Collision des Mondes - Texte
Laisse-la! Je vais te suivre Lance. Je… je vais venir avec toi. Les dragons présenteront un front uni, mais je t’en prie, relâche-la sans lui faire de mal.
Ce sont ces phrases qui tournaient en boucle dans l’esprit de Valkyon depuis plusieurs heures déjà. C’étaient les mots exacts qu’il avait dits à Lance et qui avaient sauvé la vie d’Erika. Il jeta un coup d'œil à son frère qui volait devant lui. Les dragons unis, mais pour quelle cause? Des kidnappings, des vols, des meurtres? Valkyon se débattait encore avec une part de déni. Son frère n’aurait jamais fait ça. Pas le frère qu’il avait connu. C’était quelqu’un de droit, d’altruiste et de juste. Rien avoir avec… avec cet Ashkore. Pourtant, c’était bel et bien un dragon de glace qu’il suivait. Un dragon qui pouvait changer de forme avec beaucoup plus d’aisance; qui avait plus d'endurance en vol et une meilleure maîtrise de ses pouvoirs que lui.
Un dragon qui n’a pas renié sa vraie nature.
La voix de Lance résonna douloureusement dans son crâne et il se secoua pour la chasser. L’autre dragon qui avait tourné la tête pour l’observer roula des yeux.
Tu ne peux pas ignorer la télépathie en remuant de façon ridicule.
Valkyon souffla brusquement par le nez et des petites flammèches lui chatouillèrent les narines. C’était nouveau pour lui. Il avait un peu exploré sa nature de dragon avant d'arriver à Eel, mais cela faisait plus d’une décennie qu’il n’avait pas pris sa forme reptilienne et il n’avait pas l’habitude de ne pas pouvoir utiliser sa bouche pour parler. Ou de devoir faire attention pour ne pas projeter ses pensées vers son frère. Sa transformation sur Memoria avait été douloureuse et rien que cet effort l’avait considérablement épuisé. Pourtant, il était hors de question de donner une raison à Lance de faire demi-tour et d’attaquer les gardiens d’Eel encore sur place. Son cœur se serra en songeant que, juste avant de rejoindre Erika, ils avaient entendu des coups de canon. Les canons de Melevar, il en était certain. Théa a repoussé un kraken, personne ne peut lui prendre son navire, songea-t-il pour se rassurer.
Un ricanement explosa à l’intérieur de son crâne. La fée contre le kraken, on dirait un conte pour enfant!
Le dragon de feu laissa échapper un grondement de frustration, mais s’abstient encore une fois de répondre. Il aurait voulu arrêter de penser, arrêter de donner des raisons à son frère de s'immiscer dans son esprit, mais il avait terriblement besoin de distraction. Son corps entier le faisait souffrir et Lance avait déjà dû, à deux reprises, venir planer sous lui pour qu’il puisse se reposer un peu. L’humiliation était assez grande sans lui fournir des armes supplémentaires.
Nous arrivons bientôt.
Valkyon regarda son jumeau avec suspicion, incertain si ça remarque était fortuite ou s’il avait malencontreusement encore envoyé un message télépathique. Il reporta son attention sur l’eau qui s’étendait à perte de vue partout autour d’eux avant d’enfin repérer leur destination. Le soulagement envahit le guerrier. Peu importe ce que Lance en disait, il n’avait qu’une envie: reprendre sa forme humanoïde. Alors qu’il s’approchait et que le navire se faisait de plus en plus précis, le soulagement de Valkyon se mua en sourde inquiétude. Il en oublia momentanément ses muscles endoloris en sentant une pierre se former dans le creux de son estomac. Melevar. Il avait passé beaucoup trop de temps sur ce bateau pour ne pas le reconnaître. Il s'imagina Théa sur la plage de Memoria, anéanti par la perte de son bâtiment. Puis, il s’imagina Théa grièvement blessé sur la plage, à moitié conscient de ce qui venait de se passer. Cette image laissa place à son cadavre, jeté par-dessus bord. Les fées n’aiment pas l’eau. Et si elle était devenue son tombeau? La panique montante commença à saccader son allure de vol, mais il puisa dans une réserve d’énergie insoupçonnée pour accélérer et rejoindre Lance. Il devait savoir.
Ce dernier s'abstient de tous commentaires, même s’il sentait les pensées de son frère s'éparpiller dans l’angoisse. Il plongea avec grâce vers le navire et entama sa transformation pour atterrir sous sa forme humanoïde sur le pont. Valkyon en fit de même, avec beaucoup moins de délicatesse. Sa transformation était inachevée lorsqu’il toucha les planches, provoquant une grande secousse sur Melevar. Un choc se fit entendre sous leurs pieds suivit d’une flopée de jurons. Un sourire narquois s’afficha sur le visage de Lance. Il était devant les escaliers, il fut donc la cible toute désignée pour la fée furibonde qui sortit de la cale en grommelant et en agitant un doigt accusateur dans sa direction. Valkyon était un peu plus loin, appuyer à la balustrade et dans l’angle mort du capitaine borgne.
- Ça t’a pas suffi la dernière fois? Tu veux réduire mon bateau en miettes? Encore, si tu avais ton autre bout de bois moisi, tu pourrais t’en sortir, mais comme c’est tout ce qu’il te reste, merci de ne pas l’envoyer au fond de la mer!
Lance leva un sourcil sans répondre. La réaction de Théa l’amusait beaucoup, tout comme le moment qui se profilait à l’horizon.
- Ça te fait marrer en plus? T’es complètement barge! Qu’est-ce qui cloche chez toi? Et puis, c’était quoi ton problème avec l’humaine? J’ai failli me faire zigouiller à cause de ton plan à deux noises! Sans compter le kraken, les ordres de marids et maintenant tes grosses pattes qui essaient de couler mon navire. C’était pas compliqué de me prendre comme otage, je t’ai laissé l’occasion parfaite, tu n’avais qu’à…
Ça allait durer longtemps alors Lance décida de devancer l’inévitable. Il posa un doigt sous le menton de Théa qui déblatérait toujours, ce qui eut le mérite de le surprendre et de le faire taire, et il lui tourna légèrement la tête. Le visage d’abord confus de la fée s'écarquilla sous la stupeur avant de devenir livide. Fier de son effet, Lance laissa retomber sa main.
- Il semblerait que vous ayez des choses à vous dire, railla-t-il en se dirigeant vers le bureau et en laissant les deux autres se dévisager, incrédules.
- Valkyon… s’étrangla Théa.
Il n’avait rien à dire. Les mots étaient coincés dans sa gorge et ils l’empêchaient de respirer. Il n’aurait pas dû être là. Il ne devrait pas être là. Il n’avait rien à faire ici. Les deux univers qu’il avait mis tant d’efforts à séparer entraient en collision et il ne pouvait qu’assister au désastre.
- Tu savais…
C’était un murmure incrédule. Les yeux mordorés qui le scrutaient étaient hagards alors que leur propriétaire rassemblait les pièces du casse-tête dans lequel il s’était empêtré. Puis, au fur et à mesure qu’il arrivait à des conclusions, son regard se fit plus vif, plus dur. Sa voix était beaucoup plus assurée lorsqu’il reprit la parole. Et beaucoup plus accusatrice.
- Tu savais. Valkyon vissa son regard sur Théa qui se ratatina. Tu t’es bien foutu de moi.
- Valkyon…
- Ça a dû beaucoup t’amuser de nous voir chercher Ashkore dans tous les sens sans jamais comprendre comment il avait toujours une longueur d’avance sur nous.
- S'il te plait, je…
- J’ai pleuré la mort de mon frère sur ton épaule, alors qu’il était encore en vie! Je t’ai dit qui j’étais réellement alors que tu le savais déjà. J’ai pleuré la trahison de Lance, sa fausse mort, sa mise en scène avec toi, alors que TU SAVAIS.
Le capitaine se mordit la lèvre inférieure pour l'empêcher de trembler. Il méritait la colère de Valkyon. Il avait menti. Il avait abusé de sa confiance en toute connaissance de cause. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était le laisser s'épancher sur lui. Il ne pouvait pas se justifier. Il n’aurait jamais dû tisser de lien avec lui. C’était une erreur que de le laisser entrer dans son monde et, ça aussi, il l’avait su bien avant que ça arrive. Pourtant, Valkyon ne continua pas de crier. Il regardait Théa, haletant, en attendant une réponse qui ne viendrait pas. Il reprit, plus doucement, mais la douleur qui vibrait dans sa voix perça encore plus efficacement le cœur de la fée que n’importe quel hurlement.
- Pire encore, tu l’as aidé. Tu t’es servi de moi pour l'aider.
Théa ferma son œil valide. Non, ce n’est pas ce qu’il avait fait. Mais il ne pouvait pas le prouver et encore moins le justifier. Il n’avait que des mots, mais ils étaient sans valeur pour Valkyon désormais. Il l’avait perdu et ça aussi, il le savait.
Il l’entendit pousser un soupir incrédule qui tremblait légèrement à cause du chagrin. Il ouvrit l'œil seulement lorsqu’il le sentit le dépasser pour aller prendre l’air plus loin. Il se retrouva seul sur le pont, un trou béant dans l'abdomen. Ce qui venait de se passer le tuerait encore plus certainement que le coup de poignard de Lance. Il avait eu une petite éclaircie de bonheur, quelques secondes à peine, mais elle était déjà passée et elle avait emporté toutes ses entrailles avec elle. Pourtant, Valkyon avait raison: il savait. Il savait que ça ne pouvait pas durer. Il le savait, mais il s’était laissé prendre au jeu quand même. Il avait continué, malgré les menaces de Lance, malgré la catastrophe qui lui pendait au bout du nez. Il savait que ça se terminerait mal, et pourtant, l’avoir su ne rendait pas les choses moins difficiles. Il se dirigea par automatisme vers le bureau. Il avait choisi son camp depuis longtemps, il était beaucoup trop tard pour en changer.
Lance était penché sur la table ronde de la pièce. Il avait vidé sa besace dessus et triait ses différents parchemins et son matériel.
- Alors, ça en valait la peine?
Oui. Non. Peut-être un peu. Mais ça ne valait certainement pas la peine de lui répondre.
- Ce n’est pas tout à fait ce que j’avais prévu, mais il n’a jamais été question de laisser Valkyon a la Garde. Il comprendra. Éventuellement. Si tu ne lui as pas trop brisé le cœur…
Si le cœur de Valkyon souffrait seulement de la moitié de ce que ressentait celui de Théa en ce moment, il ne lui pardonnerait jamais et n’accepterait probablement jamais de travailler avec lui. Mais il ne pouvait pas répondre ça a Lance. Alors, il haussa les épaules.
- Ça lui passera. Le sexe et l’amour, ce n’est pas pareil. C’est typiquement faerys de mélanger les deux.
Il n’avait pas pleuré, mais malgré tout, sa voix lui semblait rauque. Il se sentait hagard. Le ballottement du navire lui paraissait exagéré, lui qui, pourtant, n’avait jamais eu le mal de mer. Lance ne releva pas.
- Épargne-moi les détails, tu veux, gronda-t-il. Fait juste en sorte que ça n’impacte pas notre mission.
Le capitaine hocha la tête. Peut-être que la trahison plus récente de Théa pousserait Valkyon vers Lance. Ils n’étaient que 3 sur le navire, ses options étaient limitées. Il choisirait celle qui le ferait le moins souffrir. Alors, il choisirait probablement de supporter une blessure plus ancienne. Oui, c’est ce qu’il ferait. Et ce serait une bonne chose. Pour Lance. Mais c’est tout ce qui importait au bout du compte. Enfin, Théa tenta de s’en convaincre.
- Nous allons d’abord passer par Pelymort, j’ai une équipe qui devrait nous y attendre. Ensuite, il faudra récupérer un peu de matériel et nous pourrons nous diriger vers Eel.
Voyant qu’il n’obtenait pas de réponse, il claqua des doigts devant le visage de la fée. Elle cligna plusieurs fois de l’oeil, ne sachant visiblement pas ce qu’il attendait d’elle.
- Pelymort, Théa. Combien de temps? S’agaça-t-il.
Avec un soupir, Théa avisa brièvement la carte étalée sur la table.
- Si les vents soufflent pour nous, une semaine. Neuf à dix jours seraient plus réalistes.
- Parfait.
Lance se replongea en silence dans ses parchemins. C’était sa façon de congédier Théa. Alors le capitaine se dirigea vers sa cabine. Lorsqu’il en ferma la porte, il s’adossa à celle-ci et se laissa glisser jusqu’au sol. Il était… perdu. Il avait depuis si longtemps un feu ardant de colère qui brûlait au fond de lui que c’était étrange de ne plus le ressentir. À la place, c'est la peine qui lui enserrait les tripes. Mais ça n’avait aucun sens. Valkyon n’était rien comparé à ce qu’il avait avant, ce qu’il avait perdu, ce qu’il devait venger. Alors pourquoi les larmes dévalaient son visage?