
Le sans visage et ses alliés aussi. Il en était certain, la présence de la femme aux yeux bruns n’était pas seulement dûe à la situation qui se dégradait partour en Eldarya. Miiko ne le leur avait pas explicitement dit, mais il mettait sa main à couper que la kitsune voulait utiliser les talents de l’huang pour essayer de démasquer le sans visage.

***

Un banquet. June soupira en passant une main dans ses cheveux décoiffés. Allongé sur son lit, Geish ronflait bruyamment, mais elle savait que le minaloo ne dormait que d’un œil. Elle releva le petit miroir qu’elle avait acheté à l’aide de son dernier salaire. Un achat futile selon Maya, sauf qu’elle en avait assez de ne pas savoir à quoi elle ressemblait en sortant de sa chambre.
Et à vrai dire, le portrait était tout sauf charmeur. De lourdes cernes s’étalaient sous ses yeux, son teint était presque livide et ses lèvres complètement gercées. Elle jeta un regard las à la tenue que Leiftan avait discrètement déposée dans sa chambre le matin même. Elle n’était pas sûre que ça suffise…

- Je commence à me demander si c’est vraiment une bonne idée, murmura-t-elle.
- C’est l’occasion parfaite, tu veux dire, répliqua le minaloo sans ouvrir les yeux. Un banquet, où tout le monde sera là… On ne peut pas rêver mieux.
- Facile à dire ! s’exclama-t-elle en se laissant tomber sur le lit. Comment tu veux que je séduise Valkyon dans cet état ? Comment tu veux que je séduise Valkyon tout court ?

Geish roula sur le dos pour venir poser sa tête sur le ventre de la jeune femme. En effet, elle n’avait pas une mission facile, et tout reposait sur elle.

- Il s’intéresse déjà beaucoup à toi, fit-il remarquer. Maya dit qu’il mentionne très régulièrement ton nom, et j’ai entendu Nevra en discuter avec Ezarel.
- C’est pas parce qu’il parle de moi qu’il va accepter qu’on soit plus qu’une gardienne et son capitaine, grogna-t-elle.
- Aie un peu confiance en toi. Maya ne te l’aurait pas demandé si elle ne t’en estimait pas capable.

June se redressa pour lancer un regard noir au minaloo. Maya le lui avait demandé parce que ni elle, ni Leiftan n’avaient les capacités et la possibilité de se servir du capitaine de cette façon. Pourtant, elle attrapa ses nouveaux vêtements, appréciant malgré tout la douceur du tissu.

- Au fait, des nouvelles d’Emi ? Est-ce que tu sais si elle a parlé des dessins à quelqu’un ?
- Mathyz est au courant, et donc Nevra aussi, répondit-il.

June fit la moue. Quand elle avait appris que son partenaire s’était rangé du côté du faélien en échange d’une grosse somme d’argent, elle avait été déçue. Après tout, il lui avait semblé sincère quand ils discutaient ensemble… Mais elle-même ne l’était pas vraiment, alors au fond, elle ne pouvait pas lui en vouloir.

- Concernant notre petit arrangement… Es-tu certaine que c’est une bonne idée ? l’interrogea Geish. Je ne suis pas sûr que Maya et Leiftan approuvent.
- Au contraire, je trouve idiot de pas y avoir pensé avant. C’est quitte ou double, mais ça peut nous rapporter gros, répliqua la jeune femme. Et je parie sur double.

Le minaloo se contenta d’un bâillement. Si elle était sûre d’elle… Toutefois, la mercenaire risquait de ne pas beaucoup apprécier son initiative quand elle l’apprendrait. June s’extirpa enfin de derrière son paravent pour prendre la pose devant lui, un sourire narquois aux lèvres.

- T’en penses quoi ?

Le haut de sa tenue épousait sa silhouette avant de s’évaser au niveau des manches, assortie à la couleur de ses yeux. Un petit gilet brodé venait s’y superposer, tandis qu’un pantalon gris perle complétait l’ensemble. Geish jeta un regard approbateur à la ceinture, aussi esthétique que pratique, et aux bottes de cuir de la jeune femme.

- Si j’avais su que Leiftan avait le sens de la mode, ironisa-t-il.
- C’est ça, moque toi…

On toqua soudain à sa porte et elle fit signe au minaloo de filer sous son lit. Elle vérifia que rien ne traînait qui aurait pu faire suspecter sa présence, puis ouvrit à Hélios. L’atalante écarquilla les yeux en la voyant.

- Dis donc, quand tu m’as dit que tu ferais un effort, je m’attendais pas à ça ! J’aurais préféré te voir en robe, cela dit…
- Pour ça, il fallait demander au capitaine Atani de m’augmenter, ricana June. Toutes mes économies y sont passées.
- Et nous boirons en leur honneur ! clama l’absynthe. Allons-y, Mathyz et Mery nous attendent.

June lui fut grée de ne pas mentionner Emi. Elle n’avait pas reparlé à la femme des neiges depuis leur altercation, et sa présence lui manquait. Mais à cause d’elle, leur plan était en danger. June s’était maudite de ne pas avoir rangé correctement ses affaires, et de s’être énervée plutôt que d’essayer de trouver une explication convaincante.
Sauf qu’Emi avait pénétré dans une partie de son intimité qu’elle ne voulait pas partager.

- June… tu m’écoutes ?
- Hum ?

Hélios leva les yeux au ciel, faussement agacée par les rêveries de sa camarade. L’obsidienne lui adressa une moue d’excuse, avant de se reprendre. Maya et Leiftan auraient bien une idée pour Emi, et de toute façon, il était trop tard.

- Au fait, Chrome ne vient pas ? demanda-t-elle.
- Non, il se sent pas très bien, soupira Hélios. Je me demande s’il ne s’est pas un peu disputé avec Mery…
- J’espère que ça va…

Hélios hocha la tête, inquiète elle aussi. Mais bien vite, un sourire revint se plaquer sur ses lèvres. A mesure qu’elles approchaient de la gigantesque salle de l’Oracle, les bruits de la fête se faisaient plus fort.
June ne s’y était rendue qu’une fois, le lendemain de son admission à la garde. A l’origine, la salle de l’Oracle abritait le grand cristal gardien de l’Eldarya. Lors de la grande guerre, il avait été mis en sécurité et quand il s’était brisé, quelques années plus tôt, Miiko avait décidé de le cacher dans les entrailles du quartier général. Elle était la seule à connaître son emplacement.
Lorsque les deux gardiennes pénétrèrent dans la salle, June ne put s’empêcher de pousser une exclamation de surprise. Partout sur les murs, on avait accroché d’immenses fresques peintes qui racontaient l’histoire de la garde de Flamme, de son alliance aux Terres d’Eel, des Feng’huangs et du cristal. Au centre, on avait placé une immense structure de glace qui représentait ledit cristal, brillant de mille feux. Les jeux de lumière donnaient à l’endroit une atmosphère féérique, renforcée par la musique qui s’échappait des instruments de l’orchestre. Les absynthes, mises à contribution, avaient réussi à créer des centaines de lucioles de toutes les couleurs, et quelqu’un avait remplacé le plafond par un ciel étoilé.

- Alors, impressionnées ?

Mathyz entoura leurs épaules d’un bras, comme s’il était lui-même à l’origine de cette magnificence. June arqua un sourcil moqueur.

- Je dois avouer que Dame Miiko a mis les bouchées doubles. Même si toutes ces ressources auraient pu être utilisées autrement…
- Il faut bien se détendre de temps en temps, répliqua Mery en les rejoignant.

Mais il était d’accord avec elle. Tout le monde avait compris qu’il ne s’agissait que d’une diversion pour leur faire oublier la situation catastrophique de la garde… June se dégagea gentiment de l’étreinte de Mathyz.

- Enfin, maintenant que c’est là… On a raté le discours ?
- C’était pas très intéressant, grimaça le jeune homme. Une histoire d’alliance, de grandeur et du bla-bla de politiciens.
- Tant mieux, j’ai horreur des discours ! s’exclama Hélios.

Et sans plus attendre, elle les entraîna vers le buffet.

***

La fête était une réussite, elle leur devait bien ça. La plupart des gardiens dansaient autour du cristal, riaient devant les diverses fontaines ou se restauraient au buffet. Adossée à une colonne, June ne perdait pas une miette du spectacle. Au milieu de la soirée, Hélios et Arumraer, tous deux originaires des Terres du Couchant, s’étaient lancés dans une danse endiablée pour le plus grand bonheur des Feng’huangs, qui n’avaient pas tardé à faire de même.
Mathyz dansait avec Alajea, prenant garde à ne pas solliciter sa jambe blessée, et Mery avait disparu, probablement à la recherche de Chrome. A l’autre bout de la salle, June repéra la chevelure flamboyante d’Hélios, qui discutait avec Nevra. Elle n’aimait pas le rapprochement soudain entre l’atalante et le faélien : l’obsidienne mettait sa main à couper que le capitaine des ombres se servait de son amie pour obtenir des renseignements.

- Tu es toute seule ?

Elle l’avait senti arriver. Valkyon avait beau être discret, sa carrure impressionnante l’empêchait de passer totalement inaperçu. June leva légèrement la tête vers lui, un sourire fatigué qu’elle n’avait même pas besoin de feindre accroché aux lèvres.

- Je fais une petite pause, capitaine.

Il s’adossa à sa colonne, sembla hésiter puis croisa les bras en secouant la tête.

- Valkyon, lâcha-t-il.

Surprise, elle se tourna complètement vers lui. Les lèvres du géant s’ourlèrent devant son étonnement, et il haussa les épaules.

- Pas besoin d’être aussi formelle, ni toi ni moi ne sommes en service.
- Il aurait fallu prévenir le capitaine Rahani, ricana June.

Et comme pour lui donner raison, Ezarel surgit dans leur champ de vision. Il avait réussi à échapper à la surveillance de Jaiob et se dirigeait avec obstination vers la sortie, un carnet dans la main qui ne poussait pas sa chaise.
Valkyon étouffa un rire.

- On ne le changera pas. Il déteste les mondanités.
- Sur ce point, lui et moi on est pareil, fit remarquer la gardienne.
- Tu ne t’amuses pas ? s’étonna Valkyon.

June passa une main derrière sa tête en faisant la moue. Elle désigna les danseurs du menton, ainsi que toutes les gardiennes vêtues de robes plus scandaleuses les unes que les autres.

- Franchement ? Me trémousser en jupons pour attirer l’attention, c’est pas vraiment mon truc. Danser, c’est pas vraiment mon truc. Sans parler des talons… Vous… T’as déjà essayé de porter des talons ?

Il avait cillé lorsqu’elle s’était corrigée. June se demanda si elle était allée trop loin, trop vite, mais le capitaine ne la reprit pas et poursuivit comme si de rien n’était.

- J’avoue que ça ne m’est jamais venu à l’esprit.
- Eh bien je déconseille, soupira-t-elle. Ceci dit, je ne t’ai pas vu non plus sur la piste de danse.
- Ce n’est pas… mon truc, répondit-il en la citant. Disons qu’il y a un peu trop de monde à mon goût. Mais je suis ravi que les Feng’huangs aient pu faire le déplacement.
- Pourquoi ?

Le visage du guerrier changea. Ses yeux brillaient à présent d’une lueur vengeresse tandis qu’il désignait la femme aux cheveux caramel qui avait salué la foule lors de leur arrivée.

- Hua. Elle va nous aider à trouver le sans visage et ses alliés.

June ouvrit la bouche pour demander comment quand un danseur éméché la percuta brusquement. Elle trébucha en essayant de se retenir, et fut rattrapée in extremis par les bras puissants du faélien. Instinctivement, elle agrippa son pourpoint pourpre tandis qu’il l’empêchait de tomber en resserrant ses mains sur sa taille.
Honte. Amusement. Culpabilité. Surprise. Douceur.
June dut se retenir de le repousser, frappée par une vague d’émotions qui ne lui appartenaient pas. Son regard accrocha celui de Valkyon, l’améthyste se fondant dans l’or l’espace d’un instant qui lui parut durer l’éternité.
Elle…
… s’en voulait.
Elle…
… voulait se faire pardonner.
Elle…
… voulait qu’il la lâche.
Elle…
… voulait le protéger.
Et tout aussi brutalement, les émotions cessèrent.

- Tout va bien ? demanda-t-il d’une voix douce.
- Oui, j’ai… Merci, répondit-elle avec une maîtrise qui la surprit elle-même. Je devrais…

Elle recula d’un pas et lui adressa un sourire timide. La jeune femme passa une main dans ses cheveux, laissant son visage s’empourprer sans le quitter des yeux. Quelque part au fond de son esprit, elle pouvait entendre Maya ricaner de son jeu d’actrice. Continue, petite chose, c’est parfait.

- Je devrais y aller, continua-t-elle. Bonne nuit… Valkyon.
- Bonne nuit, June.

Son nom se perdit dans le brouhaha de la foule. Elle ne se rappela même pas avoir franchi la sortie, ni s’être mise à courir pour fuir cette salle qui lui donnait envi de vomir. Quand elle reprit conscience de son environnement, elle se trouvait dans l’un des nombreux couloirs secrets que Leiftan lui avait montrés.
Alors elle s’effondra contre le mur, ferma les yeux, et se laissa aller.
Là, assise contre la pierre froide dans un monde qui n’était pas le sien, June se rappela.

NDA

Et c’est ainsi que se termine l’arc 1, Vindicta ! Rassurez-vous, ça ne change rien au rythme de publication, et vous retrouverez le premier chapitre de l’arc 2 (dont vous découvrirez également le nom) la semaine prochaine !

Merci à tous ceux qui lisent cette fiction, et à tous ceux qui aiment (ou n’aiment pas d’ailleurs), merci à ceux qui commentent régulièrement et aux lecteurs fantômes, et j’espère que la suite vous plaira tout autant !

Et pour clôturer en beauté cette première partie, voici un petit dessin de Nevra ! J’ai utilisé sa pose de New Era comme référence, et je me suis largement inspiré de son kimono pour son manteau (mais j’ai enlevé les froufrous, pour un capitaine de l’ombre, c’est pas super pratique d’avoir des cordes qui pendouillent de sa ceinture, ça s’accroche aux portes et après on est vachement moins discrets )

La bise, et RDV la semaine prochaine pour le chapitre 1 de l’arc 2 !

Nevra

Dernière modification par MayaShiz (Le 25-09-2022 à 16h05)

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C'est toujours par hasard qu'on accomplit son destin...

Chapitre 1 : June

TW : certains personnages de ce chapitre parlent crûment, langage fleuri en approche

Le sacrifice bleu, incomplet, a laissé de nombreuses failles entre notre monde originelle et la terre promise. Au fil des siècles, nous nous sommes efforcés de les trouver afin de les condamner. Si la plupart d’entre eux ont été clos, les cercles de champignons restent un fléau qu’il nous faut abattre.

De l’origine des portails et leur fonctionnement.

La sonnerie de son téléphone lui arracha une grimace. Avec un soupire las, la jeune femme tendit ses doigts pour atteindre le petit appareil et appuyer sur le bouton de verrouillage.
Encore un peu.
Enfouie sous ses couvertures, elle grogna de plus belle quand une seconde musique se déclencha pour la tirer définitivement des limbes dans lesquelles elle s’était plongée. De mauvaise grâce, elle se redressa pour quitter l’abri confortable de son lit et s’étira longuement en profitant de la langueur qui étreignait encore son corps.
L’année venait de commencer, et elle avait déjà hâte d’être en vacances.
La jeune femme se leva, tirant sur le vieux t-shirt délavé qui lui servait de pyjama, et passa une main dans ses cheveux cendrés. A tâton, elle chercha l’interrupteur et quand la lumière révéla le décor de sa chambre, elle referma immédiatement les yeux en poussant un gémissement.
Le fouillis qui régnait dans la pièce en aurait rendu fou plus d’un. Son lit était recouvert de peluches en tout genre et de toutes tailles. A ses pieds, une montagne de linge sale attendant d’être ramassé la narguait, tandis qu’une chaise de bureau inutilisable croulait sous celui, impeccablement repassé, que quelqu’un avait gentiment posé là. Bureau dont on ne distinguait d’ailleurs plus la couleur d’origine. Aux murs, de nombreuses affiches, peintures et dessins fait mains avaient été soigneusement collés, tout comme les étoiles phosphorescentes qui la saluaient depuis le plafond.
Lorsque ses yeux se furent habitués à la luminosité ambiante, la dormeuse s’adossa au mur pour fouiller son placard et dénicher de quoi se vêtir. Elle ne fit pas attention à ce qu’elle attrapait, s’assurant simplement que les vêtements seraient suffisamment chauds pour la saison.
Elle s’habilla à l’aveugle, donna un vague coup de brosse dans ses cheveux indomptables et s’estima satisfaite. D’un pas lent, elle se dirigea vers la porte de sa chambre. Au moment où elle posa sa main sur la poignée, le battant s’ouvrit brusquement et elle ne dut qu’à un réflexe inattendu de l’éviter.

- Putain, mais t’es toujours pas prête ? Dépêche toi, on va rater le bus et il est hors de question que j’aille à la fac à pied !
- Bonjour aussi, marmonna-t-elle.

La nouvelle venue leva ses yeux impeccablement maquillés vers le plafond, jurant une nouvelle fois sur la capacité de sa sœur à la mettre systématiquement en retard. Pourtant, ses insultes n’eurent aucun effet sur l’intéressée, qui descendit les escaliers encore plus lentement qu’à l’accoutumé.
Une délicieuse odeur de pancakes flottait dans l’air, et quand elle ouvrit la porte de la cuisine, elle fut immédiatement accueillie par le sourire de sa mère.

- Bonjour, June.
- Salut m’man.

Emilie Albalefko déposa un baiser sur le front de sa fille avant de la pousser doucement vers la table. June s’empressa d’enfourner une bouchée de pancakes pour calmer les grognements de son estomac. Derrière elle, la porte s’ouvrit de nouveau pour laisser passer sa sœur.

- Allez, dépêche ! T’es chiante, c’est tous les matins la même histoire, Erika !

June grimaça à l’entente de son nom. Celui de sa grand-mère, que ses parents avaient insisté pour lui donner. Elle s’en serait bien passé… Tout le monde l’appelait donc par son second prénom, à l'exception de sa jumelle lorsqu’elle était agacée. Et Telia Albalefko était très régulièrement agacée.

- Laisse ta soeur manger, la réprimanda sa mère. Si vous n’attrapez pas le bus de huit heures, vous aurez celui de quinze.
- J’ai rendez-vous avec Solène pour bosser notre présentation ! Si je me plante, ce sera ta faute !
- Si tu te plantes, c’est parce que vous passez plus de temps à vous tripoter qu’à bosser, marmonna June.
- Qu’est-ce que tu viens de dire ?
- Eh bien, c’est animé ici !
- Salut p’pa…

Franck Albalefko ébouriffa les cheveux de Telia en lui arrachant un cri de protestation. La jeune femme quitta prestement la pièce, ses doigts pianotant sur son téléphone, probablement une bordée d’insultes à l’encontre de son agaçante jumelle.

- Tu as bien dormi, ma grande ? demanda-t-il à June.
- Pas assez, répondit-elle laconiquement.
- Tu t’es encore couchée tard…

June haussa les épaules en terminant son petit déjeuner. Un coup d'œil à l’horloge lui apprit qu’elle avait suffisamment fait traîner le jeu : elles allaient effectivement devoir courir pour attraper le bus. Elle se leva prestement, salua ses parents et s’empressa d’enfiler ses chaussures. Dehors, on entendait siffler le vent de l’hiver, aussi s’assura-t-elle que son bonnet et ses gants ne laissaient passer aucune once de froid.
Et comme ultime provocation, elle passa la tête dans le salon pour arquer un sourcil en direction de Telia et lui désigner l’heure sur son téléphone.

- Alors, tu te dépêches ? On va finir par être en retard.

***

Elle détestait la fac. L’ambiance des longs couloirs, les bousculades dans les files d’attentes du RU, les cours interminables, le silence de la BU… En été, June passait la plupart de son temps dehors, avachie dans l’herbe des grands jardins du campus. Mais dès que la pluie montrait le bout de son nez, ses journées devenaient aussi moroses qu’un tableau sans couleur.
Seul point positif : les locaux étaient si grands qu’elle parvenait à éviter sa sœur la plupart du temps.
Son ventre émit un grognement qui arracha un sourire à sa voisine. June soupira en se redressant, prit quelques notes puis passa une main dans ses cheveux. Elle avait beau les démêler tous les matins, ils semblaient avoir décidé de lui rendre la vie impossible. Elle se fit la réflexion qu’ils étaient un peu longs : il faudrait qu’elle pense à prendre rendez-vous chez le coiffeur.

- Eh… chuchota sa voisine.

Elle avait rencontré Sasha Sakari le premier jour de son entrée à la fac. Deux ans plus tard, elles étaient toujours fourrées ensemble et suivaient exactement les mêmes cours. Il était rare de les trouver l’une sans l’autre, ce dont s’amusaient énormément leurs camarades de promotion.

- Quoi ?
- T’as vu, ils passent le nouveau Fast and Furious au cinéma.
- Je croyais que t’aimais pas les films de voiture ? s’étonna June.
- Si, enfin…

La peau mate de Sasha se colora de rouge, tandis que June étouffait un rire. La jeune femme posa son menton dans sa paume et battit des cils tout en prenant une expression charmeuse.

- Attends, laisse-moi deviner… Toi, tu n’es pas très fan, mais une certaine finlandaise de notre entourage aime beaucoup ce genre de films ?
- C’est bon, ça va, râla son amie.
- Aller va, je leur proposerai de venir.

Sasha lui adressa un regard reconnaissant. Jamais elle n’oserait demander à quelqu’un de l’accompagner au cinéma, et encore moins à Leksy. De deux ans leur aînée, elle suivait le même cursus et elles s’étaient rencontrées l’année précédente. Malgré son air revêche et sa réputation, Leksy s’était bien vite intégrée à leur groupe. Il n’avait pas fallu longtemps à June pour deviner que Sasha lui portait plus que des sentiments amicaux, mais son amie avait bien du mal à se déclarer.
Lorsque le professeur sonna la fin du cours, les étudiants quittèrent leurs chaises dans un brouhaha de rires et de conversations indistinctes. June et Sasha se frayèrent un chemin dans la masse pour rejoindre le restaurant universitaire. Elles y prirent un sandwich à emporter, puis se dirigèrent vers l’une des nombreuses salles de pauses dans lesquelles les étudiants qui ne souhaitaient pas manger dans le bruit pouvaient se restaurer.
Il ne leur fallut pas longtemps pour retrouver Leksy, qui grignotait une feuille de salade en compagnie de Victoire. June se laissa tomber à leur table en les saluant d’un sourire, avant de mordre un grand coup dans son sandwich.

- Cha va ? mâchonna-t-elle.
- Tes parents t’ont pas appris les bonnes manières ? grogna Leksy.
- Chi, mais une de mes chères amies m’a dit que les bonnes manières, chétait pour les losers.

Victoire et Sasha éclatèrent de rire, s’attirant quelques regards de la part de ceux qui avaient déjà reprit leurs révisions. June avala sa bouchée, jeta un coup d'œil à Sasha puis prit un air conspirateur.

- Ça vous dit qu’on sèche les cours pour aller au ciné ?
- Grave chaude, soupira Leksy. Je refuse de passer encore quatre heures avec Lavalle.
- Hors de question, la réprimanda immédiatement Victoire. En plus, Sasha est boursière, ce ne serait pas sympa d’y aller sans elle.
- T’es pas drôle, Vic’...

Un coup de coude força Sasha à relever la tête. June lui fit les gros yeux, elle secoua le menton, son amie fit la moue et finalement, Sasha prit son courage à deux mains pour se racler la gorge.

- On… balbutia-t-elle. On pourrait y aller après, sinon ?

Victoire fronça les sourcils, tourna son regard vers June et capta son air suppliant. Un sourire amusé étira ses lèvres fines, avant qu’une moue navrée ne torde son visage.

- J’ai promis à Oscar de le rejoindre pour l’aider sur son projet, déplora-t-elle.
- Et moi, il faut absolument que je finisse ma dissert’, renchérit June.

Elle ne prêta aucune attention au regard de détresse profonde que lui adressa Sasha. Leksy, complètement inconsciente du drame qui se jouait, haussa les épaules en picorant sa salade.

- Après les cours, ça me va aussi.
- Ah, mais… euh… on devrait attendre June et Victoire, paniqua la jeune femme.
- Mais non, vous en faites pas, vous nous raconterez, la rassura la première avec un sourire satisfait.
- On n’a qu’à aller à la séance de seize heures, comme ça on aura pas les mioches, décréta Leksy.

Victoire et June échangèrent un regard complice. Le reste était entre les mains de Sasha, qui était devenu aussi rouge que la tomate de son sandwich.
La conversation dériva rapidement sur les cours, les partiels de fin d’année et les fêtes de Noël. Victoire décrivait la décoration de son sapin quand Leksy leva soudain les yeux au ciel.

- Génial, marmonna-t-elle. Voilà Miss Monde et ses clones…

June n’eut pas besoin de se retourner pour reconnaître la voix de sa sœur. Quand Telia arriva à sa hauteur, elle prit sur elle de lui adresser un demi-sourire ennuyé.

- Quoi ?
- Je sors, ce soir, pas la peine de m’attendre.
- T’as prévenu les parents ?
- J’ai plus douze ans, ils n'ont pas besoin de savoir ce que je fais de mes soirées, ricana Telia.

June soupira. Sa mère allait encore s’inquiéter, d’autant qu’elle savait pertinemment que Telia ne préviendrait personne du lieu, de l’heure et de l’endroit où elle passerait la nuit ensuite.

- T’es chiante.
- Désolée d’avoir une vie sociale.
- Dont on se fout royalement, grogna Leksy. Casse-toi.

La finlandaise se redressa à demi, alors que Telia lui crachait de se mêler de ses affaires. Victoire leva les mains en signe d’apaisement, empêchant la situation de s’envenimer. Elle n’aimait pas la jumelle de June : à chaque fois qu’elle la croisait, elle avait l’impression d’être de retour à la maternelle. Les deux sœurs ne pouvaient pas s’empêcher de se chamailler, mais Telia cherchait des noises à tout le monde. Selon elle, c’était pour camoufler un mal être, mais selon June, c’était juste parce que sa sœur était pénible.
Cette dernière avait plongé la tête dans les restes de son repas, tandis que d’autres étudiants commençaient à exprimer leur agacement. Bientôt, un jeune homme se leva pour leur dire de partir, ne récoltant qu’un regard mauvais. Il fut suivi d’une fille, puis d’une autre, et finalement, la salle s’emplit d’une terrible cacophonie.
Brusquement, Leksy plaqua ses mains sur la table en se levant. Son regard s’était fait aussi sombre qu’un orage.

- Ecoute, Miss Monde. Tu fais chier tout le monde, et on en a rien à carrer de ta vie. Alors soit tu dégages, soit je te fais sortir, siffla-t-elle.

Des approbations s’élevèrent d’un peu partout, forçant Telia a reculer d’un pas. Dans un grand mouvement de cheveux, elle se détourna pour regagner la sortie, rapidement suivie de ses camarades. Sur le pas de la porte, elle s’arrêta néanmoins et jeta un regard mauvais à sa sœur.

- Tes potes et toi, vous me faites vraiment pitié.

Seule la main de Victoire empêcha Leksy de lui adresser une remarque bien sentie. Quand elle eut disparu, la tension retomba dans la petite salle, qui s’emplit bien vite de chuchotements furieux.

- Elle est tout le temps comme ça ? soupira Victoire. C’est usant, à la longue… j’ai l’impression de faire face à une enfant de douze ans…
- Au moins, nous on ne la voit pas quand on rentre le soir, murmura Sasha.

June ne répondit pas. Elle sentait les regards glisser sur elle, se savait maintenant au centre des conversations, et elle avait horreur de ça.

***

Elle ne dormait pas quand la porte d’entrée claqua. June était restée éveillée, attendant avec impatience le débriefing de Sasha concernant sa séance de cinéma puis ressassant son altercation avec sa sœur. La haine de Telia à son égard datait de leur entrée en primaire. Avant ça, elles étaient inséparables. Mais il y avait eu l’incident.
Puis arrivée au collège, sa sœur avait commencé à changer. Elle s’était intéressée aux garçons, avant de découvrir qu’elle préférait les filles. Moquée à ce sujet lorsqu’elle était entrée au lycée, elle s’était forgée une carapace qui avait achevé de l’éloigner de June. Leurs parents ne comprenaient pas pourquoi, et June faisait semblant de ne rien savoir. En réalité, elle se rappelait très bien du moment où sa sœur avait changé.
Le pas lourd de Telia fit grincer l’escalier. June hésita : elle savait que sortir lui vaudrait probablement une nouvelle soufflante, mais elle voulait s’assurer que sa sœur allait bien. Alors elle passa timidement la tête à travers l’embrasure et observa sa silhouette vacillante.

- Telia ?

Un grognement mauvais lui répondit. June retint un soupir. A sa diction pâteuse, elle devinait que la soirée avait été arrosée, et peut-être même plus que nécessaire. Elle sortit de sa chambre pour s’approcher de sa sœur.

- Casse-toi, répéta cette dernière.
- Arrête de faire ta tête de mule et laisse-moi t’aider, grogna June. Et parles moins fort, tu vas réveiller les parents.
- J’ai pas besoin de ton aide.
- Telia…
- Mais lâche-moi !

Elle la repoussa violemment. Au-dessus d’elle, June entendit une porte s’ouvrir, puis des pas sur le parquet. Telia capta son regard au plafond. Une grimace de colère tordit son visage maquillé.

- Super, tu les as réveillés !
- June ? Telia ? Tout va bien ?
- Allez, arrête… murmura-t-elle. Viens, et puis…
- Mais qu’est-ce que tu comprends pas, hein ?

Cette fois, elle avait hurlé. June se raidit alors que sa sœur la repoussait de nouveau. Sa bouche se tordait en une horrible grimace, et ses yeux d’un bleu glacé la fusillaient avec une rage nouvelle. Ses mots transperçaient sa sœur, et June pouvait lire sur ses traits la jubilation que ça lui procurait.

- Tu me gaves ! J’ai pas besoin de toi, c’est clair ? Alors fous le camp !
- Telia ! s’exclama Emilie en descendant prestement l’escalier.
- Quoi ? Elle me soule, avec son air de sainte ! Elle est là, comme une pauvre cruche, on dirait qu’elle est paumée ! J’en peux plus de sa gueule ! Et vous, vous êtes là, à la protéger comme si elle pouvait pas se débrouiller toute seule ! Sois gentille avec June, Telia, prends soin de ta sœur, elle est sensible, elle est fragile ! Et moi, je suis pas fragile peut-être ? Mais tout le monde s’en fout !
- Telia, nous…
- C’est toujours June, June, June !
- La ferme !

Elle regretta instantanément d’avoir hurlé à son tour. Pourtant, June ne s’arrêta pas. A son tour, elle repoussa sa sœur, la colère s’emparant de son cœur.

- Si t’étais pas aussi méchante, les gens s'intéresseraient à toi ! Je sais pas ce que je t’ai fait, mais tu sais quoi ? Je m’en fiche ! T’es égoïste, tu ramènes toujours tout à toi, tu te fiches de papa et maman, et de moi aussi ! Regarde-toi ! Si t’es pas heureuse ici, t’as qu’à partir !
- Ouais, je vais faire ça ! De toute façon, tout sera mieux qu’ici ! Tu veux savoir ? Ma vie aurait été vachement mieux si t’étais jamais née !
- Telia !

June n’attendit pas la réponse de sa sœur. Elle dévala l’escalier, les larmes roulant sur ses joues sans qu’elle puisse les arrêter.
Je te hais.
Le froid mordit sa peau nue, la neige gifla son visage humide. Elle sentait le goudron sous ses pieds, entendait le vent siffler à ses oreilles.
Pourquoi tu me crois pas ?
Le visage rond de Telia s’imposa à son esprit, avec ses grands yeux bleus désespérés. Celui de leur mère, aussi, qui soupirait gentiment devant son récit improbable.
Je te jure que c’est vrai ! Tu me crois, toi, hein June ?
Elle ne l’avait pas cru. Alors Telia s’était renfermée sur elle-même, puis elle était devenue cette peste qui haïssait le monde.
Pourquoi personne se rappelle ?
Quand elle s’arrêta enfin de courir, June se trouvait au milieu de la forêt qui bordait la ville. A bout de souffle, elle se laissa tomber dans l’herbe que la neige recouvrait d’une fine pellicule de froid, et serra ses bras contre son buste.
Qu’aurait-elle pu faire d’autre quand Telia avait inventé cette histoire de garçon disparu dont personne ne se rappelait ? Quand elle s’était mise à crier son nom dans la rue, à toquer aux portes pour le chercher ? Quand elle avait entendu les adultes dire que c’était une manière d’attirer l’attention, et que c’était normal à son âge ?
Alors non, elle ne l’avait pas crue. Et sa sœur s’était sentie trahie.
C’est toi la menteuse ! Menteuse ! Je te déteste ! Il existe !

Recroquevillée au milieu de la forêt, elle ne prend pas garde aux rayons du soleil qui passaient à travers les branches. Elle ne se rendit pas compte que la neige autour d’elle avait fondu pour laisser place à une herbe verdoyante. Elle n’entendit pas les pépiements des oiseaux s’éteindre pour laisser place à des bruits qu’elle ne connaissait pas.
Quand une voix l’interpella, June mit quelques instants à redresser la tête. Et quand elle croisa le regard aigue-marine d’un homme aux cheveux bleus, son esprit mit plusieurs secondes à intégrer ce qu’il voyait.
Ce n’était pas sa forêt.
Ce n’était pas son monde.
Ce n’était pas un homme.

Quelque jours plus tôt, le cristal s’était brisé. Et la perturbation du mana avait ouvert un passage entre les mondes. Un passage qu’elle avait traversé, sans le savoir, en s’effondrant au milieu d’un cercle de champignons.

NDA

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, ne faites pas comme Telia
Et pour continuer dans la lignée des portraits, voici Hélios <3

Hélios

Chapitre 2 : Allégeances

Nous pensions qu’il allait mourir, mais il est toujours en vie. On m’avait dit que des faërys étaient restés dans notre monde d’origine après le sacrifice bleu. J’avais du mal à y croire, mais l’existence de ---- me prouve le contraire.

NDR : le mot est illisible, comme si l’encre avait été floutée.

Extrait des mémoires de Dame Kura

Ses pas résonnaient dans les couloirs vides, accompagnant sa marche solitaire d’un écho réconfortant. Les torches s’éteignaient après son passage, et il salua l’inventivité de celui qui avait créé ces corridors secrets. Bientôt, le silence fut troublé par un bruit qu’il savait reconnaître entre mille, et qui lui fit allonger le pas.
Il ne mit pas longtemps à la trouver. Recroquevillée sur elle-même, misérable et secouée de sanglots incontrôlables, June faisait peine à voir. Quand les bras de Leiftan se refermèrent autour de son corps frêle, ses pleurs redoublèrent d’intensité alors ses mains agrippaient le manteau blanc.
Il ne dit rien, parce qu’il savait qu’aucun mot ne consolerait sa peine. Qu’elle ne s’en irait jamais, quoiqu’elle fasse. Alors il se contenta de rester à ses côtés, parce qu’il comprenait.
Et quand enfin les larmes se tarirent, il resta encore, jusqu’à ce qu’elle se dégage lentement de son étreinte pour essuyer ses joues humides.
Elle fixa longtemps les ombres mouvantes sur la pierre, silencieuse. Quand sa voix, rendue rauque par la tristesse et la fatigue, s’éleva enfin, Leiftan y perçut toute sa douleur et sa tristesse.

- Excuse-moi.
- Pourquoi ?

Elle haussa les épaules. Leiftan esquissa un sourire triste et entoura ses épaules d’un bras. Il se rappelait parfaitement du jour où il l’avait rencontrée. De cet instant, dans la forêt d’Himlensam, où elle avait agrippé le bras nu de Maya avant de s’effondrer, choquée par la mort brutale du familier.
J’ai une proposition à te faire, June. Et je crois qu’elle va grandement t’intéresser.
Il se rappelait de ses yeux emplis d’incompréhension, de la crainte qui était venue s’y mélanger avant de laisser place à la colère. Quand la Mörka lui avait rendu ses souvenirs injustement volés, remplissant les blancs de la vie qu’on lui avait effacée. Il l’avait vue résister, refuser de s’effondrer tandis qu’ils lui proposaient de les rejoindre.
Son premier geste, à l'issue de leur conversation, avait été de saisir le petit bracelet en argent qui ornait son poignet pour effacer rageusement avec un poignard les lettres qui y étaient tracées.
Comme ça, personne ne saura qui je suis et d’où je viens.
Il savait que sa détermination, à cet instant, cachait un immense chagrin que rien ne viendrait apaiser.

- Je t’ai vue, avec Valkyon.
- C’était moins difficile que prévu, soupira-t-elle. Je deviens bonne à ce petit jeu. Il m’a dit que Hua était là pour traquer le sans visage.
- Hum… sa capacité à lire les auras pourrait en effet lui permettre de le trouver, mais pour ça il faudrait qu’il attaque la garde et qu’elle réussisse à capter son essence sur les lieux du crime, répondit l’étincelant. C’est un pari désespéré que fait Miiko. Elle est à bout, et n’a plus d’autre solution.
- J’aurais presque de la peine pour elle, murmura June en renversant sa tête contre la pierre.

Leiftan ne répondit pas. Le silence s’installa, avant d’être de nouveau rompu par sa compagne.

- Dis…
- Oui ?
- Comment tu as su… ce que tu étais ?

Un sourire ourla ses lèvres. Evidemment, elle se posait la question. Au cours de l’année précédente, June n’avait jamais évoqué son ascendance faélienne. Il lui avait fallu du temps pour digérer l’idée de ne pas être humaine. D’être autre chose. Et puis elle n’avait pas eu l’occasion d’y penser.
Ca aussi, il comprenait.

- Maya a fait des recherches. La bibliothèque de Fan’Fara regorge de livres très intéressants, avoua-t-il. Elle s’y est infiltrée un peu après avoir intégré les K’arnags, il parait que ça à fait pas mal de bruit. C’était la première fois que quelqu’un réussissait à y pénétrer pour y voler quelque chose.
- Tu m’étonnes, ironisa June, avant d’hésiter. Et tu penses qu’elle pourrait… je veux dire…
- Se renseigner à ton sujet ? Elle le fait depuis le premier jour, dans l’éventualité où tu souhaiterais savoir à quelle espèce tu appartiens.

June se tourna vivement vers lui, étonnée. Leiftan haussa les épaules. Il avait appris au cours des nombreuses années passées à ses côtés que la mercenaire était aussi imprévisible que la mer. Elle qui ne faisait jamais rien au hasard estimait probablement que l’information leur serait utile. A eux, ou à elle. 

- Elle n’a toujours rien trouvé, murmura-t-il. Mais elle cherche. Tu pourras lui en parler quand elle reviendra, elle a déjà éliminé plusieurs hypothèses.
- Leiftan ?
- Oui ?
- Je veux rentrer chez moi.
- Je sais.

***

Il n’y croyait pas. Recroquevillé sur son lit, Chrome tremblait. Son regard doré était fixé sur un livre ouvert, accompagné d’une petite note impeccablement rédigée à l’encre noire. C’était impossible.
Mery savait-il ?
Un gémissement s’échappa de ses lèvres closes. Il avait intégré la garde sous la houlette de Nevra, parce que l’ombre l’inspirait. Parce qu’à cette époque, il avait besoin d’un but, que le ténébreux lui avait donné. Saccager, de l’intérieur, la grande garde d’Eel. L’empêcher de détruire d’autres vies.
C’était l’unique raison qui l’avait poussée à quitter sa famille d’adoption pour se rendre sur les Terres d’Eel, se mêler à la population locale en faisant semblant de ne pas les haïr pour ce qu’ils avaient fait à son clan lors de la grande guerre.
Alors quand Nevra, son charisme et ses belles paroles l’avaient recruté pour sa petite armée d’espion, il avait accepté de bonne grâce. C’était lui qui avait trouvé Mery, avant même d’en tomber amoureux. D’ailleurs, il était persuadé que leur volonté commune de se venger de la garde avait beaucoup joué dans leur rapprochement.
Nevra est un type bien !
Mensonge. Nevra ne lui faisait pas confiance. Il savait pertinemment qui était June. Ce qu’était June. Il lui avait menti. Bien sûr, il n’était pas stupide. Il se doutait que les informations qu’il fournissait à Nevra allaient directement dans la poche des Terres Obscures, que tout cela n’était qu’un stratagème visant à assouvir les hypothétiques plans de conquête de leur souveraine.
Ca ne l’avait jamais dérangé, parce que personne n’en avait jamais souffert. Mais si ce qu’il venait de découvrir s’avérait être la vérité… Chrome se ferma un peu plus.
Il fallait qu’il soit sûr. D’un bond, il sauta sur ses pieds et sortit de sa chambre, le livre à la main.
Il n’avait pas besoin de relire le parchemin pour savoir où aller. Il s’enfonça donc dans les couloirs sans prendre garde aux rares âmes qu’il croisait, sans noter leurs yeux étonnés devant son air hagard et ses pas saccadés. Pourtant, une fois devant la porte de la bibliothèque, il sonda rapidement les alentours, ses vieux réflexes reprenant le dessus l’espace d’un instant.
Quand il fut certain d’être seul, il pénétra dans la grande pièce sans faire de bruit. Ses pas le guidèrent jusqu’à une seconde porte : elle donnait sur un petit bureau exigu, emplit de dizaines de formulaires en tout genre. A l’intérieur, il trouva un nouveau parchemin. Comme dans un rêve, il suivit les indications qu’il lui donnait et fit pivoter une gravure. Un pan de mur s’effaça pour révéler un escalier, que le lycanthrope s’empressa de dévaler.
Il entendait son cœur battre dans son crâne, le goût âcre de son déjeuner se répandait sur sa langue et il se sentait à deux doigts de défaillir.
Il perçut l’odeur musquée d’Ykhar avant de la voir. Adossée au mur, la bröwnie ne sursauta pas quand il déboula droit sur elle, aucune lueur surprise ne s’alluma dans ses yeux gris.
Elle savait qu’il viendrait.
Aucun mot ne fut échangé quand il lui tendit le livre. A la lumière d’une torche, les lettres scintillantes écrites sur la couverture restèrent gravées sur sa rétine.
La langue oubliée.
Ykhar attrapa l’ouvrage, puis arqua un sourcil faussement intrigué. Chrome s’appuya contre la pierre, presque fiévreux à l’idée de comprendre, et il le désigna du menton.

- Je l’ai trouvé dans ma chambre en revenant me préparer pour le banquet.
- Et donc ?
- Ne fais pas semblant ! s'écria-t-il. Tu m’as vu chercher les symboles dans les bouquins hier ! Tu sais ce que j’ai trouvé !
- Non, répliqua la bibliothécaire. Qu’est-ce que tu as trouvé, Chrome ?
- Le symbole !

Sa vision se brouilla quand il brandit la feuille sur laquelle il était tracé. Ykhar resta de marbre, alors il continua d’une voix brisée.

- Celui du dessin qu’Emi a trouvé dans la chambre de June ! C’est une lettre, qui vient de l’ancien alphabet… June…
- Est née sur Terre, jeune loup.

Il n’en était plus à ça près. Chrome ne sursauta pas, ne hurla pas, ne se jeta pas sur celui qui terrorisait la garde depuis tant de mois. A vrai dire, il n’était même pas étonné de le voir ici, vêtu de son armure rougeoyante et de son casque cauchemardesque.

- Tu travailles pour lui, souffla-t-il.

Un rire hystérique s’empara du lycanthrope. Bien sûr. Miiko était persuadée que le sans visage avait des alliés dans la garde, mais il était certain qu’elle n’avait pas envisagé l’idée que son ennemi ait infiltré l’étincelante. Ykhar se contenta de rouler un petit parchemin, qu’elle glissa dans sa poche.

- Pourquoi ?
- C’est une question un peu vaste, fit remarquer la bröwnie.
- Pourquoi tu as trahi la garde ?
- Pour la même raison qui t’as poussé à venir ici. Parce que quelqu’un m’a ouvert les yeux.
- A propos de June ?

Ykhar esquissa un sourire froid. June n’était que la pointe de l’iceberg… Elle s’accroupit devant lui, ses longs cheveux oranges formant une cape contre son dos.

- Il y a un peu plus d’un an, Ashkore a attaqué la garde pour voler les plans du quartier général. Vous n’en saviez rien car Miiko a gardé cet assaut secret. Le jour de l’attaque, j’ai également trouvé une pile de dossiers dans ma chambre, des dossiers auxquels je n’avais aucun accès. Je les ai parcourus, et ce que j’y ai trouvé à achevé de me convaincre que ni Miiko, ni Kura, ni personne n’était digne de diriger la garde d’Eel.
- Donc tu l’as rejoint ?
- Oui. Nous ne savions pas ce qui était arrivé à June à ce moment-là, nous ne l’avons appris que plus tard. Mais ça n’a en rien changé nos plans.
- Pourquoi ?
- Parce que June n’est pas la seule à avoir passé un portail, jeune loup.

Chrome leva les yeux vers le sans visage. Immobile, il le fixait de son masque terrifiant et pourtant, le lycanthrope n’avait pas peur.

- Il y a dix-sept ans, quelqu’un est arrivé en Eldarya, quelqu’un qui a aussi perdu la mémoire et intégré la garde de Kura. Quelqu’un qui a été le point de départ de toute cette mascarade.
- La garde d’Eel a pris trop de vies, Chrome, murmura Ykhar. Il est temps que ça change.
- Alors votre but est de la détruire ?
- Non, jeune loup. Notre but est de retrouver le grand cristal et de réparer ce qui a été brisé.
- Tout ce qui a été brisé, précisa Ykhar.

A cet instant, Chrome sut que sa décision était prise. Elle l’était depuis longtemps. Depuis que June s’était noyée, depuis qu’il avait failli la perdre. Il s’était voilé la face, parce que les méthodes d’Ashkore valaient celles de Nevra.

- Des gens vont mourir ? souffla-t-il.
- Pas si nous pouvons l’éviter.
- C’est pour ça que vous n’avez pas tué Hélios ?
- Hélios était un dommage collatéral, et j’en suis navré.
- Et l’explosion dans la forge ?
- Pourquoi toutes ces questions, jeune loup ? Tu travailles pour le ténébreux, s’étonna le sans visage. Nevra n’est pas le dernier quand il s’agit de tuer.
- La guerre gronde, Chrome, reprit Ykhar. Et elle ne se fera pas sans dommage. Choisis ton camp, et accepte les conséquences.

Il se redressa lentement. La tête lui tournait, il avait toujours envie de vomir, mais sa décision était prise.
Son allégeance avait changé de camp.

***

La violence du choc résonna jusque dans ses os. Elle esquiva les dents du contaminé avant d’abattre de nouveau sa lame dans la jugulaire offerte, puis recula d’un pas vif pour éviter la gerbe de sang.
Il s’effondra, noyé dans ses propres fluides. Sa gorge ouverte émettait d’affreux gargouillements qui arrachèrent un regard méprisant à la mercenaire, tandis qu’elle rangeait ses lames.

- Propre et efficace, j’aime.

Maya ne fit même pas l’effort d’une réponse. Ecaille s’agenouilla pour examiner le contaminé, évitant de tâcher ses vêtements immaculés. La sorcière aveugle fit glisser ses mains sur la peau rêche, frôla les crocs baveux et les yeux exorbités puis haussa les épaules dans un soupir fataliste.

- Il est mort.
- Tu énonces souvent des évidences ? grogna Maya.
- Tu sais, j’adore partir en mission avec toi.

Elle ne capta pas le roulement d’yeux de sa compagne, mais elle devinait à sa posture crispée qu’elle l’agaçait. Et Ecaille adorait ça. Pourtant, l’heure n’était pas à la plaisanterie. Leur mission dans les Terres de l’Ouest avait complètement dégénérée, à tel point qu’elle avait dû quitter sa couverture pour venir au secours de ses camarades. Malgré toute l’habileté de l’obsidienne et ses capacités à elle, Titane n’était pas sorti vivant de l’affrontement avec la garde des Murmures.
Même si elle en jouait, Ecaille savait que la situation était grave.
Les deux gardiennes reprirent leur route, sans se préoccuper du corps désormais inanimé. Elles étaient presque arrivées à la garde, et c’était la quatrième attaque depuis qu’elles avaient franchi la frontière des Terres d’Eel. Partout sur les grands axes, on voyait des cadavres pourrir au soleil, personne n’ayant le temps ou l’envie de les jeter dans les fosses communes.
Le genre de chose que la garde évitait de dire à ses gardiens. Il fallait bien garder le moral des troupes, après tout. Ça aussi, ça la faisait rire.
La sorcière se rapprocha de sa compagne et agita ses doigts devant elle.

- Tu crois qu’il va y avoir une autre guerre ? demanda-t-elle.
- J’ai l’air de savoir quelque chose ?
- Tu viens des Terres Obscures, tu connais ton peuple, répliqua l’aveugle en haussant les épaules. Même si ça fait un moment que tu n’y es pas retourné, tu dois bien avoir une ou deux idées.

Maya resta silencieuse. Ecaille savait pourtant qu’elle avait visé juste. Au cours de leur voyage, la ténébreuse avait reçu plusieurs krakors, ces oiseaux de fumée créés par la mörka afin de transmettre un message. Une voix masculine s’en était élevée, à laquelle sa compagne n’avait pas répondu. A ce moment-là, Ecaille avait déploré sa maîtrise incomplète du spräk, car elle aurait bien voulut savoir ce qu’on voulait à la mercenaire.

- Bon, très bien, garde tes secrets, abdiqua-t-elle en haussant les épaules. De toute façon, je finirais bien par en entendre parler.

Après tout, elle n’était pas la meilleure espionne d’Eel pour rien. Le silence retomba. Ecaille ne l’avait jamais dit à voix haute, mais elle trouvait impressionnante la discrétion de sa compagne. Parfois, elle devait se concentrer sur les flux d’air autour d’elle pour vérifier que Maya ne l’avait pas abandonnée sur le sentier.

Lorsqu’elles arrivèrent en vue des portes de la cité, la nuit tombait déjà. Non pas que la sorcière en soit gênée : elle qui vivait dans une obscurité permanente se fichait comme d’une guigne de savoir si le soleil brillait.
Alors qu’elles approchaient des remparts, Ecaille fronça les sourcils.

- Tu sens ?
- Quoi donc ? soupira Maya.
- L’air à quelque chose de différent. On attendait de la visite ?

Le silence lui répondit. La mercenaire s’était tendue, aux aguets. Ecaille la laissa la devancer de quelques pas, observer les lieux et quand elle entendit le grognement qui s’échappa de ses lèvres, elle grimaça à son tour.

- La Garde des Flammes…
- Hua, soupira-t-elle. Bon, et bien je vais me faire discrète… Ce serait dommage de lui tomber dessus au détour d’un couloir. Tu devrais faire pareil, des fois qu’elle s’amuse à deviner ce qui bout sous ton joli minois.

Nouveau grognement, agacé celui-là. Pas par sa remarque, elle soupçonnait la mercenaire de n’avoir rien entendu. La sorcière devinait les rouages s’agiter dans son esprit, changeant, adaptant et réalisant les conséquences de la visite des feng’huans sur leurs plans.
Maya n’eut pas besoin de lui dire de disparaître. Quand l’obsidienne se tourna vers elle, Ecaille s’était déjà évanouie dans la nature. Aussi vive qu’une flamme, silencieuse qu’une ombre, dangereuse qu’une lame.

Chrome

Un petit dessin de Chrome, qui en voit des belles dans ce chapitre le pauvre <3 Le voici donc dans son uniforme ! Il appartient à la section "opex" de l'ombre, et donc n'a pas le même que Mery, par exemple (Je me suis basée sur sa référence dans TNE pour la position ^^)
PS : pour celles et ceux qui n'auraient pas deviné, le fameux symbole qu'Emi à vu et que Chrome a recopié, c'était un T, comme... Telia

Chapitre 3 : Le bruit de ta colère

On dit que ce sont des monstres, que d’immenses crocs s’échappent de leur figure cauchemardesque. On dit qu’ils sont aussi grands que deux hommes, aussi forts qu’un lycanthrope et aussi intelligents qu’un salvor. On dit qu’on peut les reconnaître à leurs petits yeux cruels, à leurs mains griffues et leur peau écailleuse. Je les ai vu, et ils ne sont rien de tout cela.

Carnet d’un voyageur anonyme

S’il avait dû décrire l’ambiance dans la salle du conseil, Valkyon n’aurait pas su quel qualificatif employer. L’annonce de la mort de Titane avait jeté un froid, chacun essayant d’en imaginer les implications. La garde des Murmures n’était plus. Maya était formelle : Cendre était morte elle aussi, tuée par une certaine Crocs. Elle avait revendiqué l’indépendance des clans de l’ouest, avant de rompre définitivement les accords de paix en tuant l’émissaire d’Eel.
Le capitaine de l’obsidienne jeta un coup d'œil à Maya. La mercenaire n’avait plus prononcé un mot depuis la fin de son rapport, fixant ses mains gantées en ayant l’air de s’ennuyer. Son silence n’était pas inhabituel, mais il la sentait tendue. Son regard passa sur Nevra, dont le regard fuyant ne cessait de revenir sur leur invitée du jour.
Valkyon devinait aisément le sujet de leurs pensées. Lui-même n’était pas très à l’aise à l’idée qu’Hua puisse observer son aura sans son autorisation, mais il n’avait rien à cacher. Tous les gens présents savaient d’où il venait et ce qu’il était.

- Devons-nous craindre une autre guerre ?

Les regards se tournèrent de nouveau vers Hua. Elle se tenait parfaitement droite dans son siège, ses yeux caramels fixant Miiko avec une inquiétude non dissimulée. La kitsune soupira longuement, sans répondre. Ezarel secoua la tête et croisa les bras.

- Nous avons anéanti les Terres Obscures lors de la grande guerre, c’est la raison pour laquelle leur satanée reine à accepté de signer les accords ! Je ne vois pas comment ils auraient pu se remettre en aussi peu de temps. Tout l’Eldarya porte encore les stigmates de ce conflit !
- Ce n’est pas parce que vous êtes incapables de gérer des ressources que c’est le cas partout, remarqua Maya.
- C’est vrai que réduire des populations entières en esclavage, ça aide à se relever d’une crise, grogna le salvor.

La mercenaire n’eut pas la décence de détourner les yeux. Un sourire froid étira brièvement ses lèvres, puis elle haussa les épaules comme si les moyens employés n’avaient aucune importance. Valkyon serra les poings pour s’empêcher de frôler ses lourds bracelets. Il sentait le regard d’Hua peser sur eux. Il devinait ses pensées tourbillonner sous son épaisse chevelure, pour en arriver à la seule conclusion évidente.
Le guerrier se racla la gorge avant de prendre la parole.

- La mort de Titane équivaut à une déclaration de guerre, Miiko. Quand les gardiens l’apprendront, les choses vont se compliquer.
- Alors quoi ? soupira Nevra. On attaque les Terres de l’Ouest ? Nous n’avons ni les fonds, ni les ressources pour le faire. Je te rappelle que le sans visage à détruit la forge ainsi que la quasi-totalité de notre armurerie, qu’il n’y a plus une seule pièce dans nos coffres, sans mentionner l’épuisement de nos troupes.
- Ca, c’est peut-être dû au banquet.

Le faélien se tourna vers la mercenaire, son œil lançant des éclairs.

- Un problème, Blackwave ?
- Disons que je vous trouve un peu hypocrites, répondit-elle en se penchant vers lui. Quand on est aussi pauvre que cette garde, déjà endetté auprès de tous nos alliés, que la disette règne dans l’intégralité du continent et que le conflit gronde, on évite de gaspiller le peu de ressources qu’il nous reste en futilités. Et quand on prend le parti de le faire, on ne se plaint pas ensuite que les caisses sont vides.
- Depuis quand donnes-tu des conseils dans la gestion de la garde ?
- Paix, mes amis.

Les deux gardiens se turent, surpris par l’intervention d’Hua. Elle leva les mains devant elle en signe d’apaisement, avant de leur adresser un sourire crispé.

- Nous ne devons pas nous diviser si nous voulons sortir de cette situation. Quant à ce sans visage…
- Hua et Zifu sont d’accord pour nous aider à le trouver, continua Miiko. Tous les gardiens seront sondés.
- Je ne garantis pas de trouver le sans visage, mais je suis certaine de pouvoir innocenter la plupart de ceux que je rencontrerais.
- Donc de rétrécir notre champ de recherche.

Valkyon intercepta de justesse le regard que Gine échangea avec Nevra. Il s’interrogeait sur sa signification quand Hua se leva pour leur adresser un nouveau sourire, avant de se tourner vers Miiko.

- Puis-je te parler en privé ?

La kitsune grimaça. Elle s’en était doutée au moment où Maya avait commencé à faire son intéressante. A la place de la mercenaire, elle aurait fait profil bas… Hua lui fit signe de la suivre, et elles s’isolèrent dans un coin de la salle où personne ne pourrait les entendre.

- Qu’y a-t-il ? tenta Miiko avec un sourire qui ressemblait plus à un rictus.
- C’est… délicat, répondit Hua.

Elle baissa la voix, ses yeux bruns plongeant dans ceux de la kitsune.

- Je sais que la garde se vante d'accueillir n’importe qui, mais as-tu vraiment conscience de ceux qui forment tes rangs, Miiko ?

Cette dernière soupira. Bien sûr, elle avait deviné. Ses quatre queues s’agitèrent, trahissant sa nervosité.

- Maya Blackwave, ou quelque soit son nom, a mis son passé de côté quand elle est entrée à la garde, répondit-elle. Comme Ezarel, Valkyon, et tous les autres. L’endroit où elle a vu le jour ne me concerne pas, et ne doit pas nous empêcher de la traiter comme n’importe quelle autre gardienne.
- C’est une ténébreuse, souffla la huang. Ils ne sont loyaux qu’à leur souveraine !
- Tu serais surprise d’apprendre que Maya n’est loyale qu’à elle-même.
- Et pourtant, elle est membre de ton conseil !

Miiko grimaça de plus belle. Cette décision-là ne venait pas d’elle, et elle s’y était opposée. Mais Valkyon avait refusé de prendre quelqu’un d’autre, alors elle avait été obligée de céder. Avoir Maya aussi près d’elle ne l’enchantait guère, mais elle devait bien admettre que ses réflexions étaient toujours avisées.

- Maya est un bon élément, Hua.
- As-tu la moindre idée de ce qu’elle est ?

La question la prit de court. En réalité, elle n’avait que des hypothèses, et aucune d’elles n’étaient probables. La kitsune haussa les épaules.

- Non, je sais que c’est une fäery, et qu’elle est puissante. Son minaloo peut parler. Le reste ne me concerne pas.
- Si j’ai vu juste, le reste nous concerne tous.

Surprise, Miiko fronça les sourcils. Hua fixait la ténébreuse avec une détermination mêlée de crainte. La cheffe de garde devait bien admettre qu’elle était curieuse à propos de la mercenaire, mais en voyant les mains de l’huang trembler, elle se demanda si elle avait vraiment envie de connaître sa race.
Hua n’attendit pas qu’elle émette un avis. D’un pas vif, elle traversa la salle pour rejoindre la lourde table, qu’elle contourna sans une explication. Elle se planta brusquement devant la mercenaire et avant que cette dernière n’ai pu anticiper son geste, elle posa sa main contre la peau blafarde de ses bras nus.
Maya écarquilla ses yeux fardés, avant de bondir de sa chaise. Instinctivement, ses mains cherchèrent les dagues qu’elle avait laissées à l’entrée, et quand elles rencontrèrent le vide, Miiko vit avec horreur ses doigts se colorer du rouge de la Mörka.
Hua, blême, fixait la trace de sa paume imprimée sur le bras de la mercenaire.

- Ortrag ash desh varajorshorei trashi sho gan ga djesa(1), cracha cette dernière.
- Sha abavarei do eta bech rash(2), répondit Hua d’une voix blanche.

Miiko vit Valkyon se figer. Sa maîtrise du spräk n’était pas suffisante pour qu’elle comprenne ce qui s’était dit, mais Maya avait l’air en colère. Une grimace s’étalait sur son visage d’ordinaire impassible, qui ne se calma pas quand Hua reprit dans la langue des ténébreux. Cette fois, Miiko comprit un mot : secret.
Maya gronda quelque chose, puis se détourna pour sortir à pas furieux. Alors seulement la kitsune rejoignit son amie : elle avait l’impression qu’Hua venait d’observer l’enfer.

- Tout va bien ? murmura-t-elle.
- Non, Miiko. Tu n’as aucune idée de ce que tu as fait entrer dans la garde, répondit la huang sans la regarder.
- De quoi est-ce que tu parles ?

Mais Hua ne répondit pas. Elle se contenta de la serrer brusquement contre elle, le cœur battant, sous les yeux médusés des autres.

Elle n’est pas la seule ténébreuse ici, Miiko. Et crois-moi, tu ne peux pas lui faire confiance.

(1) Ne fais plus jamais ça.
(2) Je sais ce que tu es.

***

Elle avait besoin d’air, et rien de mieux que les jardins d’Eel pour ça. Le départ de Maya avait mis fin à leur réunion, sans que personne ne bénéficie d’explications. Hua frissonna en repensant à la mercenaire. Bien sûr, elle savait depuis longtemps que son espèce n’était pas éteinte, il y avait trop d’incohérences dans les récits pour celui qui savait regarder. Mais rencontrer l’un d’entre eux en chair et en os… L’huang serra ses bras autour de sa poitrine. Il faudrait qu’elle en discute avec Zifu, car on ne pouvait pas ignorer la présence d’un Assassin hors des Terres Obscures.
Elle se demanda aussitôt qui d’autre savait. Elle doutait que Maya - ou quelque soit son véritable nom, car ils ne le donnaient jamais en dehors de l’Enclave - ait crié son identité sur tous les toits. Cependant, peut-être que d’autres avaient deviné. Elle était presque certaine que Valkyon savait. Nevra aussi, car il venait du même endroit. Elle l’avait lu dans l’aura du capitaine, perturbée par ce secret qu’il tentait de garder enfoui.
Elle grimaça : elle se sentait parfaitement inutile, car elle avait beau avoir sondé tous les gardiens qu’elle croisait depuis son arrivée, elle n’avait réussi à dénicher aucune information sur le sans visage. Même Maya, qu’elle avait immédiatement placée en tête des suspects quand elle avait compris ce qu’elle était, ne dégageait rien qui allait en ce sens.
Perdue dans ses réflexions, elle ne fit pas attention au chemin qu’elle empruntait. Quand ses mocassins butèrent sur quelqu’un, Hua écarquilla les yeux et se répandit en excuses, mortifiée.

- Je ne t’avais pas vue, j’étais perdue dans mes pensées ! s’exclama-t-elle. T’ai-je fait mal ?

La gardienne assise par terre secoua la tête, un sourire forcé sur les lèvres. Hua s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur, détaillant son visage parsemé de tâches de rousseurs. Elle possédait deux yeux améthystes, une couleur très particulière, même pour les faërys. Sa chevelure couleur de cendre semblait douée de vie, mais ce qui retint surtout l’attention de l’huang fut l’immense fatigue qu’elle lisait sur son visage.

- Tout va bien ? demanda-t-elle avec douceur.

Ses ancêtres lui avaient légué de nombreux dons, parmi lesquels celui de l’empathie. Ainsi, quand sa main frôla celle de la jeune femme, Hua devina qu’elle était épuisée, et qu’elle s’était retranchée ici pour échapper à l’effervescence de la garde.

- Je suis…
- Je sais qui vous êtes, répondit la gardienne. Hua Huang, la cheffe de la garde des Flammes. June, obsidienne.

Hua esquissa un sourire amical. Elle trouvait toujours amusant cette manie qu’avait les autres d’ajouter huang après son nom, ou feng après celui de Zifu. Comme si elle même disait Miiko Ain’Prodotis Kitsune… Elle serra néanmoins la main que l’autre lui tendait, avant de froncer le nez. Quelque chose n’allait pas chez cette fille, et elle n’arrivait pas à savoir quoi.

- Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
- Je suis fatiguée, fit la gardienne d’une voix évasive. Je dors mal.
- Il est important d’être bien reposé, surtout quand on exerce notre fonction. Peut-être puis-je te donner quelques conseils pour mieux dormir ? Nous autres, feng’huangs, sommes très doués pour la méditation.

June refusa d’un signe de tête poli. Elle marmonna qu’Eweleïn lui avait prescrit des filtres spéciaux, et qu’elle ferait avec. Et soudain, Hua comprit ce qui la dérangeait.

- C’est étrange… murmura-t-elle.
- Quoi donc ?
- Ton aura… On dirait qu’elle est floue.
- Mon aura ?

Hua hocha la tête. Véritable reflet d’une personne, l’aura était d’ordinaire parsemée de mille et une couleurs. Pour qui savait la lire, elle recelait d’informations précieuses et utiles. Pourtant, elle avait l’impression que quelqu’un avait passé un gros coup de pinceau dans celle de June, et c’était bien la première fois qu’elle remarquait ça.

- Ah… soupira la jeune femme quand elle le lui expliqua. C’est probablement dû à mon amnésie. Eweleïn pense que c’est à cause de l’explosion du cristal.
- Peut-être, répondit l’huang. Mais c’est tout de même étrange, je n’ai jamais rencontré quelqu’un dont je ne pouvais pas lire complètement l’aura…
- Vous pouvez la lire quand même ? s’enquit June en se tournant vers elle.
- Suffisamment pour en apprendre un peu plus sur toi, mais pas assez pour te donner les réponses que tu espères.

June grimaça. L’huang se laissa gracieusement tomber dans l’herbe. Son regard semblait la sonder, comme si elle hésitait à lui dire quelque chose. June n’interrompit pas sa réflexion. Elle en profita pour détailler la cheffe de la Garde des Flammes. Leiftan l’avait mise en garde, et les paroles de Valkyon concernant les dons de la femme en face d’elle résonnaient désagréablement dans son esprit.
Elle espérait que son entraînement portait ses fruits, et qu’Hua ne parviendrait pas à deviner ses intentions profondes. Autrement, les choses se compliqueraient.

- Je ressens…

June sursauta, tirée de ses pensées par le murmure d’Hua. L’huang passa une main dans ses longs cheveux, incertaine.

- Je ressens une grande colère, reprit-elle. Je ne suis pas certaine que tu en ais conscience, mais tu devrais faire attention, June.
- Attention ?

Un sourire triste se dessina sur le visage d’Hua. Ses yeux semblèrent se perdre dans un souvenir lointain.

- Cette colère qui gronde en toi, elle ne doit pas te submerger. Autrement, tu risquerais de faire des choses que tu regretterais pour le restant de tes jours.

***

Elle ne doit pas te submerger. June chassa les mots d’Hua d’un claquement de langue. Elle avait préféré s’éloigner de l’huang avant qu’elle ne décide d’explorer plus profondément sa psychée. La dernière chose dont elle avait besoin, c’était l’intrusion d’une parfaite inconnue dans sa tête.
Elle avait déjà du mal à s’y retrouver seule. La jeune femme soupira : il était difficile de s’isoler dans les grands jardins d’Eel, ce qu’elle trouvait risible vu leur superficie. Elle s’efforça donc de se laisser engloutir par la végétation, espérant trouver un semblant de calme plus loin. Elle jeta un coup d'œil au ciel : le couvre-feu n’allait plus tarder, il lui faudrait faire vite.
Des éclats de voix douchèrent ses projets. June leva les yeux au ciel, avant de percevoir l’accent des Terres Obscures. Intriguée, elle se faufila silencieusement entre les buissons, jusqu’à tomber sur Nevra et Maya en pleine dispute.
Sa maîtrise du spräk frôlait le néant, bien que Maya ait essayé de lui apprendre quelques mots, aussi ne saisissait-elle pas la raison de leur conflit. Le capitaine des ombres agitait les bras dans tous les sens, tentant de dominer son ton pour ne pas crier, tandis que Maya serrait les poings en crachant ses réponses. Et plus elle s’énervait, plus la souffrance marquait son visage blafard.
La discussion dérapa brutalement : leurs voix se firent plus dures, plus violentes. Soudain, Maya porta une main à sa tête en grimaçant. Machinalement, Nevra agrippa son poignet pour la secouer, arrachant un gémissement de douleur à la ténébreuse.

- Nevra !

Le faélien sursauta en se rendant compte de son erreur et lâcha immédiatement la mercenaire. Maya s’effondra dans les bras de Leiftan, qui le fusilla du regard.

- Ça suffit, tous les deux ! gronda-t-il.
- Dis-lui de la mettre en veilleuse ! s’exclama Nevra. Tu n’étais pas au conseil, tu ne l’as pas vue ! Hua sait qu’elle vient des Terres ! Elle va finir par tous nous griller !
- Tu t’es grillé tout seul auprès de Miiko, fit remarquer Leiftan.

Nevra cracha quelque chose en spräk, ravivant la dispute. June fit la moue : Leiftan parlait couramment la langue des Terres, ça ne servait donc à rien qu’elle reste. Tout aussi silencieusement qu’à l’aller, elle se faufila entre les buissons.
Un nouveau coup d'œil au ciel lui fit renoncer à l’idée de méditer dans les jardins. De toute façon, Maya allait probablement vouloir leur raconter ce qu’il s’était passé dans la salle du conseil.
Dépitée, la jeune femme prit la direction de la garde. Mais alors qu’elle s’engageait dans l’allée menant à la caserne des obsidiens, son regard capta l’imposante silhouette de Valkyon.
Elle hésita : elle ne lui avait pas adressé la parole depuis le banquet.
Depuis qu’elle l’avait touché.
June secoua la tête avec virulence. C’était l’occasion parfaite, il fallait qu’elle joue son rôle. La jeune femme inspira longuement puis se composa un sourire affable, avant de rejoindre son capitaine.
Il était assis au pied d’un des grands cerisiers des jardins, ceux qui ne produisaient aucun fruit, mais qui étaient là depuis le sacrifice bleu. Plongé dans ses pensées, Valkyon triturait un brin d’herbe entre ses doigts, sans se rendre compte qu’une fleur était tombée dans ses longs cheveux blancs.
Il ne remarqua June qu’une fois qu’elle fut plantée devant lui.
Lorsque ses yeux dorés rencontrèrent ceux de la jeune femme, elle put y lire la surprise, rapidement suivie de la joie et du remord. Mais Valkyon était presque aussi doué qu’elle pour le mensonge, alors il chassa rapidement ses sentiments traîtres pour l’accueillir d’un sourire.

- June. Tu ne devrais pas trop traîner, le couvre-feu est toujours en place.
- Je sais, répondit-elle en s’appuyant contre le tronc. Je voulais juste vous dire bonjour.
- Je ne suis pas encore en service, lâcha-t-il.

Il sembla immédiatement le regretter, et lui jeta un regard incertain. Les lèvres de June s’étirèrent pour de vrai, cette fois. Maya avait raison : la maladresse du jeune homme allait lui faciliter les choses.

- Moi non plus, l’informa-t-elle. C’était mon jour de repos.
- Pourtant, tu portes ton uniforme, remarqua Valkyon.
- Toi aussi.

June se laissa glisser contre le tronc pour lui laisser le temps d’intégrer le tutoiement. Elle sentait le regard du capitaine peser sur sa nuque : il lui avait tendu une perche, elle l’avait saisie et à présent, il ne savait plus quoi dire.

- Enfin, si on excepte le côté floral de ta tenue, plaisanta-t-elle en désignant ses cheveux.

Valkyon leva la tête, faisant tomber la fleur. Il lâcha un grognement amusé, avant de regarder le ciel. June entoura ses jambes de ses bras pour poser son menton sur ses genoux.

- T’as l’air préoccupé.
- Je… hésita-t-il.
- C’était pas pour que tu m’en parles, continua-t-elle. Je constatais, c’est tout.

Le jeune homme soupira et attrapa un nouveau brin d’herbe. Là, au pied de l’arbre, ils avaient l’impression d’être seuls au monde. C’est peut-être la raison qui le poussa à relâcher ses muscles pour tourner la tête vers celle qui venait de passer de subordonnée à quelque chose qu’il n’arrivait pas encore à définir.

- Je suis inquiet.
- A quel sujet ? demanda l’obsidienne qui avait déjà deviné.
- Le sans visage… Sa dernière attaque remonte à plusieurs semaines… Miiko avait parié sur leur régularité en invitant Hua, mais je commence à me demander s’il ne se fait pas discret dans le but de l’éviter.

June fit la moue. En effet, si le sans visage avait eu vent du don de l’huang, il était probable qu’il ait décidé de ne pas se montrer à la garde jusqu’à son départ.

- Hua était là juste pour ça ? demanda-t-elle.
- Non, bien sûr. Mais Miiko comptait vraiment sur son aide… soupira le jeune homme. Et pour tout te dire, moi aussi. Les choses commencent à devenir vraiment compliquées, même au sein de la garde… Et cette menace constante n’arrange rien.
- Vous n’avez vraiment aucune idée de son identité ?

Valkyon haussa les épaules. Tout le monde y était passé, tout le monde avait un alibi et tout le monde était pourtant suspect.

- Si on me posait la question, je parierais sur Nevra, lança June.

Le capitaine secoua la tête, un sourire sur les lèvres. La jeune femme s’étira en dévoilant légèrement la peau de son ventre, avant de lui adresser un regard taquin.

- Tu demandes pas pourquoi ?
- Pourquoi ?
- Parce que c’est un ténébreux.

Elle sentit l’atmosphère changer. Valkyon s’était raidit et la regardait tout autrement. Mais June ne se laissa pas démonter et poursuivit, d’une voix plus sérieuse cette fois.

- Maya aussi. Et toi également.

Il aurait pu nier, mais son silence était éloquent. June songea qu’elle était peut-être allée un peu loin en voyant le regard éperdu que son capitaine jetait aux épais bracelets qu’il portait. Elle reprit avec douceur, sans le regarder.

- Je les ai entendus parler spräk, murmura-t-elle. Pas comme Leiftan quand il est venu à Himlensam, c’était beaucoup plus fluide. Vous avez tous les trois le même accent. Léger, mais si on écoute bien, on l’entend parfaitement.

Elle lui jeta un coup d'œil en biais. Valkyon fixait toujours ses poignets, blême. June prit une bruyante inspiration, avant de lever la tête vers le ciel.

- Je m’en fiche, tu sais ?
- Tu devrais avoir peur, murmura-t-il.
- Je vois pas pourquoi. Je me rappelle pas de la guerre, et tu me fais pas l’effet d’un terrible guerrier sanguinaire.

Une cloche sonna au loin. June estima que la conversation avait assez duré, alors elle se leva d’un bond. Juste avant de partir, elle se tourna vers Valkyon, un air mystérieux sur les lèvres.

- En fait, j’ai menti. Je pense pas que ça soit Nevra.
- Moi non plus, répondit le jeune homme en essayant de reprendre contenance.
- Valkyon ?

Il redressa la tête pour plonger son regard dans le sien, et à cet instant, elle eut l’impression de se trouver face à un adolescent plein de doutes.

- Un jour, je te raconterai comment j’ai réussi à convaincre Maya de m’entraîner. En échange, tu me raconteras comment tu es arrivé à la garde, et ce qu’elle a bien pu faire pour devenir ton bras droit.

Ce n’était pas une question, et elle ne lui laissa pas le temps de répondre. Pourtant, elle sentit le regard du capitaine des obsidiennes dans son dos, et devina que l’amusement se mêlait à la curiosité dans ses yeux dorés.

NDA

Voilà l’occasion de donner des précisions sur les feng’huangs ! Chez ce peuple connu pour son pacifisme, les femmes sont appelées des huangs, et les hommes des fengs. Un peu comme la biche et le cerf ! Le nom de famille d’Hua n’est donc pas Huang, mais rappelle son clan d’origine : elle est donc Hua du clan du phénix La manière correcte de la désigner est donc l’huang Hua, et non pas Huang Hua ou Hua Huang, mais peu de personnes le savent, et les feng’huangs ne prennent pas la peine de corriger leurs interlocuteurs car ils trouvent ça amusant.

Une transition parfaite aurait été un portrait d’Hua, maiiiis… à la place, voici un portrait de Miiko ! Je me suis basée sur sa référence visuelle dans TO, et je l’ai un peu couverte, parce que bon, son justaucorps, ça faisait pas très sérieux XD

Chapitre 4 : Illeace Leblanc

TW : violence, mort. Tout le monde ne sortira pas vivant de ce chapitre, vous êtes prévenus !

J’ai mené l’enquête concernant le bateau disparu lors de la mission sur les îles de jades. Valkyon m’a demandé d’être particulièrement discret : ce n’est pas mon domaine d’expertise, et on ne sait pas à qui on peut se fier. J’ai retrouvé sa trace dans les Terres d’Eel : il mouille dans le port d’un petit village à moins d’une heure de marche. Sur les registres, il est indiqué qu’il appartient à un certain Illeace LeBlanc.

Carnet de Nazir, membre de l’obsidienne

La nuit était tombée plus vite que prévu. Il ne s’en plaignit pas : ça arrangeait ses affaires. Nazir lissa sa longue queue de cheval brune, caractéristique des mages élémentaires de feu, et observa une dernière fois les alentours.
Après plusieurs semaines d’enquête, il avait fini par retrouver le bateau volé, et il n’en était pas peu fier. Après tout, la garde de l’ombre se cassait les dents sur l’affaire… Un rictus tordit ses lèvres. Il lui faudrait bien avouer que l’aide de Valkyon avait été plus que précieuse, lui permettant d’accéder à certaines ressources bien plus rapidement que la normale. Notamment aux registres des ports de la région, qui avaient été falsifiés plusieurs fois au cours des dernières lunes. Il n’en avait pas encore parlé à son capitaine, mais il faudrait demander une enquête à ce propos.
Nazir était certain de tenir une lourde piste concernant le sans visage, et il n’était pas prêt de la lâcher.
Le mage estima qu’il avait attendu suffisamment longtemps. Il s’extirpa de sa cachette en faisant le moins de bruit possible, puis se faufila jusqu’au bateau qui l’intéressait. Le port était désert, seul le bruit des vagues venait troubler le silence de la nuit noire. Le pont grinça quand il y posa le pied, lui arrachant une grimace. Nazir resta immobile de longues secondes, puis reprit sa marche lente.
Il avait patienté toute la journée, et personne n’était monté à bord du petit bateau de la garde. Un examen minutieux de la coque la veille lui avait permis de constater qu’aucune éraflure n’abîmait le bois et que la seule marque de vandalisme était l’effacement du sceau d’Eel sur la proue.
Il se glissa dans la cabine du capitaine, par laquelle on pouvait accéder aux soutes. Il y en avait deux, la première pour les dortoirs et la seconde pour les provisions. A l’abri des regards, l’obsidien se relâcha quelque peu et entreprit de fouiller minutieusement l’endroit. Dans la première des trois cabines, il trouva les affaires d’Alajea, quelques potions et un carnet d’écriture qu’il devina appartenir à June. Dans la seconde, quelques écailles et une forte odeur lupine lui indiquèrent qu’il s’agissait de celle qu’avaient partagé Dante et Chrome.
Il eut beau les fouiller de fond en comble, il ne trouva rien qui puisse lui permettre de comprendre ce qu’il s’était passé. Agacé, Nazir entra dans la troisième cabine, celle de la capitaine que l’on n’avait jamais retrouvée. Restée sur le bateau lors de l’expédition, sa disparition avait causé pas mal de grabuge parmi les marins de la cité. Certains habitants les accusaient d’aider le sans visage, et Miiko avait dû intervenir pour calmer les tensions.
Là encore, il ne trouva rien.
En grognant, le mage se dirigea vers la seconde soute. Mais alors qu’il y pénétrait, un bruit de voix figea le sang dans ses veines. Son instinct lui hurla de se cacher, mais il avait beau regarder autour de lui, rien ne le dissimulerait convenablement aux yeux des nouveaux arrivants.
Soudain, son regard capta une porte mal fermée. Il s’y précipita, constatant au passage qu’il s’agissait d’un placard parfaitement fondu dans la coque.
L’endroit idéal pour camoufler quelqu’un durant un voyage… Quelqu'un qui aurait pu, une fois sur place, voler le navire après le débarquement des gardiens. Le cœur battant, il ferma la porte tout en laissant une petite fente qui lui permit d’observer la soute.
A peine eut-il cessé de bouger que quelqu’un entra dans la pièce.
Illeace LeBlanc, songea-t-il.

- … changer de port. Ça va finir par se voir.

La voix était féminine, et il lui semblait la connaître. Nazir fronça les sourcils en se décalant légèrement. Il sentait quelque chose d’humide coller à son bras, mais n’y prêta pas attention, focalisé sur les deux personnes qui venaient de rejoindre la première.

- Pour ça, il faudrait que l’ombre soit compétente, ricana une voix rauque.
- Je te trouve mesquine.
- Elle ne disait pas ça pour toi.
- Qu’est-ce que tu en sais ?

Nazir plissa les yeux. Dans la pénombre, il n’arrivait pas à voir les trois individus, mais il était certain qu’il les connaissait. Il lui fallait juste un peu plus de lumière… Peut-être qu’en se décalant un peu, il pourrait…
Il manqua de se trahir quand le cadavre avec qui il partageait l’espace lui tomba dessus. Heureusement, les cornes de la bröwnie heurtèrent ses bras, ne faisant aucun bruit. Nazir sentit son repas remonter dans sa gorge. A présent qu’il l’avait sous le nez, l’odeur était épouvantable. Trop occupé à se cacher, il ne l’avait pas remarquée, mais elle devait pourrir ici depuis un bon moment.
Depuis le vol du bateau, sûrement.

- Bon, c’est si lourd que ça ?

Nazir tâcha d’oublier le cadavre dans ses bras pour se concentrer de nouveau sur la scène. Il sentait ses doigts s’enfoncer dans la chair molle, les os se dessiner sous la pulpe pourrie. La bouche ouverte pour ne pas respirer les vapeurs pestilentielles, il s’efforçait de rester aussi silencieux qu’une ombre.
Heureusement, l’attention de ses compagnons fut distraite par l’arrivée d’une quatrième personne. Vêtue d’une armure qui ne laissait aucun doute quant à son identité.

- Qu’est-ce que tu fichais ? s’impatienta celle qu’il décréta être Illeace.
- J’aimerais bien t’y voir, grogna le sans visage d’une voix sourde. Il fait super chaud, là-dessous.
- Il faut dire que la pierre n’est pas le matériau le plus aéré qui soit, ricana Illeace.
- C’est du svarsten, pas un vulgaire caillou, grogna une autre voix.
- Donne, s’amusa le troisième individu.

Nazir remarqua à cet instant que le sans visage portait un sac en bandoulière. Quand son acolyte le posa au sol, il reconnut aisément le bruit du verre malmené et fronça les sourcils. Ezarel avait fait mention de plusieurs potions disparues. Une étincelle de triomphe parcourut ses veines, rapidement douchée par la situation. Il venait probablement de les trouver, mais encore fallait-il les sortir d’ici. Le sans visage déposa un deuxième sac au sol, qui semblait plus léger et duquel s’échappèrent quelques parchemins.

- Au fait, Hua ne devrait pas tarder à rentrer chez elle, indiqua soudain Illeace. Un petit incident de rien du tout.
- Tu as encore tué quelqu’un ? grogna le sans visage.
- Non. Mais disons que je me suis arrangée pour qu’elle ait du grain à moudre ailleurs. Sa présence commence à nous faire prendre du retard.
- Si quelqu’un n’avait pas fait exploser l’intégralité de la forge, soupira l’un des deux autres.

Le sans visage émit un grognement. Il porta les mains à son casque et le retira en poussant un soupire soulagé. Nazir écarquilla les yeux. Si seulement il y avait un peu plus de lumière, si seulement il pouvait ne serait-ce que distinguer ses traits…

- Oh, je crois que j’ai oublié de vous dire quelque chose, s’exclama soudain Illeace.
- Quoi donc ? marmonna l’un de ses compagnons.

Et soudain, Nazir sentit le sang affluer vers ses jambes. Un instinct de survie primaire qui lui hurlait de fuir. Illeace LeBlanc. Evidemment. Il avait été stupide. Il le sut à l’instant où la tête de la femme se tourna vers sa cachette.

- On a un invité.

A un autre moment, il aurait tenté le tout pour le tout. Mais à l’instant où elle avait prononcé ces mots, Illeace avait allumé une lanterne, dévoilant son visage au mage. Il fut à peine surpris en reconnaissant ses traits joueurs : il avait deviné son identité une fraction de seconde avant de la voir.
Illeace. Tu aurais du comprendre, pauvre idiot. Tu lui as fait passer l’examen.
Non, ce qui le figea, ce fut leurs yeux surpris. Les siens surtout. Qui s’écarquillèrent en comprenant qu’un cadavre de plus allait hanter le bateau.

- Désolée, il a vu ton visage, lâcha l’espionne avec nonchalance.
- Atte…

L’autre n’eut pas le temps de finir sa phrase. Quand la lame s’enfonça droit dans son cœur, Nazir ressentit à peine la douleur. Le regard plongé dans les yeux du sans visage, il sentit une larme rouler sur sa joue alors que la vie le quittait.
Il fallait qu’il leur dise. Qu’il lui dise. Il fallait que Valkyon sache que le sans visage était…
Mort.

***

Il grimaça en avalant la dernière bouchée de bouillie. Les réserves s’épuisaient à tel point que le rationnement jusque-là réservé aux civils et à ceux qui ne patrouillaient pas concernaient aujourd’hui tout le monde. Les assiettes étaient réduites de moitié, il n’y avait plus de viande et pratiquement plus de féculents non plus.
La situation était grave, et c’était en partie ce qui avait poussé Mathyz à rejoindre Nevra dans sa vendetta contre la garde. Sa tâche était facile : réunir le plus d'informations possible concernant June, Maya Blackwave et le reste des gardiens, les transmettre à Mery, ne pas se faire prendre.
En échange, il recevait une importante somme d’argent, des rations supplémentaires et l’assurance de ne pas être réduit en esclavage quand la guerre viendrait toquer aux portes de la cité. Mathyz n’était peut-être pas un érudit, mais il était suffisamment dégourdit pour avoir remarqué que le vent tournait. Les ténébreux préparaient quelque chose, il en était certain.
Bien sûr, ça lui avait fait un peu de peine pour June au début, parce qu’il l’aimait bien. Mais sa survie était plus importante que le reste, alors s’il fallait lui mentir pour garder l’estomac plein et assurer sa liberté, il n’allait pas s’en plaindre.
Il soupira en s’affalant contre la table. L’ambiance était morose, et même la bonne humeur habituelle d’Hélios ne semblait pas pouvoir les dérider.

- Eh bah, vous donnez pas envie.

Mathyz jeta un regard circonspect à Chrome. Resté absent pendant plusieurs jours, le lycanthrope était soudainement reparu en arguant qu’il avait attrapé froid, sans plus d’explications. Mery n’avait pas non plus réussi à lui tirer quoi que ce soit, et Mathyz devinait à son air pensif qu’il se demandait quelle spadel avait piqué son petit ami.

- Pas trop fort, grogna June en plongeant la tête entre ses bras.
- T’as l’air épuisée, remarqua Mathyz.
- Je dors mal, depuis quelques temps, soupira la jeune femme.

Elle jeta un regard derrière elle. Emi était assise un peu plus loin en compagnie d’autres membres de l’absynthe. Depuis leur dispute, elle n’avait plus reparlé à June. Mathyz se demanda si son absence était la seule raison qui empêchait June de dormir : en passant devant sa chambre quelques nuits plus tôt, il avait entendu des sanglots.
Chrome avala sa bouillie d’une traite, avant de se pencher vers eux, conspirateur.

- Il paraît qu’Hua va repartir.
- Déjà ? geignit Hélios. La garde est tellement plus animée depuis qu’ils sont là…
- Il y a eu un incendie à la garde des flammes, précisa Mery. Volontaire, apparemment, il a détruit une bonne partie de leurs réserves alchimiques.
- J’espère qu’il n’y a pas eu de blessés…

Chrome haussa les épaules. Il ne s’était pas renseigné jusque là. Toutefois, le départ de l’huang levait un poids sur les épaules de nombreux gardiens, dont Mathyz qui s’était arrangé pour ne jamais la croiser.

- C’est pas tout, poursuivit l’ombre. J’ai entendu Nevra discuter avec Ezarel : apparemment, Miiko envisage de convoquer une assemblée !
- Une assemblée ? s’étonna June.

Hélios plaqua ses mains sur la table, les yeux écarquillés par la perspective d’un tel évènement. June lui adressa un regard emplit d’incompréhension, qu’elle s’empressa d’éclairer.

- Tous les ans, les neuf gardes - enfin les huit parce que la garde des morts ne vient jamais - se réunissent pour une assemblée. Ils discutent de la situation, répartissent les ressources, parlent de la gestion des différents territoires… bref, ils font des réunions interminables dont on se fiche complètement.
- Et en quoi ça nous concerne ? interrogea l’obsidienne en arquant un sourcil.
- Attends, j’y viens. L’assemblée annuelle est accueillie par chacune des gardes, à tour de rôle. Mais en cas d’urgence, les assemblées exceptionnelles se déroulent toujours ici, à Eel !
- Donc ?

Hélios roula des yeux avant d’attraper les mains de son amie.

- Donc si Dame Miiko convoque une assemblée exceptionnelle, ça va être l’occasion de rencontrer des tas de gardiens venus des autres terres ! Et de discuter avec eux pendant que les chefs palabrent ! Je faisais partie de l’escorte de l’assemblée d’il y a deux ans, rêva l’atalante. C’était à la garde des songes, une vraie merveille ! On a dansé, bu, mangé une semaine durant ! Il y avait des entraînements communs, j’ai pu exercer avec certains de leurs meilleurs alchimistes, et…
- Tu as conscience que si Miiko convoque une assemblée, c’est que la situation est grave ?

Tous les regards se tournèrent vers Mery. Le bröwnie touillait sa bouillie sans se départir de son air sérieux. Hélios ouvrit la bouche, sembla se rendre compte que sa réflexion n’était pas idiote, puis se rassit en faisant la moue.

- C’est ce que j’appelle plomber l’ambiance, fit remarquer Chrome. Cela dit, il n’a pas tort…
- Peut-être qu’ils veulent juste discuter du sans visage, proposa Mathyz.

Mais personne ne sembla réellement convaincu, et le reste du repas se déroula dans un silence pesant.

***

Hua laissa la main de son compagnon lisser quelques mèches rebelles. Elle était mortifiée, déçue et inquiète aussi. Ses investigations n’avaient rien donné, et voilà que Miiko était obligée d’envisager des actions qui auraient de lourdes conséquences.
Convoquer une assemblée signerait la fin de sa carrière de cheffe de garde, et elle était persuadée que la kitsune en avait conscience.

- Je suis vraiment désolée, murmura-t-elle pour la millième fois.
- Et je t’ai déjà dit que ce n’était pas ta faute, soupira son amie.
- Elle a raison, Hua, intervint Zifu en rajustant un bijou dans ses cheveux. Tu as fait de ton mieux.

De son mieux n’avait pas été suffisant. L’huang détourna les yeux. Elle avait sondé des dizaines de gardiens, discuté avec eux, évolué parmi les soldats d’Eel… et pourtant, elle n’avait rien appris que Miiko ne sache déjà.
La kitsune remarqua son trouble. Elle quitta son bureau pour venir s’accroupir en face d’elle, un sourire encourageant sur les lèvres.

- Hua, tu m’as donné une liste de gardiens pour lesquels tu m’as assuré n’avoir aucun soupçon, c’est déjà plus que ce que nous n’avons jamais réussi à faire ! Et malgré tout, tu m’as confirmé que je ne pouvais avoir confiance en personne.
- Comment ça ? souffla l’huang.

Miiko baissa les yeux. Son sourire se fit triste, comme s’il arborait à dire à voix haute cette vérité dont elle se doutait depuis quelque temps déjà.

- Le sans visage n’a pas attaqué durant ta visite. Il n’y a que très peu de gens qui soient au courant de ton don, Hua. J’en ai parlé à la garde étincelante, et à personne d’autre. L’information a fuité, bien sûr, mais pas chez tout le monde.
- Tu veux dire que si le sans visage n’a pas attaqué, c’est qu’il était au courant ? s’enquit Zifu;
- C’est une éventualité. Et s’il était au courant…
- Soit il est membre de ton conseil, soit il a des alliés à l’intérieur, comprit Hua.
- Exact. J’ai demandé à Leiftan d’établir une liste de tous ceux qui étaient au courant pour toi. Dorénavant, ils sont tous suspects.

Hua écarquilla les yeux. Elle n’avait pas eu l’occasion de rencontrer le lorialet, mais d’après Miiko, il était diablement efficace.
La kitsune se releva en secouant la tête.

- Je ne vais pas convoquer d’assemblée tout de suite. Il faut que j’arrive à démasquer ce type, autrement personne ne me prendra au sérieux.
- De toute façon, il va bientôt falloir se résoudre à parler des Terres Obscures.

Zifu releva la tête en constatant que sa remarque avait jeté un froid. Il soupira en mêlant ses doigts à ceux de sa moitié, et murmura une excuse.

- Non, tu as raison, le reprit Miiko d’une voix grave. La mort de Titane, la Garde des Murmures qui échappe aux accords, les ingestions de cristaux qui se multiplient… le chaos est en train de se répandre un peu partout, et tout le monde sait que le chaos est la marque de fabrique des ténébreux.
- Tu crains une autre guerre, constata Hua.
- Non. J’ai l’intuition que la paix fragile que nous avons acquise ne sera bientôt plus qu’un souvenir.

Cette perspective les fit frissonner. Personne ne voulait d’une guerre avec les Terres Obscures. Le fantôme du précédent conflit était encore dans tous les esprits. L’alliance formée par Kura n’avait vaincu les ténébreux qu’au prix de nombreux sacrifices qui pesaient encore sur les consciences, qui hantait les chaumières et les cauchemars de la population toute entière.
Pourtant, Miiko le sentait, la guerre grondait. Depuis l’explosion du grand cristal, les choses allaient de mal en pis et elle était persuadée que c’était la cause de l’agitation des Terres.

- Je ne suis pas sûre que nous l’emportions, cette fois.

C’est sur ce constat glaçant que Zifu annonça l’heure du départ. Aucun mot ne fut échangé dans le couloir, seulement des regards graves. Il restait tant d’inconnus… Et eux ne pouvaient qu’espérer trouver un moyen d’interrompre la mise en marche du destin.
Plongée dans ses pensées, Hua perçut plus qu’elle ne vit une présence s’ajouter à leur groupe. Elle entendit la voix douce d’un homme s’adresser à Miiko, releva brièvement les yeux pour capter des cheveux couleurs d’or et des yeux émeraudes, regardant Leiftan sans le voir.
Il lui fallut plusieurs mètres avant de prendre conscience de la sensation qui crispait ses entrailles. Elle se retourna brusquement, mais ses yeux ne purent qu’apercevoir un éclair blanc qui tournait au bout du couloir.

- Tout va bien ? s’enquit Zifu.
- Oui, je… excuse-moi, j’ai eu l’impression que…

Il plissa les yeux devant son incertitude. Hua secoua la tête. Ce n’était rien, elle était fatiguée et tourmentée.

- Ce n’est rien, le rassura-t-elle. Son aura m’a paru étrange, mais je ne l’ai regardé qu’un instant, et sans vraiment le voir.
- Étrange ? s’étonna le feng.
- Elle était… hésita Hua.

Ses yeux s’égarèrent sur le couloir, puis sur Miiko qui les attendait un peu plus loin. La kitsune serrait un papier entre ses doigts fins, le regard perdu sur l’écriture fine qui parcourait le parchemin. Elle mordillait doucement sa lèvre inférieure, triturait une mèche de cheveux sans se rendre compte que de temps à autre, ses prunelles irisées venaient elles aussi s’égarer à l’endroit où Leiftan venait de disparaître.

- Ce n’est rien, répéta Hua. Je suis fatiguée, je crois.
- Tu en es sûre ?

Elle lui adressa un sourire rassurant. Ce n’était rien. Juste de la fatigue, et l’envie, peut-être, de trouver quelque chose avant de quitter pour de bon Eel.

NDA

Pas de portraits cette fois, mais une petite échelle de taille des personnages qui vous ont déjà été présentés ! (oui j’avoue j’suis en révision donc j’ai pas eu le temps de dessiner autre chose XD)


Observez bien, et peut-être que vous aurez des indices sur la suite <3

PS : Hélios est bien la plus petite du lot, mais elle a tellement de cheveux qu'elle prend quinze cm juste avec ses boucles XD

Chapitre 5 : Vulnérables

TW : deuil, mort, alcool

“Valkyon Atani, Nevra Redstone, Ezarel R’ahani, Leiftan Larulta, Keroshane Einhorn, Ykhar Lagos, Eweleïn Bedragersk, Jaiob Traum, Gine Skwel, Maya Blackwave, Jamon, Ossito, Dante Pétrarque, Mery Aries, Chrome Argent, Hélios, Alajea du clan des coraux bleus, June”

Extrait de la liste confiée par Leiftan Larulta à Miiko Ain’Prodotis

Elle savait que c’était nécessaire. Elle en avait même eu l’idée. Trop de livres qui disparaissaient, des erreurs dans les registres qui avaient failli mettre leur plan en défaut, les recherches qui risquaient de s’intensifier dans les jours à venir…
Pourtant, ça ne l’empêcha pas de hurler à la mort en découvrant sa bibliothèque dévastée. Quelque part, la bröwnie songea qu’elle n’avait même pas eut besoin de pousser son jeu d’acteur pour paraître convaincante : ses cris d’horreurs eut tôt fait d’attirer tous les gardiens présents, et les larmes qui roulaient sur ses joues n’étaient même pas feintes.
Ykhar se laissa tomber au sol en continuant de gémir, ses mains agrippant quelques parchemins laissés intacts par l’attaque. Elle entendit à peine les pas pressés derrière elle, pas plus qu’elle ne releva la voix tremblante de rage de Miiko.
Hua était partie depuis seulement deux jours, elle devait saisir l’ironie de la situation. La provocation, aussi. Le sans visage savait que l’huang avait les capacités de le démasquer, et il le leur faisait savoir d’une façon magistrale.

- Je veux sa tête ! siffla Miiko. Formez des binômes, qu’on fouille la garde de fond en comble ! Je veux que chaque chambre soit passée au peigne fin, que chaque pierre soit retournée, peu importe le temps que ça prendra ! Exécution !

Son visage était aussi rouge que les tapis qui ornaient la bibliothèque, ses yeux étrécis en deux fentes qu’Ykhar ne chercha pas à croiser. Elle maîtrisait remarquablement bien les expressions de son propre visage, si bien que Miiko n’y avait jamais vu l’ombre d’une traîtrise, mais elle n’était pas certaine que la kitsune n’aperçoive pas l’étincelle de jubilation qui brillait à cet instant dans ses prunelles grises. Camouflée par la tristesse de voir toutes ces connaissances ravagées, mais bel et bien présente à l’idée que la cheffe de garde voit son piédestal s’effriter un peu plus à chaque jour qui passait.
Il était temps d’abattre leur dernière carte. Vacillante, Ykhar se redressa et se dirigea vers sa supérieure. Ses mains tremblantes lui tendirent un petit morceau de parchemin sur lequel s’étalait une écriture en pattes de mouche.

- J’ai trouvé ça sur la porte, sanglota-t-elle. Juste avant de…

Elle plongea le visage entre ses doigts gelés. Le bras de Keroshane se posa sur ses épaules, leur rivalité un instant oubliée face au désastre.

- Qu’est-ce que ça dit ? s’enquit Nevra.
- Ne vous en prenez qu’à vous-même, ce sont vos actions qui sont responsables de ce gâchis, lut Miiko d’une voix emplie de rage. Eel a trop longtemps profité de son influence pour jouer avec la vie de ses citoyens. Mon combat sera votre déchéance, ma victoire sera votre défaite. Je détruirai tout ce que vous vous efforcez de construire, et bâtirai un nouveau paradis où le mensonge et la tromperie n’auront pas leur place. Mon nom est Ashkore, et vous ne connaîtrez mon visage que pour croiser les yeux de l’être qui aura causé votre perte.

Le silence plana un instant sur la bibliothèque. Les quelques gardiens qui avaient entendu le discours du sans visage se mirent soudain à chuchoter entre eux. Celui qui détruisait leur garde depuis plus d’un an se faisait maintenant passer pour le vengeur masqué des opprimés. Mais la garde d’Eel se vantait de sa transparence et de son honnêteté, n’est-ce pas ? Il devait parler de la guerre, de cette période très sombre pendant laquelle chacun avait dû faire des sacrifices, non ? Et puis, à ce moment-là, c’était Dame Kura qui dirigeait la garde. Dame Miiko, gardienne de la paix, était différente. Plus douce, plus accessible.
Peu à peu, d’autres voix s’élèveraient. Des mensonges ? Pourtant, ils juraient la vérité ! Et si ? Bien sûr, Miiko démentirait, les capitaines rassureraient leurs gardiens…
Mais la graine du doute était semée. La garde déjà ébranlée par la disette, les attaques et l’explosion du cristal serait bientôt en proie aux affres de l’incertitude.
Ils sursautèrent quand le poing de Miiko s’écrasa sur l’un des rares meubles encore debout. Ykhar vit à son regard éperdu qu’elle en était venu aux mêmes conclusions qu’Ashkore quand il avait élaboré son plan. 

- Trouvez moi ce fils de blackdog, ordonna la kitsune. Je m’occuperai de lui en personne.

***

Ashkore avait semé un sacré chaos. June savait qu’à l’instant même, une équipe de gardiens était en train de fouiller le dortoir des obsidiens, de pénétrer dans l’intimité des chambres pour essayer d’y trouver un indice concernant l’identité du sans visage. Elle était ravie d’avoir eu la présence d’esprit de cacher ses dessins dans le passage secret qui reliait sa chambre à celle de Maya. La ténébreuse lui avait assuré que personne ne parviendrait jamais à le trouver, et que ses souvenirs y seraient en sécurité.
Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher d’être tendue. La découverte d’Emi avait mis leur plan en péril. Maintenant que Nevra savait qu’elle n’avait pas perdu la mémoire, ils ne pouvaient qu’espérer que le ténébreux ne dise rien. June se demandait tous les jours pourquoi il ne l’avait pas encore fait.
Cette information le dérange autant que toi, June. S’il admet qu’il sait, alors tu seras libre de faire de même. Et si tu te souviens, alors tu es dangereuse pour eux autant qu’ils le sont pour toi. La garde est une poudrière. Une information comme celle-là pourrait tout faire exploser.
Les paroles pleines de sagesse de Leiftan ne l’avaient pas rassurés. Ni l’air confiant de Maya, les câlins de Geish et leurs promesses que Nevra n’était pas un problème.
Si le ténébreux se décidait à tout balancer, elle pouvait dire adieu à tout espoir d’atteindre son objectif.

- T’es pas avec moi, là.

Surprise, la jeune femme rougit en adressant un regard contrit à son binôme. Miiko avait décidé que la répartition serait arbitraire, aussi se retrouvait-elle en compagnie de Caméria, une hamadryade aux muscles impressionnants et à l’air revêche. June ne lui avait parlé qu’une seule fois, pour lui demander grâce lors d’un entraînement particulièrement douloureux.

- Désolée, je réfléchissais.
- Ouais, bah pense moins et cherche plus, grogna la guerrière. C’est pas tes méninges qui vont trouver ce salopard.

June arqua un sourcil sans faire de commentaire, et se remit à chercher. Elle aurait nettement préféré se retrouver en binôme avec Chrome ou Mathyz…
Le silence retomba sur le groupe. Elles étaient chargées de fouiller la partie ouest des jardins, en compagnie de quatre autres binômes que June ne connaissait que de vue. Durant les longues heures qui suivirent, la jeune femme s’efforça de chercher des indices, explorant minutieusement chaque buisson, secouant les branches de tous les arbres qu’elle croisait, scrutant le moindre recoin.
Quand la cloche sonna la mi-journée, Caméria lui accorda enfin une pause rapide pour avaler les en-cas préparés pour l’occasion. Le maigre repas coula dans son estomac vide, alors elle l’arosa de litres d’eau afin de noyer les crampes qui lui nouaient le ventre.

- C’est à cause de ce fils de blackdog, pesta Caméria. Il pille nos réserves, détruit la bouffe, et maintenant, il accuse la garde de mentir ! L’explosion du cristal avait pas arrangé les choses, mais s’il détruit le peu de récoltes que nos paysans arrivent à apporter, on va tous crever la dalle avant la prochaine lune !
- Tu penses qu’il fait ça juste par esprit de vengeance ? demanda June. Je veux dire, il doit sacrément en vouloir à la garde pour s’acharner comme ça.
- J’en sais rien, répliqua sa compagne. Tout ce que je sais, c’est que Dame Miiko fait tout c’qu’elle peut pour maintenir la paix, et lui, avec ses conneries, il va nous mener droit à la guerre ! Et pas contre les ténébreux, j’te l'dis, ça va être une bonne guerre civile comme on n’en veut pas.

Caméria leva les yeux au ciel en voyant June retenir une grimace. Elle lui fit signe de se lever pour reprendre leurs recherches, et poursuivit, agacée.

- Je dis pas qu’la garde est parfaite, loin de là. Mais au moins, elle essaie de maintenir la paix. Ce type, il sème la pagaille et c’est pas lui qui gère les conséquences. Tu penses qu’il nous arriverait quoi, si la garde était pas là pour maintenir l’ordre ? Tu crois qu’on serait capable de gérer les terres seuls ? Y’a qu’à voir la ville. Trop de réfugiés, pas assez de place… On essaie de trouver des solutions pour que personne se tape dessus. Les gens oublient vite comment c’était pendant la grande guerre, mais j’y étais, et crois moi, c’était pas joli joli.
- J’imagine, grommela June.
- Les ténébreux, c’est les pires bâtards de l’histoire de l’Eldarya. C’est les seuls qui prônent encore l’esclavage, ils ont aucune règle, ils tuent sans scrupule… Y’a des tas de gardiens ici qu’ont perdu leur famille à cause d’eux. Tout ça parce que leur foutue reine avait décidé que les Terres, c’était trop petit pour elle.
- Caméria…
- Mon frère, il était parti se battre, et il est jamais rentré. J’ai croisé un type qu’avait combattu avec lui, il m’a raconté qu’ils les avaient fait prisonniers. Ils leur arrachaient des doigts, et ça les faisait marrer. Quel genre de monstre fait ça ? Le pauvre type s’en est sorti avec deux doigts en moins, mon frère ça a pas été la même histoire.
- Caméria.
- Alors j’te l’dis, Dame Miiko, c’est c’qui pouvait nous arriver d’mieux. Parce que personne a envie que ces sales…
- Caméria !

L’hamadryade cessa son laïus pour se tourner vers June. La jeune femme lui pointa la porte de l’enceinte. Elles s’étaient suffisament rapprochées pour pouvoir distinguer la silhouette entièrement vêtue de blanc qui venait de passer les portes.

- Je croyais que le quartier général était bouclé le temps de trouver le sans visage, s’étonna June.
- J’sais pas, répondit sa compagne. C’est Ecaille. Elle porte un truc. Viens.

June la suivit à contrecœur. Autour d’elles, d’autres gardiens avaient remarqué l’ombre et son étrange paquet, et quittaient leur poste pour la rejoindre. Le contenu de son bagage se fit plus clair à mesure qu’elles s’approchaient. Caméria n’attendit pas June, dont les pas se faisaient de moins en moins pressés, pour interpeller Ecaille.

- Pourquoi les sentinelles t’ont laissé entrer ? On boucle le périmètre, le sans visage a encore attaqué.
- Probablement parce que j’apporte une nouvelle assez mauvaise pour vous faire cesser les recherches, répliqua Ecaille en désignant son paquet.
- Qu’est-ce que c’est ?

Mais Caméria, ainsi que tous les autres gardiens présents, avaient déjà deviné. Ecaille lâcha la corde qui maintenait l’épaisse toile de jute sur son dos, et son fardeau chuta brutalement sur le sol.

- Je pense qu’il serait judicieux d’appeler un capitaine, fit-elle remarquer.

Un gardien quitta immédiatement leur groupe désormais silencieux. Ecaille s’agenouilla en roulant des épaules, une grimace douloureuse sur les lèvres. Elle défit prestement la corde, puis fit glisser la toile pour dévoiler le visage du cadavre.
Caméria ferma les yeux en le reconnaissant. Il était mort depuis un moment, probablement près du rivage car sa chair avait été dévorée par les poissons.

- Il avait de la famille ? demanda-t-elle en s’agenouillant à son tour.
- Aucune idée, répondit Ecaille.
- Nazir ?

Toutes les têtes se tournèrent vers la gardienne qui venait de parler. June reconnut instantanément les cheveux d’Hélios, et elle sentit son cœur se serrer. Il lui fallut toute la volonté du monde pour traverser le cercle de gardiens quand le hurlement de son amie perça le silence. Toute la force qu’elle trouva pour refermer ses bras autour du petit corps tremblant de l’atalante, qui serrait la toile de jute entre ses mains en appelant le gardien d’une voix brisée. L’odeur épouvantable qui se dégageait du cadavre lui donna une excuse pour plonger son nez dans les boucles d’Hélios, pour ne pas croiser le regard vide de Nazir.
Lorsque les larmes roulèrent sur ses joues, June les mit sur le compte de la tristesse d’Hélios, et de son empathie. Malgré la petite voix au fond d’elle qui lui soufflait que sa peine était bien réelle.

***

L’enterrement fut magnifique. Bien sûr, June avait déjà assisté à ceux des victimes du contaminés, quelques mois plus tôt, ainsi qu’à celles de l’attaque du sans visage lors de l’explosion de la forge. Mais celui de Nazir eut quelque chose de particulier. D’un peu plus intime, peut-être, parce que chacun avait quelque chose à dire sur l’obsidien.
Son corps fut brûlé à la lumière des étoiles, alors qu’un chœur réunis pour l’occasion chantait les louanges de l’Oracle, qui accueillait Nazir auprès d’elle. Miiko ordonna l’ouverture de la taverne pour un soir, afin d’honorer correctement la mémoire du gardien. Chacun prit une chope et trinqua à Nazir, puis des dizaines de gens se bousculèrent sur une estrade afin de raconter une anecdote le concernant.
June ne se mêla pas à la foule. Elle n’avait discuté que deux ou trois fois avec le gardien, et seulement en compagnie d’Hélios. Elle n’avait rien à dire, excepté que sa mort était une tragédie. Et ce soir, personne ne voulait entendre ça.

- T’as vu Hélios ?

June secoua la tête. Chrome lui tendit une chope, qu’elle refusa d’un signe du menton. Le lycanthrope esquissa un sourire amusé.

- Tu devrais profiter, tu sais ? C’est comme ça qu’on rend hommage à nos morts.
- Je supporte mal l’alcool, répondit-elle. Je risquerais de faire des choses que je regrette ensuite.
- Comme balancer tes secrets ? se moqua Chrome.

Il se pencha brutalement vers elle. Son souffle chatouilla l’oreille de la jeune femme, tandis qu’il murmurait.

- Je m’en fiche, je les connais déjà tous.

June sentit le sang quitter ses joues alors que Chrome se reculait. Il ne la quitta pas des yeux, puis tout aussi brutalement, s’adossa de nouveau contre le mur.

- Heureusement que je suis un mec bien, et que je tiens l’alcool. Ta pote te fait signe, je crois qu’elle veut te dire quelque chose. Vous devriez être plus discrètes, si je peux me permettre.
- Je te trouve bien vantard, pour quelqu’un qui se dit le meilleur espion de la garde de l’ombre, répondit prudemment la jeune femme.
- C’est parce que j’ai confiance en toi, dit-il en lui adressant un clin d'œil. Allez, va, je couvre tes arrières.

June hésita quelques secondes, mais se décolla finalement du mur pour se faufiler à travers la foule. Chrome avait vu juste : cachée dans la pénombre, Maya l’attendait à l’abri des regards. June s’assura que personne ne la voit, puis elle se glissa auprès de la mercenaire, le cœur battant.

- Chrome sait, murmura-t-elle.

Maya marqua un silence, puis claqua de la langue. June sentit les muscles de sa compagne se tendre tandis que ses pensées s’activaient pour intégrer l’information, la modeler et décider de ce qu’elle devait en faire.

- Ce type est une plaie, grogna-t-elle. J’irais lui parler.
- Lui parler ?
- Évaluer son utilité, et le cas échéant, nous débarrasser de lui, éclaira Maya. Valkyon est près des cerisiers, il devrait être seul. Il était proche de Nazir, j’en ai profité pour le rendre vulnérable.

June comprit la demande implicite. Elle répugnait à utiliser la tristesse du jeune homme contre lui, mais peut-être était-ce l’occasion de se rapprocher de son capitaine.
Elle quitta leur abri pour prendre le chemin des cerisiers, en silence. Plus elle se rapprochait de l’endroit, plus la rumeur de la célébration se faisait lointaine, et bientôt, elle retrouva le calme des jardins. C’était probablement celui que Valkyon recherchait.
Quand elle le trouva, le jeune capitaine était affalé contre un cerisier, le regard dans le vague et les joues humides.
Il la vit approcher, mais ne dit rien pour l’en empêcher, alors June s’assit doucement à côté de lui. Le silence régna de longues minutes, uniquement troublé par leur respiration. La jeune femme observa Valkyon discrètement : ses pommettes rougies et l’odeur de bière qui s’échappait de ses lèvres ne laissaient aucun doute quant aux moyens employés par Maya pour le rendre vulnérable. June songea que si Ashkore voulait porter un coup fatal à la garde, c’était l’occasion ou jamais…

- Il est entré à la garde en même temps que moi.

La voix de Valkyon était faible, tremblante. June pouvait sentir la tristesse du guerrier, et elle savait qu’il n’attendait pas de réponse.

- Si Maya n’avait pas exigé d’être mon bras droit, ça aurait été lui, souffla-t-il. Il était sage, juste, il se fichait du passé de ceux qu’il rencontrait… Il ne méritait pas de mourir. Pas comme ça…

Il renifla avant d’essuyer sa joue. June sentit sa gorge se serrer. Valkyon faisait peine à voir. Très lentement, autant pour elle que pour lui, elle posa sa main sur la sienne en signe de réconfort. Le géant ne la retira pas. Au contraire, il sembla s’affaisser sur lui-même, comme si le simple contact avec un autre lui permettait d’évacuer toute sa peine.

- Ce sont des pêcheurs qui l’ont trouvé, dit-il.
- On est tous conscients des risques, quand on s’engage, murmura June. Nazir le savait aussi.
- C’est atroce.

Valkyon ferma les yeux. Sa voix tremblait quand il reprit. Ses mains aussi.

- De porter toutes ces vies à bout de bras, de savoir qu’elles dépendent de moi, d’être responsable de leur mort… Je ne voulais pas ça… je voulais juste partir… je…

Il ne parvint pas à terminer. Quand il plongea son visage entre ses grandes mains brunes, June détourna les yeux. Même si elle n’était plus en contact avec lui, la douleur qui s’échappait du géant la heurtait avec force, la forçant presque à oublier ce pourquoi elle était là. La même empathie qui lui permettait de comprendre les sentiments de Valkyon fit se mouvoir sa main. Il était si seul… Alors quand June pressa son bras, en signe de réconfort, Valkyon se laissa aller. La tristesse, la culpabilité, et l’alcool aussi, embrumaient son esprit.
June se raidit quand la tête du jeune homme se posa sur ses genoux. C’était presque comique de voir la vitesse avec laquelle Valkyon s’ouvrait à elle. Elle songea que Maya était diabolique, que sa mère, si elle était là, la regarderait avec une déception incommensurable. Ce qu’elle faisait était mal. June secoua la tête.
C’est nécessaire.

***

Il avait cherché à s’éloigner du bûcher. Nevra connaissait Nazir, il appréciait le gardien, mais il savait qu’il ne devait pas s’attrister de sa perte. Il n’était pas un autre. Il devait se détacher de cette garde, de ces gardiens, de ceux qu’il considérait comme ses amis, parce que ce n’était pas digne d’un ténébreux.
S’il continuait ainsi, il ne rentrerait jamais chez lui. Le visage moqueur de Karenn s’imposa à lui : sa sœur, si maligne, persuadée qu’il était faible. Son père, aussi, qui avait honte et préférait sûrement que son fils échoue.
Nevra grogna. Il leur prouverait qu’il méritait sa place au sein des Da’Lili, qu’il était toujours celui qu’ils avaient vu quitter les Terres des années plus tôt. Il était toujours un sang pur.
Alors il ne célèbrerait pas la mort de Nazir. Il patrouillerait, s’assurerait que le sans visage ne viendrait pas mettre la pagaille dans ses plans à lui, rassemblerait des informations et il finirait par rendre la reine satisfaite.
Un bruit de sanglot interrompit ses réflexions. Nevra hésita, ses résolutions tout juste décrétées ébranlées par la détresse des gémissements qu’il entendait. Finalement, il leva son œil au ciel et s’avança dans les jardins pour trouver l’origine des pleurs.
Il reconnut sans peine Hélios, avachie contre une haie, entourée de cadavres de chopes vides.

- Tu devrais y aller doucement, conseilla-t-il.
- Dégage.

Surpris, Nevra sentit une pointe de déception heurter son cœur. Il se détourna sans le montrer, se contentant d’un si tu veux blasé.

- Attends.

Plus un gémissement qu’une demande. Le ténébreux se retourna de nouveau vers Hélios, qui le fixait à travers ses larmes.

- Pardon, souffla-t-elle. Reste… je… s’il-te-plaît… reste…

Nevra soupira intérieurement, puis décréta que se rapprocher d’Hélios ne pouvait lui être que bénéfique. Et que ça n’avait rien à voir avec la peine qu’elle lui inspirait. Il la rejoignit pour s’asseoir à ses côtés, et passa une main autour de ses épaules.

- Tu le connaissais.

Une constatation, à laquelle l’atalante répondit d’un sanglot étouffé. Elle agrippa son pourpoint pour y presser son visage, le corps secoué de tremblements irrépressibles. 
Là, à l’abri des regards et surtout du sien, Hélios lui raconta comment Nazir l’avait pris sous son aile à son arrivée à la garde. Comment il avait remplacé Isfaer et Alton, les gnomes qui l’avaient élevée, ses pères d’adoption. Comment il lui avait fait découvrir la Garde d’Eel, si différente de la Garde des Songes dont elle venait.
Nazir n’avait pas de famille, alors il avait décrété que cette jeune fille serait comme la sienne. C’était lui qui lui avait offert l’arc qu’elle utilisait toujours. Lui qui lui avait permis de progresser au tir, qui lui avait appris quelques mouvements de corps à corps. Lui vers qui elle se tournait en cas de peine de cœur, de dispute avec Chrome, de doutes ou d’incertitudes.
Elle lui parla longtemps, et quand elle se tut, Nevra la serra contre lui en attendant que ses pleurs se tarissent. Quand elle cessa de sangloter, il la garda encore un peu, avant de lui souffler qu’il était temps qu’elle se couche.
L’atalante ne résista pas quand il la souleva délicatement pour la porter jusqu’à sa chambre. Le trajet fut silencieux. Nevra sentait les doigts d’Hélios agripper son col, son cœur battre contre sa poitrine, son souffle chatouiller sa gorge.
Arrivé devant la chambre de l’absynthe, il poussa la porte qui ne fit aucun bruit en s’ouvrant, révélant l’univers de l’atalante au ténébreux. Il s’avança jusqu’au lit double, recouvert de dizaines de coussins moelleux, pour y déposer son fardeau.
Peut-être était-ce l’alcool, peut-être était-ce la tristesse, ou peut-être en avait-elle simplement envie depuis longtemps. Nevra ne sut jamais ce qui poussa Hélios à retenir sa main, ce soir-là.
Il ne sut pas non plus pourquoi il ne tourna pas les talons pour laisser l’atalante profiter d’un sommeil sans rêve. Pourquoi il ne la repoussa pas quand elle l’attira à elle, pourquoi il lui rendit le baiser qu’elle posa sur ses lèvres.
Peut-être qu’il faisait ça pour accroître son influence sur la jeune femme. Peut-être qu’il en avait envie, aussi.
Mais tandis qu’il se perdait dans ses yeux verts, que ses mains parcouraient le corps fragile de l’atalante pour en découvrir les moindres recoins, Nevra se laissa aller à leur étreinte.
La reine, la garde, son père et ses complots cessèrent d’exister. Aux yeux du ténébreux, il n’y avait plus qu’Hélios, l’instant, et eux.

NDA

Comme un rappel ne fait jamais de mal, et qu’au vu du contexte, il est obligatoire : l’abus d’alcool est dangereux pour la santé. J’en profite pour indiquer ici que l’Eldarya se situe à une époque plus ou moins commune à notre fin de moyen-âge/début renaissance. Il y a peu de loisirs pour les gardiens, hormis l’entraînement et la lecture (et comme nous sortons d’une période de guerre, les auteurs n’ont pas eut beaucoup de temps pour écrire des chefs-d'œuvres…). C’est pour cela que les gardiens passent beaucoup de temps à la taverne, à boire, danser et décompresser de leur vie pas toujours rose. Buvez toujours avec modération, et ne le faites que si vous êtes certain que les personnes autour de vous seront capables de vous prendre en charge si vous dépassez votre limite
De plus, l’alcool n’est JAMAIS l’équivalent du consentement. A partir d’un certain degré d’alcoolémie, ce dernier est même considéré comme nul, car la personne ne peut décement prendre de décision pour elle-même ! Nevra et Hélios se tournent autour depuis un bon moment déjà, mais June profite allègrement de l’état de Valkyon pour se servir de lui. Sans rien faire d'inapproprié, son attitude est évidemment condamnable ! Je rappelle que c’est une fiction et non pas la réalité, donc si vous souhaitez prendre un personnage en exemple, choisissez Geish <3

Et sur une note plus légère… Un petit portrait de notre bras droit nationnal, avec et sans son manteau blanc ! Il sera plus tard ajouté à l’échelle de taille, et qui sait, ça vous donnera peut-être aussi un indice sur deux trois choses…

PS : j'ai utilisé sa pose dans TO en référence !

Chapitre 6 : Avant que tout ne bascule

Elle naquit femelle, et c’est ainsi qu’elle passa la plupart de ses cycles. Tour à tour avanbar, vashal ou tvilingar, elle a toujours été reconnue pour sa puissance. Parmi ses faits d’armes, on compte notamment la victoire du siège de Teelin lors de la guerre des six.

Extrait du livre de vie de Blä ögon guldglitter

Il poussa la lourde porte de la bibliothèque des mille vies. Du haut de ses sept ans, il pouvait atteindre la poignée sans se hisser sur son seau, ce qui faisait de lui l’un des candidats privilégiés au nettoyage de l’immense pièce. La lumière se refléta un instant sur la marque gravée dans sa chair au fer rouge, mais il n’y prêta pas attention. Elle était là depuis si longtemps qu’il ne la voyait plus.
Personne ne voulait jamais faire le ménage dans la bibliothèque, surnommée la pièce aux mille étagères par les plus âgés d’entre eux. Il soupira intérieurement en traînant son seau et son balai sur le sol de pierre. Au moins, le svarsten était facile à laver.
Vajshkinon déposa son seau près de la porte, puis commença à faire la poussière. Le silence des lieux avait quelque chose d’extraordinaire, et si certains le trouvaient terrifiant, lui appréciait l’apaisement qu’il procurait. Loin de l’agitation habituelle de l’Enclave, la bibliothèque des mille vies était presque un lieu de culte pour les maîtres, qui ne s’y rendaient quasiment jamais. Sa mère lui avait expliqué un jour qu’il fallait une excellente raison pour y emprunter un livre : en effet, ses étagères recelaient de la chose la plus précieuse aux yeux des maîtres. Les livres de vie.
L’enfant cessa un instant de balayer pour jeter un œil à ceux qui se trouvaient près de lui. Reliés de cuir et impeccablement conservés, chacun d’eux était orné d’une pierre au centre de sa couverture. Des gemmes extrêmement coûteuses qui permettaient aux anehesare, ces maîtres chargés de retranscrire l’histoire de chacun des maîtres actuellement en cycle, de reconnaître facilement le propriétaire du livre. Vajshkinon plissa ses yeux dorés pour essayer d’apercevoir l’une des gemmes, mais un bruit de pas le fit immédiatement retourner à sa tâche.
Quand l’anehesar passa à côté de lui, le garçon prit bien soin de ne regarder que la pierre. Un  jour, il s’était pris plusieurs coups pour avoir osé croiser les yeux d’un maître. L’autre ne fit même pas attention à sa présence silencieuse.
De toute manière, les anehesare se faisaient couper la langue lors de leur prise de fonction. Vajshkinon ne put toutefois s’empêcher de regarder le maître qui lui tournait le dos. Vêtu d’une longue tunique aussi noire que la nuit, une capuche camouflait son visage androgyne et seules quelques mèches de cheveux s’en échappaient.
Le jeune garçon frissonna. Les maîtres étaient terrifiants. Dans les dortoirs, il avait entendu des camarades plus âgés dire qu’hors de l’Enclave, il n’y avait pas de maître, que l’on pouvait être libre et que personne ne les obligerait à nettoyer le svarsten toute la journée.
Il n’y croyait pas trop. Autrement, sa mère aurait tout fait pour lui permettre de partir, et elle ne l’aurait jamais confié aux maîtres comme le voulait la tradition.

A force de balayer, il s’était enfoncé entre les rayonnages, là où il n’y avait plus personne. Vajshkinon jeta un regard à droite, puis à gauche, avant de lâcher son balai pour s’étirer longuement. Il avait mal au dos à force de nettoyer, et il avait faim aussi. Les maigres rations qu’on leur donnait le soir ne suffisaient pas à rassasier son estomac en pleine croissance…
C’était parce qu’il avait levé la tête qu’il croisa ses yeux. Immenses, frangés de longs cils noirs, ils étaient d’un bleu profond au milieu duquel il pouvait distinguer quelques paillettes dorées. Deux couleurs, comme ceux des maîtres. Ses cheveux coulaient sur ses épaules frêles comme deux rideaux de nuit, contrastant avec sa peau presque blafarde.
Un maître. Vajshkinon blêmit, incapable de se détourner maintenant qu’il était pris sur le fait. Entre ses longs doigts pâles, le maître tenait un livre orné d’une gemme de la même couleur que ses yeux. A en juger par la douceur de ses traits et sa petite taille, il n’avait pas plus d’une dizaine d’années, et surtout, il n’était pas un anehesar.
Le jeune maître n’avait absolument pas le droit d’être là. Il n’avait pas non plus le droit de lire le livre de ses vies. C’était interdit.
Pourtant, quand l’un des anehesare fondit sur lui pour le frapper parce qu’il ne balayait plus, Vajshkinon ne dénonça pas le jeune maître.

Plus tard, quand elle lui demanda pourquoi il avait subi sans rien dire, il ne sut pas quoi répondre. Probablement parce qu’il avait eu peur qu’elle ne se venge. A la place, elle lui avait sauvé la vie.
Aujourd’hui, il le regrettait.

***

Le silence qui suivit son récit pesa lourd sur les épaules de June. Vajshkinon. Une erreur de compréhension lors de son arrivée à la garde qui lui avait valu un nouveau nom. A présent, elle comprenait pourquoi il portait constamment ses lourds bracelets en métal.

- Tu étais esclave des ténébreux.
- Des Assassins, rectifia-t-il d’une voix sourde. Ce sont eux qui dirigent les Terres Obscures, et c’est à eux que j’appartiens.

Un lag’rai en fuite qui cachait son identité depuis presque quinze ans pour ne pas être repris. June serra ses doigts pour ne pas trembler. Ici, au cœur de la cité libre d’Eel, on en oubliait presque que la réalité était bien moins rose ailleurs. Valkyon se raidit légèrement quand elle replaça une mèche de ses cheveux blancs, mais ne bougea pas. June leva les yeux vers le ciel, un sourire froid aux lèvres.

- C’est ce qu’elle est, n’est-ce pas ? Maya. C’est une Assassin ?
- Oui, confirma le jeune homme. Elle a quitté les Terres quand elle avait quinze ans, et a rejoint les K’arnags. Je ne sais pas pourquoi elle a fait ça. Les Assassins ne quittent presque jamais l’Enclave, et seulement sur ordre de la reine.

Parce qu’elle l’avait aidé à s’échapper, Valkyon s’était senti obligé de lui rendre la pareille. Quand la mercenaire était venue le trouver, peu après l’explosion du grand cristal, pour fuir son passé de K’arnag, il avait fait en sorte de lui trouver une place dans la garde. Nommé capitaine quelques temps plus tard, il restait persuadé que l’Assassin y était pour beaucoup, même s’il n’était pas parvenu à le prouver.

- Je croyais que les Assassins avaient disparu, murmura June.
- Ils ont bien failli. Et ça aurait été mieux pour tout le monde.

Le silence retomba sur le cerisier. June laissa ses doigts se perdre dans les cheveux de Valkyon, s’efforçant de masquer la crispation de ses muscles. A vrai dire, elle n’était pas surprise de cette révélation. Elle devinait également que la malédiction qui empêchait Maya de toucher qui que ce soit devait également être le lot des autres Assassins. Elle comprenait aussi mieux comment la mercenaire avait pu infiltrer aussi profondément la garde. Si elle était à l’origine de la liberté du capitaine, alors il lui était redevable. Et connaissant Maya, elle devait le lui rappeler assez régulièrement.

- C’est pour ça que vous êtes proches ? demanda la jeune femme en rompant le silence.
- Je lui dois beaucoup, répondit Valkyon.

Soudain, il se redressa. June se força à rester immobile quand le visage du jeune homme se retrouva à hauteur du sien. Ils étaient proches, trop à son goût, à tel point qu’elle pouvait distinguer le reflet des cils blancs dans ses prunelles dorées.

- Tu avais dit que tu me dirais comment tu as réussi à la convaincre de t’entraîner si je te révélais comment elle m’avait fait entrer à la garde, articula-t-il d’une voix pâteuse.
- Oui, j’ai dit ça.

Valkyon fronça les sourcils, dans l’attente d’un récit qui ne vint pas. June esquissa un sourire amusé, puis approcha lentement son visage de celui du jeune homme. Valkyon s’immobilisa quand il sentit le souffle de l’obsidienne contre le sien, incertain.

- Mais c’est encore trop tôt, susurra-t-elle. Et puis, t’as pas fini ton histoire.
- Je…
- De toute façon, t’es pas en état.

June cligna de l'œil puis se releva en s’étirant. A la lumière de la lune, son visage prit un air mystérieux qui fit frissonner le capitaine.

- Je suis désolée, pour Nazir, lâcha-t-elle. Merci de m’avoir confié ton histoire, Valkyon. J’espère entendre la suite un jour.
- June, je…
- Bonne nuit, Valkyon.

Il la regarda partir sans un mot. Elle était là, auprès de lui, à écouter des secrets qu’il ne confiait pas à n’importe qui, et l’instant d’après, elle était partie.
Valkyon s’adossa à l’arbre. Il n’avait pas le droit. Pas après ce qu’il avait fait, pas après toutes les souffrances qu’il avait infligées. Ce serait lui mentir. Se mentir. Pourtant, il en avait envie. Le guerrier passa une main dans ses cheveux, indécis. Il ne pouvait pas.
Ou peut-être que si ? Peut-être était-ce là un moyen de se faire pardonner de ses actes.

***

Elle avait rassemblé ses longs cheveux en une tresse qui battait la mesure de ses pas rapides. Les choses avaient pris une tournure intéressante, et son plan se déroulait presque comme prévu. Il restait pourtant tant à faire… Maya poussa un soupir intérieur. La mortalité avait un prix, mais la récompense serait à la hauteur de ses efforts.
Au début, elle avait eu des doutes sur la capacité de June à s’investir dans une relation avec Valkyon. La jeune femme semblait si droite, ingénue, fragile… Quand June lui avait avoué qu’Eweleïn pensait qu’elle était une empathe, Maya avait bien cru que les choses étaient perdues. Pourtant, ça n’avait fait que renforcer la combativité de l’obsidienne. Aidée de Leiftan, elle s’entraînait à présent à maîtriser sa capacité, qui se révélait en fait très utile.
Un sourire se peignit sur ses lèvres. Elle atteindrait son objectif, c’était une certitude.

- C’est le rapprochement entre June et Valkyon qui te fait sourire comme ça ?

Maya ne se départit pas de son air nonchalant. A la place, elle s’adossa au mur juste à côté de Nevra, et entreprit d’enlever son gant pour tailler ses ongles.

- Un rapprochement ? s’étonna-t-elle. Valkyon n’est pas du genre à se rapprocher de ses subordonnés.
- Celle-là est spéciale, visiblement.

Nevra leva une main devant lui, feignant la surprise.

- Tu ne trouves pas ça étrange, toi ?
- Quoi donc ?
- June, une gardienne amnésique, que tu entraînes en secret, ne nie pas, Chrome vous a vues, qui se rapproche soudainement du chef de l’obsidienne…

Maya empêcha son sourire de se faire plus grand. La douleur pointait déjà le bout de son nez tant elle jubilait de voir Nevra se torturer les méninges, inutile d’en rajouter.

- Ce que je trouve étrange, c’est ton intérêt pour elle, Redstone, susurra-t-elle. Elle doit être drôlement spéciale, cette fille amnésique, pour que même le capitaine des ombres s’intéresse à elle… Je me demande bien ce que ça cache.

La grimace de rage qui tordit le visage de Nevra fit exploser une bulle de rire dans la poitrine de l’Assassin. Maya porta la main à son buste, souriant malgré la douleur. Nevra plaqua brutalement les siennes de part et d’autre de son visage, et plongea son œil dans les paillettes dorées.

- Tu vas me dire ce que tu mijotes, et pourquoi June est entrée à la garde, murmura-t-il.
- J’espère que tu n’es pas en train d’essayer de m’obnubiler, répondit la mercenaire sur le même ton. Parce que tout ce que tu arrives à faire, c’est te rendre ridicule.

Elle vit les joues pâles du ténébreux se colorer de rouge. Maya en profita pour se pencher vers lui, prenant toutefois garde à ce que leur peau n’entre pas en contact.

- Tu devrais faire attention, shikjä. Il ne faudrait pas que ta petite gardienne nous voit, elle pourrait se faire des idées, souffla-t-elle à son oreille.
- Je ne vois pas de quoi tu parles, persifla Nevra.
- Oh, Nevra…

Maya fit glisser le manche de sa lame contre le torse du capitaine, le forçant à relever le menton avant de secouer doucement la tête.

- Tu peux mentir à Miiko, tu peux mentir à Ezarel, tu peux mentir à ton infernale petite soeur, et tu peux même te mentir à toi-même. Mais à moi ? susurra-t-elle.
- Hélios n’est rien pour moi, gronda-t-il.
- Tu ne peux pas appartenir aux deux mondes, shikjä. Il va te falloir faire un choix. Et plus vite que tu ne le penses.

Nevra s’écarta vivement. Elle le fixa un instant avant de se détourner, le fantôme d’un sourire sur ses lèvres peintes en noir. Oh oui, elle le connaissait mieux que les autres. Mieux que lui même. Car pour qui savait le lire, Nevra était un livre ouvert.

- Mon allégeance va aux Terres ! siffla le ténébreux. Je suis un sang pur, je suis un Da’Lili, et contrairement à toi, je n’ai pas trahi notre souveraine !
- Tu apprendras, Nevraïevitch Klatkavénia Carmillénia Da’Lili, que de tout temps, et en toute circonstance, mon allégeance n’est allée qu’à moi-même, répondit la mercenaire sans se retourner.

Elle l’avait lu dans le livre qui contait ses mille vies. Derrière elle, le ténébreux poussa un grondement de rage, qui accompagnait le rire atroce de la mercenaire, mélange étrange de jubilation et de douleur mêlées.

***

L’endroit, qu’elle affectionnait d’ordinaire pour son calme, était aujourd’hui plus bruyant que le réfectoire. Maya passa la porte de la bibliothèque et se dirigea vers le bureau d’Ykhar, occupée à remettre en ordre une pile de papiers.

- Tu es en retard, remarqua la bröwnie.
- J’avais autre chose à faire. Qu’est-ce que c’est ?
- Un ordre de mission. Plusieurs rapports signalent des phénomènes étranges dans un village du nord. Valkyon mènera l’expédition. Voici la liste de ceux qui l’accompagnent.

Maya arqua un sourcil. Les choses devaient être graves si Miiko estimait la présence du capitaine nécessaire… Elle s’apprêtait à tourner les talons quand Ykhar lui tendit une enveloppe.

- Il y avait ça dans le courrier du jour. Je l’ai prise avant que quelqu’un la voit, mais tu devrais faire attention. Correspondre avec les Terres, c’est mal vu et ça pourrait compromettre les choses.
- Pjeish saigar(1), gronda-t-elle.
- Je devine que tu n’attendais pas de lettre ?

Elle attrapa l’enveloppe sans répondre. Il commençait vraiment à l’agacer… Maya se dirigea vers les rayonnages qu’une dizaine de gardiens s’évertuaient à remettre debout, et siffla dans leur direction.

- Bougez-vous, vous avez intérêt à avoir terminé d’ici la tombée du jour !
- Oui, second Blackwave !

Elle porta brièvement la main à sa poitrine en s’enfonçant dans la pièce. La mercenaire finit par cesser sa course et s’appuya contre une des étagères, une moue contrariée sur le visage. L’enveloppe portait le sceau du conseil, et elle imaginait très bien son auteur assis sur l’un des sièges, en train de retranscrire consciencieusement les paroles de la reine.
La ténébreuse la décachetta d’un geste vif. D’habitude, il n’était pas si insistant. L’écriture fine s’étala sous ses yeux bleus, dans le spräk guindé que l’on n’utilisait plus qu’à l’écrit.

May,

J’imagine que tu n’as pas reçu mes six premières lettres. La reine a abdiqué en faveur de Mélanie. Je te rappelle que ton absence au couronnement de la reine a été remarquée, et sache que les autres membres du conseil sont toujours furieux. J’ai intercédé en ta faveur, et tu bénéficieras d’une absolution complète en échange de ton allégeance si tu te présente à l’Enclave avant la nouvelle lune.
Je n’ai pas besoin de te rappeler à quel point la présence des treize munkare est importante afin de permettre l’éveil du Vatkare. Mélanie a besoin de lui et de sa sagesse pour régner, et nous avons besoin d’une reine accomplie pour maintenir la paix dans les Terres.
Comme je te l’ai précisé dans mes lettres précédentes, je suis devenu le troisième Dragon de la couronne. Ma position est prestigieuse et me donne de nombreux avantages, dont celui de pouvoir quitter les Terres quand bon me semble. J’ai d’ores et déjà discuté avec Mélanie : si tu ne t’es pas présentée dans les délais requis, je viendrais en personne m’assurer de ton retour.
Je ne souhaite pas en arriver à de telles extrémités. Tu sais que je suis attaché à toi, et que j’ai toujours admiré ton indépendance. Les Terres ont besoin que tu rentres auprès des tiens, là où est ta véritable place.
Nos séances d’entraînement me manquent, il est difficile de trouver partenaire plus retors que toi. J’espère que tu sauras prendre la bonne décision.

En espérant te revoir avant la nouvelle lune,

Jay

Elle froissa l’enveloppe, marmonna quelque chose et laissa le parchemin se consumer au creux de sa paume. Il allait vraiment falloir qu’elle s’occupe de son cas, autrement il pourrait devenir un problème.
Les cendres furent éparpillées au sol, et Maya reprit son chemin. Lorsque la voix d’Hélios, haut perchée et aussi excitée que d’habitude, parvint à ses oreilles, la mercenaire se plaqua contre un rayonnage pour écouter.

- J’y croyais pas, je vous jure !
- Il fallait bien que ça arrive, répondit une voix qu’elle identifia comme celle de Chrome.
- Et alors, il a dit quoi ? continua celle de June.
- Rien du tout. C’était légèrement gênant, d’ailleurs. On s’est regardé, il s’est levé et il est parti, comme ça.
- C’était comment ? interrogea June. J’ai entendu dire que ça valait le coup. Non pas que ça m’intéresse, mais les rumeurs sont fondées ?

Le silence lui répondit. Maya pencha légèrement la tête pour distinguer leurs trois silhouettes, et capta le regard ennuyé d’Hélios.

- Ben… je m’en rappelle pas très bien. J’étais… enfin… Nazir…
- J’ai entendu dire qu’ils allaient envoyer plusieurs membres en mission, s’exclama Chrome.

Hélios salua de la tête son changement de sujet, mais le sourire qui illuminait d’ordinaire ses lèvres pleines avait disparu. Ils discutèrent quelques instants de la mission, avant que l’atalante ne se saisisse d’une pile de livres et disparaisse entre les étagères. Maya s’assura que personne ne pouvait les entendre, puis elle sortit de sa cachette d’un pas nonchalant.

- C’est pas bien d’écouter aux portes, la réprimanda faussement June.
- Rassure-toi, j’ai mieux à faire que d’écouter les prétendus exploits de cet imbécile avec ses conquêtes. Il s’est nourri ?

Chrome secoua la tête. Hélios n’avait aucune trace de blessure. Même si Nevra utilisait la Mörka pour couvrir ses traces, il restait toujours une petite marque les jours qui suivaient. Maya se hissa sur une planche vide et ramena ses jambes contre elle, avant de soupirer longuement.

- La mission dont vous parliez, tu en es, June.
- Pardon ?
- Toi aussi, Chrome. Je ne sais pas exactement où, ni pourquoi, mais c’est Valkyon qui mènera les troupes.

June se hissa sur une échelle, les sourcils froncés. Alors qu’elle tendait le bras pour ranger un livre, elle baissa la tête vers la mercenaire.

- Pourquoi moi ? Je veux dire, je suis nouvelle, et je sors d’une mission compliquée !
- Celle-ci n’a rien à voir avec les îles de Jades, répondit-elle en agitant la liste. Il emmène une bonne trentaine de gardiens avec lui, dont plusieurs absynthes. Je pense que vous êtes là pour les protéger, et ça fait partie des missions qu’on donne aussi aux… nouveaux, comme tu dis.
- Et puis tu te débrouilles bien, ajouta Chrome. Cela dit, je serais pas étonné si on me disait que quelqu’un avait soufflé ton nom à Valkyon.

Il darda un regard ironique sur la ténébreuse, qui haussa les épaules. Cette fois, elle n’y était pour rien. En plus, ça ne l’arrangeait pas vraiment, ils avaient une montagne de choses à faire… Elle allongea ses longues jambes dans le vide tandis que ses cheveux formaient un rideau devant son visage émacié. Valkyon ne lui avait pas parlé de la mission. Il faudrait qu’elle aille lui tirer les vers du nez, elle n’aimait pas ne pas être tenue au courant de ce genre de choses.

- Au fait, lâcha Chrome en baissant la voix. Nevra voit quelqu’un ce soir. Avec Mery, il nous a demandé de voler les plans des sous-sols, et la liste de tous les gardiens qui résident à Eel.
- Pourquoi faire ? s’étonna June.
- Aucune idée. Nevra n’explique jamais pourquoi il veut les infos, il se contente de les demander. Oh, et il va falloir que je lui en donne quelques-unes sur June, si je veux qu’il continue à me faire confiance.

Maya hocha vaguement la tête. Au moment où elle descendait de son étagère, déçue de ne pas pouvoir profiter un peu plus du calme qu’elle lui offrait, June parvint enfin à poser son livre. La ténébreuse n’eut pas le temps de voir ses yeux améthystes s’écarquiller quand son pied rippa contre l’échelle. Elle fut alertée par le glapissement surpris que poussa l’obsidienne.
Chrome tendit le bras, mais pas assez vite. June sentit son corps basculer et elle ferma les yeux en prévision du choc qui ne vint jamais. A la place, son dos heurta le plastron de cuir de Maya, qui referma ses bras autour d’elle pour l’empêcher de tomber. June resta quelques instants plaquée contre la ténébreuse, tétanisée. Lorsque Maya la relâcha, les joues de l’obsidienne étaient en feu, et elle s’empressa de cacher son trouble en époussetant son pantalon.

- C’était moins une, rit-elle nerveusement.

Maya se contenta de lever les yeux au ciel, agacée par sa maladresse. Elle se tourna vers Chrome. Bouche bée, le lycanthrope faisait des aller-retours entre les deux gardiennes, ce qui arracha un mince sourire à Maya.

- Voilà une information qui devrait parvenir aux oreilles de Nevra.
- Tu penses ? s’inquiéta la jeune femme. Il sait déjà que tu m’entraînes, s’il sait que je peux te toucher…
- C’est sur ça qu’il se concentrera, et il oubliera le reste. Crois-moi, Nevra n’est pas aussi intelligent qu’il le pense.

Elle adressa un regard appuyé à Chrome, avant de tourner les talons et de disparaître entre les rayonnages. Son ombre plana quelques instants sur eux, avant que Chrome n’esquisse un sourire narquois en ramassant un livre.

- Allez, jeune maladroite. Au travail, on a encore pas mal de trucs à faire.

(1) : quel salaud.

NDA

Et pour conclure ce sympathique chapitre riche en information, un petit portrait de notre femme des neiges nationnale, Emi Chione ! Ainsi qu’une mise à jour de l’échelle de taille, qui vous donne plus d’indices que vous ne l’imaginez…

Chapitre 7 : Questions

Plusieurs patrouilles ont relevé des signes d’activité le long de la frontière. Deux gardiens certifient avoir vu des lueurs étranges, vacillantes et aléatoires dans les montagnes qui bordent le village. Un contingent a été envoyé sur place, mais un phénomène inexpliqué les a forcés à rebrousser chemin.

Extrait du rapport de mission de l’unité Fourche

Le vent soufflait si fort que les couloirs du château semblaient se lamenter. Enfoui sous une pile de couvertures bien chaudes, Nevra poussa un soupir agacé. Cette nuit, il la passerait encore éveillé. D’un geste brusque, il rejetta ses draps pour sortir de son lit, et posa ses pieds nus contre les dalles gelées.
Un grognement s’échappa de ses lèvres. Le domaine des Da’Lili s’étendait sur près d’un quart des Terres Obscures, et il avait fallu que son ancêtre construise leur résidence principale à l’endroit le plus froid du territoire. Tout ça pour être proche d’eux. Le garçon étouffa un bâillement en enfilant sa chemise de nuit. Un regard par la fenêtre vitrée lui apprit qu’il restait encore de longues heures avant le jour.
Non pas que les notions de jour et de nuit aient une quelconque importance dans les Terres… c’était plutôt des conventions héritées d’un temps où le soleil n’était pas camouflé par une chape de nuages rougeoyants.
La plupart des ténébreux dormaient très peu. Lui n’était encore qu’un enfant, alors il avait besoin de plus de sommeil, mais il n’effectuait jamais de nuit complète. Son précepteur lui avait appris qu’en dehors des Terres, de nombreuses espèces étaient obligées de dormir presque la moitié de la journée pour être en forme. Une perte de temps, et un aveu de faiblesse selon lui.
Il resserra sa robe de chambre autour de lui et s’aventura dans les couloirs froids du château. Les Da’Lili faisaient partie des nantis chez les ténébreux, mais la guerre menée par la Reine Noire laissait des traces un peu partout. On racontait que les ténébreux avaient essuyé un terrible revers aux monts de l’Oracle, mais il n’y croyait pas. Leur armée était bien trop puissante pour perdre face aux autres. Il avait déjà vu les mördare à l'œuvre. Personne ne pouvait les vaincre.
Mördare. En langue commune, leur nom était devenu Assassin. Nevra passa une main dans ses cheveux ébouriffés. Ça leur allait bien.
Plongé dans ses pensées, il passa la porte de la grande cuisine et se dirigea vers les immenses cuves froides dans lesquelles étaient stockées leurs réserves de sang. Creusées dans la terre, elles plongeaient jusque dans les sous-sols du château et permettaient de conserver les grandes jarres remplies de ce nectar qui leur était indispensable. Bien sûr, rien ne valait la source elle-même, selon plus âgés, mais sa mère refusait qu’il plonge ses crocs dans les veines palpitantes des lag’raire. Il était trop jeune, selon elle.
Il se contenterait donc de sang froid.
Une fois que son bol fut plein, le jeune garçon se dirigea vers l’immense table qui servait au repas des domestiques, se hissa sur une chaise et poussa un long soupir. Il n’aimait pas le château, et il avait hâte que son père l’emmène de nouveau à la capitale.
Quand son regard gris croisa celui de la fillette assise dans l’étagère à épices, Nevra resta plusieurs secondes à la fixer sans comprendre. Elle l’observait, impassible, ses iris d’un bleu profond trop grand pour son visage déjà émacié. Elle avait laissé ses cheveux sombres couler dans son dos, et il pouvait presque distinguer les paillettes dorées qui parsemaient ses yeux.

- Tu n’as pas le droit d’être là, lâcha-t-il. C’est l’aile des domestiques.
- J’ai le droit d’aller où je veux.

C’était vrai. Les mördare étaient les maîtres des Terres Obscures, et même le grand Klatka s’agenouillait devant eux pour leur cirer les bottes. Nevra fronça le nez en détaillant l’intruse avec animosité. Elle faisait partie des très jeunes mördare que la délégation avait emmené. Mais ça ne voulait rien dire : son précepteur lui avait expliqué que les mördare naissaient dans le bassin de la vie, quelque part au sein de l’Enclave, et qu’ils venaient au monde avec l’apparence de jeunes enfants.
Incapables d’être touchés, ils ne survivraient pas aux soins dont devaient bénéficier les nourrissons.

- N’empêche que tu n’as pas le droit d’être là, répondit-il d’un ton buté. Tu me déranges.
- J’étais là avant toi.
- C’est chez moi, ici. D’ailleurs, qu’est-ce que tu fais dans l’étagère ? Ce n’est pas un endroit adéquat. 

Elle haussa les épaules sans répondre. Nevra continua de siroter son bol en silence. Quand il eut terminé, il descendit de sa chaise et se planta devant l’étagère, agacé.

- Descends, je vais te ramener dans vos quartiers. S’ils pensent que tu as disparu, ça va faire des problèmes à mon père.

La fillette hésita, puis finit par se glisser hors de sa cachette. Elle était un peu plus petite que lui, mais on devinait déjà qu’elle posséderait la corpulence maigre de ceux de sa race. Nevra se détourna sans regarder si elle le suivait.
Le chemin vers les quartiers des invités se déroula dans un silence pesant. Pourtant, alors qu’ils arrivaient devant la lourde porte qui menait à sa chambre, la fillette s’arrêta et secoua la tête.

- Je veux pas y aller.

Nevra grogna et s’adossa au mur en roulant des yeux.

- Pourquoi ?
- Elle me fait peur, murmura-t-elle. Elle dit des choses, et elle crie…

Il vit les larmes s’accumuler dans ses yeux, tandis qu’elle s’efforçait de les retenir. Le jeune garçon fronça les sourcils. Elle ? Intrigué, il entrouvrit la porte de la chambre. Spacieuse, elle comportait deux grands lits, une immense commode et même une baignoire de cuivre. Quelqu’un y avait allumé un feu de cheminée, dont les braises répandaient encore une douce chaleur accueillante. Nevra sentit soudain le bras de la fillette frôler le sien, et il devina sa grimace quand elle pointa le premier lit du doigt.

- Ecoute, souffla-t-elle.

Il tendit l’oreille. Après quelques secondes, il perçut une respiration tranquille. Alors qu’il se tournait vers la fillette pour lui dire qu’il n’entendait rien de spécial, une voix angoissée s’éleva.
Il ne comprit pas ce qu’elle disait, mais son ton lui fit froid dans le dos. Il vit la couverture bouger, un bras se débattre faiblement et soudain, un gémissement de terreur pure retentit dans la pièce. Quand il cessa, Nevra entendit des sanglots. Il jeta un regard effrayé à sa compagne, dont le visage blême reflétait son propre trouble.

- Elle fait ça tous les soirs. Les tvilingare disent que c’est normal, que ça passera, mais moi ça me fait peur. Et quand j’ai peur, j’ai mal.
- Je…
- Mélanie ?

Elle sursauta. La voix, étranglée, l’appela de nouveau. Mélanie jeta un regard angoissé à Nevra, avant de s’avancer dans la pièce. Nevra s’y glissa à son tour. Il sentit un mouvement d’air, puis une lanterne s’alluma.

- C’est qui ?
- Le fils de Klatka.
- Pourquoi il est là ?

Nevra redressa la tête pour se confronter à la mörda qui le regardait. Elle avait les yeux bleus, elle aussi. Un peu plus clairs, encadrés de lourdes cernes et de marques rouges laissées par les larmes qui coulaient toujours. Sa peau était pâle, encore plus que celle de Mélanie, et ses cheveux emmêlés coulaient en longues mèches noires sur ses épaules.

- Parce que tu criais encore.

***

Il n’avait jamais su pourquoi Maya hurlait. En revanche, il avait revu Mélanie plusieurs fois pendant son séjour. Et quand son père l’avait emmené à Fan’Fara, la fillette s’était toujours assurée de passer du temps avec lui. Elle lui avait raconté ses secrets, sa difficulté à maîtriser ses émotions et le mal que ça lui faisait, sa relation tumultueuse avec Maya aussi. Cette fille qui possédait presque les mêmes yeux qu’elle, une chose suffisamment rare pour être soulignée. Mélanie avait demandé aux ahenesare si Maya et elle possédaient un lien particulier, mais ils ne lui avaient apporté aucune réponse.
Visiblement, c’était le hasard qui avait fait naître les deux mördare en même temps. Bien sûr, Nevra ne croyait pas au hasard.
Il laissa retomber le corps de l’homme et glissa à son tour jusqu’au sol. Sa main se posa sur son cœur affolé, alors qu’il essayait d’ignorer le cadavre à côté de lui.
Il était allé trop loin. Il ne s’était pas maîtrisé, et maintenant, l’homme ne rentrerait jamais chez lui. Avait-il une femme ? Des enfants ? Des amis ? Il n’en saurait jamais rien. L’étau qui compressait sa poitrine se fit plus lourd. C’était de sa faute. C’était mal. C’était…

- Eigvall, mon frère.

Nevra serra le poing, enfonçant ses ongles dans la peau fragile de sa paume. Il ne fallait pas qu’elle sache. La douleur lui permit de reprendre pied, et il esquissa un sourire sans joie en se redressant.

- Karenn.
- Est-il mort ?

Nevra haussa les épaules comme si ça n’avait pas d’importance. Sa sœur s’approcha, la convoitise luisant dans ses yeux verts. Quand elle constata que l’homme n’avait plus de pouls, un petit rire lui échappa.

- Je reconnais bien là le frère dont on m’a parlé. Parfois, j’ai l’impression que les autres déteignent sur toi, mais force est de constater que tu es toujours l’un des nôtres.
- Je ne vois pas en quoi tuer quelqu’un fait de moi un bon sujet de sa majesté, marmonna-t-il.
- Pas quelqu’un, fit remarquer Karenn. Un autre. Ils ne valent pas mieux que les lag’raire.
- C’est justement à cause d’un lag’rai que j’ai été exilé, ma sœur.

Karenn haussa les épaules. Peu importait, et cet homme n’appartenait pas à la reine. Nevra avait donc tous les droits sur sa vie, comme tous les ténébreux pouvaient décider de celles des autres. Parce qu’ils leur étaient supérieurs.

- As-tu de bonnes nouvelles à me donner ? enchaîna la ténébreuse.

Nevra dut prendre sur lui pour ne pas l’envoyer paître. A la place, il épousseta sa tunique sombre comme pour se donner le temps de formuler sa réponse, puis plongea son œil unique dans ceux de sa sœur.

- J’ai rassemblé les plans que tu m’as demandé. La plupart sont cependant obsolètes, j’ai ordonné à mes subordonnés d’établir une carte plus précise des sous-sols.
- Tu ne peux pas t’en enquérir directement auprès de ta kitsune ?
- Bien sûr, et quand elle me demandera pourquoi, je lui répondrai que la Reine Noire, celle qui est censée avoir abdiqué, s’y intéresse de très près, persifla le ténébreux.

Karenn grommela un juron, puis attrapa les plans qu’il lui tendait pour les détailler. S’estimant satisfaite, elle les rangea dans sa cape puis se tourna de nouveau vers lui.

- Et concernant cette fille amnésique ? Tu as pu trouver ce qui la reliait à Blackwave ? Tu penses que c’est à cause d’elle qu’elle ne rentre pas à Fan’Fara ?

Il secoua la tête. Maya ne rentrait pas à Fan’Fara parce qu’elle n’en avait aucune envie, et il doutait que June en soit responsable. Il hésita quelques secondes à lui dire l’entière vérité, mais comme la fois précédente, il se ravisa.

- Je n’ai pas appris grand chose. En fouillant dans les dossiers du dispensaire, j’ai découvert que c’était peut-être une empathe, mais ça ne nous aide pas beaucoup. En revanche, Chrome m’a dit qu’il avait vu Maya la rattraper alors qu’elle tombait d’une échelle.

Pour n’importe qui d’autre, cette information aurait paru futile. Mais Karenn, qui venait des Terres Obscures, écarquilla ses grands yeux verts. Sa bouche s’ouvrit légèrement tandis qu’elle intégrait l’information, puis elle secoua vivement la tête.

- Impossible.
- C’est ce que je me suis dit, et je ne l’aurais pas cru si je ne connaissais pas Leiftan…

Karenn siffla de surprise. Elle passa une main distraite dans ses cheveux, signant son intense réflexion. Nevra leva la tête vers le ciel qui se découpait entre les toits. La lune était cachée par de nombreux nuages et on n’y voyait rien.

- Tu penses que c’est une mörda ? murmura Karenn.

Il secoua la tête. Elle était trop menue, trop expansive, pas assez douée en combat… Et il doutait qu’elle comprenne le spräk. De plus, comment un Assassin aurait-il pu se retrouver sur Terre ? Les Assassins naissaient dans les bassins situés sous l’Enclave, et leur histoire ne faisait pas mention d’un mode de reproduction semblable à celui des autres espèces. Lorsque l’un d’eux mourrait, son esprit rejoignait le bassin et quand les Gammals, les esprits chargés de veiller sur l’espèce, décidaient qu’il était temps pour lui de renaître, il se voyait confier un corps.
Bien sûr, il ne pouvait pas faire part de son raisonnement à Karenn sans indiquer que June venait de la Terre.
Devant son silence, Karenn enchaîna d’une voix ennuyée.

- J’ai fait des recherches sur ce Leiftan. Il pourrait être l’un d’eux, vu comment tu le décris.

Nevra se détacha du mur, soudainement intéressé. Leiftan le laissait perplexe depuis son arrivée, non seulement à cause de sa relation avec Maya, mais également de par son apparence. La première fois qu’il l’avait vu, Nevra avait sentit son sang se figer dans ses veines : Maya était une épine dans son pied, il n’avait pas besoin d’un second Assassin à la garde.
Mais malgré sa maîtrise du combat, Leiftan n’arrivait pas au niveau de la mercenaire. Si ses yeux hypnotiques rappelaient ceux de la race dominante des Terres, Nevra n’était plus persuadé qu’il soit l’un d’eux.

- Sauf que les mördare aux cheveux clairs sont relativement rares, et je n’ai trouvé aucune trace de lui dans les registres de l’Enclave, poursuivait Karenn. D’ailleurs, il n’y a aucune trace de lui nul part avant son entrée à la garde.
- Même chez les lorialets ? s’étonna Nevra.
- Les lorialets ne sont pas réputés pour leur sociabilité, grimaça la jeune femme. Ils vivent reclus et sont assez difficiles à trouver. Tu ne m’as même pas dit d’où il venait.

Nevra ouvrit la bouche pour répondre, fronça les sourcils et fit la moue. Non, en effet. Parce qu’il n’en avait aucune idée. Le ténébreux inspira longuement : il fallait vraiment qu’il en apprenne plus sur June, et l’importance qu’elle avait aux yeux de Maya. Les manigances de la mercenaire n’avaient que trop duré, et il allait découvrir pour de bon son grand secret. Et quelqu’un pourrait l’aider.

- Hélios, murmura-t-il.
- Pardon ?

Nevra grimaça intérieurement, mais ne laissa pas transparaître son agacement d’avoir pensé à voix haute.

- Hélios, c’est une gardienne de l'absynthe. Elle est proche de June, et j’ai rarement vu quelqu’un d’aussi doué pour mettre son nez dans ce qui ne la regardait pas. Je vais me servir d’elle pour en apprendre plus.
- Je croyais que tu évitais de recruter les absynthes parce qu’ils avaient tendance à faire de mauvais espions ?
- Non, j’évite de les recruter parce qu’ils ont souvent peur d’Ezarel, et que je ne voudrais pas qu’ils gaffent, soupira-t-il. Mais Hélios est trop curieuse pour être effrayée, et elle répond particulièrement bien à l’obnubilation.

Karenn plissa les yeux, jaugea son idée, puis parut la trouver acceptable. Soudain, elle posa une main sur son bras et lui adressa un sourire resplendissant.

- Au fait, et ce sans visage ? Tu as des nouvelles ? On commence à en entendre parler jusqu’à Fan’Fara, tu sais ?
- Ashkore, grommela le ténébreux. Et non, je ne sais toujours rien.

Ce qui commençait passablement à l’agacer. Pour quelqu’un dont on vantait les compétences, il ne se sentait pas excessivement doué devant l’absence de résultat actuel… Sa sœur fit la moue et le relâcha, intriguée.

- Comment tu l’as appelé ?
- Ashkore. Il a laissé un mot dans la bibliothèque après l’avoir ravagé et il a signé comme ça. Pourquoi ?
- Je suis presque sûre que c’est du vieux spräk, réfléchit la jeune femme. Je crois que je l’ai lu dans un bouquin, mais je ne me souviens plus de quoi ça traitait.
- Tu pourrais te renseigner ?
- Si tu y tiens, fit-elle d’un haussement d’épaule. Ah, puisqu’on parle des Terres, mère m’a chargé de te transmettre ses vœux de réussite, elle a hâte que tu rentres, et tout le reste, je n’ai pas retenu.

Dans un soupire dramatique, Karenn commença à lui raconter à quel point Klatka lui menait la vie dure, et à quel point elle était ravie que sa mission se passe bien pour qu’il rentre vite à la maison.
Mais Nevra n’écoutait déjà plus, plongé dans le souvenir des longs cheveux sombres de sa mère, de sa voix douce et de son sourire bienveillant.

***

Sa fine queue sifflait dans l’air au rythme de sa respiration agacée. A cause du sans visage, il devait faire des heures supplémentaires et il était épuisé. Keroshane soupira en déplaçant une pile de parchemins rangés par ordre alphabétique, puis en saisit une autre, en désordre. Il entreprit de trier les rapports, certains vieux de plusieurs années. Son regard glissait régulièrement vers l’immense tas qu’il restait à ranger, et il soupirait de plus belle.
Keroshane était arrivé à la garde près de trente ans plus tôt. Orphelin de la grande guerre, il faisait partie d’un convoi de réfugiés des Hautes Terres avec deux de ses trois frères. Alors âgé de quatorze ans, il avait tenté le concours deux fois avant d’entrer dans la garde absynthe. Rapidement, il était devenu assistant bibliothécaire puis Kura l’avait repéré et avait fait de lui le secrétaire en chef de l’étincelante. En tant que tel, il n’avait jamais participé aux combats, et il avait tout de suite compris la nécessité de certaines actions. Bien sûr, il avait une morale, mais devant les massacres perpétrés par les ténébreux, il n’avait pas hésité une seule seconde à donner son aval pour les ripostes. Même si elles impliquaient le sacrifice de soldats, la destruction de villages ou d’autres atrocités similaires.
Keroshane avait conscience que les ténébreux ne pouvaient pas s’emparer de l’Eldarya sous peine de la détruire. Alors il avait pris sur lui, et tant pis s’il ne parvenait pas à regarder les portraits de ses frères sans se sentir coupable. L’Eldarya était sauve.
L’homme interrompit soudainement ses réflexions d’un froncement de sourcil.

- Qu’est-ce que…

Il parcourut le rapport avec un peu plus de minutie.

La mission s’est déroulée sans accroc jusqu’à notre arrivée à Motte La Rouge. Nous avons essuyé une attaque de brigands, puis rencontré l’émissaire de la Garde des Morts. Nous lui avons confié l’invitation à l’assemblée annuelle. Il nous a donné rendez-vous l’année prochaine, en nous communiquant le refus de sa garde.

Keroshane secoua la tête. Il était de coutume d’envoyer des messagers déposer en personne les convocations aux assemblées, mais quelque chose le dérangeait. Il se leva pour fouiller une autre pile de dossiers.

***

Quand elle poussa la porte du bureau de son secrétaire, Miiko ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi en désordre que la bibliothèque. La kitsune arqua un sourcil surpris, puis repéra la corne de Keroshane derrière une pile de livres.

- J’ai eu ton message. Tu sais que tu es censé les ranger dans la réserve, pas les empiler dans ton bureau ?
- Viens voir.

Intriguée par son ton pressant, Miiko le rejoignit. Agenouillé, Keroshane avait étalé au sol une vingtaine de rapports, qu’il lui indiqua du doigt.

- Dans celui-ci, il est indiqué que les Terres de Givre nous remercient pour la cargaison de miel de feu, qui a bien été livrée. Or, dans celui-là, il est indiqué que c’est une cargaison de noyaux arcaniques qui est censée avoir été déposée à bon port.
- Et alors ? s’enquit la chef de garde.
- Ici, la mission s’est déroulée sans accrochage, et là, l’un des gardiens est autorisé à reprendre du service malgré la blessure grave qu’il a reçue lors de ladite mission. Ici, c’est un bateau plein qui est parti du port, et voici un message indiquant qu’il manquait une partie de la cargaison à l’arrivée. Et regarde ça.

Miiko s’accroupit à sa hauteur pour prendre le dossier qu’il lui tendait. Elle le parcourut vivement des yeux, puis se tourna vers Keroshane sans comprendre.

- C’est un des rapports de l’attaque du sans visage, lorsqu’il a empoisonné l’eau.
- Je m’en souviens. Et donc ?
- C’est Menasi qui était censée être de garde, comme l’indique… expliqua-t-il en attrapant un second dossier. Ce rapport là, effectué par Ezarel. Or, comme tu peux le constater, c’est Digger qui a rempli le rapport d’effraction et indiqué qu’il n’avait rien vu.
- Ils étaient peut-être de garde ensemble, tenta Miiko en s’asseyant.
- Non. Digger faisait partie de l’escorte envoyée pour donner l’invitation à l’assemblée annuelle à Motte la Rouge. Comme tous les ans depuis trois ans, d’ailleurs.

Miiko resta quelques instants silencieuses, prenant la mesure de ses paroles. Lentement, la kitsune reposa le dossier qu’elle tenait et pressa les doigts contre ses tempes.

- Donc… Digger ne pouvait pas être là lors de l’attaque.
- Non.
- Ce qui veut dire que le rapport est erroné.

Il hocha la tête. Le visage de Miiko s’assombrit tandis qu’elle comprenait l’ampleur du problème.

- Tous les rapports que tu as ici comportent des incohérences ?
- Oui. Veux-tu que je réunisse l’étince…
- Non, le coupa-t-elle abruptement. Surtout pas. Tu vas convoquer Menasi et Digger, sans en parler à personne. Et tu ne parleras pas non plus de tes découvertes. C’est clair ?

Il acquiesça. Miiko se releva, ses queues battant l’air nerveusement.
Quelqu’un falsifiait les rapports, et il lui fallait découvrir qui. Et surtout pourquoi. Bien que son intuition lui soufflait qu’Ashkore était probablement à la source du problème, elle refusait d’y croire.
Autrement, ça signifiait que le sans visage était parvenu à infiltrer l'étincelante, et qu’elle ne pouvait avoir confiance en personne.

NDA

Et parce qu’il manquait un chef de garde, voici une petite revisite d’Ezarel en bonus !
PS : j'ai utilisé sa référence dans TO pour ce dessin !

Chapitre 8 : Leif Tan

“Noyaux arcaniques, fleurs de minuit, cheveux de nymphe, roches magnétiques”
“Menasi, Digger, Sonze, Valarian, Mathyz, Maya” 

Extrait des incohérences relevées par Keroshane Einhorn

La route mal entretenue rendait leur voyage compliqué. Assise dans l’une des charrettes de ravitaillement, June tentait de se protéger du soleil pesant de cette fin d’après-midi. Ils étaient partis depuis presque deux jours, s’arrêtant le moins possible afin d’atteindre leur destination au plus vite.
Balenvia, un petit village paisible à la frontière avec les Terres de l’Ouest, n’avait jamais requis l’aide de la garde. Tout ce qu’avait pu retenir June du débriefing de Valkyon était une sombre histoire de lueurs la nuit et d’une recrudescence des maladies chez les habitants. Elle soupira discrètement en essayant de trouver une position plus confortable, sans succès.

- On s’habitue, tu verras.

Elle adressa un sourire piteux à Valarian. Ecaille, lui et Chrome étaient les trois ombres affectés à la mission, ce que Maya avait trouvé très amusant. La ténébreuse lui avait demandé d’être prudente et de mettre à profit le temps qui lui était accordé pour se rapprocher de Valkyon, tout en sous-entendant qu’elle était sur la bonne voie.
June passa une main dans ses cheveux en bataille. Dans la bouche de Maya, tout semblait très facile… Un claquement de sabots interrompit ses pensées et elle tourna la tête pour reconnaître Rews. Le centaure accéléra pour se maintenir à leur hauteur et s’adressa à eux en désignant la tête du convoi.

- Pourquoi le capitaine Atani mène-t-il l’expédition ? Il devrait rester à la garde, surtout en ce moment, non ?
- J’ai entendu Nevra discuter avec Gine, rapporta Valarian. Normalement, c’est Ezarel qui aurait dû mener cette mission, mais dans son état…

Ils échangèrent un regard entendu. Toujours bloqué dans sa chaise roulante, le salvor se remettait à peine de ses blessures. June soupçonnait Eweleïn de faire de l’excès de zèle. Valarian se renfonça dans la charrette en baillant.

- Du coup, c’est Valkyon qui le remplace. Il a confié l’obsidienne à Blackwave, ce qui est une mauvaise idée si tu veux mon avis.
- C’est une excellente guerrière, répondit Rews.
- Mmm… il n’y a bien qu’à ça qu’elle excelle.

Rews haussa les épaules puis se laissa distancer par leur véhicule. June dévisagea l’ombre, hésitante. Les trois autres obsidiens qui partageaient leur chariot dormaient, Chrome tressait une corde et l’absynthe qui conduisait était trop loin pour l’entendre.
Un sourire amusé flottait sur le visage fin de Valarian, qui avait fermé les yeux. Finalement, June se pencha vers lui, incapable de réfréner sa curiosité.

- Comment c’était ?
- Quoi donc ? répondit-il sans ouvrir les yeux.
- Tu sais…

Il se redressa, toujours souriant. June lui désigna l’arme qui ne quittait jamais sa taille du menton. Ornée du même symbole que le poignard fétiche de Maya, elle indiquait son statut d’ancien mercenaire aussi sûrement que les cicatrices qui constellaient ses bras.

- C’était différent, dit-il en baissant la voix. J’étais très jeune quand j’ai intégré les K’arnags, et c’est une vie que l’on ne mène pas longtemps. La garde est plus reposante, et aussi… plus intéressante.
- Tu… tu la connaissais ? Avant d’entrer à la garde ?

Valarian plissa les yeux, jeta un regard furtif autour de lui et se pencha un peu plus vers elle.

- C’est le genre de conversation qu’il vaut mieux tenir en privé, non ?
- Personne n’écoute, marmonna-t-elle. Et puis je veux savoir. Elle parle jamais de son passé, ça m’intrigue.

Le jeune homme parut s’en contenter, et il lui fit signe de s’asseoir près de lui. En se déplaçant, June heurta le bras nu du mercenaire et elle grimaça en sentant ses émotions l’envahir. Ennui, curiosité, impatience. Il fallut quelques secondes pour que la sensation disparaisse.
Valarian ne s’en rendit pas compte.

- Tout le monde connaissait Apocalypse, murmura-t-il. C’était un genre de célébrité, dans le milieu. Elle n’a jamais raté une seule mission, et personne n’a jamais réussi non plus à la coincer. Les K’arnags travaillent rarement à plusieurs, donc je n’ai pas eu l’occasion de la voir à l'œuvre, mais j’en ai entendu des belles à son sujet.
- Alors tu l’avais jamais vue avant la garde ?
- Si, une fois.

Un nouveau sourire, plus nostalgique, vint élargir ses lèvres. Il rentrait d’une mission difficile et comme à chaque fois, il s’était rendu à la taverne de leur quartier général. Et c’était là qu’il l’avait vue pour la première fois.

- Elle était là depuis environ un an. Je les ai intégré quelques lunes après elle, et j’entendais déjà les anciens parler d’Apocalypse.

Il l’avait reconnue tout de suite. Assise à une table isolée des autres, la mercenaire ne buvait rien et semblait attendre quelqu’un.

- Elle ne m’a pas fait une grande impression, avoua-t-il. Elle avait l’air jeune, et puis elle ne payait pas de mine. La plupart des K’arnags sont capables de manier des armes lourdes et sont taillés pour le combat. Elle…
- Je vois très bien ce que tu veux dire, sourit June.
- Voilà. Bref, je n’étais pas vraiment impressionné. Et puis elle a relevé la tête, et j’ai croisé ses yeux. Sans mentir, elle m’a terrifié. Je crois qu’elle faisait cet effet là à tout le monde. Enfin, tout le monde sauf lui bien sûr.

Devant l’air incertain de June, Valarian se rapprocha un peu plus. Son souffle chatouillait l’oreiller de la jeune femme quand il poursuivit, sur le ton de la confidence.

- Il ne te l’a pas dit ?
- Quoi donc ? fit-elle sur le même ton.
- C’est vrai qu’au premier abord, ce n’est pas frappant. Moi aussi j’ai eu du mal à le reconnaître, mais c’est parce qu’il était brun quand je l’ai rencontré. A cette époque, il se faisait appeler Noir.

June écarquilla ses prunelles améthystes. Valarian étouffa un rire devant son air surpris. Visiblement, on lui avait caché certaines informations. La jeune femme secoua la tête, interdite.

- Leiftan était un K’arnag ? souffla-t-elle.
- Oui. Mais il n’en parle pas, je crois qu’il ne veut pas que ça se sache. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a dit que ça rendrait les choses plus compliquées, expliqua le jeune homme. Enfin, de toute façon, je l’ai reconnu uniquement parce que je l’avais vu avec Blackwave et que j’ai fait le rapprochement.
- J’en reviens pas qu’il me l’ai caché, s’amusa-t-elle.

Cette fois, Valarian ne retint pas son hilarité. June, gagnée par la bonne humeur du mercenaire, se laissa également aller. Après tout, quand on y réfléchissait, apprendre que Leiftan avait fait partie des K’arnags expliquait bien des choses. Notamment son aisance au combat et sa capacité à mentir.

- Au fait, reprit l’ombre en prenant garde à ce que personne ne l’entende. Je n’ai jamais pensé à lui demander, mais ça vient d’où Leiftan ?
- C’est du spräk, répondit June. Ça veut dire feuille vierge.

***

Elle l’avait observée toute la journée, sans oser s’approcher. Quand elle avait constaté qu’elles ne partageraient pas le même chariot, elle s’était sentie soulagée, puis déçue aussi. Depuis, Emi guettait l’occasion idéale pour parler à June.
La jeune femme ne lui rendait pas la tâche facile : elle était toujours fourrée avec Chrome, et quand le lycanthrope était loin, c’était Valarian qui accaparait l’obsidienne. La femme des neiges poussa un soupire triste et continua de décharger le chariot pour la nuit. Ils n’étaient plus qu’à une journée de Balenvia, et le capitaine Atani avait décrété une pause jusqu’au lever du jour. Lorsqu’on lui avait remis son ordre de mission, Emi avait été ravie de partir, mais à présent, elle regrettait la garde. Même si elle s’était éloignée d’Hélios et les autres, elle pouvait discuter avec d’autres absynthes ou se concentrer sur son travail.
Un toussotement interrompit ses réflexions. Emi sentit le rouge lui monter aux jours en se rendant compte qu’elle était plantée au milieu du chemin. Son teint vira au blafard quand elle croisa le regard froid de June.

- Tu es devant la caisse, indiqua l’obsidienne.
- Oh… excuse-moi, je…
- Tu permets ?

Elle la bouscula pour attraper ce qui l’intéressait puis se détourna sans un mot. La gorge d’Emi se serra. June avait l’air si différente de la fille qu’elle avait connue… Son amie lui manquait. Alors, prise d’une impulsion, elle attrapa son bras pour l’empêcher de partir.

- Attends ! S’il-te-plaît, June…

L’obsidienne fit basculer la caisse sur sa hanche et dégagea son bras d’un frisson, sans quitter Emi du regard. Laquelle se retrouva soudain muette. Elle détailla ses cernes immenses, sa peau presque translucide, ses lèvres gercées, et surtout, ses yeux luisants de colère.
Elle sentit les siens s’emplir de larmes qu’elle n’arriva pas à contenir.

- June, je… je suis désolée… murmura-t-elle. Pour la dernière fois, je n’aurais pas dû…
- Non, effectivement.

Surprise par son agressivité, Emi secoua la tête. Depuis quand la June si pétillante de ses souvenirs se comportait-elle comme une parfaite inconnue ?

- Je ne pensais pas… c’est juste que… enfin… balbutia-t-elle. June… je ne voulais pas te blesser ! J’ai… j’ai l’impression que tu as… changée, et…
- Tu n’avais aucun droit de fouiner comme ça, la coupa June. Et encore moins de raconter à tout le monde ce que tu avais vu.
- Quoi ? Mais je…
- Mathyz et Hélios m’en ont parlé, Emi.

Sa voix claquait, comme un fouet acéré. La femme des neiges sentait la situation déraper, et elle ne comprenait pas pourquoi.

- Attends, June… J’étais… tu t’es énervée, je ne savais pas quoi faire, excuse-moi ! s’exclama-t-elle. June, tu es… étais… comme ma sœur, je n’ai jamais voulu te faire de peine ! Ce n’était qu’une pile de dessins !
- C’était bien plus que ça, siffla l’obsidienne. C’était à moi, et tu l’as déballé à tout le monde. Tu crois pas que j’ai le droit d’avoir un peu d’intimité ? Perdre ma vie, mes souvenirs et tout ce qui faisait de moi qui j’étais, c’était pas suffisant ?

La caisse tomba au sol dans un bruit sourd. La main de June se referma sur Emi, qui grimaça. Elle tenta de balbutier quelque chose, mais un intense sentiment de trahison l’envahit. Ce n’était pas juste. Elle avait toujours soutenu June, elle avait toujours essayé de l’aider. Et maintenant… Maintenant…

- Lâche-moi ! gémit-elle en la repoussant. Je ne te reconnais plus, June ! Depuis que nous sommes entrées à la garde… non, même avant ça ! Tu as changé, et je n’aime pas ça ! J’étais là pour toi, j’ai toujours été là pour toi, tu le sais bien, et maintenant… On dirait que tu préfères la compagnie de gens comme ce… Valarian ! Depuis quand tu traînes avec d’anciens K’arnags, hein ?
- Je croyais que le passé des autres n’avait pas d’importance, une fois à la garde ? railla June. Laisse tomber, Emi. Tu veux me faire plaisir ? Rentre à Himlensam. Dégage de ma vue, pour de bon.

L’obsidienne ne vit pas son amie porter la main à sa bouche, choquée par la violence de ses propos. Elle ne vit pas les larmes rouler sur ses joues avant de se transformer en perles de glaces, ni Emi s’appuyer contre le chariot pour ne pas s’effondrer.
A la place, elle entendit ses sanglots étouffés l’accompagner tout le long du sentier qui menait au campement, et elle dû prendre sur elle pour ne pas se retourner.

Quand elle retrouva Chrome, il était en pleine discussion avec Valarian. June déposa la caisse de nourriture à leur pied et s’adossa à un arbre en soupirant, épuisée par l’effort qu’elle venait de fournir. Les deux hommes s’interrompirent et Chrome passa un bras affectueux autour de ses épaules. 

- Alors ?
- Mission accomplie, indiqua-t-elle. C’est officiel, mes entraînements ont porté leurs fruits. On devrait pas rester ensemble.
- T’as raison, fit Chrome en baissant la voix. Les autres vont trouver ça suspect.

June hocha la tête. Le lycanthrope se pencha vers elle, une moue impressionnée sur les lèvres, et murmura à son oreille.

- T’es vraiment prête à tout, hein…

June ne répondit pas. Chrome recula comme si de rien n’était, les saluant tandis qu’il rejoignait le clan, sa queue battant l’air au rythme de ses pas. La jeune femme passa une main dans ses cheveux. Elle aurait aimé croire que sa dispute avec Emi n’avait servi qu’à tester ses capacités d’empathe. Qu’elle visait juste à mettre en pratique toutes ces heures passées à essayer de faire ressentir à Leiftan ou Maya des émotions qui n’étaient pas les leurs.
En réalité, elle se sentait mal pour la femme des neiges. Bien sûr, elle pouvait se consoler en se disant que si Emi rentrait à Himlensam, elle ne serait pas à la garde lors de l’exécution de leur plan, et qu’elle n’aurait donc pas à la trahir. Mais tout de même, elle se sentait affreuse.

- C’est dur, pas vrai ?

Elle acquiesça. Valarian s’adossa à son arbre et leva les yeux vers le ciel étoilé qui se découpait entre les frondaisons.

- Tu veux un conseil ? murmura-t-il.
- Hum…
- Focalise-toi sur ton objectif. Les autres ne sont qu’un moyen de l’atteindre. Comme toi, je ne connais qu’une partie du plan, mais je sais que notre but est noble. Tous ceux qui s’y opposent ne sont que des gêneurs, June.
- Je sais, se força-t-elle à répondre. C’est juste que… parfois, c’est difficile. Je…

Elle écarquilla les yeux quand le visage de Valarian se rapprocha brutalement du sien. Le mercenaire s’arrêta à quelques centimètres d’elle, puis fit courir ses doigts dans les cheveux de la jeune femme.

- Ne crie pas, souffla-t-il.
- Qu’est-ce que tu fabriques ?
- Je te donne un coup de pouce, répondit le jeune homme. Disons que ça pourrait t’aider à accomplir ta part.

Et sans autre explication, il lui fit un clin d'œil avant de la laisser là, plantée contre son arbre, les poings serrés. C’est seulement une fois le mercenaire disparu qu’elle aperçut la large silhouette de Valkyon, qui regardait dans sa direction.

***

Il ne faisait aucun bruit en remontant le couloir. Son manteau flottait autour de ses épaules, laissant entrevoir son uniforme immaculé. Leiftan s’efforçait de maintenir une expression sereine sur son visage, mais il était préoccupé.
Savoir June loin de la garde l’angoissait. Bien sûr, Ecaille et Chrome étaient avec elle, mais il se méfiait de la sorcière et Chrome ne valait rien contre un guerrier expérimenté. Non, il essayait de se rassurer en songeant que Valarian était là aussi. C’était le hasard qui les avait rassemblés, il n’avait même pas eu besoin de faire pencher la balance. Malgré leur alliance, Leiftan n’avait pas pu s’empêcher de prendre l’ancien mercenaire à part pour lui faire promettre de veiller sur June.
Il chassa la jeune femme de ses pensées : aujourd’hui, il avait quelque chose de plus urgent à régler. Le lorialet pressa le pas. Il arriva devant le bureau de Miiko juste à temps pour cueillir la kitsune. Il lut la surprise dans ses yeux quand elle ouvrit la porte, mais il ne lui laissa pas le temps de parler.

- Bonjour, dit-il d’une voix parfaitement maîtrisée. Je te dérange ?
- C’est-à-dire… commença-t-elle avant de se raviser. Non, non, entre. Qu’est-ce qui t'amène ?

Il lui adressa un sourire doux en pénétrant dans le bureau. Miiko s’adossa à un fauteuil. Il devinait sa fébrilité. Leiftan inspira longuement. Il allait lui falloir user de toute son habileté s’il voulait protéger leur couverture.

- Je t’ai à peine vue hier, murmura-t-il. Je me demandais si tout allait bien. La garde a été chamboulée après l’attaque d’Ashkore, Ykhar est inconsolable.
- Ça va, répondit Miiko. Enfin… c’est difficile, mais au moins, personne n’a été blessé.
- C’est vrai.

Leiftan se rapprocha subrepticement d’elle, laissant son sourire se transformer en grimace préoccupée.

- Je me demande pourquoi il a fait ça. Il n’avait jamais touché à la bibliothèque auparavant… Tu sais si des choses ont disparu ?

Elle secoua la tête. Si c’était le cas, ça allait prendre un moment avant de le découvrir… L’inventaire se poursuivait sans relâche, mais trier les milliers d’ouvrages, rapports et autres écrits en tout genre prendrait du temps. Inconsciemment, Miiko se tourna vers lui et lissa ses oreilles d’une main.

- Tes recherches ont donné quelque chose ? demanda-t-elle.
- Pas plus que ce que tu sais déjà.

Leiftan fronça les sourcils et fit mine de lever la main vers elle. A mi-chemin, il hésita, s’assura qu’elle avait remarqué son geste, puis la laissa retomber.

- Tu as l’air préoccupé, souffla-t-il.
- Ce n’est rien, mentit la kitsune. J’ai quelque chose à voir avec Keroshane, c’est tout.
- Très bien.

Elle évitait son regard, alors elle ne vit pas les lèvres de Leiftan se tordre. Elle ne vit pas son masque tranquille se briser pour laisser place à une grimace de haine. Si Miiko avait tourné les yeux à cet instant, elle aurait aperçu celui qu’il cachait sous son bel uniforme blanc.
A la place, elle ne vit que le velours bleu de son fauteuil. A la place, elle sentit enfler en elle la peur terrible de l’abandon, à tel point que ses yeux mordorés s’emplirent de larmes. Son cœur accéléra, son souffle se fit plus court, ses muscles se crispèrent alors qu’elle avait l’impression que l’univers entier reposait à présent sur ses épaules.
Les mains de Leiftan se mirent soudain à trembler, et il eut toutes les peines du monde à retrouver son calme. Pourtant, quand la main de Miiko accrocha son manteau tandis qu’il tournait les talons, son visage était redevenu tranquille.
Il entendit à peine son nom, soufflé par une voix tremblante. Et voilà, ce n’est pas plus difficile que ça. Tu vois, Leïn, pas la peine de t’en faire.

- Oui ? murmura-t-il en mêlant ses doigts aux siens.
- Je… J’ai… balbutia Miiko, incertaine.
- Tu ?

Il baissa les yeux vers elle, plongeant son regard dans le sien. Elle est tout à toi, maintenant.

- Miiko ? souffla Leiftan. Tu peux me faire confiance, tu sais ?

Il entrevit la fragile carapace qu’elle s’était construite se fissurer. Confiance. Un mot vide de sens pour les grands de ce monde, mais une nécessité pour l’enfant abandonnée qu’elle était. Oh, Miiko… songea l’homme. Tu as désespérément besoin d’alliés… De gens en qui tu peux croire, toi qui n’a cessé d’être déçue… Par tes parents, d’abord, puis par cette salope de Kura, par Nevra, et par tant d’autres… Regarde toi, pauvre fillette au cœur fragile… Toi qui crains qu’on l'abandonne encore, laisse-toi aller.

Quand Keroshane le vit entrer dans la salle d’interrogatoire, Leiftan perçut son regard interrogateur. Miiko y répondit d’un sourire assuré : ils pouvaient lui faire confiance. Car Leiftan ne la décevrait jamais, lui qui la protégeait depuis tant d’années.
Parce qu’elle refusait de voir l’évidence, Miiko ne surprit pas le regard de Menasi s’emplir de terreur. Elle ne remarqua pas le changement d’attitude de la fille de l’eau, pas plus qu’elle ne captura le sourire plein de promesse que Leiftan lui adressa.
Parle, et tu souffriras.

NDA

Et un petit portrait d’Ykhar pour égayer ce chapitre plein de bonnes choses à se mettre sous la dent <3

Chapitre 9 : Balenvia

TW : bagarre en vue <3

Il est confirmé que Valkyon Atani, le chef de la garde obsidienne, ainsi que de nombreux gardiens se rendront à Balenvia pour enquêter sur les phénomènes étranges qui s’y produisent. Le clan des Salamandres est prévenu.

Traduit du spräk
Extrait du rapport de Karennevna Klatkavénia Carmillénia Da’Lili à A.

June se laissa tomber au sol en essuyant son front couvert de sueur. Malgré le climat plus froid de Balenvia, les patrouilles constantes des obsidiens le long de la frontières étaient exténuantes et elle avait trop chaud. La jeune femme attrapa sa gourde pour se désaltérer, puis regarda autour d’elle.
Le village se dressait à quelques centaines de mètres, gardé par deux miliciens dont l’uniforme vieillit laissait penser que la sécurité laissait à désirer. Pourtant, devant la garde, ils essayaient de faire bonne figure, June devait leur reconnaître ça. Les gardiens avaient installé leur campement un peu plus loin. La jeune femme n’avait pourtant pas eut beaucoup l’occasion de profiter du confort de sa tente… En deux jours, elle avait à peine dormi quelques heures à cause des patrouilles incessantes que demandait Valkyon.
Ils étaient trois équipes de trois, se relayant régulièrement pour surveiller le passage qui les séparait des Terres de l’Ouest, escarpé, rocheux, et parfait pour une embuscade. Les six autres obsidiens de leur troupe étaient chargés de protéger les gardiens de l’absynthe lors de leurs expéditions en montagne. Selon les villageois, c’était là bas que les malades avaient été contaminés.
June n’avait pas eu l’occasion de les voir. Rassemblés dans l’école du village, ils étaient isolés du reste de la population de peur qu’ils répandent la maladie qui les rongeaient. Tout ce qu’elle avait pu glaner faisait mention de fièvre, de difficultés respiratoires et de délires.
La jeune femme reporta son attention sur le paysage. Elle n’était pas médecin dans son monde, elle ne l’était pas devenue ici, et sa mission consistait à surveiller la frontière.
Balenvia était situé dans une cuvette. Entouré de hautes montagnes qui délimitaient les Terres d’Eel et les Terres de l’Ouest, ce n’était pas un village très prospère, mais on y vivait bien. Depuis le promontoir où elle s’était perchée, June apercevait les vastes étendues occidentales qui abritaient, toujours selon les villageois, d’étranges lueurs lorsque la nuit venait. Depuis leur arrivée, aucun gardien ne les avait vues, et ce n’était pas faute d’avoir essayé.
Elle tentait de mémoriser le paysage pour le croquer plus tard quand une ombre vint assombrir son tableau mental. Elle sourit sans quitter les plaines des yeux, et salua le nouveau venu d’une voix avenante.

- Capitaine.
- Gardienne, répondit-il d’une voix sèche. Tu n’es pas en train de patrouiller.
- En effet.

June se renversa légèrement en arrière et plissa les yeux, éblouie par le soleil. Le jeune homme se tenait bien droit, les bras croisés et le visage fermé, ce qui lui arracha une moue étonnée.

- J’ai fini mon tour, indiqua-t-elle. Je comptais aller me reposer, mais pour tout te dire, je sens plus mes jambes. Un pas de plus, et je m’effondrais comme une loque… Je me suis dit que c’était pas très bon pour la réputation de la garde, alors j’ai préféré rester ici.

Sa plaisanterie ne dérida pas le géant. Il daigna cependant se rapprocher un peu et s’accroupir à sa hauteur, sans toutefois la regarder.

- Tu devrais aller dormir.
- Hum… Ou alors je pourrais rester ici, et on pourrait discuter un peu, tenta-t-elle avec un sourire.

Valkyon se raidit. La jeune femme fronça les sourcils : depuis leur discussion sous le cerisier, elle n’avait pas recroisé son capitaine. Regrettait-il ce qu’il s’était passé ? Elle grimaça intérieurement. Si Valkyon se fermait à elle, sa mission allait devenir compliquée. Elle avança légèrement sa main vers celle du jeune homme pour en avoir le coeur net, mais avant qu’elle ne puisse le toucher, il lâcha d’une voix abrupte :

- Valarian était un K’arnag.

Surprise, elle dut se concentrer pour ne pas rire. C’était donc ça. La jeune femme se laissa tomber sur la pierre, les bras derrière la nuque.

- Et ?
- Je me suis dit qu’il fallait que tu sois au courant, grogna-t-il.
- Des fois qu’il essaie de profiter de ma naïveté ? s’amusa-t-elle. C’est sympa de ta part.
- Non, ce n’est pas…

Valkyon grogna de nouveau. Elle ne le touchait pas, mais elle pouvait aisément savoir ce qu’il ressentait rien qu’à sa voix. June se nota de remercier le mercenaire plus tard, puis se redressa en frôlant l’épaule de Valkyon. Fatigue. Agacement. Jalousie. Elle se concentra sur ce sentiment et inspira longuement. Jalousie. Jalousie. Jalousie.

- C’est juste que tu devrais faire attention.

Elle expira et tourna la tête vers Valkyon, dont le visage trahissait l’agitation intérieure.

- Pourquoi ? Valarian est marrant, tu sais.
- Peut-être, mais les K’arnags ne sont pas des gens bien, et… Enfin tu…

June eut pitié de lui et se décala légèrement de manière à ne plus le toucher. Valkyon ouvrit la bouche, la referma et passa une main sur son visage, visiblement perdu.

- Tu devrais faire attention, répéta-t-il.
- Hum… sourit-elle. Tu es la deuxième personne à me faire remarquer qu’il est pas fréquentable depuis le début de ce voyage.

Elle se pencha vers le géant, dont les pommettes avaient revêtu la couleur des roses, et lui fit un clin d'œil.

- Non pas que ce soit tes affaires, mais Valarian est pas du tout mon genre.
- Je…

Elle ne sut pas ce que Valkyon allait répondre. Lorsqu’elle se retrouva plaquée contre son torse, June sentit l’intégralité de son corps se raidir, comme pour rejeter cette étreinte. Quand il la relâcha, il lui fallut quelques secondes pour entendre la voix de son capitaine lui hurler de courir. Ce fut le sifflement des flèches qui lui donna un coup de fouet, ainsi que la vision du carreau planté juste à l’endroit où elle s’était trouvé.
Électrisée, June bondit sur ses pieds et fonça jusqu’au village, suivie de près par Valkyon qui lançait l’alerte d’une voix puissante.
Protégez le village ! A couvert ! On nous attaque ! Formez les rangs !
Les ordres fusaient, les gardiens couraient, les villageois hurlaient. Par-dessus la cacophonie ambiante, June perçut un cri strident, annonciateur de violence.

- Les sorcières de l’ouest ! glapit quelqu’un.

Les mots de Maya résonnèrent sous son crâne, tandis qu’elle dérapait sur les cailloux. En cas de danger, trouve Valarian, Chrome et Ecaille. Ils te protégeront. Ne fais rien de dangereux.
Ses poumons la brûlaient. Il fallait qu’elle reste calme, et qu’elle trouve ses compagnons. Une flèche siffla à ses oreilles.

- June !
- Chrome !

Elle manqua de tomber en bifurquant vers le lycanthrope. Il la rejoignit, le visage fermé. Aucun mot ne fut échangé quand elle se plaça à ses côtés, sa courte épée dans la main. Les premières sorcières sortaient déjà des sentiers menant à la montagne, leurs visages grimaçant hurlant des insanités.

***

Elle roula au sol, esquiva la lame d’un poignard et para une seconde attaque avec son épée. Haletante, June virevolta pour déstabiliser son adversaire, assena un coup violent avant de rouler de nouveau plus loin. La sorcière, une blonde au visage couturé de cicatrices, esquissa un sourire mauvais.

- Tes cabrioles ne te sauveront pas, gronda-t-elle avec un accent qui rendait sa prononciation difficile.

Pour toute réponse, la sorcière reçut une nouvelle charge. June laissait son corps prendre le dessus. Tous ces réflexes, acquis grâce aux entraînements impitoyables de Maya, lui permettaient aujourd’hui de survivre. La sorcière n’était pas au niveau de la ténébreuse. June se rua sur son adversaire, balaya le sol de sa jambe avant de lacérer son bras tendu. Le glapissement de la femme lui confirma qu’elle avait atteint son but. Elle comprit que c’était une feinte quand la lame de la sorcière s’enfonça dans son épaule.
June serra les dents à s’en faire mal pour ne pas hurler. A la place, elle se jeta en avant, empêchant l’autre de dégager son poignard, et donna un violent coup de coude vers son visage. Elle entendit un craquement sourd, avant de heurter douloureusement le sol. Les deux belligérantes dégringolèrent dans la pente, chacune essayant de prendre le dessus sur l’autre. Mais, épuisée par son manque de sommeil, June sentit que la sorcière prenait l’ascendant. Son visage fut écrasé contre les pierres, et elle se tortilla pour se dégager, en vain.
Soudain, le poid sur son dos s’allégea. June toussa quand l’air pénétra dans ses poumons, mais elle n’eut pas le temps de se reprendre qu’une main agrippait son plastron pour la soulever. Aveuglée par le soleil et la sueur, la jeune femme agrippa son épée et hurla en l’assénant vers son nouvel assaillant, qui la bloqua d’un revers.
Elle reconnut Valarian. Le mercenaire s’assura qu’elle tenait debout et la relâcha en lui faisant signe de le suivre. Couvert de sang, il se débarrassa de deux sorcières qui leur barraient la route avec une rapidité stupéfiante. Ses coups violents et sa vivacité indiquaient à ceux qui en doutaient que les K’arnags, en service ou non, n’étaient pas des adversaires avec lesquels on plaisantait.
A ses côtés, June traversa le champ de bataille sans encombre pour rejoindre Chrome, au prise avec une sorcière particulièrement retorse. Sans se concerter, Valarian et elle se jetèrent dans le combat, et quelques instants plus tard, elle gisait au sol, sans vie.

- Tu vas bien ? cria Chrome en agrippant ses épaules.
- Elle est blessée, répondit Valarian. Éloigne-la des combats, et tâche de ne pas la perdre !

Chrome cracha quelque chose, avant d’agripper la main de June pour l’entraîner avec lui. Ils cavalèrent jusqu’au village. Les absynthes y avaient monté une barricade et ils interrompirent leurs tirs pour les laisser passer. Une fois en sécurité, Chrome poussa June contre un mur, à bout de souffle.
La jeune femme se sentit vaciller. L’adrénaline empêchait sa blessure de lui faire mal, mais elle la sentait pulser à chaque mouvement. Sa tunique, humide de sang, collait à sa peau et elle avait la nausée.
Les mains de Chrome se posèrent sur son visage abîmé, avant d’arracher son plastron pour découvrir sa plaie.

- Je vais bien… souffla-t-elle.
- C’est ça, et je suis une licorne.

Affolement. Colère. La violence des émotions du lycanthrope la fit suffoquer. Elle agrippa le bras de son ami, qui prit son mouvement pour de la faiblesse.

- June !
- Arrête… hoqueta-t-elle. Chrome, tu…
- Quoi ? Qu’est-ce que je fais ? s’alarma-t-il. Je te fais mal ? June, réponds, qu’est-ce que…
- Lâche-moi !

Il obéit immédiatement. June s’effondra, haletante, et manqua de rendre son dernier repas. Elle sentait les mains de Chrome chercher à la retenir sans oser la toucher, et inspira longuement avant de redresser la tête.

- Tu paniques, balbutia-t-elle. Je le sens, c’est désagréable. Plus que d’habitude.

Une lueur de compréhension s’alluma dans les prunelles du jeune homme. Il hocha la tête, ferma les yeux et tâcha de se calmer. Puis, avec douceur, il l’aida à se redresser pour examiner sa plaie.

- C’est mieux, souffla June. Désolée.
- C’est moi, marmonna Chrome. Ca fait deux fois que tu es blessée à cause de moi, et Maya a dit qu’elle m’arracherait les oreilles s’il t’arrivait quoi que ce soit. Tu comprends, j’y tiens énormément, elles font partie intégrante de mon charme. C’est comme ça que je fais fondre les hommes, sans elles, je ne suis plus rien.

Le rire qui la secoua lui arracha une légère grimace. Chrome passa son bras autour de sa taille et la releva.

- C’est pas très profond, on va t’emmener au soigneur. Tu peux marcher ?
- Elle a touché mon épaule, pas mes jambes, ironisa June.

Sur leur chemin, ils croisèrent de nombreux villageois, les bras chargés de flèches ou de fioles en verre. Ambre, la responsable des absynthes sur la mission, avait visiblement mis à sac les réserves de Balenvia pour fabriquer des munitions redoutables. On entendait régulièrement des explosions suivies de hurlements de douleur s’élever du champ de bataille.
La grande place du village avait été transformée en dispensaire de fortune. Quatre gardiens s’y trouvaient déjà. Le soigneur, un balenvien au visage rubicond, se précipita vers eux pour la soutenir et l’aider à s’asseoir sur l’un des lits de camp.

- Que s’est-il passé ?
- Elle a pris un poignard dans l’épaule. C’est pas profond, mais ça saigne pas mal. Son visage, c’est superficiel, résuma Chrome. Je peux vous la confier ?
- Allez-y, fit le soigneur en agitant la main. Je vais bander ça, laissez-moi aller chercher mon matériel.

Il s’éloigna d’un pas rapide. June pressa la main de Chrome, qui lui adressa un clin d'œil avant de repartir vers le combat.
Le regard de June se promena sur les blessés, et son cœur se serra quand elle reconnut les cheveux d’encre d’Emi. Endormie, la femme des neiges semblait blessée à la tête, mais elle respirait toujours.
Une main se posa soudain sur son épaule blessée et June retint un cri de douleur. Lorsque le parfum musqué d’Ecaille l’enveloppa, la jeune femme sentit ses muscles se raidir.

- Tu es blessée, petite fleur, murmura la sorcière.
- Et toi, tu devrais être en train de te battre, gronda June pour ne pas gémir.
- Tu parles, il faut bien que quelqu’un te surveille, puisque cet imbécile de lycanthrope n’en est pas capable.

Ecaille contourna son lit pour venir s’y asseoir. Un rouleau de bandage dans les mains, elle entreprit de comprimer sa blessure sans aucune douceur.

- Le soigneur aurait pu s’en charger.
- Il est occupé ailleurs, répondit évasivement l’autre. Disons que j’avais besoin d’être seule avec toi, petite fleur.

Elle ne put que deviner l’air interrogateur de June. C’est à cet instant que la jeune femme se rendit compte qu’elle ne ressentait absolument rien venant de la sorcière. Cette dernière serra brutalement le bandage, puis laissa sa main courir le long du visage meurtri de June.

- Tu vois, Dame Bonne Humeur et moi, on n’est pas d’accord sur certains trucs. Je ne te parle même pas de Leiftan, la simple idée que tu te tapes notre capitaine préféré suffit à le mettre en colère.
- De quoi tu parles ? grogna-t-elle. Je me tape personne.
- Pas encore, et c’est bien le problème. Maya veut qu’on te laisse le temps, moi je trouve que tu prends trop ton temps, justement. Du coup, j’ai décidé de t’aider.
- Comment tu…
- Chut… souffla Ecaille. Tu me remercieras plus tard… Ferme les yeux, petite fleur, ça va brûler un peu.

June ouvrit la bouche pour protester. Elle sentit un pincement dans son cou, et alors qu’elle prononçait le nom de la sorcière, sa vision se brouilla. La dernière chose qu’elle vit fut le visage d’Ecaille, éclairé d’un sourire amusé, qui l’accompagnait dans sa chute.
Puis son corps ne fut plus que douleur.

***

Il lui sourit. Ses cheveux retombent en mèches folles sur son front, lui donnant un air rebelle qui la fait fondre. Elle sait que c’est ridicule, et pourtant… pourtant, quand il la prend dans ses bras, elle lui donnerait le monde. Elle trahirait les siens pour qu’il la regarde encore, elle détruirait des vies pour qu’il ne la quitte jamais.
C’est mal, elle le sait. Mais elle l’aime, et elle n’y peut rien. Alors elle se plonge dans ses yeux aux nuances hypnotiques, elle laisse ses doigts se promener contre sa joue, ses lèvres tracer un chemin brûlant sur son cou. Elle voudrait que l’instant ne s’arrête jamais. Il murmure son nom d’une voix pleine de désir, et elle sent son corps y répondre.
Il lui adresse un sourire malicieux avant de ravir sa bouche d’un nouveau baiser. Il la laisse pantelante.
Je t’aime.
Elle aussi, elle l’aime. Depuis… elle ne sait plus. Elle ouvre la bouche pour souffler son nom, mais aucun son n’en sort.
Je t’aime, mais tu n’aurais pas dû.
Elle sent son coeur se serrer, et soudain, il n’est plus là. Soudain, elle est au milieu d’une salle immense, le corps d’une femme entre les bras. Soudain, l’amour a laissé place à l’horreur.
Je te hais.
L’idée lui donne envie de mourir. Il ne peut pas partir. Elle va réparer. Elle trouvera un moyen de lui pardonner ! Il s’en va, et elle se lève pour le suivre. Elle lui hurle de rester, les larmes brûlent ses joues. Mais il n’écoute pas. A la place, elle le voit saisir la gorge de Nevra et le repousser d’un simple geste.
Ne t’interpose pas.
Il s’effondre. Miiko hurle tandis qu’Ezarel tente à son tour d’arrêter sa marche meurtrière. Mais il n’a aucune chance et lui aussi va rejoindre la pile de cadavres.
Je te hais.
Valkyon est là, également. Il hésite, elle lit la peur dans ses yeux dorés. Alors elle court et rattrape celui qu’elle aime, entoure son corps de ses bras pour l’empêcher de partir. Elle le supplie de rester, de lui pardonner, elle presse son corps contre le sien dans l’espoir qu’il entendra raison.
Alors il se tourne vers elle, prend son menton entre ses doigts fins et lui adresse un sourire qui défigure son beau visage. Ses prunelles prennent la couleur du sang, sa peau se craquelle.
Une partie de moi t’aime encore, et c’est à cause d’elle que je ne vais pas te tuer. Pas encore. Mais un jour viendra où je prendrais ma revanche, et où cette vie que tu m’as volée, je la récupérerai.
Elle agrippe sa tunique sombre et demande ce qu’il en est de cette autre partie, celle qui veut sa mort. Elle ne sait pas pourquoi, parce qu’elle ne veut pas entendre la réponse. Il la lui donne quand même, d’une voix sépulcrale.
Elle te hais, Miiko.
Alors elle sombre dans le noir.

Elle n’arrivait pas à respirer. Le hurlement qui s’échappait de ses lèvres vrillait ses oreilles sensibles, mais elle ne pouvait pas cesser. Quelque chose l’étranglait, elle sentait les larmes rouler sur ses joues, elle ne pouvait pas…

- Miiko ! Tout va bien, tu faisais un cauchemar, ça va, tout va bien !

Et soudain, il était là. Il la serrait contre sa poitrine, caressait ses cheveux, essuyait ses larmes. La kitsune agrippa son manteau blanc pour enfouir son visage dans l’épaule de Leiftan, tremblante.
Ce rêve paraissait bien trop réel pour n’être qu’un songe.

- Leiftan… souffla-t-elle.
- Tout va bien, murmura le lorialet. Miiko, je suis là, tout va bien.
- Je crois que j’ai fait quelque chose de terrible.

Elle sentit les muscles de son bras droit se raidir. Miiko se pressa un peu plus contre lui, incapable de le regarder.

- Quoi donc ?

Silence. Rompu par un sanglot de détresse. Ce garçon qu’elle voyait dans ses rêves, il existait, elle en était certaine. Et elle lui avait fait mal. Suffisamment pour qu’il jure de la détruire.
Pourquoi ? Ses mains n’étaient pas aussi immaculées que le manteau de Leiftan, mais personne n’était propre. Surtout pas à la garde. Lentement, elle recula pour plonger son regard dans celui de l’homme. Elle laissa le vert l’absorber, admirant les reflets jaunes que la lumière créait dans son iris.

- Je ne sais pas.

NDA

Et un petit portrait d’Eweleïn qui risque d’avoir du travail après ce petit interlude en compagnie des sorcières de l’ouest !