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A tous les enfants d'Eldarya
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Au Nord, la tempĂȘte de neige,
Au Sud, la boue abyssale,
Ă l'Est, le monde Ă deux mĂąchoires,
Ă l'Ouest, la montagne Ă l'entaille.
Au ciel, la rage du monde,
Au sol, le sang des vaincus.
Face Ă toi, deux chemins,
Que choisis-tu ?
Les pieds dans la glaise, le visage offert Ă la rage des anges,
N'oublie pas de fermer la porte derriĂšre toi. Ăa rĂŽde en silence.
Au Sud, la boue abyssale,
Ă l'Est, le monde Ă deux mĂąchoires,
Ă l'Ouest, la montagne Ă l'entaille.
Au ciel, la rage du monde,
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Face Ă toi, deux chemins,
Que choisis-tu ?
Les pieds dans la glaise, le visage offert Ă la rage des anges,
N'oublie pas de fermer la porte derriĂšre toi. Ăa rĂŽde en silence.
Pose ta main sur ce livre. Tu as froid ? C'est bien. Tu es au bon endroit.
Toi qui a poussé les portes de ce recueil, te voilà face aux gardiennes de ces lieux. Leurs visages ne sont que le reflet du tiens et leur savoir t'apparaßt comme deux mondes. Tu le comprendras bientÎt mais ici, les histoires racontées peuvent t'emmener dans un petit paradis mélancolique ou bien dans les abysses infernales. Tout dépend de toi. Veux-tu affronter la rage d'ange et te retrouver, ensuite, dans un calme mélancolique ou bien sauter à pieds joints dans la glaise putride ?
Le choix est tiens. Ne t'en fais pas, prends tout le temps dont tu as besoin pour réfléchir. Les gardiennes sont patientes. Elles attendront. Leurs histoires sont intemporelles et toi qui que tu sois, tu seras toujours ici comme chez toi, dans la neige, dans le froid, dans la glaise, dans la rage, dans l'imaginaire de gardiennes aux visages réfléchis.
Toi qui a poussé les portes de ce recueil, te voilà face aux gardiennes de ces lieux. Leurs visages ne sont que le reflet du tiens et leur savoir t'apparaßt comme deux mondes. Tu le comprendras bientÎt mais ici, les histoires racontées peuvent t'emmener dans un petit paradis mélancolique ou bien dans les abysses infernales. Tout dépend de toi. Veux-tu affronter la rage d'ange et te retrouver, ensuite, dans un calme mélancolique ou bien sauter à pieds joints dans la glaise putride ?
Le choix est tiens. Ne t'en fais pas, prends tout le temps dont tu as besoin pour réfléchir. Les gardiennes sont patientes. Elles attendront. Leurs histoires sont intemporelles et toi qui que tu sois, tu seras toujours ici comme chez toi, dans la neige, dans le froid, dans la glaise, dans la rage, dans l'imaginaire de gardiennes aux visages réfléchis.
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Bonjour et bienvenue sur ce topic de recueil de contes !
Vous avez cliquĂ© sur le lien, vous avez osĂ© et vous voilĂ Ă l'orĂ©e d'un sentier qui en contient beaucoup d'autres.Eh oui ! Comme vous avez pu le remarquer, ici, vous ne dĂ©couvrirez pas qu'une seule et mĂȘme histoire, mais plusieurs.
Je vous partage quelques contes horrifiques, avec des personnages que vous connaissez et d'autres qui peuvent vous ĂȘtre Ă©trangers si vous ne suivez pas Apotheosis, ma fiction interactive. NĂ©anmoins et je vous rassure : il n'y a pas besoin de l'avoir lu pour apprĂ©cier les petites histoires qui seront postĂ©es ici.
Chaque semaine, tous les mercredi, vous pourrez lire un chapitre d'un conte. Une fois que ce dernier est achevé, on passe à un autre. C'est aussi simple que ça. Mais quel est l'entourloupe, me demanderez-vous ? Eh bien si vous avez scrollé ce topic, vous savez déjà que ces petites contes se scindent en deux catégories. Les Contes d'Anges et les Contes Interdits. Qu'est-ce que cela ? Je vous explique tout !
Vous avez cliquĂ© sur le lien, vous avez osĂ© et vous voilĂ Ă l'orĂ©e d'un sentier qui en contient beaucoup d'autres.Eh oui ! Comme vous avez pu le remarquer, ici, vous ne dĂ©couvrirez pas qu'une seule et mĂȘme histoire, mais plusieurs.
Je vous partage quelques contes horrifiques, avec des personnages que vous connaissez et d'autres qui peuvent vous ĂȘtre Ă©trangers si vous ne suivez pas Apotheosis, ma fiction interactive. NĂ©anmoins et je vous rassure : il n'y a pas besoin de l'avoir lu pour apprĂ©cier les petites histoires qui seront postĂ©es ici.
Chaque semaine, tous les mercredi, vous pourrez lire un chapitre d'un conte. Une fois que ce dernier est achevé, on passe à un autre. C'est aussi simple que ça. Mais quel est l'entourloupe, me demanderez-vous ? Eh bien si vous avez scrollé ce topic, vous savez déjà que ces petites contes se scindent en deux catégories. Les Contes d'Anges et les Contes Interdits. Qu'est-ce que cela ? Je vous explique tout !
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Les Contes d'Anges sont des histoires principalement écrites dans une atmosphÚre gothique et mélancolique. Nous sommes dans une tristesse pluvieuse, un romantisme noir ainsi qu'une horreur timide qui laisse la place à des tragédies.
Les Contes d'Anges peuvent ĂȘtre lus par beaucoup de monde, car il n'y a pas de scĂšnes sensibles ou bien d'horreur violente. Les histoires sont tout de mĂȘme destinĂ©es Ă un public de jeunes adultes, mais si vous ĂȘtes un petit peu sensibles et que vous aimez lire des contes gothiques, alors les Contes d'Anges sont faits pour vous. Ici, pas de violence pure, d'horreur gore, de combats sanglants, de monstres hideux ou de massacre, nous restons sous la pluie mĂ©lancolique, en compagnie de la poĂ©sie et du petit voile lugubre typique des histoires gothiques.
Les Contes d'Anges ont un pegi 16 et comme dit plus haut, sont beaucoup plus accessibles. NĂ©anmoins, si vous vous savez sensibles et facilement impressionnables, faites attention durant votre lecture et abstenez-vous de poursuivre si vous vous sentez mal Ă l'aise.
Les Contes d'Anges restent bien entendu dans la veines eldaryennes, avec des personnages connus comme nos chers chefs de garde, mais durant vos aventures, peut-ĂȘtre que vous les dĂ©couvrirez avec d'autres visages, dans d'autres vies, dans d'autres rĂŽles, parmi les Contes d'Anges et leur langueur gothique, sous une petite pluie poĂ©tique, dans des dĂ©cors oniriques.
Les Contes d'Anges peuvent ĂȘtre lus par beaucoup de monde, car il n'y a pas de scĂšnes sensibles ou bien d'horreur violente. Les histoires sont tout de mĂȘme destinĂ©es Ă un public de jeunes adultes, mais si vous ĂȘtes un petit peu sensibles et que vous aimez lire des contes gothiques, alors les Contes d'Anges sont faits pour vous. Ici, pas de violence pure, d'horreur gore, de combats sanglants, de monstres hideux ou de massacre, nous restons sous la pluie mĂ©lancolique, en compagnie de la poĂ©sie et du petit voile lugubre typique des histoires gothiques.
Les Contes d'Anges ont un pegi 16 et comme dit plus haut, sont beaucoup plus accessibles. NĂ©anmoins, si vous vous savez sensibles et facilement impressionnables, faites attention durant votre lecture et abstenez-vous de poursuivre si vous vous sentez mal Ă l'aise.
Les Contes d'Anges restent bien entendu dans la veines eldaryennes, avec des personnages connus comme nos chers chefs de garde, mais durant vos aventures, peut-ĂȘtre que vous les dĂ©couvrirez avec d'autres visages, dans d'autres vies, dans d'autres rĂŽles, parmi les Contes d'Anges et leur langueur gothique, sous une petite pluie poĂ©tique, dans des dĂ©cors oniriques.
Les Contes d'Anges seront toujours postés sous le bandeau que vous voyez ci-dessus. Ce bandeau restera votre repÚre.
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Les Contes Interdits portent bien leur nom. L'interdit fascine, certes, mais attention Ă vous, car une fois que l'on ouvre la boĂźte de Pandore, qui sait ce que l'on peut y trouver ?
Si les Contes d'Anges sont plus doux, les Contes Interdits vont vous faire vivre des cauchemars. La violence, le sang, l'horreur pure, les monstres et les vices⊠VoilĂ ce qui viendra s'accrocher Ă vos esprits durant votre lecture et peut-ĂȘtre qu'aprĂšs votre aventure, vos cauchemars prendront des visages inattendusâŠ
Attention à vous, donc. Les Contes Interdits sont destinés à un public averti et uniquement à un public averti. En pegi 18, ils respectent les rÚgles du forum mais les titillent un petit peu. Vous allez apprendre à re-découvrir des personnages connus, à les voir se battre, décliner, s'enfoncer dans la folie, se transformer en monstres. Les Contes Interdits ont tellement de secrets à révéler, mais seules les ùmes les plus courageuses peuvent les encaisser.
Alors ne tentez l'aventure qu'à vos risques et périls. Si vous vous savez sensibles, n'essayez pas de vous enfoncer dans les abysses car rien ne vaut un voyage avec des images morbides en souvenirs.
Cependant, si vous avez le cĆur et les nerfs accrochĂ©s, alors bienvenue. N'Ă©teignez pas la lumiĂšre. ChĂ©rissez-lĂ .
Si les Contes d'Anges sont plus doux, les Contes Interdits vont vous faire vivre des cauchemars. La violence, le sang, l'horreur pure, les monstres et les vices⊠VoilĂ ce qui viendra s'accrocher Ă vos esprits durant votre lecture et peut-ĂȘtre qu'aprĂšs votre aventure, vos cauchemars prendront des visages inattendusâŠ
Attention à vous, donc. Les Contes Interdits sont destinés à un public averti et uniquement à un public averti. En pegi 18, ils respectent les rÚgles du forum mais les titillent un petit peu. Vous allez apprendre à re-découvrir des personnages connus, à les voir se battre, décliner, s'enfoncer dans la folie, se transformer en monstres. Les Contes Interdits ont tellement de secrets à révéler, mais seules les ùmes les plus courageuses peuvent les encaisser.
Alors ne tentez l'aventure qu'à vos risques et périls. Si vous vous savez sensibles, n'essayez pas de vous enfoncer dans les abysses car rien ne vaut un voyage avec des images morbides en souvenirs.
Cependant, si vous avez le cĆur et les nerfs accrochĂ©s, alors bienvenue. N'Ă©teignez pas la lumiĂšre. ChĂ©rissez-lĂ .
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Les Convives des Gardiennes
Et maintenant, Ă toi de choisir. La rage d'ange, ou la glaise putride ?
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Will est un jeune sgarkellogy qui vit auprÚs de son pÚre dans les égouts de la cité d'Odrialc'h. Depuis tout petit, Will ne connaßt que le dédain de la part des autres familiers ainsi que des faeliens, si bien qu'il se demande pourquoi. Son pÚre lui dit qu'il en est ainsi, que les sgarkellogy ne connaissent que la misÚre mais Will n'est pas d'accord. Lors d'une éniÚme dispute avec son pÚre, ce dernier lui suggÚre alors de demander au Grand Rawist, le dieu des familiers, pourquoi leur espÚce toute entiÚre est vouée à ne devenir que de la vermine. Will le prend au mot et décide de s'engager dans un long voyage vers l'ßle de Memoria.
Mais le destin le mÚnera ailleurs. Sur ces terres inconnues, trouvera-t-il malgré tout, la réponse à sa question ?
Mais le destin le mÚnera ailleurs. Sur ces terres inconnues, trouvera-t-il malgré tout, la réponse à sa question ?
Chapitre 1 - Contraste
Un morceau de pomme de terre échoué à terre. Personne ne le remarque.
Les ĂȘtres d'ici sont bien trop habituĂ©s Ă marcher sur la crasse qui tapisse des lames de bois, Ă piĂ©tiner, Ă s'asseoir, Ă rire, Ă vomir des chants braillards. Ă faire beaucoup de bruit.
Les grands bipĂšdes de chair raclent le sol de leurs vieux tabourets, froissent le tissu rapiĂ©cĂ© de leurs vĂȘtements et se repaissent d'assiettes garnies sans se douter que les miettes chutant Ă terre deviendront le repas d'un autre. De toute une colonie.
Alors que ces imposantes créatures se réunissent en ce lieu pour manipuler des ustensiles et dévorer ce qui passe à leur portée, d'agiles familiers louvoient entre des pieds de tables, de chaises et de chair pour voler des morceaux de mangeaille.
Leurs petites pattes rachitiques ont l'habitude de glisser sur ce sol graisseux : elles galopent en silence. Le bruit de leurs griffes effilées crissant sur le plancher reste étouffé par les rires et les tirades brassées dans les bouches des grands bipÚdes.
Ces derniers usent de leurs dents avides pour déchirer la chair d'un morceau de viande ou la peau fragile d'une feuille de laitue sans se soucier de ceux, en bas, qui lÚvent haut le chef à la recherche d'un trésor.
Discrets, ils s'arrĂȘtent et scrutent. Patients, ils attendent bien Ă l'abri que la pitance tombe des longues tables, malgrĂ© les protestations de leurs ventre affamĂ©s. Beaucoup d'entre eux se prĂ©parent, mais peu d'Ă©lus parviennent Ă attrapper quelque chose.
Le morceau de pomme de terre est englouti. Le goût du sel et d'une sauce à l'ail se répand sur la langue du familier alors que son estomac gronde de plus belle. Il jete un regard blanc alentours, afin d'aviser si ses congénÚres s'en sortent aussi bien que lui.
Des pattes noires attrapent des miettes, des bouches remplies de crocs jaunùtres gobent des feuilles de salades fanées et des langues rouges comme de la viande crue polissent un sol souillé par des taches de gras.
Leurs repas ne sont jamais un dĂ». Ils doivent chasser.
Ils sont malins, furtifs, observateurs et extrĂȘmement mĂ©fiants. Ils guettent le grand garde-manger, lĂ -bas, derriĂšre un comptoir qui ressemble Ă une muraille de bois et de suif.
Ils savent que c'est ici que les grands ĂȘtres viennent faire tinter des piĂšces de mĂ©tal pour obtenir de la nourriture, de l'eau et du vin. Mais ils savent aussi que derriĂšre, il y un grand pot en terre cuite qui vient accueillir tout ce que les gĂ©ants de chair ne veulent plus, comme des os Ă ronger, du gras de viande, des restes de lĂ©gumes ou bien des quignons de pain.
Un véritable garde-manger, une abondance de délices à portée de pattes⊠Presque. La gardienne des lieux rÎde et gare à qui tùtera de son balai.
Ses yeux ronds guettent et sauraient mĂȘme les attraper au cĆur des tĂ©nĂšbres et quand elle les voit, elle fond sur eux comme un prĂ©dateur.
Les géants de chair n'aiment pas leur présence. Ni ici, ni nulle part. Quand on les remarque, on les chasse. C'est ainsi.
Ceux qui ont pu se nourrir retournent auprÚs de la colonie. Quant aux autres, ils se distinguent par un estomac encore vide ou bien une volonté de défier la gardienne.
Plus agiles, plus malins, plus intelligents, ils savent filer entre les chaussures de ces grandes créatures attablées pour arracher quelques miettes de pitance à leurs nez et à leurs barbes.
Puis leurs grands yeux blancs, opaques, observent le dĂ©cor comme une seule entitĂ©. Levant leurs tĂȘtes rondes, ils hument l'air et leurs cavitĂ©s nasales s'affolent. Elles captent des odeurs, et les plus allĂ©chantes se trouvent dans le divin pot en terre cuite.
Leurs sens ne tiennent plus pourtant, ils doivent garder la tĂȘte froide : le comptoir est un mur infranchissable, ils ne doivent jamais l'oublier. Ils ne peuvent pas s'y hisser pour atteindre le coffre aux merveilles et s'ils le font, la gardienne les frappera avec son balai.
Les gĂ©ants de bipĂšdes ne prĂȘtent mĂȘme pas attention Ă ce pot en terre cuite. Pour eux, il n'est qu'un rĂ©cipient bon Ă accueillir leurs dĂ©chets et il sera vidĂ© demain, Ă la dĂ©charge. Ensuite, son contenu et celui de ses semblables seront brĂ»lĂ©s.
De plus, ce satané pot dégage une odeur putride, insoutenable, agressive à leur nez, mais si alléchante pour d'autres. De la salive s'accumule dans des gueules aux dents jaunes. Ils ont faim.
Un coup d'Ćil furtif suffit Ă remplacer la parole. Ils ont essayĂ© des centaines de fois et ils essaieront encore. Ils savent comment agir : il leur suffit d'attendre qu'un grand bipĂšde s'approche du comptoir pour faire tinter ses piĂšces et ensuite, quand la gardienne sera occupĂ©e Ă les compter, alors ils tenteront leur chance.
S'ils atteignent le pot, s'ils parviennent à y plonger leurs pattes faméliques aux griffes sanguinaires, alors ils auront réussi. Ils reviendront vers la colonie avec les meilleurs morceaux de mangeaille et ils seront repus.
Mais demain, il faudra recommencer.
Pendant leur tentative, ils recevront certainement des coups. Ăa fait partie du jeu et ils n'y peuvent rien. Avec de la chance, il n'y aura que des pattes folle et quelques bleus. Rien qui ne se verra sur leur peau aussi noire que du charbon et rien qui ne les rendra encore plus misĂ©rables, donc. Tant que leurs os restent intacts, tout ira bien.
Mais s'ils rentrent bredouilles⊠Ah, s'ils rentrent bredouille. Ils devront regarder les autres manger avec envie. Ils devront se rendre Ă la grande dĂ©charge et braver d'autres familiers voleurs pour essayer d'obtenir quelque chose. Ils devront certainement se contenter de ronger des os sales qui ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© rongĂ©s pour avoir l'illusion de manger. Ils lĂšcheront les sacs de jutes gisant sous le lourd soleil de la grande citĂ© qui attendent d'ĂȘtre brĂ»lĂ©s. La graisse de pitances jetĂ©es qui imprĂšgnent le tissu apportera la caresse d'un goĂ»t sur leur langue et ce sera suffisant pour passer la nuit Ă se languir d'une nouvelle chasse aux ordures.
Soudain, la gardienne jette quelque chose dans le pot en terre cuite. Sa voix chantante se distingue parmi les autres alors qu'elle s'adresse Ă un grand homme, bĂąti comme un bouclier.
C'est le signal.
Les familiers reconnaissent les mots, ils ne sont pas idiots : un faelien est en train de commander une autre assiette. La gardienne note mentalement sa demande avant de s'activer. Elle leur laisse quatre minutes pour se précipiter vers les ordures, saisir quelque chose et s'enfuir.
Ils n'ont pas le temps de penser, ils agissent.
On ne les remarque pas. Les premiers familiers attrapent un morceau de charcuterie, une tranche de tomate abßmée, une portion de fromage trop fine⊠Les suivants ne sont pas aussi chanceux.
Un cri perçant retentit : la gardienne les a pris en flagrant dĂ©lit. Les traits de son visage se tordent de colĂšre, elle remet une assiette de soupe Ă son semblable â qui maugrĂ©e contre les conditions dâhygiĂšne douteuses de cet endroit â avant de taper du poing sur le comptoir.
Les cĆurs des familiers sâaffolent. Ils se cognent contre les cĂŽtes, sâĂ©poumonent afin de prĂ©venir du danger. Les nerfs prennent le relais en compagnie de lâinstinct, il faut fuir !
Mais il faut manger, aussi.
Un⊠Deux⊠Trois⊠Ils se faufilent⊠Ils ne tiennent que de pauvres trognons dans leurs larges mĂąchoires. Ce nâest pas assez.
Le dernier familier se fige. Ses oreilles perçoivent le fracas du balai, son Ćil opaque imprime les mouvements de la gardienne sur sa rĂ©tine et son cerveau le prĂ©pare Ă encaisser la douleur.
Dâun geste leste, il bande les muscles de ses maigres pattes arriĂšre afin de bondir jusquâau rebord du rĂ©cipient Ă dĂ©chets. Ses longues griffes Ă©carlates raclent le bord du pot en y traçant des sillons indĂ©lĂ©biles. Il doit se hisser. Lâodeur de la pitance lâappelle.
à la force de ses pattes avant, il parvient à grimper. Il entrevoit la croûte brune d'une miche et son esprit se met en alerte : il doit le récupérer.
Un coup de balai. Le pot valse, tangue, projette le familier dans son antre. Sa peau de jais se gorge de graisse, de sauce et dâun concentrĂ© dâordures qui le rend bien misĂ©rable. Il nâen a cure, il plante ses dents puissantes dans le quignon de pain et se dĂ©pĂȘche de sortir. Il nâa pas le temps dâavoir peur.
Une main ferme le coupe en plein Ă©lan. On le saisit violemment par le cou si bien quâil laisse Ă©chapper un cri de douleur. Le familier regarde tristement son trophĂ©e sâĂ©chouer au sol.
Dehors, saleté !
On rugit, mais il nâĂ©coute pas. Il pense aux estomacs de la colonie, il se demande ce quâil pourra manger aujourdâhui, lui qui nâa rien rapportĂ©. Est-ce quâun membre de son espĂšce sera assez gĂ©nĂ©reux pour partager son repas avec lui ?
Les portes du bĂątiment aux assiettes garnies s'ouvrent avec fracas. Le familier ferme les yeux, raidit ses muscles. Il sait que la gardienne va le lancer alors il doit prĂ©parer son atterrissage sâil ne veut pas se casser une patte. Câen est fini de lui sâil se blesse ainsi.
Comme prĂ©vu, on le lĂąche, il fend lâair, il voit le dĂ©cor se flouter. Quelques secondes seulement et le sol se prĂ©sente enfin. Il nâa rien.
Soulagé, il se permet un soupir.
â Will.
Il relĂšve la tĂȘte. Will prend le temps de sâasseoir. Il plisse ses yeux blancs alors quâil songe que la crĂ©ature faelienne aurait trĂšs bien pu lâattraper par la queue pour le lancer encore plus loin.
Il se masse le cou et grimace à la sensation de sa peau souillée. Enfin, il se retourne.
Face Ă lui se trouvent quelques membres de la colonie. Des sgarkellogys misĂ©rables, certains moins maigres que dâautres, leurs cornes s'enroulant sur elles-mĂȘmes, le regard perçant. Contrairement Ă Will, ils transportent tous quelque chose.
Un sgarkellogy massif sâavance. Il a la queue cassĂ©e, vestige dâun accident durant la chasse aux ordures. Mais ce nâest que la queue alors, ça va.
Il sâapproche et toise son congĂ©nĂšre dâun air grave alors quâil dĂ©signe l'auberge dâun mouvement de mĂąchoire.
â Tu as laissĂ© tomber ton repas, Will.
Ce dernier ferme briĂšvement les yeux. Il sait ce que ça signifie pour lui et Ă observer les autres membres de la colonie, il est bon pour se rendre Ă la grande dĂ©charge, aujourdâhui. Il se voit dĂ©jĂ mĂąchonner de maigres restes de lĂ©gumes flĂ©tris. Sâil en trouve, bien entendu.
â Jâai Ă©tĂ© surpris lorsque la troll m'a attrapĂ© par le cou, rĂ©pond Will, alors je ne mangerai pas aujourdâhui. Je le sais.
Son interlocuteur se fiche de ses excuses. Le jeune sgarkellogy lâa bien compris. La colonie lui tourne le dos afin de regagner les Ă©gouts en lâabandonnant sur place, lui et sa peau souillĂ©e dâimmondices.
Will peut les suivre le ventre vide ou bien se nourrir par ses propres moyens. Personne ne partagera son faible butin. Les familiers regagnent leur demeure, engloutissent la nourriture, puis patientent jusquâĂ la chasse de demain.
Une chasse de charognards, songe Will alors quâil les regarde sâĂ©loigner. Qui peut parler de prĂ©dateurs lorsquâil sâagit de dĂ©rober des ordures ? Ils ne font que se cacher, sâaplatir sur le sol jusquâĂ se frotter la panse contre la crasse juste pour quelques bouts de salade !
Lâestomac de Will se met Ă gronder. Il en rĂȘverait de cette salade fanĂ©e, en cet instant⊠Il pousse un soupir.
Le jeune sgarkellogy se masse le ventre dâun geste bref avant de se remettre sur ses pattes, puis de filer vers le sud.
La citĂ© d'Odrialc'h est grande, certes, mais elle regorge de repĂšres pour les ĂȘtres nuisibles habituĂ©s Ă y vivre. Câest dâailleurs trĂšs simple : on ne se prĂ©occupe pas des habitations faeliennes situĂ©es au nord puisque les ordures laissĂ©es lĂ ne sont que mĂ©tal, tissus et matĂ©riel en bois.
Les bipĂšdes gĂ©ants font un travail compliquĂ© avec des outils compliquĂ©s afin de concevoir des objets encore plus compliquĂ©s. Leurs dĂ©chets ne sont que les rĂ©sultats de manĆuvres qui se sont transformĂ©es en Ă©checs. Il nây a rien Ă manger.
Quant à la place du marché ou aux maisons faeliennes, il y a bien trop de regards pour s'y risquer. Tenter de s'y montrer, c'est prendre le risque de récolter pire que le balai de la gardienne.
Will lĂšve haut le chef afin de capter les effluves que les courants dâair veulent bien lui apporter. Le nez des faeliens est trop sourd aux subtilitĂ©s des odeurs. Pour un sgarkellogy, elles sont si fortes quâelles pourraient presque leur apparaĂźtre sous forme de volutes colorĂ©es : des parfums, de la pourriture, de la sueur, du mĂ©tal, de la poussiĂšre, de la verdure⊠Ils sentent et ils nâont quâĂ faire le tri. Les gĂ©ants de chair quant Ă eux, ne discernent pas grand-chose.
Will perçoit le fumet de la viande. Il inspire profondĂ©ment si bien que le fantĂŽme du sang vient sâimprimer sur ses parois nasales. Il ne se trompe pas : la dĂ©charge regorge de viande !
La faim lâappelle de plus belle, alors il sâĂ©lance en direction des ordures. Tant pis pour les membres de sa colonie en train de se repaĂźtre de leur maigre repas, Will est chanceux aujourdâhui !
La viande est un mets trĂšs rare. Dans le bĂątiment aux assiettes garnies, il ne sâagit que de morceaux abandonnĂ©s, ce qui nâarrive pas souvent. Des os, des lambeaux de gras⊠Rien de viable pour un familier peu affamĂ©.
Mais cette odeur de viande est annonciatrice dâun festin ! Will continue de courir, brĂ»lant ses derniĂšres forces quâil rĂ©cupĂ©rera bientĂŽt afin dâarriver sur les lieux le premier. Il sâagit de ne pas se faire prendre son prĂ©cieux butin sous son nez ! Si un crowmero passe par lĂ , il nâest pas de taille Ă lutter pour son dĂ».
Les hautes poubelles se dessinent comme une muraille. Lâodeur fĂ©tide chargĂ©e dâimmondices lui crĂšve les narines mais le sang, lui, tapisse lâair de rouge. Le ventre de Will se tord.
Le jeune sgarkellogy est toujours friand de viande saignante mais c'est un mets si rare ! Il salive en imaginant une piÚce crue, écarlate, vomie par un sac de jute éventré. Il y plantera bientÎt les dents.
Will sâaventure dans le dĂ©cor apocalyptique de la grande dĂ©charge. Pour les gĂ©ants de chair, il ne sâagit que dâun enclos crasseux oĂč lâon garde les ordures en attendant de pouvoir les brĂ»ler. D'autres faeliens semblables Ă des monstres vĂȘtus de longues robes et de masques les transportent grĂące Ă un chariot impressionnant, ouvrant sa gueule bĂ©ante pour mieux avaler les dĂ©chets. Peut-ĂȘtre quâil les broie dans son estomac de bois et si câest le cas, il a bien de la chance puisqu'il nâa jamais faim.
De vieux carnets sâempilent, des vĂȘtements rapiĂ©cĂ©s sont abandonnĂ©s lĂ mais la viande quant Ă elle, nâest pas ici. Le jeune sgarkellogy se redresse sur ses pattes arriĂšre. Face Ă ses yeux opaques sâĂ©tend une sombre marĂ©e, un troupeau de crylasm de bronze comme rongĂ©s par la rouille. Avec lâodeur ignoble on se penserait presque dans un cimetiĂšre.
Quâest-ce quâune dĂ©charge aprĂšs tout ? Un lieu oĂč sâamassent une quantitĂ© indĂ©nombrable dâobjets abandonnĂ©s par les gĂ©ants de chair. Une vĂ©ritable mine dâor pour les familiers nuisibles.
Will renifle lâair ambiant. La viande est proche, juste derriĂšre ce sac, plus loin dans les ordures, lĂ -bas, juste un petit peu⊠Ici !
Il sâarrĂȘte.
Ses pupilles blanches sâarrondissent. Le jeune sgarkellogy sâaffaisse alors que son esprit rĂ©alise petit Ă petit lâanomalie de cette rĂ©alitĂ© quâil connaĂźt par cĆur.
Le flanc Ă terre, son petit corps reposant sur un morceau de tissu en lambeaux, un autre familier le toise. Parmi son poil hirsute d'un gris terne, le rouge de la blessure qui zĂšbre lâune de ses pattes avant jure de plus belle. De vilains sillons Ă©carlates pleurant comme une triste fontaine. La plaie est rĂ©cente.
Will a la sensation que son monde intĂ©rieur sâeffondre. Vient-il de saliver Ă lâodeur dâun familier blessĂ© en sâimaginant quâun beau morceau de viande lâattendrait sagement ici ? A-t-il faim au point de devenir un sombre prĂ©dateur ?
Il secoue la tĂȘte. Ses pensĂ©es sont trop nombreuses, son estomac lui fait mal, son cĆur bat trop fort et parce quâil se tient lĂ dans la puanteur face Ă un minaloo mal en point, il cesse de se laisser guider par lâinstinct.
â Si tu es venu jusquâici pour me manger, tu es lĂ trop tĂŽt, mon ami.
Le familier sâest redressĂ©. Sa tĂȘte recouverte de fourrure verdĂątre semble peser trĂšs lourd. Will devine que des vertiges doivent lâassaillir et que la fatigue physique lâemporte doucement dans son Ă©treinte. Il se ressaisit.
Le jeune sgarkellogy observe son interlocuteur : son poil couvert de poussiĂšre, ses oreilles broussailleuses, le masque couleur menthe qui cerne ses yeux. Ses orbes aussi blanches que les siennes. Son museau ressemble Ă un galet que lâon aurait enfoncĂ© dans sa truffe afin dâachever la sculpture agrĂ©able de son faciĂšs.
La gorge de Will est sĂšche. Il avale difficilement sa salive alors quâil tente de sâexpliquer :
â Jâai cru⊠jâai pensĂ©âŠ
â Ă un bon morceau de viande saignant abandonnĂ© lĂ ? Oh, tu ne tâes trompĂ© que de peu.
Il semble rire de sa plaisanterie macabre. Le jeune sgarkellogy le dĂ©visage, interdit. Il nâa que trĂšs rarement vu de minaloo dans ce genre d'endroit, il en est certain. Dans la dĂ©charge, seuls les crowmeros, meepers et cheads abandonnĂ©s rĂŽdent en ces lieux alors que fait-il ici ? Un minaloo au pelage hirsute, gris comme une figure dâun autre temps. Sa voix est grave, rocailleuse, et surtout fatiguĂ©e.
Lâestomac de Will hurle mais il nâen a cure, fascinĂ© et Ă©pouvantĂ© par cette Ă©trange rencontre.
â Vous ĂȘtesâŠ
â Je ne suis pas dâici, en effet. Tu as de trĂšs bons yeux. Heureusement pour toi dâailleurs, ils doivent tâĂȘtre utiles pour repĂ©rer les joyaux de nourriture parmi les ordures.
Il achĂšve sa tirade dâun lĂ©ger rire, de nouveau. Will le regarde se mouvoir avec difficultĂ© alors quâil penche la tĂȘte pour lĂ©cher sa plaie sanguinolente. Il imagine sans peine le goĂ»t mĂ©tallique qui piquera sa langue lors des prochaines minutes. Le jeune sgarkellogy ne bouge pas.
â Pas de convenances ici, reprend le familier gris, si tu veux manger, fais donc.
Will revient Ă lui. Bien sĂ»r⊠Il est venu ici pour la nourriture. Rien dâautre. Son instinct reprend le dessus et change le dĂ©cor en une rĂ©alitĂ© binaire qui sĂ©pare ce qui est comestible de ce qui ne lâest pas. Le paysage arbore un visage simpliste si bien que dâun coup dâĆil avisĂ©, le jeune sgarkellogy dĂ©cĂšle des Ă©pluchures de pommes de terre entassĂ©es au loin. Ses pattes avant touchent le sol, les muscles de ses pattes arriĂšre se tendent, puis il file vers la mangeaille.
Elle nâest pas trĂšs ragoĂ»tante, elle baigne parmi les cailloux, la crasse, le papier, le jute graisseux, mais Will a lâhabitude. Avec des gestes lestes, il Ă©carte ce qui nâest pas ingĂ©rable, puis il se saisit des Ă©pluchures quâil enfourne dans sa gueule bĂ©ante.
Le goĂ»t de la terre ainsi que celui de la pourriture se rĂ©pand sur sa langue et son palais. Il plante les dents sur la peau dure, mĂąche un petit peu puis avale en songeant Ă son estomac qui sâen trouvera ravi.
Il aperçoit des morceaux de poireaux flĂ©tris Ă©chouĂ©s Ă mĂȘme le sol. Il ne rĂ©flĂ©chit pas et court sâen repaĂźtre. Finalement, il a mangĂ© aujourdâhui.
Le familier gris, Ă©tendu sur son morceau de tissu sale, a fermĂ© les yeux. Une terrible sensation tord les entrailles du jeune sgarkellogy, mais elle le quitte lorsquâil voit son flanc se soulever et sâabaisser au rythme de sa respiration.
RassasiĂ©, il sâapproche de nouveau. Will sâassoit sur son petit derriĂšre. Sa queue fouette distraitement lâair alors quâil observe cette Ă©trange crĂ©ature. Sa plaie reste vilaine.
Il voudrait parler mais il ne sait pas quoi dire. Puis il sursaute :
â Tu ne peux toujours pas me manger. NavrĂ©.
Le minaloo ouvre ses yeux immaculĂ©s. Une lueur de dĂ©fi vient sây loger et Will le sait capable de puiser dans ses derniĂšres rĂ©serves dâĂ©nergie pour dĂ©fendre sa vie.
Le jeune sgarkellogy se courbe quelque peu. Dâune voix incertaine, il rĂ©pond :
â Je nâen ai pas lâintention. Je nâen aurais jamais lâintention...
Son interlocuteur laisse Ă©chapper une exclamation dĂ©daigneuse. Son regard se perd vers un sac pourvu dâune longue dĂ©chirure dont les frĂȘles rebords sâentrouvrent tels des rideaux. Ils dĂ©voilent le spectacle dâune cascade de chaussures usĂ©es.
â Tu ne sais jamais oĂč la faim peut te mener, petit sgarkellogy. Ton espĂšce est capable dâavaler des kilos dâordures pour survivre. Des kilos dâimmondices alors pourquoi pas manger la chair dâun minaloo endormi pour toujours, hum ?
Les yeux de Will sâĂ©carquillent. Sa gorge sâassĂšche. Il lui faudra sâabreuver dans les Ă©gouts, sâil ne trouve pas une gouttiĂšre pleine. Les mots du minaloo sont terribles. Mais qui est-il, par le Grand Rawist ?
En effet, les colonies de sgarkellogys sont connues pour se nourrir des dĂ©chets laissĂ©s par les faeliens. Quel mal y a-t-il Ă cela, puisque ces derniers ne sâen serviront plus jamais ? Est-il honteux de survivre ?
Le jeune sgarkellogy plisse son regard opaque, puis interroge :
â Je mange peut-ĂȘtre des ordures pour survivre, je bois de lâeau sale pour apaiser ma soif, mais jamais je ne deviendrai un charognard de la sorte ! Ce que tu dĂ©cris est monstrueux !
Le minaloo pousse un soupir discret. Monstrueux, certainement, mais réel, bien évidemment.
Ce sgarkellogy nâa-t-il jamais assistĂ© au triste spectacle dâun black gallytrot rapportant lâun de ses congĂ©nĂšres dans sa gueule ? On naĂźt proie ou prĂ©dateur.
Aujourdâhui, le familier gris est une proie.
Will réfléchit. Il pense à son ballet quotidien, à cette chasse aux déchets, à cette misÚre qui tapisse son foyer dans les égouts auprÚs des siens. Si un jour l'auberge fermait définitivement ses portes ? Si la décharge disparaissait demain ? Si les faeliens cessaient de laisser des vestiges de nourritures derriÚre eux ?
La colonie de sgarkellogys serait-elle seulement capable de commettre lâirrĂ©parable pour se nourrir ?
Il secoue la tĂȘte. Jamais. Jamais. Jamais.
Will nâen est pas certain.
Il plie et déplie ses longs doigts maigres et griffus, en un geste inconscient.
Les familiers sâobservent. Enfin, le jeune sgarkellogy demande :
â Que tâest-il arrivĂ© ?
Ah, la grande question ! Pas si grande que cela, en rĂ©alitĂ©. La scĂšne qui se dĂ©roule dans cette dĂ©charge faelienne nâest pas extraordinaire aprĂšs tout. Combien de familiers blessĂ©s se sont rendus ici en quĂȘte de repos ? Un frĂȘle sourire Ă©tire les babines du minaloo.
â Un stupide accident, raconte-t-il, je me suis simplement fait mordre par un imbĂ©cile de blackdog lors de mon trajet jusquâici. Ah, câest assez agaçant ! Jâai traversĂ© la mer, puis une forĂȘt profonde pour me traĂźner lĂ comme un pauvre mourant. Je peux rire de moi
Câest ce quâil fait.
Par-delĂ la mer ? Il vient de si loin ? Will regarde la blessure une fois de plus. Le minaloo ne le sait pas encore, mais une gĂ©ante de chair au grand cĆur, dans une maison plus loin peut le guĂ©rir. Il le lui dira. Mais avant il veut savoir :
â Comment sâappelle lâendroit dâoĂč tu viens ?
â Oh, jâoubliais que les sgarkellogys Ă©taient ignorants.
Le familier lĂšche sa plaie sans sâoccuper de son interlocuteur qui fulmine. Ignorant ? Vraiment ? Quel toupet !
â Connais-tu seulement les lieux qui bordent cette ville, petit sgarkellogy ? Je suis sĂ»r que toi et tes congĂ©nĂšres nâavez jamais songĂ© Ă chercher votre nourriture en dehors de la cité⊠N'ai-je pas raison ?
Will cligne des yeux. Il sâaffaisse sur ses pattes avant alors quâune longue fissure court sur la bulle de sa rĂ©alitĂ©. Parce quâen effet : le minaloo a raison.
La vie de la colonie ne se déroule que dans le petit monde d'Odrialc'h. Ils y ont leurs repÚres et jamais ils ne songent à fureter plus loin. Un schéma qui se répÚte a un arriÚre-goût rassurant, certainement. Pourquoi chercher ailleurs ?
â Ton silence est Ă©loquent, raille son interlocuteur.
Ses orbes immaculĂ©es se plissent dâamusement. Bah ! Les sgarkellogys sont si prĂ©visibles ! DĂšs quâils sâattachent Ă un endroit, ils mettent leurs ĆillĂšres et se contentent dây rester, mĂȘme sâil nây a plus rien Ă dĂ©nicher.
â Je connais bien ton espĂšce, reprend-il, vous ĂȘtes partout. Vous ĂȘtes partout, mais vous ne connaissez pas le monde⊠Câest assez cocasse. Je ne comprends pas comment vous pouvez rester toute votre vie au mĂȘme endroit, mais passons. Ce nâest pas la question.
Un coup dâĆil provocateur au jeune sgarkellogy dĂ©confit, un coup de langue sur sa blessure et il poursuit.
â Si tu avais quittĂ© tes Ă©gouts pour vivre, petit sgarkellogy, tu aurais peut-ĂȘtre dĂ©jĂ rencontrĂ© lâun de mes confrĂšres habitant les beaux quartiers de la citĂ©, et au-delĂ de la forĂȘt de GalĂšne. Oh, je ne viens pas dâici, non, mais certains dâentre eux ont eu lâexcellente idĂ©e de migrer plus loin, au Beryx, proche de la citĂ© d'Eel. Nous nous sommes adaptĂ©s et dâun poil aussi terne quâun sol boueux, notre fourrure est devenue grise comme la roche. Sans oublier notre superbe criniĂšre. Les bienfaits du voyage, sĂ»rement.
Malgré sa patte folle, le minaloo se redresse, le regard fier. Face à ce familier accroché aux égouts de cette cité faelienne, il est libre, lui, il ne survit pas, il vit !
Cette plaie nâest quâune disgrĂące. Il sâen remettra puis il sâen retournera courir vers dâautres lieux.
Will est captivĂ©. Beryx, Eel⊠Il ne connaĂźt pas ces endroits. Il nâen a simplement jamais entendu parler. Tout ce quâil sait se trouve entre les murs invisibles d'Odrialc'h. Il entend des histoires qui viennent de plus loin mais Ă prĂ©sent, il rĂ©alise que ce nâest certainement pas grand-chose.
â Cela ne te fait pas peur de te trouver loin de chez toi ? demande-t-il dâune petite voix.
Le minaloo laisse Ă©chapper un rire franc. Peur ? De quoi devrait-il avoir peur ?
â Voyager ne fait pas peur, rĂ©pond-il, tu nâas quâĂ essayer. Tu verras bien.
Le jeune sgarkellogy se recroqueville sur lui-mĂȘme. Quitter Odrialc'h ? Quelle drĂŽle dâidĂ©e ! Quitter ses Ă©gouts, ses chasses dans le bĂątiment aux assiettes garnies, ses fouilles Ă la dĂ©charge, la compagnie de sa colonieâŠSa famille.
Il songe Ă son propre pĂšre. Un sgarkellogy massif, mais dont la vieillesse et la fatigue laissent doucement leurs marques sur l'encre de sa chair. Will secoue la tĂȘte :
â Je ne peux pas.
â Pourquoi donc ?
â Parce que⊠Parce queâŠ
Nouveau rire moqueur. Le minaloo le provoque de son regard immaculĂ©. Puis il se lĂšve, il sâapproche, il boite mais il n'en a cure.
Will se fige. Il se sent mis Ă nu, privĂ© de sa peau sombre rien qu'Ă la force de ses yeux presque similaires aux siens. Il nây a pas grand-chose Ă voir : regard opaque, corps dĂ©charnĂ©, peau poisseuse, oreilles discrĂštes, pointues, zĂ©brĂ©es de petites veines, cĂŽtes apparentes, cornes enroulĂ©es sur elles-mĂȘmes comme des racines et dents jaunes.
Le minaloo émet une exclamation dédaigneuse comme un point final à son triste constat.
â Tu as raison, petit sgarkellogy. Lorsquâun bateau sâamarre Ă un quai, les jolis gens y descendent et la vermine reste Ă bord. Elle est bonne Ă ronger les cordes.
Les mots frappent comme les coups du balai de la gardienne de l'auberge.
Le familier gris dĂ©cide dâaller boiter en direction de la grande et jolie maison, tout au fond de la ruelle. Il sait quâune gentille faelienne manipulatrice de plantes acceptera de le soigner. Il nâest pas idiot.
Demain, il sâen ira plus loin dans cette belle rĂ©gion du Gabil, trĂŽne de cette citĂ© Ă©touffante. Il ricane en songeant que le petit sgarkellogy laissĂ© derriĂšre lui ne connaĂźt sans doute pas le nom de sa propre contrĂ©e.
Le regard de Will fixe un point invisible parmi le dĂ©cor misĂ©rable de la dĂ©charge. Il se sent aussi vide que les dĂ©chets qui sây empilent. Son quotidien sâest muĂ© en une bulle qui Ă©clate, les murs sont tombĂ©s alors il rĂ©alise petit Ă petit que sa vie nâest rĂ©duite quâĂ un Ă©ternel recommencement. Un infini dĂ©plorable. Triste.
Son existence à lui, comme celle de sa colonie, est enfermée dans un maigre livre pour enfants faeliens. Sauf que le début de l'histoire est similaire à la fin.
La vermine est bonne Ă ronger les cordes, en effet. Toujours la mĂȘme, chacun la sienne, jusquâĂ ce quâelle rompt de maniĂšre dĂ©finitive.
Le jeune sgarkellogy secoue la tĂȘte. Ses muscles le font souffrir. Il sâest tendu sans sâen rendre compte.
Tremblant, il se remet sur ses pattes et dĂ©cide de quitter la dĂ©charge. Il prend la direction des Ă©gouts, lĂ oĂč se trouve la colonie.
Will a une question Ă poser Ă son pĂšre. Il veut savoir pourquoi les sgarkellogys dâici sâentĂȘtent Ă rĂ©pĂ©ter le mĂȘme schĂ©ma. Pourquoi ne pas aller plus loin ?
Alors quâil sâenfonce dans les souterrains d'Odrialc'h, ses pensĂ©es tournent, tournent et tournent encore.
La vermine ne peut-elle pas descendre sur le quai, en compagnie des jolis gens ?
Chapitre 2 - Conflit
Voir.
Une merveilleuse facultĂ© dont la plupart des ĂȘtres vivants sont dotĂ©s. Un don nichĂ© au creux des pupilles, qui peuvent possĂ©der moult couleurs ; Mais le cadeau se transforme en banalitĂ©, si bien que lâon ne connaĂźt sa valeur quâune fois quâon lâa perdu.
On ferme les yeux et lâobscuritĂ© angoissante nous pousse Ă lever le voile de ses paupiĂšres afin de regagner la lumiĂšre du jour.
Voir, câest une bonne chose. RĂ©aliser, câest mieux.
Will réalise.
Le jeune sgarkellogy a regagné ses égouts. Il a retrouvé sa fidÚle colonie en train de végéter aprÚs le fringant repas arraché du bùtiment aux assiettes garnies.
Les charognards sâendorment une fois les vestiges de la grande carcasse aux ordures engloutis. Eux, ils ne voient pas. Ils ne rĂ©alisent pas.
Will observe. Le familier sâest assis sur son petit derriĂšre, sa queue rachitique fouettant lâair en un geste distrait. Son cĆur tambourine, son cerveau brasse les souvenirs de ces derniĂšres heures avec les paroles du minaloo de Beryx ainsi que les fissures sur sa bulle.
Une conversation pour lui montrer le monde. Will ne sait pas encore sâil apprĂ©cie cela ou non. La routine est quelque chose de rassurant, mais surtout : il aurait peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© ne pas voir.
Ne pas sentir lâodeur nausĂ©abonde des Ă©gouts d'Odrialc'h. Pourquoi, diable, doivent-ils vivre dans la crasse des autres ? Le jeune sgarkellogy rĂ©prime un haut-le-cĆur lorsquâil aperçoit plusieurs de ses congĂ©nĂšres se traĂźner jusquâau conduit des eaux usĂ©es.
Comment peut-on sâabreuver dâun tel bouillon dâimmondices ? On lui dira que lâorganisme des sgarkellogys est si solide, si habituĂ© Ă la faim et Ă la soif, si tenace quâil peut absorber nâimporte quoi.
Est-ce seulement une raison pour continuer de le faire ?
Will voit. Il voit vraiment.
Le familier se tient assis sur la pierre froide. Il aime Ă©couter lâeau qui circule en ces lieux. Dâailleurs, avec tous ces Ă©difices souterrains rĂ©alisĂ©s par les faeliens, cette absence de nature hormis les vestiges dâune eau claire parmi les dĂ©chets des gĂ©ants de chair, Will a toujours eu la sensation de les voler un petit peu plus. Avait.
Maintenant, il réalise la misÚre.
La vermine est bonne Ă ronger les cordes.
Oui, aussi. Elle est bonne Ă sâentasser comme un seul familier sur une plateforme trop petite. Ă se monter les uns sur les autres sans se voir, Ă se piĂ©tiner afin de se rendre sur un morceau de pierre humide, plus accueillant. La vermine est bonne Ă agir par instinct.
Will les voit. Il les voit dĂ©charnĂ©s comme une armĂ©e de morts. Des squelettes ambulants vĂȘtus dâune peau lĂąche et obscure tel un morceau de charbon.
La vermine ne peut mĂȘme pas vivre correctement. Pourtant, la vermine prolifĂšre. Elle se reproduit encore et encore jusquâĂ ce que chaque continent, sĂ»rement, ait son lot de sgarkellogys.
Pourquoi faire ? Ils ne connaissent rien du tout.
Vous ĂȘtes partout, mais vous ne connaissez pas le monde⊠Câest assez cocasse.
Beryx. Eel. Odrialc'h.
Will se gratte le crĂąne. Ah, vraiment !
Câest vrai quâil ne connaĂźt rien. Sa rĂ©alitĂ© sâarrĂȘte aux frontiĂšres d'Odrialc'h et aprĂšs⊠AprĂšs il ne sait pas. Les membres de la colonie ne savent pas non plus et de toute maniĂšre, personne ne cherche Ă savoir. La connaissance ne nourrit pas alors, ils sortent, il mangent, ils rentrent, ils dorment.
Sortir. Manger. Rentrer. Dormir. Tous les jours. Tout le temps.
Will voit.
Face Ă lui, dans cette marĂ©e de sgarkellogys crasseux, il y en a qui comportent encore quelques traces de sauce sur leurs peaux. Elles ne passent pas inaperçues et finissent englouties. Les membres de la colonie se battent. Câest Ă qui mordra cette chair badigeonnĂ©e d'une graisse produite par les faeliens. Ils se blessent pour cela.
Will pousse un soupir Ă fendre lâĂąme, mais le spectacle continue. Il sâagit dâun ballet misĂ©reux, dont il a fait partie lui aussi il y a encore quelques heures : les sgarkellogys se baignent dans lâeau sale, dorment sur la pierre humide et puante, se battent pour une miette de pitance, maigrissent lorsque cette derniĂšre nâest pas assez nourrissante, sâentassent quand la place leur manque, stagnent, se reproduisent, et meurent.
Parmi eux, un membre de la colonie massif a la queue cassée. Il fend la foule, jouant des épaules afin de se frayer un chemin, son regard blanc luisant dans la pénombre des égouts.
Will aperçoit la peau lùche de son ventre et ses dents jaunùtres.
Pourquoi son pĂšre, si respectable et admirable Ă ses yeux, lui apparaĂźt dĂ©sormais comme lâombre de lui-mĂȘme ? Ou plutĂŽt : lâombre de son ombre ?
Le cĆur de Will sâaccĂ©lĂšre alors quâil clĂŽt ses paupiĂšres quelques secondes. Ce changement lâintrigue et le terrifie Ă la fois si bien que les regrets commencent Ă poindre leurs hideux visages.
Non. Maintenant que le dĂ©cor trompeur de misĂšre sâest enfin effondrĂ©, il nâa plus quâĂ regarder.
â Est-ce que tu as pu manger ? interroge une voix grave.
Son pĂšre lâa rejoint. Avec Will, il fait face Ă la colonie mais dans son esprit, il lâembrasse comme une grande famille. Il est fier de cette marmaille qui sâagite dans les trĂ©fonds d'Odrialc'h. La misĂšre, il ne la voit pas.
Dans sa tĂȘte, les sgarkellogys ne sont pas des vermines, mais des grands survivants au beau milieu dâune existence qui ne leur rend pas la tĂąche facile.
â Jâai trouvĂ© des Ă©pluchures Ă la dĂ©charge, rĂ©pond Will d'un ton laconique.
Son pĂšre opine du chef. Il prĂ©voit dĂ©jĂ le prochain assaut pour l'auberge. De toute maniĂšre, la colonie ne trouvera jamais un autre endroit qui recĂšle autant de nourriture, alors il faut simplement continuer et faire comme dâhabitude : entrer, fureter, prendre et dĂ©guerpir.
Câest ainsi quâils sâen sortent ; Câest ainsi quâils doivent continuer.
â La prochaine fois⊠amorce le sgarkellogy massif.
â Pourquoi faire ?
Le pĂšre se tourne vers son fils avec des gestes si vifs quâil manque de tomber dans lâeau poisseuse. Quâest-ce quâil lui prend tout Ă coup ?
Will fixe la colonie dâun air vague. Il semble penser. Ă quoi, donc ?
â Papa⊠reprend Will, Et si⊠Et si pour une fois⊠On essayait de trouver notre nourriture ailleurs ? Et si on voulait dormir autre part que dans les Ă©gouts des faeliens ? Et si on voulait seulement voir dâautres paysages ? Et siâŠ
â Et si tu cessais de dire des absurditĂ©s ?
La voix devient cassante, le regard flamboyant alors que dans son esprit, le sgarkellogy massif ne parvient pas Ă comprendre les paroles de son propre fils.
Que lui arrive-t-il ? La gardienne a-t-elle frappĂ© trop fort avec son balai ? Will pense-t-il seulement quâils peuvent se permettre dâaller et de venir au grĂ© de leurs envies ?
â Tu penses que nous avons le luxe de parcourir le monde au grĂ© de nos envies ? Sais-tu seulement combien nous sommes, dans cette colonie, Will ? Combien il y a de bouches Ă nourrir ? Nous ne pouvons pas nous permettre de fonder nos vies sur des incertitudes. Ici, Ă Odrialc'h, nous avons trouvĂ© une façon de survivre qui fonctionne. Que va tâapporter de beaux paysages, si tu as le ventre vide ?
Will baisse la tĂȘte. Son pĂšre nâa pas tort. Mais il ne comprend pas ou plutĂŽt : il ne peut plus.
Si le minaloo du Beryx a rĂ©ussi Ă parcourir des milliers de kilomĂštres pour venir jusquâici, seul, pourquoi pas eux ?
â Est-ce ça te va seulement de survivre, papa ? Toi⊠Toi qui vit dans la douleur, parce que tu uses toute ton Ă©nergie Ă guider la colonie...
Le sgarkellogy massif pousse un long soupir. Will sait quâil a mal au cĆur, quâil souffre de cette situation parce quâil a simplement honte de voir son corps s'user.
Il nâest quâun vieux familier fĂ©brile aux os Ă©pais, Ă la peau lĂąche et Ă la force inexistante. MĂȘme sa carrure semble factice.
â Tant que nous sommes vivants⊠amorce-t-il.
â Nous ne le sommes pas.
Will racle le sol de ses longues griffes. Il sent sourdre quelque chose en lui, une Ă©motion puissante qui se manifeste dans ses entrailles afin de grimper jusquâĂ sa cervelle et lui murmurer le mot "vermine" Ă lâoreille. Câest injuste. Mais les sgarkellogys lâont certainement voulu, non ?
â Nous mangeons des ordures, nous vivons parmi la crasse et mĂȘme lâeau que nous buvons est sale ! sâinsurge Will, tu ne trouves pas que nos existences sont presque proches de la mort ?
Le jeune sgarkellogy sâattend Ă recevoir les rĂ©primandes, mais il se met Ă ciller lorsquâil entend son pĂšre rire. Sa queue cassĂ©e se balance telle une cloche tordue et ses dents jaunes jurent avec ses gencives rouges.
Combien de sgarkellogys ont eu la gueule infectée de la sorte à avaler des déchets ? Beaucoup trop.
â Tu tiens de beaux discours, mon fils. Tu emploies de jolis mots, mais qui tâas appris Ă penser ainsi ? Ces idĂ©es sont-elles seulement les tiennes ? Tu dis que nos existences sont proches de la mort et tu as sans doute raison. Peut-ĂȘtre que nous, sgarkellogys, nâavons pas Ă©tĂ© crĂ©Ă©s pour ĂȘtre heureux. Peut-ĂȘtre sommes-nous aux autres familiers, ce que les maladies sont aux faeliens : indĂ©sirables. Mais câest simplement ainsi.
â MaisâŠ
Le sgarkellogy massif émet un sifflement dédaigneux.
Will ne saisit pas. Si son pĂšre pense que leur condition est misĂ©rable, pourquoi est-ce quâil ne fait rien pour la changer ? Pourquoi est-ce quâil accepte cette vie de misĂšre comme un karma bien sombre qui serait leur dĂ» ? Cela nâa aucun sens !
Devinant ses tristes pensĂ©es, le sgarkellogy massif se contente dâajouter :
â Si tu nâes pas dâaccord avec ta vie, Will. Si tu ne peux plus supporter dâĂȘtre un sgarkellogy, tu ne peux te plaindre qu'Ă notre dieu, le Grand Rawist, mon fils.
Le Grand Rawist ?
Le jeune sgarkellogy regarde son pĂšre fureter vers la colonie. Les autres familiers ont commencĂ© Ă sâagiter. Ils songent dĂ©jĂ au repas de demain et ils ne pensent quâaux pommes de terre ainsi quâĂ la sauce grasse du bĂątiment aux assiettes garnies.
Le Grand Rawist ?
Une sgarkellogy de la colonie attend des petits. Elle sâinquiĂšte de la nourriture, mais aussi de lâeau dont elle sâabreuve : il est impensable de consommer celle des Ă©gouts. Son organisme sây est habituĂ©, certes, mais elle ne peut pas ĂȘtre malade tout de mĂȘme. Plus maintenant.
Son mĂąle se prĂ©pare mentalement Ă chaparder un grand lot de pitance parce quâĂ prĂ©sent, il ne sâagit plus seulement de sa propre survie ainsi que de celle de sa femelle.
Le Grand Rawist ?
Le pĂšre de Will explique le plan dâattaque. Toujours le mĂȘme. Toujours pareil. Ăvidemment quâil y aura quelques blessĂ©s car le balai de la gardienne frappera au moins lâun dâentre eux.
Le Grand Rawist ?
Will voit maintenant. Will sait aussi, à présent.
Le minaloo du Beryx sâest appliquĂ© Ă crever la bulle dans laquelle il s'est tenu enfermĂ© depuis des annĂ©es ; Son pĂšre lui a indiquĂ© la voie Ă emprunter pour savoir.
Il ne sâagit pas de sa propre pensĂ©e, certes, mais le jeune sgarkellogy nâa jamais Ă©tĂ© aussi conscient de cette misĂšre qui rĂ©git sa vie, ainsi que celle de la colonie.
Il doit demander à leur dieu, le Grand Rawist pourquoi il a engendré une espÚce de familier aussi pitoyable. Pourquoi les sgarkellogys sont-ils condamnés à survivre ? Pourquoi ne peuvent-ils pas vivre tout simplement ? Pourquoi les portes du bonheur leur sont-elles fermées ?
Will doit savoir. Il doit demander.
Pris dâune impulsion, il se dresse sur ses pattes et sâen va fureter parmi les Ă©gouts. Il veut regagner la surface et ensuite⊠Le jeune sgarkellogy sâarrĂȘte. Ses pensĂ©es tournent dans tous les sens alors que ses nerfs commencent Ă piquer.
Imbécile de vermine. Comment veut-elle poser une question à un dieu sans quitter sa région ?
Afin dâobtenir cette rĂ©ponse si dĂ©sirĂ©e, Will devra de poser une patte hors d'Odrialc'h. Il frissonne.
Afin de comprendre le sens mĂȘme de son existence, il devra voguer jusquâà ⊠OĂč se trouve le Grand Rawist ?
Will a le cĆur lourd. Avec des gestes machinaux, il poursuit son chemin vers lâextĂ©rieur alors que son esprit gronde contre lui-mĂȘme.
Quel familier, au juste, ne sait pas oĂč siĂšge son propre crĂ©ateur ? Il rĂ©alise que hormis la nourriture, il ne sâest intĂ©ressĂ© Ă rien dâautre durant toutes ces annĂ©es. Il a survĂ©cu, seulement. Jamais vĂ©cu.
Le jeune sgarkellogy pose enfin une patte Ă la lumiĂšre du jour. Il sâextirpe hors de la bouche dâĂ©gout qui nâest que lâentrĂ©e de lâenfer oĂč dorment ses congĂ©nĂšres. Ils se choisissent toujours de drĂŽles de foyers.
Will inspire profondĂ©ment. MĂȘme si Odrialc'h est sale, son air est bien moins viciĂ© que celui des Ă©gouts. Lorsquâil regagne la surface, le sgarkellogy a la sensation de rĂ©cupĂ©rer son odorat. Il est persuadĂ© quâĂ force de respirer des odeurs infĂąmes ici-bas, il finira par le perdre de maniĂšre dĂ©finitive.
Soudain, Will se met Ă Ă©ternuer.
Il renifle et peste silencieusement contre la poussiĂšre qui tapisse les rues de la ville. Lorsquâil rĂ©cidive et Ă©ternue une seconde fois, il entend rire. Surpris, le sgarkellogy se fige.
D'un geste lent, il lĂšve la tĂȘte vers les cieux puis Ă©carquille ses yeux opaques quand il aperçoit un familier flotter.
Il ressemble à une fleur écarlate qui se laisse porter le vent. Une fleur à la coiffe duveteuse et enveloppée de pétales semblables à une drÎle de capeline.
Will comprend que ce familier sâamuse sans doute Ă faire tomber du pollen afin dâen regarder les effets sur autrui. Le sgarkellogy ne parvient pas Ă distinguer son visage, mais il peut imaginer sans mal une expression chafouine peinte sur ses traits.
Il sourit en le suivant du regard.
Puis une graine tombe sur son chemin.
Will la regarde sâĂ©chouer au sol, presque dans un bruit de caillasse alors quâelle ricoche sur les pavĂ©s. Les muscles du sgarkellogy se tendent.
Son instinct curieux le pousse Ă sâĂ©lancer vers cette Ă©trangetĂ© afin de lâobserver⊠Peut-ĂȘtre est-ce comestible ? Peut-ĂȘtre que cette graine pourrait lui remplir lâestomac ?
La salive sâaccumule sur sa langue et ses dents demandent Ă trancher.
â Si jâĂ©tais toi, je ne tarderais pas Ă mordre dans la graine, mon jeune ami. Elle est trĂšs nourrissante.
Un ton cynique que Will reconnaĂźt.
Le minaloo du Beryx se tient assis sur un trottoir, non loin d'une longue lanterne Ă chandelles. Ses yeux blancs fixent la vermine en proie Ă un doute. En proie Ă tout, vraiment ! se dit-il.
De plus, lâexpression de stupeur peinte sur son visage vaut son pesant d'or ! Le familier gris s'amuse beaucoup. Sa patte va mieux, aussi.
â Ce hanajoo a dĂ» avoir pitiĂ© de toi alors vas-y : profite de ce cadeau.
Hanajoo ? Le sgarkellogy plisse les yeux, mais son estomac gronde déjà . Son esprit lui souffle que ses instincts ont parlé avant sa pensée, mais il y songera plus tard.
Il sâĂ©lance vers la graine, sâarrĂȘte devant, la saisit entre ses pattes dĂ©charnĂ©es puis lâobserve : elle ressemble Ă une amande avec des stries profondes. Oui câest cela, une amande en peau dâĂ©corce.
Will ne se demande pas comment est le goĂ»t car ce nâest pas important. Il mord dedans, scinde la graine en deux de ses dents puissantes, mĂąche quelque peu, puis avale.
Peut-il seulement ĂȘtre repu dâune simple graine ? Il verra bien.
Une fois sa pitance engloutie, le jeune sgarkellogy rejoint le minaloo du Beryx à cÎté de la lanterne. Là , il remarque sa patte guérie.
â Comment as-tu fait ?
â Câest bien simple : il existe une gentille faelienne qui connaĂźt les plantes et qui a acceptĂ© de me soigner. Jâai simplement su oĂč la trouver.
Fort bien. Will peut constater que le minaloo est parfaitement capable de prendre soin de lui oĂč quâil se trouve. Cela a lâair si simple⊠Puis il songe au familier flottant qui disperse ses graines. Curieux, il interroge son interlocuteur. Ce dernier lĂšve les yeux au ciel.
â Il sâagit dâun familier d'une rĂ©gion encore plus lointaine que la mienne. Il vient de loin mais comme tu peux le constater, il aime se laisser porter au grĂ© du vent, quitte Ă sâĂ©loigner de chez lui. Bah ! Je nâaime pas beaucoup les hanajoos ! Ils sont stupides et assez naĂŻfs, mais ils sont gentils.
Assez gentils pour laisser tomber une graine capable de sustenter lâestomac dâun sgarkellogy, en effet. Le minaloo du Beryx nâa pas menti : elle est trĂšs nourrissante.
Will lĂšve la tĂȘte afin de regarder le ciel. Enfin, il sâagit dâun morceau de ciel prisonnier des hautes bĂątisses d'Odrialc'h. Câest tout ce quâil a toujours connu.
Il songe au Grand Rawist, Ă cette question quâil souhaite lui poser, puis Ă cette rĂ©ponse qui changera peut-ĂȘtre sa vie misĂ©reuse. Il doit demander.
Le jeune sgarkellogy a honte de son ignorance. Il sait que le cynisme du familier gris lui fera du mal, mais tant pis :
â OĂč se trouve le Grand Rawist ?
La question est Ă©noncĂ©e dâune petite voix. Son interlocuteur ouvre grand ses yeux immaculĂ©s alors quâil songe que tous familiers savent oĂč leur dieu crĂ©ateur sâĂ©veille et sâendort.
Ah, les sgarkellogys resteront idiots ! Quâil se passe cent ou mille ans, ils nâĂ©volueront pas.
â Tout le monde sait que le Grand Rawist se trouve dans la rĂ©gion de Memoria ! crache le minaloo. Quoi ? Tu veux lui adresser une priĂšre pour ton repas de demain ?
Will nâĂ©coute pas les sarcasmes. Memoria⊠TrĂšs bien. Maintenant il sait.
Mais peut-il seulement aller Ă Memoria pour voir le Grand Rawist ? Il frissonne, ses entrailles se nouent, son cĆur sâaffole. Il a peur de lâinconnu.
Le jeune sgarkellogy secoue la tĂȘte sous lâĆil inquisiteur du familier gris. Il songe Ă son pĂšre, Ă la colonie. Il ne sait mĂȘme pas sâil peut les quitter de la sorte ! En a-t-il seulement le droit ?
Puis, comme pour lui venir en aide, son esprit lui montre son quotidien. Will peut voir sa triste réalité, maintenant, et il peut surtout constater à quel point ses journées se ressemblent.
Je ne peux plus le supporter. Je ne veux plus ronger les cordes. Je veux descendre sur le quai avec les jolis gens.
Bien. Alors quâil sâen aille Ă Memoria ! Quâil se dĂ©brouille pour venir vers le Grand Rawist et quâil lui demande alors, pourquoi lâexistence des sgarkellogys est si misĂ©reuse !
Mais Will ne sait pas comment faire. OĂč est Memoria ? Quelle ville se situe aux cĂŽtĂ©s d'Odrialc'h ? Faut-il traverser la mer pour atteindre la terre du Grand Rawist ?
Le jeune sgarkellogy ne sait pas, alors il lĂšve son regard blanc vers le minaloo du Beryx.
Lui, il sait.
â Comment va-t-on jusquâĂ Memoria ?
Le familier gris reste sans voix. Comment ? Quâest-ce que la vermine vient de demander ? Oh, quel toupet ! Câen est presque impoli !
Le minaloo sâesclaffe. Il ne sait plus vraiment si le familier qui lui fait face est bel et bien celui quâil a croisĂ© plus tĂŽt. Le sgarkellogy rachitique qui avait peur de voyager, oĂč se trouve-t-il Ă prĂ©sent ? Il secoue la tĂȘte.
â Que voudrais-tu y faire ?
â Je dois parler au Grand Rawist.
â Pourquoi donc ?
â Jâai simplement quelque chose Ă lui demander.
Le minaloo nâen saura pas plus. Il pousse un long soupir. Bah ! Si cette vermine-lĂ reste persuadĂ©e que le Grand Rawist peut changer son existence pitoyable, libre Ă elle !
Il sourit. Il aime bien l'ßle de Memoria, mais il se trouve aussi trÚs bien dans la région du Gabil, à Odrialc'h.
Peut-il aider ? Il nâen est pas sĂ»r. Mais ce sgarkellogy lâintrigue, il veut bien lâadmettre.
Le minaloo du Beryx serre les dents.
â Till.
Will Ă©carquille ses yeux opaques.
â Co⊠Comment ? bĂ©gaye-t-il.
Le familier gris émet un sifflement dédaigneux en toisant ouvertement son interlocuteur.
â Il sâagit de mon prĂ©nom. Je ne me rendrai pas avec toi Ă Memoria, petit sgarkellogy, mais je veux bien te guider jusquâau bateau qui tây emmĂšnera.
Le visage de la vermine se fend de surprise. Oui, le minaloo du Beryx se sent trĂšs magnanime aujourdâhui. Peut-ĂȘtre est-ce la faute Ă cette Ă©trange requĂȘte que celle de vouloir sâadresser au Grand Rawist ou bien au geste dĂ©sintĂ©ressĂ© du hanajooâŠ
La vermine lui adresse un grand sourire. Ă sgrakellogy d'Odrialc'h, que vos dents sont jaunes !
â Je mâappelle Will.
Till retient une exclamation de stupeur. Il nâapprĂ©cie pas beaucoup quâun sgarkellogy ait un prĂ©nom semblable au sien ! Tant pis, cela ne le rend que bien plus curieux quant Ă sa quĂȘte d'un dieu.
Will et Till sâobservent, lâun fort sĂ»r de lui, lâautre si frĂȘle et si effrayĂ© quant Ă ce voyage qui sâannonce. La vermine a peur. Mais la vermine sait ce quâelle doit faire.
Will avale difficilement sa salive puis, dâune voix tremblante, il interroge :
â Quâest-ce quâun bateau ? Et⊠Comment dois-je me rendre Ă l'Ăźle de Memoria ?
Le minaloo lui adresse lâun de ses Ă©ternels sourires cyniques. Pour le bateau, Will verra bien, mais pour le cheminâŠ
â Nous allons user de forĂȘts profondes ainsi que de ponts, petit Will. Ensuite tu prendras la mer⊠Ou la mer te prendra !
Il sâesclaffe de nouveau alors que le jeune sgarkellogy grimace. Son cĆur tambourine contre ses cĂŽtes mais il se sent prĂȘt. Il songe au Grand Rawist.
Pourquoi a-t-il engendré une espÚce de familier si misérable ? Pourquoi a-t-il fermé les portes du bonheur pour les sgarkellogys ?Le ThÚme de Will
chapitre 3 - Conscience
Ă, MĂšre je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde.
Cela nâa pas pu arriver. Pas aprĂšs tout ce chemin.
à quoi bon braver ses peurs, briser cette réalité malsaine pour finir aux portes de la mort ?
Will ne sait pas.
Lâodeur du sel reste encore prĂ©sente autour de ses cavitĂ©s nasales. Lâodeur du sel mĂȘlĂ©e Ă celle du mĂ©tal. La douleur lui rappelle quâil saigne.
Le sgarkellogy sent un relent dâacide remonter le long de sa gorge afin de sâĂ©tendre sur sa langue. Son cĆur sâaccĂ©lĂšre alors que la peur le prend petit Ă petit dans son Ă©treinte : il doit vomir. Il doit se tourner pour cracher cette bile immonde.
Sâil ne vomit pas, il sâĂ©touffe. Sâil sâĂ©touffe, il meurt.
Il ne connaßtra jamais la réponse à sa question.
Will rassemble les derniĂšres bribes de son Ă©nergie afin de se mouvoir. Les yeux clos, il fait moult efforts afin de tourner son petit corps, si lourd en cet instant. La sensation de malaise lâĂ©crase, si bien quâil est persuadĂ© que ses cĂŽtes vont bientĂŽt craquer. Le jeune sgarkelllogy ne sera plus. Impossible.
Will est trempĂ©. MĂȘme Ă lâagonie, il peut ressentir le souffle du vent frais caresser sa peau de jais pour mieux le faire frissonner. Enfin, il se tourne.
Ses instincts reviennent Ă lâassaut mais cette fois, son estomac ne rĂ©clame pas son dĂ» : il lui demande de faire sortir cet affreux bouillon de culture qui marine dans ses entrailles.
Les membres du jeune sgarkellogy se mettent à trembler de maniÚre incontrÎlable alors que le familier tousse, crache⊠Les muscles de son ventre se contractent, sa gorge se dilate et enfin, son estomac rejette cette bile tenace.
Elle laisse un goĂ»t Ăącre dans sa bouche trop sĂšche alors que Will ordonne Ă ses paupiĂšres de sâouvrir. Il doit voir. Il se sent bien trop mal pour se mouvoir de nouveau, il ne se souvient plus des Ă©vĂšnements rĂ©cents qui lâont laissĂ© lĂ , en proie Ă la mort. Mais il veut regarder le paysage.
Ses oreilles pointues captent un son : il entend la mer.
Lâafflux et le reflux des vagues⊠Cela lui dit quelque chose ! Le jeune sgarkellogy a appris la mer, aprĂšs tout. La mer, les bateaux, la houle aprĂšs la tempĂȘte, les voix fortes des gĂ©ants de chair ainsi que les chansons le soirâŠ
Rappelle-toi ! Si tu dois mourir maintenant, imbécile de vermine, alors souviens-toi au moins de tes derniÚres semaines !
La priĂšre.
Tel un Ă©clair dans sa petite cervelle, les images affluent doucement dans lâesprit de Will. Des dĂ©cors de nature, des villages, une forĂȘt dense, des ponts, un port⊠Une voix.
Un ton cynique, un timbre presque rocailleux, et puis des orbes immaculés aussi, parmi une fourrure grise.
â T⊠TâŠ
Le jeune sgarkellogy tousse de plus belle. Il va finir par cracher ses poumons, câest certain ! La nausĂ©e le reprend. Une maigre patte pourvue de longues griffes Ă©carlates racle le sol. Will sent de tout petits cailloux glisser sur son pouce. Du sable. Il se souvient.
â T⊠TillâŠ
La figure du minaloo du Beryx se dessine dans son esprit, parmi lâobscuritĂ© qui y rĂšgne.
Till nâest pas avec lui. Till est restĂ© Ă Odrialc'h, il sâen rappelle. Le jeune sgarkellogy a regardĂ© sa silhouette grise sâĂ©loigner lorsque le navire a quittĂ© le port de Tantale.
Câest lĂ que Will a appris lâocĂ©an, les bateaux ainsi que le sable.
Un dĂ©cor magnifique. Une odeur de sel vivifiante, un vent Ăąpre, mais revigorant⊠Il a fouettĂ© le sang du jeune sgarkellogy. Il nâa jamais eu cette impression de se sentir aussi vivant que sur ce quai, en proie aux bourrasques.
La priĂšre.
Will a appris Ă manger autre chose que des ordures. Il a goĂ»tĂ© la saveur des baies, mĂąchĂ© des racines et bu de lâeau pure. Il a trempĂ© ses pattes dans le courant glacĂ© dâune riviĂšre, il a humĂ© lâair sain dâun coin de campagne entre deux villages⊠Il a beaucoup appris.
Le jeune sgarkellogy a écouté le minaloo pour son premier pas dans le grand monde.
Mais le familier gris ne sera pas toujours Ă ses cĂŽtĂ©s pour lâĂ©pauler et Will a dĂ» se faire une raison dĂšs leur dĂ©part : il doit avancer par lui-mĂȘme.
Alors, une fois rendus Ă Tantale, Till a dit quâil voudrait lui enseigner quelque chose.
Une priÚre de la région du Beryx à murmurer lorsque le sgarkellogy se trouverait dans une situation difficile, comme en cet instant.
Will hurle Ă ses paupiĂšres de lui laisser voir le monde, mais elles refusent. Son estomac se tord, la bile aigre lui brĂ»le la gorge. Sa mĂąchoire infĂ©rieure sâarticule avec difficultĂ© alors quâil concentre toutes ses pensĂ©es sur cette priĂšre. Il doit sâaccrocher et ne jamais se laisser happer par les portes de la mort.
â Ă⊠MĂšre⊠Je vous en prie⊠SauâŠ
Le jeune sgarkellogy tousse de plus belle. Il se met Ă vomir.
â ⊠Sauvez-moi⊠De⊠Ce⊠MondeâŠ
Tu tâen vas pour l'Ăźle de Memoria, petit Will. Je sais que mes dieux nây sont pas. Mais ça ne fait rien : cette priĂšre est trĂšs importante pour nous, dans la rĂ©gion du Beryx. Si tu te trouves en proie Ă un moment difficile, tu nâas quâĂ la rĂ©citer.
La voix de Till rĂ©sonne dans sa tĂȘte. Le jeune sgarkellogy a la gorge bien trop sĂšche pour parler de nouveau. Elle le brĂ»le atrocement alors tout ce quâil peut faire, câest hurler Ă ses paupiĂšres de lui laisser voir la lumiĂšre du jour tout en essayant de se rappeler de la priĂšre de la rĂ©gion du Beryx.
Will ne croit pas une seule seconde que prier puisse le sauver. Il veut simplement penser Ă Till.
Ă, MĂšre je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde. Je demande le fil meurtrier de vos griffes pour mieux pourfendre mes peurs.
Ses pattes tremblent alors quâil tente de se redresser. Il ne sent presque plus sa queue mais il parvient Ă capter le son du rivage. Ses oreilles pointues se font malmener par un vent salin.
Je jure sur mon existence que de ma vie de batailles, jâen ferai un triomphe. Ă, MĂšre, laissez-moi user de votre toute-puissance.
Un faisceau de lumiĂšre ! Ăa y est ! Ses yeux sâouvrent ! De sa vision floue, il ne rĂ©sulte que des taches de couleurs. Mais Will est patient.
Je mâincline devant la danse de vos victoires. De votre grĂące hypnotique je serai la proie, lorsque je reviendrai victorieux. Ă MĂšre, je vous en prie. Laissez-moi quitter ce monde.
Des cĂŽtes sableuses. Elles bordent la plage sur laquelle Will sâest Ă©chouĂ©. Le jeune sgarkellogy se redresse tant bien que mal sur ses pattes fĂ©briles afin dâembrasser le dĂ©cor. Il ignore son mal de tĂȘte pour aviser cette verdure qui sâĂ©tend plus loin, en dĂ©laissant le sable. Son petit cĆur sâemballe. OĂč se trouve-t-il ?
Will tousse de plus belle alors quâil se focalise sur les souvenirs. Comment ? Comment a-t-il bien pu sây prendre pour se tenir ainsi sur une plage, aussi las quâune algue ?
Il a quittĂ© Till au port de Tantale, il est montĂ© sur le grand bateau auprĂšs des jolis gens, il sâest hissĂ© sur une embarcation de sauvetage en prenant soin de ne pas se faire remarquer.
Il se souvient des conseils du familier gris qui lui a dit de prĂȘter attention aux voix faeliennes. Câest ainsi quâil saura quand il arrivera Ă destination.
Le jeune sgarkellogy se souvient sâĂȘtre tassĂ© contre une bĂąche et avoir tendu lâoreille. Des multiples voix faeliennes quâil a entendu, il a fait le tri afin dâobtenir les informations tant convoitĂ©es : le bateau sâen allait voguer vers les CĂŽtes de Jades, Balenvia, le continent du Beryx et enfin l'Ăźle de Memoria, non loin des Terres GelĂ©es du Grand Nord. Le voyage durerait trois semaines.
Will se rappelle cette peur quâil a Ă©prouvĂ©e en se faisant la rĂ©flexion quâil lui faudrait ĂȘtre trĂšs vigilant durant ces vingt-et-un jours. Il se souvient avoir pris ses marques en guettant les endroits Ă nourriture, les restes Ă voler et surtout, il s'est cachĂ© des faeliens ainsi que des autres familiers.
Le bateau a accostĂ© le large des CĂŽtes de Jade, il sâest amarrĂ© dans les contrĂ©es de Balenvia, puis⊠Il a affrontĂ© une tempĂȘte.
Les yeux du jeune sgarkellogy sâĂ©carquillent. Câest ça ! VoilĂ ce quâil sâest passĂ© ! La tourmente ! Ce moment affreux oĂč lâocĂ©an sâest dĂ©chaĂźnĂ©. Il a envoyĂ© ses vagues comme des coups de fouet puis le ciel aussi a criĂ© sa colĂšre, en se dĂ©chirant dâĂ©clairs.
Quand ce genre de spectacle survient à Odrialc'h, Will se réfugie dans les égouts auprÚs de la colonie. Mais sur ce bateau, il est resté seul.
Il sâest mis Ă tanguer, Ă se balancer sur lâocĂ©an, les faeliens se sont affolĂ©s, abritĂ©s dans leurs cabines alors que le jeune sgarkellogy sâest accrochĂ© de toutes ses forces Ă la bĂąche.
Mais les Ă©lĂ©ments lâont emportĂ©. Les flots rageurs lâont avalĂ© puis, une fois la tempĂȘte disparue, la houle sâest appliquĂ©e Ă emmener le familier sur un rivage. Ce rivage.
Will sâeffondre sur ses petites pattes. Il est Ă©puisĂ©, perdu, fĂ©brile mais plus que tout, dĂ©semparĂ©.
OĂč se trouve-t-il et que va-t-il bien pouvoir faire ? Le jeune sgarkellogy est tentĂ© de cĂ©der Ă la panique. Il lui suffirait de hurler, de courir comme un familier fou sur le sable et de pleurer jusquâĂ lâĂ©puisement. Mais il nâa pas la force de faire tout cela.
Alors, une patte aprĂšs lâautre, il se traĂźne sur la verdure au-delĂ du rivage. Il est une crĂ©ature qui nage parmi le sable jusquâĂ ce que lâherbe sauvage lâaccueille Ă bras ouverts. Des terres toutes entiĂšres, Ă vrai dire.
Will secoue la tĂȘte dans lâespoir de rendre sa vision plus stable. Il se sent comme hors de son corps, si bien quâil se demande si lâocĂ©an nâa pas gardĂ© son esprit dans les flots. ImbĂ©cile de vermine : quâen ferait-il ?
Le jeune sgarkellogy embrasse le paysage de son regard blanc. Le temps est clĂ©ment, il surplombe des plaines immenses, vertes, avec quelques arbres clairsemĂ©s. Will aperçoit mĂȘme des pins.
Des reliefs se montrent parmi le panorama, Ă coup de buttes et de collines.
Le tableau offre une vue imprenable sur ce dĂ©cor de nature qui a lâair de ne jamais avoir souffert de prĂ©sence faelienne. Will se trompe.
Les hauts murs d'une cité, à l'horizon, lui prouve le contraire.
Il plisse les yeux pour la distinguer, mais un mal de tĂȘte le saisit alors, il sâarrĂȘte. Le jeune sgarkellogy doit manger et ensuite se reposer.
Quâil commence par cela, il a tout le temps du monde pour connaĂźtre le nom de cet endroit.
Will sâengage sur lâherbe dâun pas chancelant. Les grandes Ă©tendues ressemblent Ă des tapis de menthe, si bien que lâodeur irrĂ©elle se manifesterait presque jusqu'Ă ses cavitĂ©s nasales.
Il cherche des baies. Till lui a montré comment dénicher de bons buissons fournis.
Est-ce quâil y en a ici ?
Le jeune sgarkellogy se traĂźne dans ce dĂ©cor merveilleux. Il use de toute son Ă©nergie afin dâaviser la moindre trace de nourriture, le bosquet recelant de baies qui parviendra Ă le requinquer.
Câest diffĂ©rent d'Odrialc'h, diffĂ©rent du bateau, mais finalement, il en revient Ă la mĂȘme chose : dĂ©nicher de la nourriture.
Fort bien, il le fera. Will ne peut pas se laisser abattre, pour la simple et bonne raison quâil doit parler au Grand Rawist.
Il trouve enfin son bonheur dans un fourrĂ© qui se dissimule parmi des herbes hautes. Il arrive Ă point nommĂ© : le jeune sgarkellogy est Ă©reintĂ©. Un coup dâĆil fatiguĂ© dans le feuillage, juste pour aviser la couleur des baies. Un chapeau bleu sur une chair dorĂ©e. Il a un faible sourire. Peau Ă©paisse et ferme⊠Cette baie, il lâa dĂ©couverte en compagnie de Till. Elle a beau ĂȘtre sĂšche, elle est nourrissante en plus de possĂ©der la vertu dâĂ©loigner la fatigue. Will en a grand besoin.
Le jeune sgarkellogy a trouvĂ© de quoi se nourrir alors il se remplit la panse puis, repu, il sâĂ©croule.***
La lumiĂšre le tire de son sommeil. Dans les Ă©gouts d'Odrialc'h, il nâa jamais eu lâhabitude dâĂȘtre taquinĂ© par les rayons du soleil, ni par le petit vent du matin et encore moins par les odeurs de verdure.
Des arĂŽmes de plantes, de feuillages, de terre humide, dâeau⊠Ils forment un bouquet bien singulier pour un sgarkellogy accoutumĂ© Ă la puanteur des villes.
Will se redresse. Il se sent un petit peu mieux. Ses muscles le font souffrir, la tĂȘte lui tourne encore par moments et dans sa bouche, un horrible goĂ»t dâacide mĂȘlĂ© Ă celui des baies sâest installĂ©. Sa gorge est sĂšche, aussi.
Le jeune sgarkellogy se met Ă tousser. Dans sa tĂȘte, il prĂ©pare dĂ©jĂ sa nouvelle journĂ©e : il va boire et ensuite, il se devra de trouver le nom de cet endroit par nâimporte quel moyen.
Sâil sait oĂč il se trouve, il saura comment sâen aller.
LĂ oĂč il y a la mer, il y a des bateaux. a dit Till. Alors en avant !
Will sâen va parmi la plaine. Les arbres, rares, laissent passer un vent malicieux qui ne manque pas de le vivifier ! Le jeune sgarkellogy se fait la rĂ©flexion quâil sâagit dâune main invisible en train de le pousser. Oui, il doit y arriver !
Pour commencer⊠Il lui faut trouver une flaque dâeau, une riviĂšre ou un lac. Il doit sâabreuver. Mais il a dĂ©jĂ les idĂ©es plus claires.
Il furÚte sur le sol dur, prenant garde aux potentiels prédateurs qui pourraient se montrer sur terre ou bien dans les airs. Les matins semblent assez calmes dans cette contrée, ou presque : il entend un cri étrange.
Will se fige, les sens en alerte. Sâagit-il dâune plainte, dâun appel ? En tout cas, il est certain quâun familier rĂŽde dans les environs. Il a raison : des petites silhouettes Ă©cailleuses aux pattes lĂ©gĂšres apparaissent dans lâherbe haute. Les brins sombres se fondent presque sur leur peau verte alors que leurs queues palmĂ©es ressemblent Ă des fleurs fragiles.
Le cri se manifeste de nouveau. Ah⊠Un signal de dĂ©part ! La troupe se met en route. Will plisse ses yeux opaques afin de les compter. Ils sont six, trĂšs bien. De plus, ils ont lâair inoffensifs, mais il ne faut pas sây fier.
Curieux, le jeune sgarkellogy se faufile Ă travers la verdure. Sa peau sombre ne parvient pas Ă le rendre invisible aux regards dâautrui alors il se fait discret. Il se met Ă suivre les familiers.
Will remarque ces crĂȘtes Ă©tranges sur leur dos, comme une criniĂšre membraneuse. Câest assez particulier. Tout dans cette espĂšce de familier respire la gentillesse, certes, mais Will refuse de se mettre Ă dĂ©couvert, il veut dâabord observer.
Il peut dire quâils sont bien organisĂ©s et quâils se dĂ©placent tels des volatiles sur terre. Un meneur en tĂȘte avec les suiveurs, tout ce beau monde formant un grand V Ă©cailleux jusquâà ⊠Eh bien jusquâĂ une riviĂšre.
Will, qui ne savait pas oĂč sâabreuver, est servi ! Lâeau couleur saphir lâappelle, si bien que sa gorge sĂšche lui pique. Le voilĂ pris dans une quinte de toux.
Le jeune sgarkellogy se tient bien assez Ă distance pour ne pas attirer lâattention des familiers couleur sapin. LĂ , sur la butte, il se redresse afin de les regarder boire en attendant fĂ©brilement son tour. La riviĂšre gronde doucement, ses trombes dâeau sâĂ©chouant quelque peu sur les berges. Lâune dâentre elles a un Ă©norme rocher fichĂ© dans son sol.
Il ressemble Ă une immense Ă©pĂ©e primitive quâun gĂ©ant aurait abandonnĂ© lĂ .
Un gĂ©ant aurait-il conçu ces terres ? Will lâignore mais les familiers dâici le savent sĂ»rement. Pourtant il nâose pas aller Ă leur rencontre.
Seraient-ils hostiles Ă un sgarkellogy ? Quâen dis-tu, Till ?
Mais Till nâest pas lĂ .
Une hĂ©sitation, quelques minutes de rĂ©flexion, une gorge sĂšche qui crie Ă la soif et voilĂ quâil nây a plus personne sur le bord de la riviĂšre. Les familiers sâen vont. Will sâen veut. Froussarde de vermine ! Tu aurais pu essayer.
Alors quâil se flagelle lui-mĂȘme, le jeune sgarkellogy se prĂ©cipite sur la berge afin de tremper sa gueule dans lâeau fraĂźche. Par le Grand Rawist, il a lâimpression de revivre !
Il trempe mĂȘme ses pattes avant dans le courant qui, comme le vent du large, lui donne lâimpression de le fouetter jusquâau sang pour mieux le ragaillardir.
La fatigue sâenvole et Will se sent prĂȘt Ă affronter ces terres nouvelles !
â Ah⊠je crois nâavoir jamais rien vu de tel.
â Vu quoi ?
â Cette espĂšce de familier.
â De nouvelles espĂšces apparaissent chaque jour. En voilĂ peut-ĂȘtre lâune dâentre elles.
â Peut-ĂȘtre, en effet. Si cette journĂ©e annonce lâinconnu, me voilĂ ravi.
â Câest vrai.
Le jeune sgarkellogy sâimmobilise, le cĆur battant. Un mince filet dâeau sâĂ©chappe de sa gueule, rejoignant sa riviĂšre-mĂšre. Qui parle ainsi ? Mais surtout : qui parle seul ? La voix ne change pas, si bien que Will se demande si un familier fou ne rĂŽde pas non loin de lui.
Il a peur de se retourner, mais il a compris quelque chose, aussi : Till se trompe. Les sgarkellogys ne sont pas partout⊠Le familier qui parle seul ne le connaßt pas.
Will a des frissons qui parcourent son corps. Il se retourne avec des gestes saccadĂ©s, jusquâĂ dĂ©couvrir les traits de son interlocuteur. Ses yeux sâagrandissent de surprise lorsque le jeune sgarkellogy d'Odrialc'h se confronte Ă un ciralak. Un jeune ciralak bien singulier, Ă deux tĂȘtes.
Une robe d'un vert profond comme une forĂȘt sombre avec un masque opalin autour de ses yeux d'or.
Le familier marche d'un pas tranquille, chaloupé et silencieux. Son regard précieux scrute l'océan qui embrasse le rivage plus loin, alors que ses gueules s'ouvrent pour marmoner.
Le jeune sgarkellogy secoue la tĂȘte. Dâhabitude les ciralak ne sont pas sauvages. Ils vivent toujours avec des grandes gens dans des citĂ©s telles qu'Odrialc'h, Ă l'abri du besoin. Mais pas celui-lĂ , visiblement.
â VoilĂ quâil me fixe comme une curiositĂ© de la nature... dit l'une des tĂȘtes.
L'autre semble réfléchir.
â Peut-ĂȘtre que jâen suis vraiment une, finit-elle par dĂ©clarer, quâen penses-tu, familier qui mâest inconnu ?
Ce dernier pense que son interlocuteur est bien trop Ă©trange. Pourquoi s'exprime-t-il ainsi ? OĂč se trouve-t-il ? Les ciralaks se parlent-ils vraiment Ă eux-mĂȘme ? Est-ce un seul ou deux esprits qui siĂšgent dans ses tĂȘtes ? Will tombe sur son petit derriĂšre, le souffle court.
â Est-ce que tu te sens bien ?
â Est-ce quâil en a lâair ? Câest assez Ă©vident.
â Il semble avoir vu un spectre hideux.
â Ou bien l'elfe Ezarel, hors de sa citĂ©.
â Je lâaime bien, ce petit.
â En effet. Mais la docteure Ewelein est plus gentille.
Le jeune sgarkellogy a les yeux écarquillés. Quelle est cette sorcellerie ?
â Est-ce que⊠parvient-il Ă articuler⊠Vous⊠vous⊠Qui ĂȘtes-vous ?⊠Vous nâavez⊠jamais vu de⊠de⊠sgarkellogys ?
Les sgarkellogys sont partout, câest bien connu. Ils sont partout, mais ils ne connaissent rien du monde.
Les regards d'or du ciralak semblent surpris. Un instant de flottement, et voilĂ que les deux tĂȘtes discutent de nouveau.
â Il tient Ă savoir qui je suis.
â Qui je suis ? Mon nom ou bien mon espĂšce ?
â Je peux me prĂ©senter convenablement.
â Bien sĂ»r que je peux le faire. Ce petit familier peut certainement tenir une conversation intĂ©ressante.
â Sâil vous plaĂźt ! intervient Will dâun ton presque suppliant, Qui ĂȘtes-vous ? Est-ce que vous ĂȘtes⊠Deux ? Jâai Ă©galement besoin de savoir oĂč je me trouveâŠ
Le ciralak vient se coucher auprÚs du jeune sgarkellogy. Le corps de ce dernier se tend mais il ne bouge pas. Leurs yeux sont étincelants, captivants et malgré la jeunesse du familier, Will songe qu'il doit déjà avoir vécu de longues années :
â Cette eau que tu as bu est la plus pure qu'il puisse exister sur le continent du Beryx.
â Il s'agit de la riviĂšre Dorade. Elle s'Ă©veille dans la forĂȘt non loin de la citĂ© d'Eel et file jusqu'ici. Jusqu'Ă se jeter dans l'ocĂ©an.
â Jâaime suivre la riviĂšre, d'ailleurs. Ainsi je peux marcher et penser Ă la fois.
â Je ne le sais que trop bien.
Will suit lâĂ©change avec un mĂ©lange de peur et de fascination. Mais il a obtenu une information : il se trouve sur les terres du Beryx.
La région de Till. Bon sang⊠Comment va-t-il regagner un bateau ? Comment va-t-il quitter cet endroit afin de se rendre à l'ßle de Memoria ?
â Je ne suis que moi, reprend le ciralak, Moi ainsi que⊠Ma conscience. Conscience qui peut sâexprimer car nous, ciralaks, avons bien trop de pensĂ©es Ă brasser. Nos consciences sont lĂ pour nous guider et nous rappeler ce que nous ne pouvons pas oublier.
â Je ne dois pas oublier dâaller rendre visite aux sabalis de la forĂȘt du sud, dâailleurs⊠Et dâaller saluer le jeune Mery !
La conscience des ciralaks ? Bon sang, est-ce simplement la rĂ©gion en elle-mĂȘme qui a permis Ă cette facultĂ© de se dĂ©velopper ou bien sont-ils ainsi partout ailleurs ? Le jeune sgarkellogy se sent dĂ©contenancĂ©. Il doit se reprendre.
â Sâil vous plaĂźt ! Je dois me rendre Ă l'Ăźle de Memoria ! Comment puis-je faire pour monter sur un bateau, ici ?
Il doit parler au Grand Rawist, il doit savoir ! Il sâagit de son objectif.
â Pourquoi ? demande le ciralak du Beryx.
Will plisse son regard blanc. Pourquoi ? En quoi ses motivations sont-elles intéressantes ?
â Jâai besoin dâaller Ă Memoria pour parler au Grand Rawist. Câest tout.
â Ce nâest pas ce que jâai voulu dire. Je voulais savoir ce que tu faisais ici, si tu tiens tant Ă te rendre Ă l'Ăźle de Memoria. Je me suis mal exprimĂ©.
â Ah oui⊠Le Grand RawistâŠ
Le jeune sgarkellogy prend sa tĂȘte entre ses pattes. Il nây arrivera pas. Il est bien trop difficile de converser avec cet Ă©nergumĂšne ! Till aurait peut-ĂȘtre su comment faire.
Mais le ciralak se tait enfin et lorsque Will le confronte de nouveau, il le surprend en train de regarder le paysage. Un paysage assez proche.
Les deux paires dâyeux prĂ©cieux sont tournĂ©es plus haut, presque vers les cieux : elles observent une grande montagne qui semble surplomber la rĂ©gion. Son pic a lâair tranchĂ© en deux si bien que le soleil transforme cette coupure en faisceau.
â Quây a-t-il ? demande timidement Will.
Lâattention du ciralak du Beryx se reporte sur le jeune sgarkellogy. Lâavantage dâĂȘtre mĂ©connu dans cette rĂ©gion, câest sĂ»rement le fait de se sentir observĂ© comme autre chose quâune vermine.
â Rien de bien Ă©trange. Câest juste que lorsque tu as mentionnĂ© le Grand Rawist, jâai tout de suite pensĂ© aux dieux du Beryx. VoilĂ tout.
â Amarante et Tamaris. La MĂšre impulsive et le PĂšre clairvoyant.
Leurs dieux ? Le PĂšre ? La MĂšre ?
⊠La priÚre ! La priÚre que Till a enseigné à Will ! Elle parle donc de ces dieux. De la MÚre.
â Un ami du Beryx mâa appris une priĂšre dâici quand jâĂ©tais encore Ă Odrialc'h, dit Will, je crois quâelle mentionne⊠la MĂšre ?
Le ciralak est surpris. Sa conscience lui souffle quâil ne connaĂźt pas Odrialc'h et quâil serait bien agrĂ©able que ce familier leur en parle. Qui est-il, dâailleurs ?
Ce dernier sourit. Ses dents sont quelque peu jaunĂątres.
â Je mâappelle Will. Je suis un sgarkellogy d'Odrialc'h, dans la rĂ©gion du Gabil.
Le ciralak du Beryx ferme briĂšvement ses yeux d'or, comme un salut silencieux.
â EnchantĂ©, Will, sgarkellogy d'Odrialc'h. Je ne connais pas ton espĂšce et ta rencontre est comme un petit fragment de connaissance, aujourdâhui. Je mâappelle Sec, et je suis un ciralak du continent du Beryx.
â Il le sait dĂ©jà ⊠Pour mon espĂšce.
â Je dois me prĂ©senter correctement.
Will se met Ă sourire. Sec est assez attachant, finalement. Sec est curieux, aussi : il lui demande pour quelle raison le jeune sgarkellogy souhaite rencontrer le Grand Rawist.
Le sourire de Will sâefface. Comment expliquer ? Il se redresse sur ses pattes arriĂšre et module ses paroles.
â Je dois lui poser une question. Mon espĂšce vit dans la misĂšre Ă Odrialc'h. Elle est contrainte de manger les dĂ©chets des faeliens.
â Nous devons tous nous adapter pour survivre.
â Je veux savoir, poursuit Will sans tenir compte de lâintervention du ciralak, pourquoi nous, sgarkellogys, devons vivre dans la misĂšre. Pourquoi le Grand Rawist aurait-il engendrĂ© une espĂšce si misĂ©rable ?
Sec semble rĂ©flĂ©chir. Câest une question complexe⊠MĂȘme sa conscience reste muette.
Quelle réponse le Grand Rawist pourra-t-il apporter ?
â Est-ce vraiment lĂ lâĆuvre du dieu lui-mĂȘme ? Finit-il par demander.
â Comment ? interroge le jeune sgarkellogy.
â Ne sommes-nous pas seulement les ĂȘtres que nous voulons ĂȘtre ?
â Câest une rĂ©flexion intĂ©ressante. Je suis un familier et pourtant⊠Jâai un sentiment faelien.
â Je ne suis pas vraiment dâaccord, persiste Will, aucun sgarkellogy ne veut ĂȘtre misĂ©reux et malheureux.
Câest vrai⊠Quelle espĂšce de familier choisirait de sâinfliger un tel quotidien de son propre chef ? De sâinterdire le bonheur ?
Le Grand Rawist a voulu la vermine ! Le Grand Rawist a engendrĂ© la vermine ! Le Grand Rawist a pensĂ© un jour quâil serait agrĂ©able de donner naissance Ă une espĂšce mĂ©prisante.
Pourquoi ?
â Toutes les espĂšces, quâelles soient familiers ou bien faeliennes, sont un jour misĂ©rables, dit Sec, ensuite seulement, elles bĂątissent leur propre chemin.
â Câest vrai. Observe les faeliens, par exemple : malgrĂ© leurs dĂ©fauts, ils font preuve dâun grand courage. Les sgarkellogys sont-ils aussi courageux ?
Du courage ? Will nâen sait rien. Il pense Ă la condition de son espĂšce, Ă son ignorance, Ă cet entĂȘtement que de vouloir rester dans les Ă©gouts puants d'Odrialc'h alors quâelle a le monde Ă leur portĂ©e⊠Est-ce synonyme de courage ?
â ⊠Non, finit-il par rĂ©pondre.
Non. Les sgarkellogys sont lĂąches par nature. Si Will dĂ©cide de suivre la rĂ©flexion de Sec, alors le Grand Rawist nây est pour rien et son espĂšce a causĂ©, elle-mĂȘme, son propre malheur.
â Will, il faut que tu saches, reprend le ciralak du Beryx, que si un ĂȘtre faelien ou bien un familier choisit la destruction et la mort, par exemple, alors la mort et la destruction le choisiront aussi. Si les sgarkellogys d'Odrialc'h choisissent la misĂšre, alorsâŠ
â La misĂšre les choisira aussi, achĂšve Will.
Il a compris. Est-ce aussi simple que cela ? Vraiment ?
Le jeune sgarkellogy secoue la tĂȘte. Quâimporte⊠Il veut entendre sa rĂ©ponse de la bouche du Grand Rawist lui-mĂȘme ! Il doit savoir !
â Je doisâŠ
â Parler au Grand Rawist ? Je ne sais pas si des bateaux dâici peuvent tâemmener Ă l'Ăźle de Memoria.
â Peut-ĂȘtre. SĂ»rement. Je nâai jamais eu lâoccasion de mây intĂ©resser. Ni de songer Ă voyager hors du Beryx.
â Parce que jâai peur que les autres familiers ou des faeliens de rĂ©gions inconnues puissent mââŠ
â Exterminer.
Will observe Sec. Il comprend. Lui aussi il a eu peur.
Cependant, ses chances de retour sâeffacent et lâangoisse le reprend. Que va-t-il faire ? Comment atteindre son objectif ? Il faut quâil trouve une ville faelienne. Il faut quâil cherche, quâilâŠ
â Si tu as besoin dâentendre les mots dâun dieu, Will, tu peux poser ta question aux nĂŽtres. Ils siĂšgent sur la montagne⊠LĂ -bas.
â Nos dieux ne sont pas le Grand Rawist. Mais un dieu reste un dieu, non ? Ils savent. Ils sont omniscients. Et peut-ĂȘtre nâont-ils pas besoin de bateau pour parler au Grand RawistâŠ
Le jeune sgarkellogy se retourne avec des gestes vifs. Il lĂšve la tĂȘte, observe cette montagne au sommet scindĂ© en deux. La lumiĂšre du soleil fait brĂ»ler cette entaille.
Les dieux du Beryx⊠la MĂšre et le PĂšre ? Sec a dit leurs noms plus tĂŽt⊠Amarante et Tam⊠TamaâŠ
â Amarante et Tamaris. La MĂšre impulsive et le PĂšre clairvoyant. Quelle priĂšre ton ami du Beryx tâa-t-il appris ?
Will fixe le ciralak. Sec et sa conscience.
Ses entrailles semblent figĂ©es Ă lâidĂ©e de ne jamais rencontrer le dieu crĂ©ateur. Le Grand Rawist. Il ne croit pas pouvoir obtenir une rĂ©ponse satisfaisante des entitĂ©s du Beryx. Elles ne connaissent rien du jeune sgarkellogy. Elles ne lâont pas engendrĂ©.
Mais Sec dit que les dieux savent. Ils savent, voilĂ tout. Et ils peuvent contacter le Grand Rawist.
Will fixe la montagne, de nouveau. Peut-il le faire ? Peut-il, au moins, essayer ?
â Till, un minaloo du Beryx, mâa appris la priĂšre de la MĂšre.
Oui, il peut. Il le fera.
â Moi je prĂ©fĂšre celle du PĂšre, rĂ©pond Sec.
Quelle est-elle ?Ă, PĂšre je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde.
Je demande la protection de votre cape merveilleuse afin de me défendre de mes ennemis.
Que les miens puissent trouver, en votre corps, un rempart.
De vÎtre majesté, je serai le spectateur lorsque je reviendrai, humble, de cette vie jalonnée de batailles.
Que votre cape rougeoyante couvre mon ĂȘtre tout entier.
Je jure de ne jamais devenir ni métal, ni pierre.
Puisque pour vivre il sâagit de toujours revenir Ă la chair.Le ThĂšme de Sec
Chapitre 4 - Continent
La forĂȘt du sud est derriĂšre lui, maintenant.
Durant sa traversĂ©e, Will a eu la sensation de se plonger au cĆur dâune Ćuvre paisible, comme le sommeil dâun dieu.
Des champignons singuliers, de grands arbres dont la canopĂ©e faisait barrage Ă la lumiĂšre, des touffes dâherbes sombres⊠Ainsi que les sabalis.
Quelle est cette sorcellerie ?
Le jeune sgarkellogy se pose la question dĂšs que ses pas croisent ceux dâun familier quâil ne connaĂźt qu'Ă l'Ă©tat de rumeurs. Tout d'abord, un ciralak et sa conscience, puis un sabali tout droit sorti d'un songe.
Ces fiers familiers qui se vantent Ă Odrialc'h, de leurs criniĂšres resplendissantes Ă faire pĂąlir les dieux, sont devenus des ĂȘtres paisibles et bienveillants, au Beryx. Ils ont acquis grĂące et gentillesse quand leurs comparses d'Odrialc'h restent plongĂ©s dans lâarrogance jusquâĂ lâencolure.
Will sâest enfoncĂ© dans leur forĂȘt en compagnie de Sec. La conscience de ce dernier nâa cessĂ© de lui rappeler combien il est important dâaller saluer ses jolis amis du sud, alors il est venu.
Sec a profité de cette traversée pour conter les légendes du Beryx au jeune sgarkellogy. Le mythe de la MÚre et du PÚre.
Ils sont nos figures. Ils veillent sur le continent du Beryx et sur chacun dâentre nous. Lorsque les ennemis se montrent, la MĂšre les pourfend et le PĂšre les juge.
Des dieux proches des familiers. Will a levĂ© la tĂȘte vers la position hypothĂ©tique de cette montagne Ă lâentaille. MĂȘme derriĂšre le couvert du feuillage, il a Ă©tĂ© presque certain de pouvoir en apercevoir la lumiĂšre.
Le jeune sgarkellogy nâa pas demandĂ© si dâautres familiers ont tentĂ© lâascension de cette montagne, parce quâil ne se prend pas pour un hĂ©ro qui veut se sentir proche des dieux, non⊠Will a simplement une question Ă poser.
Ce nâest quâune montagne, Will d'Odrialc'h. Rien de plus. Il te suffit de fixer le sommet et de marcher.
Bien.
Le jeune sgarkellogy sâest contentĂ© de hocher la tĂȘte.
Plus de bateau, plus de contrée familiÚre⊠Pas de retour en arriÚre. Il a choisi de quitter les égouts d'Odrialc'h pour savoir. Il saura.
Will a fait la connaissance de Pyrois, dans la forĂȘt du sud. Contrairement Ă Sec, Pyrois a dĂ©jĂ rencontrĂ© des sgarkellogys, mĂȘme si elle n'est jamais allĂ©e Ă Odrialc'h.
Will sâest appliquĂ© Ă lui dĂ©crire les sabalis de sa citĂ©, avec leurs criniĂšres plus fauves, si bien que son interlocutrice sâest Ă©merveillĂ©e.
La conscience de Sec sâest demandĂ©e si la contrĂ©e du Gabil est apparue avant ou aprĂšs la rĂ©gion du Beryx. En effet : les sabalis du Beryx demeuraient-ils une forme Ă©voluĂ©e de ceux du Gabil ? Ou inversement ? Est-ce seulement important ?
Cela a fait sourire Pyrois ainsi que Will. Le jeune sgarkellogy sâest habituĂ© aux Ă©lucubrations de Sec.
Leurs conversations ont muĂ© en une bulle rĂ©confortante, tel un dernier rempart avant lâimportante ascension de la montagne Ă lâentaille.
Sec, ainsi que Pyrois ont menĂ© Will aux confins de la forĂȘt. Petit Ă petit, la lumiĂšre du jour a repris ses droits puis le dĂ©cor abrupt est apparu. Rien dâinsurmontable, vraiment.
Ce nâest quâune montagne.
Le jeune sgarkellogy a répété les mots de Sec. Il lui suffit de grimper, de parler, puis de revenir moins stupide. Moins "vermine".
Will sâest retournĂ©, son regard opaque se posant sur Sec ainsi que Pyrois. Il doit partir, Ă prĂ©sent. Pas dâau revoir, mais juste un "merci", comme celui dont il a gratifiĂ© Till au port de Tantale.
Mais je tâen prie, Will, sgarkellogy d'Odrialc'h. Merci Ă©galement pour ta rencontre, ainsi que tes conversations.
Ătrange Sec, jolie Pyrois.
Will sâappliquera Ă revenir les voir afin de leur raconter ce que les dieux lui diront. Il saura retrouver son chemin dans la forĂȘt du sud, aucune inquiĂ©tude.
Ă prĂ©sent, il a les yeux rivĂ©s sur le sommet de la montagne. Sur la coupure oĂč la lumiĂšre part se faufiler. Cela lui semble proche et lointain Ă la fois.
Un frisson parcourt le petit corps de Will alors quâune brise sâengouffre sur sa peau sombre. Il inspire profondĂ©ment puis, une patte aprĂšs lâautre, sâengage pour lâultime chemin de son pĂ©riple vers les dieux du Beryx.
La verdure domine en ces lieux : des sentiers, des sillons, des traces comme des cicatrices sur cette immense masse rocheuse. Des pierres couvertes de mousse parsĂšment le paysage alors quâune odeur de pluie se diffuse dans lâatmosphĂšre.
Bien. Le jeune sgarkellogy devra faire face Ă une averse durant les prochaines heures.
Si la forĂȘt du sud a Ă©tĂ© accueillante, avec ses feuillages ainsi que ses arbres, tel un Ă©crin apaisant, les reliefs mettent Will en proie au vent froid.
Non. Plus de proie. Le jeune sgarkellogy se concentre.
Agile, il dĂ©cide de sauter de rocher en rocher, ses griffes Ă©carlates glissant contre leur surface calleuse alors que la mousse sây agrippe. Veut-elle voyager avec lui ?
La vue ne peut rien lui montrer, mais Will sait que le terrain lâemmĂšne toujours plus haut. Encore et encore⊠Quelques degrĂ©s et le voilĂ qui commence Ă sâessouffler.
Ses oreilles pointues claquent. Avec les morsures du vent, elles lui font mal.
Mais le jeune sgarkellogy nâentend que lui. Pas de familiers aux alentours⊠Rien qui dĂ©signe la prĂ©sence de dieux quelconque non plus.
Will descend dâun rocher afin de se retrouver parmi lâherbe haute. Son odeur lâapaise et lui rappelle Ă©galement quâil devra se mettre en quĂȘte de nourriture.
Les baies ou les racines ne doivent pas manquer, par ici. Mais une question sâaccroche Ă sa petite cervelle pour quâil songe Ă se nourrir en cet instantâŠ
Pourquoi ? Pourquoi est-il seul sur un versant de cette montagne ?
Si des dieux vivent ici, quâest-ce qui peut expliquer lâabsence dâautels, dâoffrandes, de fresques Ă leurs effigies ou bien de statues ?
Ce nâest quâune montagne.
En effet, et câest troublant.
Will se laisse tomber sur son derriĂšre, sa queue sâagitant dans des gestes distraits. Il soupire en se grattant le front. Il est trop tĂŽt pour douter, bien trop tĂŽt⊠Il ne faut pas se laisser distraire.
Le jeune sgarkellogy se relĂšve et le voyage continue.
La verdure ne le quitte pas une seule seconde, mais la pluie entre en scĂšne. Durant les premiĂšres minutes, il ne sâagit que dâun crachin qui danse avec les quelques rafales prĂ©sentes sur le chemin. Will songe que lâeau et le vent mĂȘlent leurs souffles pour mieux lâaccueillir.
Un bel honneur pour une vermine d'Odrialc'h.
Le sgarkellogy sâarrĂȘte quelque peu. Il lĂšve le chef Ă sâen briser la nuque, juste pour regarder ce voile gris recouvrant les cieux du Beryx. Lâodeur de pluie le prend Ă la gorge mais contrairement aux averses d'Odrialc'h, il nây a ni pavĂ©s, ni poussiĂšre, ni dĂ©chets iciâŠ
Son corps est trempĂ©, son visage lui donne lâillusion dâĂȘtre meurtri. Pourtant, il avance. Ce nâest que le dĂ©but.
Les sols se gorgent dâeau Ă©galement. La terre se transforme en boue, les pierres deviennent glissantes, mais pour un sgarkellogy qui nâa que trop lâhabitude des Ă©gouts, il ne sâagit que dâapprendre Ă sâagripper en terrain inconnu.
Il plante les griffes, il se dĂ©pĂȘche, il furĂšte, il observe, il Ă©coute, il renifle, il respire, il tousse, il dĂ©rape, il se rattrapeâŠ
La destination du voyage importe beaucoup, le cĆur de ce pĂ©riple aussi, mais en cet instant, Will redevient petit, comme lorsque les Ă©gouts ont Ă©tĂ© un vĂ©ritable terrain de jeu pour lui.
De caillasse en caillasse, il avance. Toujours plus loin.
Puis il se fige.
Le crachin sâest intensifiĂ©, lâeau tombant des cieux a grandi afin de devenir une pluie plus Ă©paisse destinĂ©e Ă abreuver la montagne. Le cĆur du jeune sgarkellogy sâaccĂ©lĂšre alors que ses nerfs commencent Ă piquer : lâatmosphĂšre des lieux a changĂ©e.
Le dĂ©cor aussi. Sous lâaverse, la roche sâassombrit, le ciel est devenu de plus en plus maussade, lâherbe haute ploie sous les gouttes alors que plantĂ©es dans le sol, des stĂšles de pierre parsĂšment le paysage.
Will en a le souffle coupĂ©. Il a lâimpression de se trouver face Ă un immense champ de bataille.
Mais seules les armes Ă©tranges sont restĂ©es debout. Ă son grand soulagement, il nây a pas de corps, pas de mort, et le jeune sgarkellogy lâespĂšre aussi, pas de sang.
Nul familier ne voudrait marcher sur un sol semblable Ă une Ă©ponge macabre, gorgĂ©e de fluide Ă©carlate ainsi que de vengeance, de vieille haine, de tout ce quâune guerre peut apporter. Guerre de quoi ? Quâaurait vu le continent du Beryx ? Il nây a que de grandes plaques taillĂ©es Ă mĂȘme la pierre, iciâŠ
Serait-ce ces marques honorifiques que Will a tant cherché ?
HĂ©sitant, il sâengage finalement sur le terrain escarpĂ©, louvoyant entre toutes ces stĂšles rocheuses. Certaines penchent, dâautres restent droites si bien que Will imagine un familier gĂ©ant en train de les lancer depuis la voĂ»te cĂ©leste.
Le jeune sgarkellogy sâarrĂȘte devant l'une d'entre elle afin de lâobserver. Il remarque quâil nây a aucune finesse dans la forme de cette sculpture et que les fioritures sont simplement inexistantes : on a voulu tailler une plaque rectangulaire, puis on lâa laissĂ©e lĂ , en proie aux Ă©lĂ©ments.
Will appose lâune de ses pattes sur la surface de la stĂšle immense. Sa peau rencontre les creux ainsi que les bosses dâune Ă©tendue rocheuse abĂźmĂ©e par le temps et gelĂ©e par les baisers des bourrasques. Ces derniĂšres se rĂ©percutent parmi les reliefs du paysage en donnant lâimpression de siffler avec dĂ©dain. Le jeune sgarkellogy secoue la tĂȘte. Ce nâest pas le moment de perdre la raison. Il continue.***
Les plaines verdoyantes, la riviĂšre couleur saphir, la forĂȘt paisible, presque onirique⊠Will aurait pu se croire dans un songe. La rĂ©alitĂ©, elle, serait un rivage dĂ©sert oĂč reposerait son petit corps. Toute son aventure se dĂ©roulerait dans sa tĂȘte. Mais câest impossible car le vent est trop fort pour ĂȘtre faux.
Le jeune sgarkellogy serre les dents. Il se tasse sur lui-mĂȘme, sa peau frissonnante sous les baisers implacables de ces bourrasques infernales. Se trouve-t-il dĂ©jĂ si haut ?
Non. Il nây croit pas⊠Il n'a pas marchĂ© assez longtemps pour cela. Il nâest pas encore Ă©puisĂ©.
Les stÚles dispersées forment des remparts.
Will a subi moult dĂ©rapages, moult glissades avant de comprendre comment affronter les rafales. Il avance, petit Ă petit, une patte devant lâautre quand le calme se montre puis, lorsque le vent commence Ă se lever, le jeune sgarkellogy sâen va se blottir derriĂšre une plaque de pierre. Ensuite, il attend que passe la tourmente.
Qui fait ça ?
Il peut le sentir : lâatmosphĂšre change toujours. Elle sâĂ©paissit, se trouble, lui colle Ă la peau si bien quâil a la sensation que le venin de la peur se mĂȘle Ă la poussiĂšre, pour l'envelopper tout entier. Will a lâimpression que ses poumons ne sont plus assez grands pour accueillir lâair environnant. Il nâaime pas ça.
Il se sent mal, son cĆur sâemballe, il se fatigue, il va suffoquer, il vaâŠ
Le jeune sgarkellogy expire doucement. Il demande Ă son esprit de se taire. Quand enfin il peut penser en silence, il fait une Ă©valuation mentale de sa situation.
Il est seul. La faim se manifeste de plus en plus chaque minute passant, ses muscles le tirent, ses oreilles lui font mal, son cĆur tambourine et son souffle est court. Will lĂšve son regard opaque vers le sommet. Par le Grand Rawist, quâil est encore loinâŠ
La coupure se dĂ©tache tel un faisceau blanc, aveuglant, un lien Ă©blouissant qui sâappliquerait Ă unir le sol et le ciel.
Bien. Il faut continuer, mais avant tout, le jeune sgarkellogy doit se nourrir.
Son regard balaye ce dĂ©cor de mort, figĂ© dans la terre ainsi que dans la pierre. La maigre vĂ©gĂ©tation ne se compose uniquement que dâarbres secs, racornis, qui ressemblent Ă des griffes. Trouvera-t-il quelques racines pour remplir son estomac ?
Il faut tenter.
Une autre bourrasque secoue les environs. Alors, tassĂ© derriĂšre la roche dâune stĂšle, Will attend la fin de son passage. Il a dĂ©jĂ repĂ©rĂ© un arbuste, plus haut. Ce dernier semble se tordre sur lui-mĂȘme comme un sersea malade, mais le jeune sgarkellogy prie pour que dans sa dĂ©solation, il lui reste bien enfoncĂ© sous terre, des racines nourrissantes.
Le vent se calme. Will sort de sa cachette afin de se prĂ©cipiter vers son repas anecdotique. Avec hĂąte, il creuse le sol abrupt, si sec quâil ressemble Ă un tapis de poussiĂšre. Le jeune sgarkellogy sâen fait mal aux griffes, mais il sâen moque. Avec de brefs coup dâĆil, il guette la tempĂȘte comme si cette derniĂšre pouvait se manifester en devenant visible.
Soudain, il tient quelque chose ! Dans lâune de ses petites pattes se trouvent quelques maigres racines !
Elles sont couvertes de terre alors, dâun geste vif, Will les Ă©poussette Ă la hĂąte avant de les enfourner dans sa gueule. Il grimace. Ce nâest pas bon du tout. Mais cela lui permettra de tenir, cependantâŠ
Il a une boule dans sa gorge sĂšche et quant Ă sa langue, elle se mue en une dune de sable.
Le jeune sgarkellogy doit boire. Fort bien : il triomphera du vent en espĂ©rant pouvoir trouver des paysages plus clĂ©ments non loin du sommet. Ainsi que des flaques dâeau, cela serait formidable !
RĂ©solu, Will se met Ă fureter sur ce grand versant qui ressemble Ă un champ de bataille. Il sent le vent se lever une nouvelle fois, mais il tient bon. Il serre les dents Ă sâen faire mal, il louvoie entre les stĂšles alors que la tourmente tient Ă lui arracher la peau.
Elle menace de lâemporter ! Le jeune sgarkellogy plante les griffes. Il mutilera le sol sâil le faut, mais hors de questions de glisser jusquâau pied de la montagne !
Will trace des sillons dans cette terre escarpĂ©e. Ses muscles se tendent alors quâil rĂ©siste aux hurlements du vent du Beryx, sa queue se fait battre et le jeune sgarkellogy est persuadĂ© que ses oreilles vont finir par se dĂ©tacher de son crĂąne. Puis la bourrasque sâarrĂȘte.
Mais la montagne a dĂ©cidĂ© de tonner dâune autre maniĂšre.
Si Will a pensĂ© que le calme reviendrait pour quelques minutes, il sâest lourdement trompĂ© : un cri effroyable retentit pour mieux se rĂ©percuter en Ă©cho. Le jeune sgarkellogy sâimmobilise alors que la peur se rĂ©pand dans ses veines. Il lance des regards Ă©pouvantĂ©s face Ă lui, en haut, vers les cieux, sur les cĂŽtĂ©s⊠Ăa y est. Le champ de bataille se prĂ©pare pour une nouvelle catastrophe ! Câest cela, nâest-ce pas ?
Les dieux du Beryx ne veulent pas le voir, alors, alors⊠Sont-ils en train de préparer quelque chose pour le renvoyer ?
Le cri rĂ©sonne de nouveau. On hurle Ă la place du vent. Cela ressemble Ă une colĂšre mĂ©tallique, Ă la rage dâune forge en train de sâĂ©teindre⊠LĂ !
Les instincts du jeune sgarkellogy se mettent Ă agir Ă sa place pour le faire dĂ©guerpir et se terrer derriĂšre une plaque rocheuse. Il a vu la grande ombre planer parmi les cieux, mais il ne sâest pas attardĂ© Ă la dĂ©tailler parce quâil est certain dâĂȘtre sa cible.
Avec prudence, Will prend corps avec la pierre de la stĂšle, afin de mieux se glisser hors de son abri.
Il lĂšve la tĂȘte. Plus haut, bien plus haut, ses ailes immenses dĂ©ployĂ©es, brillantes, effilĂ©es comme mille Ă©pĂ©es, plane un familier qui ressemble Ă sây mĂ©prendre Ă une sombre menace.
Il trace des cercles invisibles dans les cieux du Beryx et il hurle de plus belle alors quâil cherche⊠il chercheâŠ
Le jeune sgarkellogy frissonne. Le vent sâest arrĂȘtĂ©.
Will Ă©carquille ses yeux blancs alors quâil songe que les bourrasques ont certainement Ă©tĂ© produites par ce monstre de familier, plus haut !
Il doit redoubler de prudence sâil tient Ă parvenir au bout de son pĂ©riple. Il doit quitter ce champ de bataille au plus vite ! Mais Will est tĂ©tanisĂ©. Son corps refuse de le mener plus loin alors quâune petite voix dans son ĂȘtre le supplie de faire demi-tour.
Il soupire. Il ne peut pas. Il est si prĂšsâŠ
Le jeune sgarkellogy rassemble son courage, ferme les yeux si fort que des larmes se mettent Ă perler puis avance de plus belle. Ses membres pĂšsent bien lourd, il a lâimpression de tituber, de se dĂ©battre dans un songe qui vire au cauchemar.
Will se redresse afin dâobserver les alentours. La caillasse reste MaĂźtre, les stĂšles pleuvent de toutes parts et seul le vide lâattend sâil sâĂ©loigne du chemin. Plus loin, le dĂ©cor devient blanc si bien que le jeune sgarkellogy ne peut quâimaginer le froid sâintensifier et mordre la chair.
Le familier volant hurle. La menace sâaffole, impatiente de dĂ©nicher cette proie qui se dissimule ici bas, comme la vermine quâelle est !
Soudain, elle se met à piquer vers le sol, prédatrice. Will laisse la terreur le guider en le faisant filer à toute allure sur le chemin. Le jeune sgarkellogy prend de la vitesse : il doit fuir !
Il sent le vent se lever de nouveau avec un autre cri dĂ©chirant ! Alors il file, il file, quâimporte la poussiĂšre qui vient se mĂȘler aux larmes de ses yeux opaques, quâimporte la souffrance dans ses muscles malmenĂ©s ou mĂȘme ses poumons en train de brĂ»ler.
Quelque chose vient de se poser lourdement sur le sol.
Ăa y est ! Le bourreau sâapplique Ă inspecter les lieux.
Une cachette. Vite. Will sâen va machinalement se recroqueviller derriĂšre une stĂšle de pierre. Est-ce que cela sera suffisant ? Il lâignore. Le jeune sgarkellogy peine Ă reprendre son souffle. Il sent sa gorge le piquer, il sait que la quinte de toux le menace, mais il ne peut pas se le permettre ! Parce que la silhouette obscure, immense, du familier volant se dresse non loin de son abri, comme lâombre de la mort.
Deux orbes de sang brillent parmi la noirceur de sa figure. La lumiĂšre du jour se reflĂšte sur l'encre de son corps, ses plumes, son bec effilĂ©. Ses ailes sont annonciatrices dâune Ă©niĂšme bourrasque.
Will se retiendrait presque de respirer. Il plaque ses petites pattes sur sa gueule en un geste machinal.
Le grand familier marche prudemment, se penchant, jetant son Ćil derriĂšre chaque stĂšle. Il cri de menaces.
Ses serres, puissantes, martĂšlent ce sol fatiguĂ© si bien que le jeune sgarkellogy sâattend Ă voir les plaques de roche valser. Ses grandes ailes se plient et se dĂ©plient dans un concert de friction insupportable, son large poitrail noir semble receler dâune Ă©nergie destructrice qui prend vie dans la gorge du familier impressionnant pour hurler "je te cherche".
Will doit faire tout ce qui est en son pouvoir afin de ne pas cĂ©der Ă la panique. Lâangoisse lui serre la poitrine, ses entrailles se tordent alors quâil souhaite, plus que tout, courir Ă toute vitesse vers le sommet. Mais cela marquerait la fin de son pĂ©riple sans quâil ne puisse voir lâombre dâun dieu.
Le jeune sgarkellogy inspire profondĂ©ment. Il ferme les yeux et fait fi du danger pour quelques petites secondes. Il lui faut se calmer parce quâau fond, il sait comment agir.
Will se revoit Ă Odrialc'h, juste en face du bĂątiment aux assiettes garnies. Dans son souvenir, il vient de quitter les Ă©gouts en compagnie de son pĂšre ainsi que du reste de la colonie.
Il doit fureter avec discrĂ©tion et prudence pour voler de la nourriture sans jamais se faire prendre par les gĂ©ants de chair⊠Tout ce quâil risque ce nâest quâun coup de balai, aprĂšs tout.
Il nâa quâĂ lâendurer.
Le jeune sgarkellogy revient Ă lui. Il fixe son adversaire, ce grand familier d'encre et il sait qu'il peut le fuir.
Tant que ses orbes de sang regardent ailleurs, tant quâils le cherchent derriĂšre des stĂšles, plus loin⊠Will nâa quâĂ poursuivre son ascension.
Il se fait le plus silencieux possible, quitte Ă ne devenir quâune ombre sur le chemin. Il furĂšte avec prudence en prenant soin de rester invisible aux yeux de son ennemi. Les plaques deviennent des remparts. Les plaques deviennent des boucliers.
Le familier hurle Ă nouveau. Les plumes acĂ©rĂ©es de ses ailes crient alors quâil prĂ©pare, sans doute, son envol.
Un bref coup dâĆil informe le jeune sgarkellogy que câest effectivement le cas. Les battements de son cĆur sâaccĂ©lĂšrent. Des airs, une tache noire sur un sol abrupt sera aussi visible quâun morceau de charbon sur de la neige ! Will ne rĂ©flĂ©chit plus : il sâĂ©lance.
Les stĂšles se succĂšdent encore et encore, la poussiĂšre lâenveloppe alors que ses pattes raclent le sol. Le jeune sgarkellogy entend le grand familier hurler depuis les cieux : nul doute quâil lâa repĂ©rĂ©.
Par le Grand Rawist, est-ce que ce champ de bataille a au moins une fin ?
Will a lâhorrible sensation de se retrouver piĂ©gĂ© dans une boucle infinie. Une boucle oĂč la seule porte de sortie serait sa perdition.
Câest finiâŠ
Les ailes de son ennemi vont le transpercer, voilĂ lâissu qui sâoffre au jeune sgarkellogy. Elles vont pleuvoir sur sa chair comme un millier de glaives si bien que Will nâatteindra jamais le sommet de la montagne. Il ne posera aucune question, ne verra pas les dieux du Beryx⊠Il ne rencontrera jamais le Grand Rawist. Il est nĂ© proie alors il finira proie.
Non !
La poitrine du jeune sgarkellogy va exploser alors que ses petites pattes vont céder.
Il veut aller plus vite que son corps ne peut lui permettre, il veut respirer au-delĂ de ses poumons, il veut voir plus loin, mais ses propres yeux ne peuvent rien y faire⊠Sa peau sombre se hĂ©risse alors quâil sent la prĂ©sence massive du grand familier.
Est-ce lâune de ses serres quâil sent sur sa chair ? Will se prĂ©pare mentalement Ă accuser la douleur et peut-ĂȘtre⊠La fin ?
Non !
Son instinct de survie demande un ultime effort à son corps déjà trop fatigué : saute !
La pointe meurtriĂšre vient doucement se glisser entre les omoplates du jeune sgarkellogy. Elle va bientĂŽt le blesser, encore quelques millimĂštres etâŠWill replie son petit corps puis soudain, il fait un bond fulgurant.
Un milliĂšme de seconde pour voir le paysage se peindre en blanc, plus loin. Pour apercevoir deux piliers massifs, recouverts dâun linceul de givre ainsi que leurs Ă©normes symboles Ă©tranges gravĂ©s Ă mĂȘme la pierre frigorifiĂ©e. Pour sentir le froid et le suc de la peur lui coller Ă la peau, pour prendre conscience de toute sa chair meurtrie puis pour penser, enfin.
La voix de Till résonne dans son esprit.
Ah ! Quâest-ce que jâaimerais ĂȘtre un maĂŒlix ou un ciralak ! Est-ce que tu sais pourquoi, petit Will ? Parce quâils ont de minuscules clavicules ! Câest pour cela quâils ont une souplesse Ă toutes Ă©preuves⊠Ils ont bien de la chance.
Les clavicules de Will, quant Ă elles, semblent se briser sous la violence du choc.
La serre du grand familier volant nâa pas attrapĂ© sa proie, non⊠Dans une derniĂšre tentative de lâemporter, les quatre doigts de sa patte massive ont projetĂ© le jeune sgarkellogy en avant et il a fendu les airs avec violence.
Un choc, un second⊠Will a la sensation de dévaler un amoncellement de pierres hérissées de pointes⊠Il sent une poudreuse glaciale tremper sa peau pour mieux piquer sa chair⊠Il a du mal à respirer, il est persuadé que son petit crùne est jonché de bosses. Il ne les comptera pas.
Enfin, tout sâarrĂȘte. Il nâentend plus rien. Il a du mal Ă ressentir quoi que ce soit.
Le jeune sgarkellogy ouvre la gueule, mais seuls des rĂąles quittent sa gorge. Ils se transforment en sifflements qui ressemblent Ă sây mĂ©prendre Ă des plaintes.
Ses paupiĂšres sâentrouvrent, mais il ne parvient pas Ă mettre des mots sur le paysage tant il peine Ă retrouver ses esprits. Will se tient au beau milieu dâun Ă©crin qui nâest que souffrances, confusions, peur et froid.
Petit Ă petit, il reprend pied.
Telle une immensité figée, grise, stérile, le ciel du Beryx lui apparaßt. Il déverse ses flocons éburnés qui pleuvent sur la figure du jeune sgarkellogy, couché sur le dos, comme un millier de baisers gelés.
Will se met Ă tousser. Il inspire profondĂ©ment, ses poumons hurlent sous la fraĂźcheur de lâair, mais au moins, il respire. Il vit encore.
Il parvient Ă se mettre sur le flanc et mĂȘme si son corps ne peut pas parler, il ne peut quâimaginer les plaintes cuisantes de son dos blessĂ©.
Soudain, le jeune sgarkellogy Ă©carquille ses yeux dâhorreur.
Face à lui, sur le seuil des piliers qui se dressent bien haut telle une entrée vers un sanctuaire, se tient le familier volant.
Stoïque, droit, ses orbes de sang luisant comme des chandelles, il reste de marbre. Une énorme arme sombre aux ailes tranchantes repliées le long de son corps massif.
Will peut le voir, à présent. Il peut le détailler⊠Cet énorme familier impressionnant.
Au-delĂ de ses plumes semblables Ă des glaives, de son bec affutĂ©, des rubis de son regard, le jeune sgarkellogy lâimagine fait de mĂ©tal. Une superbe arme, un amoncellement dâingĂ©niositĂ© pour donner vie Ă une telle crĂ©ature.
LâĂȘtre de fer soupire. Des volutes opaques quittent son bec, comme pour tĂ©moigner du merveilleux rĂ©alisme de cette mĂ©canique de familier. Regardez : il possĂšde des poumons. ForgĂ©s, bien sĂ»r.
Le cĆur de Will menace de percer sa poitrine alors que les tremblements reprennent du service. Quâattend-il ? Sa proie est Ă sa portĂ©e !
Mais il ne bouge pas. Il se contente de le fixer de ses yeux sanguinaires. Impassible.
Le jeune sgarkellogy quant Ă lui, ne compte pas attendre la prochaine attaque. Il rassemble courage et Ă©nergie afin de se relever, mais cette tentative lui arrache un cri de douleur.
Il chancelle, puis sâeffondre lourdement sur le sol gelĂ© alors quâil lance un regard Ă©pouvantĂ© Ă sa patte arriĂšre gauche, enflĂ©e.
NonâŠ
Une seconde tentative pour se mettre debout qui se solde en Ă©chec. La mĂąchoire de Will se crispe. Il a envie de hurler.
Sa patte est cassée. Il est perdu.
â PĂšre. MĂšre. Pardonnez. PtĂ©rocorvus a Ă©chouĂ©. Le petit familier a rĂ©ussi.
Une voix dâoutre-tombe sâĂ©lĂšve. Gutturale, comme Ă©touffĂ©e par cent masques.
Les muscles du jeune sgarkellogy se tendent. Est-ce que le grand familier volant vient de parler ? Will le dévisage.
Il a dit "PÚre", "MÚre" puis "Ptérocorvus"⊠Que veut dire tout cela ? Serait-ce ?
â Un test ? murmure le jeune sgarkellogy.
Un test qui le rendrait digne de rencontrer les dieux du Beryx ? Will secoue la tĂȘte.
Sous ses yeux opaques, le familier "PtĂ©rocorvus" dĂ©ploie ses ailes acĂ©rĂ©es afin de prendre son envol dans un concert de friction. Le jeune sgarkellogy lĂšve haut le chef pour le regarder planer dans lâimmensitĂ© du ciel du Beryx. Et maintenant ?
Maintenant, Will se retrouve seul dans ce dĂ©cor hivernal. Ici, il nây a que lui, ces deux piliers marquĂ©s de symboles, ces roches acĂ©rĂ©es qui sâĂ©lĂšvent comme des murs infranchissables et tout lĂ -haut⊠La coupure. Lâentaille encore bĂ©nie de son faisceau de lumiĂšre.
Il nây a quâun seul chemin : de petites pierres sâamoncellent en un sentier maladroit, certainement glissant, en pente, comme lâultime effort avant la confrontation du PĂšre et de la MĂšre.
Will lui lance un regard fatigué.
Il nâen peut plus. Il a mal. Cette question vaut-elle toute cette peine ?
LĂ , seul en haut de la montagne, il songe aux Ă©gouts d'Odrialc'h, Ă son pĂšre, Ă la colonie⊠Il sent son cĆur se serrer alors quâil rĂ©alise que tout cela lui manque.
Il secoue la tĂȘte dans lâespoir de disperser les Ă©motions qui veulent monter. Non. La misĂšre ne peut pas lui manquer !
Le jeune sgarkellogy fait appel Ă sa volontĂ©. En un geste dĂ©sespĂ©rĂ©, il tente de se traĂźner jusquâĂ la premiĂšre marche de cet escalier maladroit. Il est lĂ . Il doit continuer.
Ă, MĂšre je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde. Ă, PĂšre je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde.
VoilĂ quâil se met Ă ramper, Ă©puisĂ©. Sa panse frotte contre le sol glacial, raclant la poudreuse qui sâamoncelle. Tout cela nâest-il pas mieux que le carrelage graisseux du bĂątiment aux assiettes garnies ?
Je vous en prie !
Il y est presque, nâest-ce pas ? Encore un petit effort ! Lâescalier approche⊠Non ? Non. La fatigue lui joue des tours.
Sâil vous plaĂźtâŠ
Pourquoi lâescalier disparaĂźt ? Pourquoi le froid lui semble soudain si lointain ? Pourquoi le dĂ©cor rĂ©trĂ©cit ?
La peur lâagrippe. Non ! Non ! Non, non, non, non, non ! Il ne faut pas sâendormir ! MisĂ©rable vermine, ne tâendors pas !
Amarante⊠TamarisâŠ
Un bruit sourd. Le jeune sgarkellogy croit au retour du ptĂ©rocorvus, mais il nâen est rien.
Will entend des pas. Des pas qui claquent sur la roche avec majestĂ© et puis⊠Et puisâŠ
Le violet Ă©thĂ©rĂ© vient pourfendre la neige de la montagne. La lumiĂšre Ă©carte les pans de ce paysage de mort alors que, de sa main invisible, elle vient bercer le jeune sgarkellogy dâune chaleur plus que bienvenue. Will ne bouge plus.
Son regard, agressé par la lueur, ne peut se détacher des deux silhouettes mouvantes, grandes, merveilleuses, en train de venir à sa rencontre.
Il voit du violet, du blanc, de lâor, du rouge⊠Des ĂȘtres massifs qui respirent la splendeur avec leur figure et leur allure dâapparat.
Du violet Ă©thĂ©rĂ© et du blanc divin avec une cape de roses rouges, leurs fourruresâŠUne fenrisulfr et un rowtsya.
Un sourire fend la figure de Will. Il se permet, enfin, de lĂącher prise.***Pour un continent, une montagne.
Pour une ascension, un gardien.
Pour un regard de la MĂšre, du courage.
Pour la fin dâun pĂ©riple, lâĂ©lĂ©vation.
La MĂšre sauvera les valeureux pĂšlerins du monde.
Le Livre De la Fenrisulfr Amarante***Pour un continent, une montagne.
Pour une ascension, un gardien.
Pour la compassion du PÚre, de la détermination.
Pour la fin du périple, une réponse.
Le PÚre protégera les valeureux pÚlerins du monde.
Les MĂ©moires Du Rowtsya TamarisAscension
Chapitre Final - PĂ©riple
Il a cru sombrer parmi la poudreuse. Il a cru sâendormir Ă jamais, lĂ , effondrĂ© sur un tapis de neige tandis que les flocons lui tisseraient un linceul.
Mais il nâen est rien.
Will est bel et bien là . à plat ventre sur le sol glacé de la montagne, son pelage trempé, tenant péniblement sur ses deux pattes avant, tremblantes, alors que celle qui ne peut plus le porter se traßne derriÚre lui comme une entrave.
Le souffle du jeune sgarkellogy se transforme en volutes. Lâair du sommet sâapplique Ă lui brĂ»ler les poumons, mais il ne le sent presque plus.
Il est là . Avec les dieux. Il a réussi.
Enfin presque : il doit leur parler, leur poser cette question qui a rythmĂ© son pĂšlerinage jusquâau continent du Beryx. Avec une pincĂ©e de hasard, aussi.
Est-ce quâil doit ĂȘtre le premier Ă prendre la parole ? La mĂąchoire de Will sâentrouvre, mais⊠maisâŠ
Amarante sâavance.
Ses griffes épaisses, obscures, claquent sur la roche givrée de la montagne. Les muscles de ses pattes roulent sous son poil éthéré.
Le jeune sgarkellogy remarque que si la fourrure du dieu Tamaris est dâivoire avec une cape de roses rouges, celle de la dĂ©esse Amarante est plus onirique.
La MĂšre impulsive et le PĂšre clairvoyant.
Will comprend à présent.
Ses pattes sâĂ©crasent dans la poudreuse alors que le paysage⊠Il ne se compose que de terre gelĂ©e, de neige sale, de petites caillasses ainsi que de froid. Son front touche le sol.
Le jeune sgarkellogy rĂ©alise seulement quâil vient de se prosterner sans mĂȘme en avoir conscience.
Quand ses pattes ont-elles cessé de trembler pour mieux se dérober sous son poids ?
Il voudrait au moins redresser le buste, mais il nây arrive pas. La MĂšre lâĂ©crase⊠Avec son regard ? Son aura ? Une magie divine dont Will nâaurait pas connaissance ? Il lâignore.
â Cette petite chose a-t-elle rĂ©ellement pu braver notre gardien ? siffle Amarante.
Chose ? La gueule du jeune sgarkellogy se crispe. Mais il nâose pas relever la tĂȘte.
Lâaura de la MĂšre lâen empĂȘche. Il la ressent de maniĂšre si intense dans chaque sillon de ses veines quâil se demande si elle nâest pas tangible⊠Comment font les familiers du continent du Beryx, en bas de la montagne, pour ne pas la percevoir ? Et les ĂȘtres faeliens ? Et lui. Lui, pendant son ascension, comment a-t-il⊠?
â Tu ne le regardes pas tel quâil est, dĂ©clare paisiblement une voix grave.
Tamaris.
Deux pattes viennent encadrer la figure de Will. Son front embrasse toujours le sol glacĂ©, son petit corps ne fait plus quâun avec la terre du sommet. Puis, il ressent de la bienveillance. Le jeune sgarkellogy ne saurait sâexpliquer mais il a simplement la sensation quâil a le droit dâĂȘtre lĂ , de se tenir ainsi devant les dieux du Beryx, de leur adresser la parole, mais surtout : de lever son regard blanc vers le PĂšre.
Tamaris, le PĂšre clairvoyant.
En des gestes lents, sa nuque sâactionne. Will a lâimpression de se transformer petit Ă petit en pantin. Ses mouvements sont saccadĂ©s. Sa chair lui rĂ©pond avec difficultĂ©.
Enfin, il plonge dans les prunelles des dieux. Dans les yeux de la MĂšre et du PĂšre. Il tressaille.
Des rubis cerclĂ©s dâor forment le regard de Tamaris, comme un miroir de cette carapace merveilleuse venue coiffer son dos. Le PĂšre ne se contente certainement pas de donner sa protection : il est un rempart. Le bouclier du Beryx.
Quant aux yeux d'Amarante⊠Ils brĂ»lent d'un feu sombre. Ils ne sont que tĂ©nĂšbres. Des tĂ©nĂšbres en fusion telle la forge maudite qui aurait conçue une Ă©pĂ©e destructrice. Will nâa aucun doute quant au fait quâelle serait capable dâembraser sa chair dâun simple regard si elle le souhaitait.
La MĂšre pourrait le consumer tout entier, puis entraĂźner le PĂšre⊠Le continent du Beryx avec elle ! Continent qui nâa rien Ă craindre, vraiment.
Amarante est "puissance", elle est lâĂ©pĂ©e du Beryx.
Elle est la premiĂšre Ă attaquer le jeune sgarkellogy qui se recroqueville sur lui-mĂȘme.
Certes, il a conscience dâapparaĂźtre si pathĂ©tique avec son corps trempĂ© ainsi que sa patte folle⊠Mais il est lĂ . Câest ce qui compte, non ?
â Alors, petit familier ? raille Amarante, es-tu venu demander la puissance que tu nâinspires pas ? La protection que tu nâas jamais eue ? Un pouvoir que tu seras incapable de manier ?
La MĂšre tranche. Will sây est attendu, mais il secoue la tĂȘte. TĂȘte qui semble devenir de plus en plus lourde. Comme son corps.
â Non⊠souffle-t-il.
Il doit sâexpliquer. Il doit raconter son histoire, il doit demander Ă voir le Grand Rawist, il doitâŠ
Un bruit sourd, la chaleur dâune entitĂ© divine. Un coup dâĆil et le jeune sgarkellogy sâaperçoit avec stupeur que Tamaris vient de se coucher face Ă lui. Sa figure majestueuse, aurĂ©olĂ©e d'ivoire et de rubis, sa cape de roses rouges qui se laisse malmener par le vent du sommet ressemble Ă sây mĂ©prendre Ă une riviĂšre de pierres prĂ©cieuses.
Comme Amarante, le PĂšre est lâassemblage dâun orfĂšvre amoureux des joyaux, sĂ»rement. Sauf que la MĂšre quant Ă elle, semble tombĂ©e des songes avec le violet extraordinaire de sa fourrure ainsi que ces rubans aux tons rosĂ©s qui forment ses multiples queues. Leur couleur nâest pas sans rappeler les derniers vestiges dâun coucher de soleil avant la tombĂ©e de la nuit.
Le PĂšre est un joyau alors que la MĂšre fait honneur au ciel.
Will ne quitte pas la figure bienveillante de Tamaris. Sâil continue de lâobserver, peut-ĂȘtre pourra-t-il Ă©chapper au tranchant d'Amarante. MĂȘme sâil sait quâelle ne sera pas avare de remarques acerbes. Tant pis. Il nâest pas ici pour rien !
â Je ne veux ni pouvoir, ni puissance, ni protection⊠murmure-t-il avec difficultĂ©.
Il nâa pas vu la MĂšre Ă©carquiller ses yeux d'onyx. Elle a entrouvert sa puissante mĂąchoire, hautaine, mais curieuse. Quâest-ce quâune petite espĂšce de familier comme celui-lĂ est venu chercher ici alors ?
â Je voudrais⊠reprend Will, Jâai besoin⊠Jâai besoin⊠Dâune rĂ©ponse. Le Grand Rawist⊠Sait.
Le jeune sgarkellogy tente de se redresser. La tĂąche est ardue : ses pattes avant tremblent encore, celle qui est blessĂ©e le fait souffrir et puis⊠Sa respiration devient difficile. Will a un nĆud Ă©trange au niveau de lâabdomen : il se sent houleux. Mais il tient bon et il tiendra bon.
Il ne quitte pas la figure de Tamaris. Les dieux du Beryx ne peuvent pas savoir pourquoi les sgarkellogy sont une espÚce de familier méprisable, miséreuse, pourquoi le Grand Rawist les a engendrés et surtout : pourquoi les portes du bonheur leur sont hermétiques.
Le regard du PĂšre se teinte de compassion. La MĂšre reste, quant Ă elle, imperturbable.
â Quel familier se rendrait sur le continent du Beryx dans le but de parler au dieu des dieux ? siffle-t-elle avec mĂ©pris, regardes-toi⊠à quoi te sert ta petite tĂȘte si tu ne peux mĂȘme pas rĂ©flĂ©chir correctement ?
â Ce nâest pasâŠ
Tamaris se met Ă gronder.
Il sâagit dâun roulement sourd, comme les prĂ©mices dâun orage que le jeune sgarkellogy sent rĂ©sonner jusque dans ses os. Mais la figure du PĂšre ne se dĂ©forme pas de colĂšre et la lueur dans les joyaux de ses yeux ne change pas.
â Si tu ne peux pas reconnaĂźtre la volontĂ© dâun petit familier qui vient Ă nous, dĂ©clare-t-il Ă Amarante, si tu nâes ici que pour accabler, si tu refuses dâentendre sa question⊠Alors tu peux tâen aller.
La MĂšre gronde Ă son tour, menaçante. Elle toise Tamaris, son regard se transformant en vĂ©ritable puits de tĂ©nĂšbres. Will est persuadĂ© quâelle va faire fondre la neige du sommet !
â Il ne veut ni puissance ni pouvoir pour le combat, poursuit le PĂšre, il ne veut pas de ma protection. Il veut une rĂ©ponse, tu lâas entendu tout comme moi. Alors pour lui, baisse ta garde, Amarante.
Le jeune sgarkellogy suit lâĂ©change entre les dieux, stupĂ©fait.
Sâil a traversĂ© la mer, les plaines du Beryx, la forĂȘt du sud, les bourrasques de cette montagne jonchĂ©e de stĂšles de pierre, la poudreuse du sommet⊠Ce pĂ©riple lui semble si lointain. Will a la sensation de se trouver dans un coffret avec une serrure unique, verrouillĂ©e sur le monde.
Il se tient au cĆur dâune atmosphĂšre qui oscille entre tumulte et accalmie. Lorsquâil regarde Amarante et Tamaris, il voit les deux faces dâune mĂȘme piĂšce, deux miroirs lâun en face de lâautre⊠Leur tandem est un Ă©trange mĂ©lange entre le jour et la nuit.
Ils sâattirent, se comprennent, se repoussent.
La MĂšre ne baissera pas sa garde, mais sa hargne restera muette pour ce familier rachitique aux yeux vitreux. Si Will pouvait apercevoir son reflet, il verrait que le blanc de ses prunelles vire doucement vers quelque chose de plus laiteux. La faute de lâespoir en train de sâĂ©teindre peut-ĂȘtreâŠ
â Vous ne pouvez rien pour moiâŠ
Il ne se trouve pas sur l'Ăźle de Memoria. Il a commis une erreur en songeant qu'Amarante et Tamaris pourraient appeler le Grand Rawist. La MĂšre refuse de lâĂ©couter, alors⊠Alors⊠à quoi bon, finalement ?
â Nâas-tu pas dit que tu avais une question Ă poser, petit familier ?
La voix du PĂšre sâĂ©lĂšve, calme, profonde, rassurante.
Ses orbes dâor cerclĂ©s de rubis accrochent le regard du jeune sgarkellogy comme un point dâancrage. Ils ont le pouvoir dâĂ©vincer tous les doutes qui assaillent le familier. Will cille : Tamaris lâinvite Ă parler. Mais Tamaris nâest pas le Grand Rawist.
Un frisson parcourt chaque centimÚtre carré de sa chair. Le froid le mord de plus en plus.
Le jeune sgarkellogy se traĂźne quelque peu sur la poudreuse, juste pour se rapprocher du PĂšre. LĂ , entre ses pattes massives ainsi que sa prĂ©sence rassurante, il se sent dĂ©jĂ plus Ă lâabri.
Il inspire profondément et expire avec une plainte lorsque ses poumons protestent.
â Je voudrais savoir, amorce Will, pourquoi⊠pourquoiâŠ
Il raconte.
Sa voix sâĂ©raille avec la fatigue, mais il continue et alors quâil peint le tableau de son existence ; et pendant quâil parle, il peut voir des images apparaĂźtre dans son esprit.
Son cĆur se serre quand il le rĂ©alise encore une fois : son pĂšre, la colonie⊠Ils lui manquent.
Il se revoit courir dans les Ă©gouts, infiltrer le bĂątiment aux assiettes garnies, se rendre Ă la dĂ©charge afin dây trouver de la nourriture et rĂ©pĂ©ter ce cycle encore et encoreâŠ
Il ne comprend pas. Il ne comprend pas du tout.
Ce voyage, il lâa accompli dans le but de se sortir de cette misĂšre et ainsi obtenir une rĂ©ponse Ă la condition pathĂ©tique des sgarkellogys. Il a voulu quitter cette bulle affreuse, cette boucle aliĂ©nante oĂč la quĂȘte de nourriture, le combat contre la faim a transformĂ© la vie de la colonie en survie. Alors pourquoi tout cela lui manque-t-il ?
Will secoue la tĂȘte. La rĂ©ponse Ă sa question devient vitale, essentielle !
Il a besoin quâon le sorte de toute cette brume qui brouille ses pensĂ©es. Quand on Ă©clairera sa lanterne, alors il pourra changer sa vie ! Il deviendra un familier nouveau, plus lucide avec un autre regard sur le monde. Mais.. Nâest-ce pas dĂ©jĂ le cas ? Le jeune sgarkellogy se met Ă tousser.
â Ce que tu veux savoir, Will, sgarkellogy d'Odrialc'h, câest la raison pour laquelle les tiens sont vouĂ©s Ă vivre dans la misĂšre ? rĂ©capitule Tamaris.
Une ombre passe sur sa figure. Le PĂšre ferme briĂšvement les yeux, accusant peut-ĂȘtre une vĂ©ritĂ© qui lui provoque du chagrin.
Will lâobserve, inquiet, mais le dieu revient rapidement Ă lui et la bienveillance retrouve sa place dans ses prunelles merveilleuses. Il rĂ©flĂ©chit. La MĂšre sâanime Ă ses cĂŽtĂ©s, ses queues oniriques s'agitant en un geste inconscient.
â Tu penses que la misĂšre des sgarkellogys est le fait du dieu des dieux ? dit-elle dâun ton acerbe, tu crois quâil a voulu votre condition pitoyable ? Tu le penses vraiment ?
â Le Grand Rawist a engendrĂ© les sgarkellogys, explique Will, il nous a donnĂ© naissance, mais quâimporte⊠Quâimporte qui nous sommes : nos vies se ressemblent. Nous nous battons pour notre survie et nous ne parvenons pas Ă ĂȘtre heureux. Nous sommes touchĂ©s par la misĂšre, la faim, la maladie, la saletĂ©, la peur⊠Pourquoi avoir crĂ©Ă© une espĂšce de familiers aussi misĂ©reuse ?
La MÚre émet un sifflement dédaigneux. Le jeune sgarkellogy ne peut que deviner ses pensées à son encontre, mais Amarante se garde bien de les mettre en lumiÚre.
Elle est une dĂ©esse qui ne jure que par le tranchant de ses griffes alors elle nâa que faire des Ă©lucubrations existentielles dâune vermine. Elle connaĂźt la rĂ©ponse Ă sa question, mais elle va laisser le PĂšre sâexprimer. Will lâobserve. Sa fourrure Ă©thĂ©rĂ©e qui encadrent sa figure implacable⊠Elle est belle et terrifiante Ă la fois.
Enfin, le PĂšre traduit sa rĂ©flexion. Il a Ă©tudiĂ© la question du jeune sgarkellogy et mĂȘme sâil nâest pas le Grand Rawist, il reste un dieu.
Mais quâest-ce quâun dieu pour un familier ? Pourquoi risquer sa vie pour une simple rĂ©ponse ?
Tamaris dĂ©cide dâinterroger le jeune sgarkellogy.
Will est pris au dĂ©pourvu. La fatigue rend ses pensĂ©es plus confuses, si bien quâelles ne cessent de tourner dans sa tĂȘte.
Quâest-ce quâun dieu ? Quâest-ce quâun dieu ? Un dieu câest⊠CâestâŠ
Il soupire et tousse de plus belle. Il prend alors conscience de ce que reprĂ©sente le Grand Rawist Ă ses yeux : tout ce quâil nâest pas.
La majestĂ©, la prestance, le savoir, lâassurance, la vaillance, une figure qui inspire admiration et respect. Pour un sgarkellogy crasseux recroquevillĂ© dans ses Ă©gouts, le Grand Rawist est une lumiĂšre Ă©ternelle. Une figure qui tient les destins de chaque familier entre ses sabots. Enfin⊠Il croitâŠ
â Un dieu, câest une figure immortelle, intemporelle, invincible, instruite, intelligente⊠Une figure qui ne connaĂźt pas lâĂ©chec, une reprĂ©sentation de la⊠Perfection ?
Le jeune sgarkellogy sâĂ©tonne lui-mĂȘme. Alors câest ainsi ? Câest pourquoi il a trouvĂ© le courage de quitter Odrialc'h ? Parce quâil pense que les dieux sont lâincarnation de la perfection ? Parce quâil croit fermement que la rĂ©ponse du Grand Rawist Ă sa question peut changer sa vie ? Lâexistence mĂȘme des sgarkellogys ?
Le PĂšre le regarde avec tendresse. Will a lâimpression de redevenir petit.
La MĂšre laisse Ă©chapper un rire sarcastique, mais ses traits sont moins durs.
â Câest lĂ que tu as tort, petit familier, rĂ©pond-elle Ă la grande surprise du jeune sgarkellogy, ce sont les Ă©checs qui forment les dieux, les erreurs qui nous enseignent nos faiblesses, les imperfections qui nous apprennent Ă devenir humbles.
Elle semble embrasser les cieux de son regard obscure.
â Câest parce que les dieux ne sont ni immortels, ni intemporels, ni invincibles, ni instruits et ni intelligents quâils peuvent sâĂ©lever et se dĂ©vouer dans leurs rĂŽles. Câest pour cela que moi, Amarante, je peux servir le continent du Beryx.
Son ton est implacable, sa voix tonne comme un coup de tonnerre. Les familiers qui vivent en ces terres peuvent dormir sur leurs deux oreilles, car la MĂšre veille depuis le sommet de la montagne.
Tamaris approuve dâun signe de tĂȘte.
â Ce qu'Amarante dit fait sens, Will : nous, dieux Amarante et Tamaris, restons des guides. Nous avons pour rĂŽle de veiller sur les familiers qui vivent sur le continent du Beryx, de les protĂ©ger, dâĂ©couter leurs lamentations et de valoriser leur courage. Nous sommes leurs oreilles, leurs Ă©paules, leurs socles. Sais-tu ce qui nous diffĂ©rencie tant de toi ? Des autres familiers ?
Will écoute les dieux du Beryx, fascinés. Ils sont "puissance", ils sont "prestance", ils semblent inébranlables pourtant, ils sont imparfaits. Les croyances du jeune sgarkellogy volent en éclats.
Il secoue la tĂȘte. Non, il ne sait pas ce qui le rend si diffĂ©rent des dieux⊠Ou plutĂŽt si : bien trop de choses, mais probablement pas ce que le PĂšre veut entendre.
â Nous dieux, reprend Tamaris, avons notre rĂŽle Ă accomplir. Vous, les autres familiers, vous avez le choix.
Le choix ? Le jeune sgarkellogy plisse ses yeux opaques. Que veut-il dire par lĂ ? Quels choix ? Il demande et câest la MĂšre qui rĂ©pond.
âLa façon dont tu veux mener ta vie, petit familier ! La façon dont tu veux manger, dont tu veux parler, dont tu veux voyager, dont tu veux utiliser ton temps ! Le choix dâĂȘtre proie ou prĂ©dateur, dâordonner ou dâobĂ©ir, de persĂ©vĂ©rer ou dâabandonner, de se soumettre Ă son destin ou de le provoquer. De vivre ou bien de survivre.
Le choix. Les choix. Tous les choix qui peuvent sâoffrir Ă un familier durant une minute, une heure, une journĂ©e⊠Des choix qui traceront le chemin de son existence.
Est-ce aussi simple que cela ? Les dieux sont-ils privés de choix ? Le Grand Rawist en est-il privé aussi ?
Will chancelle. Il tombe Ă plat ventre, grimace lorsque sa patte cassĂ©e lui fait mal et pose son front contre la neige. Durant toute son existence, il nâa jamais eu lâimpression de faire un choix. Il a simplement suivi. Suivi son pĂšre, la colonie⊠Sauf lorsquâil a quittĂ© Odrialc'h en compagnie de Till.
â Je suis une vermine, souffle le jeune sgarkellogy, on mâa dit un jour, que sur un bateau, la vermine Ă©tait bonne Ă ronger les cordes. Elle ne peut pas accoster sur le quai et se mĂȘler aux jolis gens. Je me suis demandĂ© "pourquoi" et maintenantâŠ
Maintenant, Will songe que la vermine peut cesser de ronger les cordes. Elle peut quitter le bateau et se mĂȘler aux jolis gens : elle a le choix.
â Will.
La voix profonde de Tamaris retentit. Le jeune sgarkellogy relĂšve la tĂȘte avec difficultĂ©. Il cligne des yeux plusieurs fois. Il se sent vraiment fatiguĂ©, confus, abasourdi et lucide, aussi.
Il plonge son regard dans les joyaux du PĂšre. Les rubis cerclĂ©s dâor qui lui paraissent si⊠AveuglantsâŠ
â La rĂ©ponse Ă ta question, Will, poursuit Tamaris en prenant soin de dĂ©tacher chaque syllabe, câest que la vermine peut aussi devenir le capitaine du bateau.
Le jeune sgarkellogy se fige. Lâexpression de sa figure se tord dâincomprĂ©hension.
Comment ? Le capitaine ? La vermine qui ronge les cordes⊠Capitaine du bateau ?
Will fixe le PĂšre, la MĂšre, le sol, la roche, la neige et mĂȘme ses propres pattes.
La rĂ©ponse Ă sa question, il lâa obtenue. Il sâagit dâun puzzle que lui seul doit rĂ©soudre afin de comprendre. De pouvoir modifier son existence.
Mais⊠Quâaurait dit le Grand Rawist ? Le jeune sgarkellogy bĂ©gaye, incertain :
â Je voudrais⊠Jâaimerais⊠Jâai besoin de parler au Grand Rawist.
Il entend un profond soupir. Il sait quâil en demande beaucoup trop, mais il est lĂ , alorsâŠ
â BientĂŽt, Will, rĂ©pond Tamaris.
Le jeune sgarkellogy le dĂ©visage dâun regard flamboyant. Vraiment ? Quand ça ?
Les yeux du PĂšre semblent sâĂ©teindre alors que la MĂšre a fermĂ© les siens. Mais Will nây prĂȘte pas attention.
Ses membres se mettent Ă trembler de plus belle. Il rĂ©flĂ©chit Ă la rĂ©ponse quâil a obtenue de Tamaris, il tire sa petite cervelle de la torpeur dans laquelle elle semble vouloir sâenfoncer et retourne les mots du PĂšre dans tous les sens. Il tient Ă lui en trouver un !
Le capitaine⊠Le capitaine⊠Le capitaine câest celui qui⊠Conduit le bateau ? La vermine peut-elle conduire un bateau ? Peut-elle⊠? Il Ă©carquille ses yeux blancs.
Will se redresse tant bien que mal, avec des gestes vifs. La douleur irradie dans ses nerfs, mais il n'en a cure. Il vient de comprendre.
â Le capitaine⊠Est⊠MaĂźtre⊠murmure le jeune sgarkellogy.
Amarante lui lance un regard flamboyant. Tamaris acquiesce.
Oui, le capitaine est maĂźtre de son bateau. Il peut voguer lĂ oĂč il le souhaite. Vers la fĂ©licitĂ©, la paix, la tempĂȘte, le brouillard, la rĂ©ussite, lâĂ©chec, le hasard ou bien⊠La misĂšre.
Will, il faut que tu saches que si un ĂȘtre faelien ou bien un familier choisit la destruction et la mort, par exemple, alors la mort et la destruction le choisiront aussi. Si les sgarkellogys d'Odrialc'h choisissent la misĂšre, alorsâŠ
â ⊠La misĂšre les choisira aussi, achĂšve le jeune sgarkellogy pour lui-mĂȘme en songeant Ă Sec.
Les piĂšces du puzzle sâemboĂźtent les unes avec les autres.
Choix. Survie. MisĂšre. MaĂźtre. Capitaine.
Les yeux de Will sâhumidifient. Des larmes viennent se mĂȘler Ă sa peau de jais. Elles se mĂȘlent avec la neige qui a fondu.
Notre faute.
Ils nâont pas cherchĂ© Ă changer. Ils nâont jamais quittĂ© Odrialc'h. Ils nâont jamais voulu partir. Ils ont choisi de rester confinĂ©s dans les Ă©gouts. Ils ont toujours jurĂ© par la faim.
Alors la faim a fini par leur dĂ©vorer lâestomac, quâimportent les rations que la colonie de sgarkellogys a pu rĂ©cupĂ©rer, chaque jour passant.
Notre faute.
Pas celle du Grand Rawist. Ni d'Amarante, de Tamaris, de la providence, de la fatalitĂ©, dâune malĂ©diction quelconque⊠Les sgarkellogys se sont simplement laissĂ©s porter par leur quotidien de misĂšre, ils se sont laissĂ©s piĂ©ger dans cette boucle infinie, ils ont crĂ©Ă© eux-mĂȘmes cette bulle dans laquelle ils se sont enfermĂ©s.
La porte du bonheur ne leur a jamais Ă©tĂ© hermĂ©tique, non : ils nâont jamais tentĂ© de lâouvrir.
Tout est limpide dans son esprit. Ă la lumiĂšre de cette rĂ©ponse par la bouche des dieux du Beryx, la condition des sgarkellogys lui apparaĂźt de maniĂšre si simple⊠Pourquoi nâavoir rien fait ? Amarante le lui demande.
â Si tu ne pouvais plus supporter cette vie misĂ©rable dans les Ă©gouts, petit familier de la citĂ© d'Odrialc'h, pourquoi nâavoir rien fait pour changer ? Pourquoi es-tu restĂ© malgrĂ© tout ?
Will serre les dents. Les sanglots maculent sa figure dâeau salĂ©e. MisĂ©rable, il lâest plus que jamais, Ă pleurer face aux dieux du Beryx parce quâil a honte dâavoir Ă©tĂ© aveugle toutes ces annĂ©es. DâĂȘtre restĂ© "vermine" avec son pĂšre ainsi que les autres sgarkellogys de la colonie alors quâil aurait simplement suffi de devenir "capitaine" de son existence.
Dâavoir pensĂ© quâil lui serait impossible de se dissocier de la colonie, simplement. Dâavoir pensĂ© quâil resterait liĂ© Ă son pĂšre, Ă sa condition de sgarkellogy durant toute sa vie.
Stupide !
Stupide ! Stupide ! Stupide ! Stupide vermine !
â ⊠Parce que je nâen ai pas eu le courage, rĂ©pond-il dâune voix hachĂ©e par les sanglots.
La MĂšre reste silencieuse.
FiĂšre, elle sâavance quelque peu puis, finalement, plie les pattes avec grĂące afin de se coucher Ă cĂŽtĂ© du PĂšre. Elle observe de son Ćil obscur, ce petit sgarkellogy de la citĂ© d'Odrialc'h, prostrĂ© sur la neige sous le regard bienveillant de Tamaris.
â Mais tu es parvenu jusqu'ici. JusquâĂ nous, dĂ©clare Amarante avec conviction, tu as trouvĂ© la volontĂ© de quitter ta rĂ©gion, tu as vaincu la peur de lâinconnu, tu as mĂȘme Ă©chappĂ© Ă notre gardien. Tout cela pour obtenir la rĂ©ponse Ă une question. Une seule. Au nom de ton espĂšce ainsi que de ta colonie.
Will fixe la MĂšre.
Intransigeante, implacable, inflexibleâŠCcertainement terrifiante pour certains familiers.
Ses mots le surprennent et le touchent. A-t-il cessĂ© dâĂȘtre insignifiant ? Quâimporte.
Lorsque le jeune sgarkellogy sâest lancĂ© dans ce pĂšlerinage aussi fou quâimportant, câest parce quâil a eu de la peine. Pour lui, pour son pĂšre qui vieillit dans la douleur, pour son espĂšce. Parce que Till lui a ouvert les yeux et quâil a alors rĂ©alisĂ© quâil ne serait plus capable de supporter la misĂšre.
Il a compris.
Il chancelle de nouveau, titube, sâeffondre une fois de plus. La fatigue lâagrippe de plus belle, mais il refuse de se laisser emporter. Will ne peut pas sâendormir face aux dieux du Beryx.
â Will de la citĂ© d'Odrialc'h, amorce Tamaris, malgrĂ© tout ce que tu peux reprocher Ă ton espĂšce, lorsque tu penses "foyer", quâest-ce qui te vient Ă lâesprit ?
Foyer.
Câest confus. Ce nâest pas une rĂ©ponse que lâon peut donner en rĂ©flĂ©chissant intensĂ©ment. Câest diffĂ©rent parce que⊠Cela se manifeste par une Ă©motion.
â Mon pĂšre, rĂ©pond le jeune sgarkellogy.
Cette fois, il peut le sentir : lâamour quâil Ă©prouve pour son pĂšre a changĂ©. Il ne se manifeste plus sous la forme dâune chaĂźne indestructible qui le retient avec lui, dans les Ă©gouts d'Odrialc'h. Non. Son pĂšre lui apparaĂźt simplement sous les traits du sgarkellogy qui lâa Ă©levĂ©. Le sgarkellogy vers qui il peut revenir lorsquâil en Ă©prouve le besoin, avant de repartir voguer vers dâautres horizons.
Tamaris regarde Will avec tendresse avant dâembrasser les cieux. Les joyaux de ses yeux se mettent Ă briller.
â Moi, je pense "continent du Beryx".
Amarante aussi.
Le jeune sgarkellogy leur sourit. Le monde nâest plus le mĂȘme depuis quâil se sait capitaine dâun bateau. Il a cessĂ© dâĂȘtre une vermine.
Des frissons parcourent son petit corps, il tousse encore une fois, sa patte cassĂ©e achĂšve de le mettre Ă terre. AffalĂ© sur le flanc, Will regarde le pelage ivoire du PĂšre. Il songe Ă la riviĂšre couleur saphir des plaines du Beryx. Celle-lĂ mĂȘme oĂč il a rencontrĂ© Sec ainsi que sa conscience.
Avec les flocons du sommet, une goutte vient sây mĂȘler. Elle Ă©clabousse la joue du jeune sgarkellogy.
Ce dernier songe Ă Till. Ă Pyrois de la forĂȘt du sud. Ă la colonie, Ă son pĂšreâŠ
Le nouveau capitaine du bateau tĂąchera de mettre le cap sur le port de Tantale. Il racontera son voyage, mĂȘme sâil peut dâores et dĂ©jĂ imaginer lâexpression cynique de Till. Il a tout de mĂȘme rencontrĂ© ses dieux.
Oui, il fera tout cela. Lorsquâil se sentira mieux. Pour lâinstant, il est si fatiguĂ©.
Les paupiĂšres de Will se ferment sur son regard opaque. MĂȘme dans la pĂ©nombre, il sent les morsures de la poudreuse, mais il peut percevoir les respirations profondes d'Amarante ainsi que de Tamaris. Elles le bercent.
Tout va bien. Will est fatiguĂ©âŠ
TrĂšsâŠ
⊠Fatigué.***Pour une question, une réponse.
Pour une quĂȘte, une ascension.
Pour le familier de la cité d'Odrialc'h qui a rendu son dernier souffle, une sépulture de pierre.
La MÚre a levé sa figure majestueuse vers la lumiÚre du Beryx,
Qui siĂšge lĂ -haut dans lâentaille de la montagne.
Elle sait que le dieu des dieux y a emporté le sgarkellogy.
Et au-delĂ , il y a⊠il y aâŠ
Le Livre D'Amarante***(/center]Pour une question, une réponse.
Pour une quĂȘte, une ascension.
Pour le familier de la cité d'Odrialc'h qui a rendu son dernier souffle, une larme.
Le PÚre a levé sa figure merveilleuse vers la lumiÚre du Beryx,
Qui siĂšge lĂ -haut entre les remparts de la montagne.
Il a vu le dieu des dieux y emporter le sgarkellogy.
Et au-delĂ , il y a⊠il y aâŠ
Les MĂ©moires De Tamaris***(/center]Il a la prestance de la MĂšre, il a la tendresse du PĂšre,
Mais la noirceur de son ĂȘtre et la blancheur de son crĂąne,
Transforment la lumiÚre du Beryx et son rideau de nuit en souvenirs oubliés.
Face Ă la coupure, aux remparts de la montagne
Il attend.
Il mâattend.
Une pensée pour mon foyer,
Une pensée pour la colonie,
Une pensée pour un minaloo à la robe d'argent,
Une pensée pour un ciralak à la conscience volubile,
Une pensée pour un sabali à la criniÚre chaleureuse,
Une pensée pour un ptérocorvus aux plumes de glaives,
Et aux cÎtés du Grand Rawist, le dieu des dieux,
Je brave la lumiĂšre d'Eldarya.
Au-delĂ , il y aâŠ
Il y aâŠ
Un nouveau périple.
Will, sgarkellogy de la cité d'Odrialc'hC'est Pour Cela Que Je Suis Né
[/soiler]
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Note de l'Auteure
Bien le bonsoir Ă vous ! (^_^)/
Nous voici sur ce premier contre interdit. Mais oĂč avez-vous donc mis les pieds ? Eh bien, en tout premier lieu, dans un univers qui ne m'appartient pas et qui m'a Ă©tĂ© prĂȘtĂ© par MayaShiz.
Ici, vous allez entrer dans l'Eldarya imaginĂ© par MayaShiz pour sa fiction, Le Chant de LĂ©thĂ©e que vous pouvez trouver dans cette section. J'ai Ă©tĂ© lectrice et bĂȘta-lectrice de cette fiction que j'ai adorĂ© et que j'aime toujours relire pour redĂ©couvrir la plume de MayaShiz. J'avais donc envie de lui faire un hommage, Ă travers ce conte.
MayaShiz, ce conte est pour toi. Navrée pour June et ton monde qui ont été quelque peu malmenés sous ma plume, mais tu sais à quel point les ténÚbres du genre horrifique, sont ma maison.
Bonne lecture ! ⊠Ou bon courage.
Prologue
La mer ressemble Ă un miroir. Quand elle perdait son regard amĂ©thyste sur sa surface paisible, assise sur le rivage de son village, elle aimait se rĂ©fugier dans ce genre de rĂȘverie.
Accoudée à la rambarde du bateau, June ferme les yeux. Elle laisse le vent marin s'engouffrer dans ses cheveux cendrés et si elles pouvaient s'exprimer, ses mÚches folles hurleraient de joie.
La brise saline court sur son visage, ses lĂšvres, ses Ă©paules dĂ©nudĂ©es et ses bras. En cet instant, Elle est comme sa complice de toujours qui l'accompagne pour fĂȘter un nouveau dĂ©part. June a rĂ©flĂ©chi et June a choisi.
La jeune faerienne quitte son cocon rassurant : Himlensam, le village qui l'a accueilli quand l'océan l'avait conduite dans ses bras et auprÚs de sa nouvelle famille.
Quand elle fixe les vagues paresseuses, assombries avec le déclin du jour, June se dit que ça lui fait penser à sa mémoire. Un désert obscur comme un vide abyssal. Au départ, ça la terrifiait, de ne pas savoir, et le temps a finalement su lui apprendre que courir aprÚs un passé stérile ne lui permettrait ni de vivre, ni de renaßtre. Alors elle a appris à faire son deuil.
June sourit Ă la nuit en train de tomber. Lorsque le soleil se lĂšvera, le bateau atteindra le port de la citĂ© d'Eel. Elle en a rĂȘvĂ© et elle n'est pas la seule : plus loin sur le pont, une silhouette grĂȘle jure dans l'obscuritĂ©.
Ses longs cheveux d'encre coulent sur sa tunique aérienne et la sérénité qui transpire de sa personne est celle qui parvient à équilibrer l'enthousiasme de June. Quand elle la regarde, la jeune faerienne est persuadée qu'elle pense à demain, elle aussi.
Les mains de June se crispent sur la rambarde, mais le frisson de l'inconnu grimpe le long de sa colonne. Elle a hĂąte, elle s'inquiĂšte, elle se demande si Eel lui ouvrira les bras et elle a peur d'ĂȘtre déçue. Mais pour rien au monde, elle ne rebrousserait chemin.
Une respiration paisible se joint à la sienne, agitée. Quand elle s'approche, la lune naissante gratifie Emi d'un rayon aussi pure que le blanc de ses habits. June songe qu'elle ressemble à une apparition. Elle lui adresse un sourire franc.
Les mains pùles de la femme des neiges se tordent, traduisant sa nervosité, mais à l'image de son amie, ses yeux brillent d'une étincelle enchantée.
June et Emi en ont longtemps parlĂ©, de ce voyage. Une fille de pĂȘcheurs et une faerienne crachĂ©e par la mer de Jade, habitantes d'Himlensam, qui osent franchir le pas et affronter la citĂ© blanche dans l'espoir de devenir gardiennes. Comme de petits familiers, elles ont choisi de quitter leurs abris de sable et de paix pour s'engouffrer au sein d'une ville qui les mettra Ă l'Ă©preuve. Cela commence demain.
â Ăa va ? souffle June.
Emi a un sourire timide. Elle veut entrer dans l'Absynthe et la rĂ©putation de l'examen n'est plus Ă faire : il est un vĂ©ritable cauchemar. De plus, la renommĂ©e du Chef de la Garde en question, Ezarel Rahani, a largement dĂ©passĂ© toutes les frontiĂšres d'Eldarya pour le gratifier de l'Ă©tiquette du tyran. Apprendre sous sa tutelle sera un exercice difficile, si elle parvient Ă intĂ©grer l'Absynthe, mais c'est son rĂȘve.
â Et toi, alors ? souffle Emi, avec tous les guerriers qu'il y aura.
June laisse échapper un léger rire. Avec sa petite taille et son gabarit, personne ne verrait l'ùme d'une obsidienne en elle. Pourtant, c'est ce qu'elle veut. La jeune faerienne n'a pas la carrure des manieurs de haches, certes, mais elle fera de son mieux. En entraßnant ses réflexes, en apprenant à faire usage de sa rapidité et en trouvant une arme qui lui sied, elle fera une bonne unité de soutien, elle en est certaine.
â Ils apprendront Ă se mĂ©fier, rĂ©plique-t-elle d'une voix mystĂ©rieuse.
Elle ne sera pas la meilleure des obsidiennes, tout comme Emi ne deviendra pas la maĂźtresse des absynthes, mais elles s'en moquent. Ce n'est pas ce qu'elles veulent.
Sur ce bateau qui vogue vers la citĂ© blanche, il y a des marchands, des voyageurs, des civils venus rendre visite Ă leurs proches et deux jeunes faeriennes qui ont choisi leur chemin de vie. Elles rĂȘvent du monde alors les missions de la Garde d'Eel seront de parfaits tremplins pour remplir leurs yeux et leurs mĂ©moires. Quand elles rentreront Ă Himlensam pour voir leur famille, elles auront beaucoup de choses Ă raconter et quand elles vieilliront, June souhaite de tout son cĆur qu'Eldarya n'ait plus aucun secret pour elles.
Elle est jeune, Emi est jeune. Elles ont le temps. Mais comme l'océan qui aligne ses couleurs aux humeurs du ciel, elles veulent pouvoir tisser leurs vies et s'adapter aux caprices de leurs destins. Quand on ne sait pas de quoi est fait demain, ce n'est pas facile. Pourtant, June apprécie cela. à l'aube, elle aura toute une ville à découvrir et un essai pour une carriÚre dans la Garde au rubis.
La jeune faerienne se redresse, puis se retourne. Elle avise l'ombre sur le visage de son amie et devine qu'en cet instant, Emi doit passer toutes ses connaissances en revue.
June, quant à elle, pourrait effectuer quelques passes à l'épée courte, sur le pont, face à un ennemi imaginaire, mais elle s'abstient. Elle verra demain.
Un long soupir quitte les lÚvres d'Emi pour se perdre dans l'océan, puis son propre doute se transforme en mots :
â Et s'il nous arrive le pire, lĂ -bas, June ? Et si le rĂȘve se transforme en cauchemar ?
La jeune faerienne ne rĂ©pond pas tout de suite. Elle triture une mĂšche de cheveux cendrĂ©s d'un geste distrait et son cĆur s'accĂ©lĂšre quand elle imagine le pire. Qu'est-ce que ça serait, le pire, au juste ? D'Ă©chouer Ă leur examen respectif ? De ne pas y arriver ? De dĂ©tester la citĂ© d'Eel ou bien de s'apercevoir qu'elle n'atteint pas leur idĂ©al ? Pour June, il n'y a rien d'insurmontable. Elle sourit et attrape doucement la main de son amie :
â On verra bien. On y est mĂȘme pas encore. Et si vraiment ça va pas, on rentrera. C'est pas grave.
Seul le temps leur rĂ©pondra, de toute maniĂšre. De plus, Eel est magnifique, elles en sont persuadĂ©es. Une citĂ© blanche sur une falaise qui cĂŽtoie l'ocĂ©an et la forĂȘt, une Garde prestigieuses, un mĂ©lange d'espĂšces comme Himlensam n'en a jamais connu⊠Il y a tout Ă dĂ©couvrir !
MĂȘme l'horreur la plus pure.
Chapitre 1 - Exquis
Le port d'Eel est un équilibre entre sérénité et tumulte. Le blanc omniprésent de ses murs et de ses pavés enferme la population qui flùne dans un cocon, pendant que les conversations se portent en écho jusqu'au centre-ville.
LĂ -bas, quelques bancs permettent Ă des couples, des gardiens en uniformes ou mĂȘme des personnes ĂągĂ©es de profiter de la vue pendant que des terrasses ne dĂ©semplissent pas. Les couleurs des habits sautent aux yeux de June et Emi. Les deux faeriennes mĂ©morisent chaque dĂ©tail, chaque coiffure, chaque peau d'une espĂšce particuliĂšre, mais aussi les accents qui s'Ă©chappent des discussions. C'est encore mieux que leurs attentes. Eel brasse de nombreuses vies, pourtant la paix rĂšgne entre ses murs.
June attrappe quelques gardes civils de l'Obsidienne en train de faire leur ronde, l'air assurĂ©, et les envie. Elle ne fera pas partie de ceux-lĂ car ses capacitĂ©s ne le lui permettront pas, mais elle deviendra leur soutien. Ă eux, ou mĂȘme aux autres gardiens sous la direction de Valkyon Atani.
â Les candidats ! Les candidats pour la Garde d'Eel, par ici s'il vous plaĂźt !
PrĂšs de la passerelle en bois installĂ©e aprĂšs l'arrivĂ©e du bateau, un grand faerĂżs fait des gestes de la main pour attirer l'attention. Au premier coup d'Ćil, June remarque les couleurs de l'Obsidienne sur ses atours et quand elle l'observe plus attentivement, elle est sĂ»re qu'il est un garde civil.
Une large épée est suspendue à sa ceinture et quand la jeune faerienne avise sa carrure, il est taillé pour la Garde au rubis. En fait et à l'image du port, il est une véritable balance entre paix et puissance.
Petit Ă petit, un attroupement de personnes se crĂ©e autour de lui. Des elfes, des Ă©lĂ©mentals, des sirĂšnes, des bröwnis dans la vingtaine, voire plus jeune qui partagent le mĂȘme rĂȘve. Mais les places sont limitĂ©es.
June et Emi les rejoignent en jetant des regards émerveillés alentour. D'autres bateaux se sont amarrés et sur les passerelles, bon nombre de candidats marchent d'un pas conquérant, leurs visages radieux. Ils n'ont jamais été aussi prÚs du but.
June prend une grande inspiration et à cÎté d'elle, Emi tente de se calmer. Elles ont leurs chances, comme tout le monde.
â Bien, reprend leur guide, Tout d'abord, je vous souhaite la bienvenue Ă la citĂ© d'Eel. Nous nous trouvons au port du Prisme et pour certains d'entre vous, il sera le point de dĂ©part d'une longue et belle carriĂšre, je vous le souhaite.
Bon nombre de candidats ferment les yeux comme pour prier en silence. June, elle, détaille leur orateur avec attention. Elle ignore s'il s'agit d'un triton mais ce qui est sûr, c'est qu'il appartient à une espÚce aquatique. Sa peau bleu glacée jure avec les teintes de son uniforme et des boucles nacrées auréolent un visage carré aux oreilles membraneuses. Malgré sa carrure, il couvre son petit attroupement d'un regard argenté bienveillant, et adresse un sourire encourageant aux plus nerveux. June lui donne la cinquantaine. Ses yeux curieux s'égarent sur ses bras musculeux pour en détailler les écailles brillantes, clairsemées sur sa chair comme des gouttelettes métalliques. Leur guide obsidien est impressionnant, mais il inspire la force tranquille.
â Je m'appelle Joseph Ael Diskaret, se prĂ©sente-t-il, et je fais partie de la Garde Obsidienne en tant que garde civil. Mais aujourd'hui, je serai votre guide jusqu'au Quartier GĂ©nĂ©ral et lieu d'examen.
Emi et June échangent un regard volontaire. Joseph explique qu'avant d'accéder à l'immense bùtiment du Quartier Général, ils traverseront une partie de la cité d'Eel. Un moyen d'atténuer l'anxiété qui se lit déjà sur certains visages. Ensuite, le faerÿs les confiera aux capitaines des trois Gardes respective qui leur feront passer un entretien en compagnie de Miiko Ain'Prodotis, la dirigeante de la Garde d'Eel pour l'Ombre, Ewelein Bedragersk, la soigneuse en cheffe, pour l'Absynthe ainsi que de Leiftan Larulta, le bras droit de Miiko, pour l'Obsidienne. Il s'agit de la premiÚre étape de l'examen. La seconde, ce sont les tests collectifs : connaissances pour les absynthes, physiques pour les obsidiens et psychotechniques pour les ombres. Les résultats, eux, seront donnés à la fin de la journée.
June doit avouer qu'elle ne s'attendait à ce que tout soit aussi rapide. Elle ignore encore si cela la réjouit ou non, mais ce qui est certain, c'est que la soirée sera déterminante pour elle et Emi. Si elles échouent, elles pourront trouver une solution. En tout cas, Joseph a raison : le port du Prisme est un point de départ et elles verront s'il deviendra un point de retour.
Pour le moment, June et Emi peuvent découvrir Eel et si elles craignaient de vivre une désillusion, ça n'a jamais été le cas.
La citĂ© blanche est belle, accueillante, elle dĂ©borde de richesses. Les pavĂ©s immaculĂ©s jonchent les sols, les boutiques d'herboristes, d'orfĂšvrerie, de tissus cĂŽtoient des tavernes ainsi que des auberges. Les habitants d'Eel se mĂȘlent aux touristes et quand le groupe de candidats traverse le centre-ville, ils rĂ©coltent des encouragements.
Les yeux de June se mettent Ă briller pendant qu'elle leur offre un sourire resplendissant. Un bröwnie aux oreilles fĂ©lines, attablĂ© face Ă une tasse fumante leur adresse un signe de la main et toutes les tĂȘtes se sont tournĂ©es vers ces jeunes gens qui feront partie, peut-ĂȘtre, de la Garde d'Eel.
â Je m'attendais pas à ça⊠souffle June.
Emi non plus. Elles, faeriennes d'un modeste village, pensaient devoir fournir moult efforts pour s'intĂ©grer aux codes d'une grande citĂ© pourtant, Ă peine le pied posĂ© sur un pavĂ© blanc, on leur fait dĂ©jĂ comprendre qu'elles sont chez elles. C'est mieux que le dĂ©cor chimĂ©rique brossĂ© par leurs pensĂ©es, quand elles Ă©taient encore Ă Himlensam. Ăa leur donne un coup de fouet pour l'examen et elles ne sont pas les seules ! Ceux qui faisaient grise mine, plus tĂŽt, ont retrouvĂ© leur superbe et sont dĂ©terminĂ©s Ă ne pas quitter ce paysage qu'ils aiment dĂ©jĂ .
D'ailleurs, le groupe arrive au marchĂ© d'Eel. Passant entre les Ă©tals, les prunelles amĂ©thystes de June absorbent toutes les images qu'elles peuvent voir. Des vendeurs proposent du matĂ©riel d'Ă©criture avec des plumes d'alfĂ©li, de seryphon et de lovigis. D'autres sont spĂ©cialisĂ©s dans l'Ă©levage de familiers et bien entendu, plus loin, il est difficile de passer Ă cĂŽtĂ© de la grande boutique de vĂȘtements, tenue par Purriry. Au premier coup d'Ćil, il est simple de comprendre que les purrekos rĂšgnent sur le marchĂ© d'Eel et c'est sĂ»rement le cas ailleurs. June et Emi ont dĂ©jĂ pu les voir Ă l'Ćuvre quand l'un d'entre eux venait rĂ©guliĂšrement acheter les poissons lunaires, fraĂźchement pĂȘchĂ©s dans la mer de Jade, au village.
AprÚs les images, viennent les sons. Ce que la jeune faerienne peut capturer en cet instant, ce sont les langages. Hormis la langue commune d'Eldarya, June attrape des syllabes, des accents et des mots qu'elle découvre. Des nouveautés viennent s'ajouter à la richesse extraordinaire de la cité blanche et June sait qu'elle veut rester ici pour apprendre d'elle.
Elle veut explorer Eel. Elle veut rencontrer de nouvelles personnes. Elle veut savoir d'oĂč elles viennent et ce qui les a menĂ© entre les murs immaculĂ©s et elle veut parler aux gardiens.
Quels sont leurs rĂȘves ? Comment Ă©taient leurs missions ? Qu'est-ce que ça leur fait, d'appartenir Ă la Garde d'Eel ? Est-ce qu'ils sont venus par le port du Prisme avec des Ă©toiles dans leurs crĂąnes pour affronter une dĂ©sillusion consĂ©quente ou bien se fĂ©liciter d'avoir suivi leurs aspirations ?
Le cĆur de la jeune faerienne s'accĂ©lĂšre. Elle sent l'excitation gagner ses nerfs et elle Ă hĂąte ! De plus, le groupe de candidats accĂšdent enfin Ă leur destination. Sous leurs yeux Ă©bahis se dresse le Quartier GĂ©nĂ©ral. Une tour d'ivoire dominant l'ocĂ©an avec, derriĂšre elle, de nombreux bĂątiments que June et Emi devinent appartenir aux diffĂ©rentes Gardes.
Le Quartier Général semble toiser les nouveaux arrivants de toute sa hauteur. Nombreux sont ceux qui veulent connaßtre le moindre de ses recoins et espérer accéder aux secteurs des absynthes, des obsidiens ou bien des ombres. Avant, ils devront prouver leur valeur.
Passé la grande porte à double battants, le groupe accÚde à une salle qui connaßt un ballet d'ùmes permanent, mais aussi des bruits de talons, de solerets ainsi que de semelles épaisses.
Du vert Ă©meraude, du rouge rubis et de l'indigo. Des uniformes qui se croisent, se mĂȘlent, pour travailler ensemble, parfois, ou bien courir vers des urgences. Ceux qui les arborent ont triomphĂ© de leur examen. June les suit des yeux. C'est Ă leur tour.
TrÎnant au centre de la salle, un immense panneau d'affichage révÚle une liste de noms. Face à lui, quelques personnes semblent attendre et visiblement, il s'agit de civils venus tenter leur chance.
June constate qu'ils sont Ă peine une poignĂ©e. Certains d'entre eux flĂąnent, trahissant leur nervositĂ© avec des gestes vifs, quand d'autres se contentent de rester immobiles, le regard dans le vague. Il est assez de facile de reconnaĂźtre les Gardes visĂ©es par ces prĂ©tendants : de nombreux aspirants de l'Absynthe transportent de larges sacs dĂ©bordants de livres, de parchemins, de plumes et d'encriers quand leurs comparses pour l'Obsidienne ont revĂȘtu leurs meilleures tenues de combat. Quant Ă ceux qui veulent entrer dans l'Ombre, ils n'ont ni l'un ni l'autre car leurs tests reposent sur la logique mĂȘme et la culture gĂ©nĂ©rale. Les questions sont alĂ©atoires, obĂ©issant Ă des mises en situations fictives sur du papier et demandant de l'observation directe, de la rĂ©flexion ainsi que de la dĂ©duction.
June s'est toujours dit que des trois Gardes, celle de Nevra Redstone semble offrir l'examen le plus compliqué, mais quand elle voit les connaissances que requiert celui de l'Absynthe, elle songe qu'il n'est pas mieux.
Alors qu'elle piétine avec les autres, attendant les capitaines, elle observe les alentours. Les murs de la grande salle, nommée la Salle des Portes, offrent un blanc presque cassé, tirant sur le crÚme pour proférer une atmosphÚre chaleureuse. Les colonnes marbrées se dressent avec beaucoup d'élégance, soutenant un plafond haut pourvu d'arabesques. Le Quartier Général est noble en apparence et ne laisse aucun doute sur le prestige de la Garde d'Eel.
June sourit. Elle voudrait que ce lieu devienne son nouveau foyer et elle sait qu'Emi pense la mĂȘme chose.
Ses yeux amĂ©thystes continuent de s'Ă©garer quand soudain, elle croise deux prunelles argentĂ©es. Une seconde et le regard se fait fuyant, comme si son propriĂ©taire venait d'ĂȘtre pris en faute.
Sa peau bleu glacée jure avec sa tunique d'un vert de jade aux larges manches. June voit des écailles métalliques briller sur sa nuque, mais aussi des entailles le long de son cou, qu'elle n'identifie pas. Elle regarde ses boucles nacrées rassemblées en une queue de cheval haute mais surtout, la ressemblance frappante avec Joseph Ael Diskaret, leur guide.
à quelques détails prÚs. Si l'un inspire la force, l'autre laisse penser à la faiblesse. La jeune faerienne avise son sac en lin, rempli de livres, dont l'anse est tenue par de longs doigts fragiles. Un regard sur ses maigres poignets et June songe que n'importe quelle main de fer serait susceptible de les casser.
Elle reporte son attention sur Joseph et elle surprend un regard attendri sur son congĂ©nĂšre. Ăa confirme ses doutes et elle est certaine qu'ils sont de la mĂȘme famille. Mais elle n'a pas le temps de pousser ses rĂ©flexions avec l'arrivĂ©e des trois capitaines.
Les murmures s'estompent, des yeux tantÎt curieux, tantÎt intimidés se rivent sur les silhouettes et l'excitation monte d'un cran.
Le groupe se tasse, les candidats originaires de la cité d'Eel rejoignant ceux qui sont arrivés plus tÎt pour former un attroupement conséquent. June grogne quand quelqu'un la bouscule et d'instinct, elle cherche Emi. La femme des neiges est emportée par une faerienne massive, mais elle parvient à se rattraper grùce à l'intervention d'un jeune orc à l'air jovial. June souffle par le nez mais rassurée, se concentre sur les paroles des capitaines.
Valkyon Atani, Ezarel Rahani et Nevra Redstone prononcent quelques mots à tour de rÎle, vis-à -vis de l'examen et de son déroulement. Ensuite, ils commencent à faire l'appel.
June prĂȘte attention Ă son nom, le cĆur battant mais pour le moment, c'est Ezarel Rahani qui forme le groupe des aspirants Ă la Garde Absynthe.
â Emi Chione.
La femme des neiges devient blĂȘme mais, prenant une grande inspiration, se dirige vers ses camarades d'infortune pour se placer Ă leurs cĂŽtĂ©s. Elle tente d'adresser un sourire rassurant Ă son amie, mais June sait que c'est vain. Cette derniĂšre forme un bonne chance sur ses lĂšvres en priant pour qu'Emi rĂ©ussisse. C'est son rĂȘve, elle le mĂ©rite.
La jeune faerienne attend patiemment son tour. Les noms s'enchaĂźnent dans la bouche du capitaine Rahani et June continue d'Ă©couter, attentive aux personnes qui se pressent derriĂšre le salvor aux cheveux saphirs. Soudain, elle fronce le nez.
Une odeur étrange flotte dans l'atmosphÚre. Une effluve iodée, salée, lui pique les narines et quand elle essaye de déterminer ce que c'est, elle a l'impression d'avoir mis les pieds sur une plage qui n'aurait pas vu le jour depuis longtemps. C'est⊠Rance. C'est le mot qui convient le mieux.
IntriguĂ©e, June en cherche la provenance de ses yeux amĂ©thystes. Quand elle avise les visages attentifs des autres candidats, elle a l'impression qu'elle est la seule Ă sentir l'odeur. Elle renifle Ă plusieurs reprises afin d'ĂȘtre parfaitement certaine que son nez ne la trompe pas. Non. Il y a bien quelque chose.
â Helouri Ael Diskaret, clame la voix du capitaine de la Garde Absynthe.
Il y a du mouvement à la gauche de June. Le faerÿs à la peau glacée fend la petite foule pour rejoindre ses congénÚres. Sa tunique de jade ondule autour de sa silhouette gracile, l'accompagnant dans ses mouvements, alors que ses boucles nacrées tanguent au rythme de sa démarche. Au milieu des autres candidats, il s'efface comme s'il tenait à disparaßtre aux yeux d'autrui. June remarque la grimace à peine retenue d'Ezarel Rahani et elle fronce les sourcils. Est-ce que ça ne serait pas la premiÚre fois que Helouri Ael Diskaret se présenterait à l'examen ? Qu'importe. De toute façon, l'appel est terminé et tous les aspirants pour la Garde Absynthe sont emmenés dans une autre salle.
Ă prĂ©sent, c'est au tour de Valkyon Atani. June se raidit, la nervositĂ© se mĂȘlant Ă l'excitation puis, le regard brillant, attend son tour.
Soudain, elle remarque que l'odeur Ă disparue.
â June Chione.
La jeune faerienne a presque un sursaut à l'entente de son nom. Elle écarquille les yeux, inspire profondément, puis rejoint le capitaine de la Garde Obsidienne. Pour le moment, ils ne sont que trois candidats à s'échanger des regards et des sourires timides. Un grand faerien à la large carrure, une elfe aux cheveux blonds et June.
Ils attendent patiemment que d'autres aspirants pour l'Obsidienne les rejoignent. En égarant son regard améthyste sur la petite foule restante, la jeune faerienne remarque que leur guide est parti.
Instinct (nom masculin) : Mouvement intérieur et involontaire auquel on attribue les actes non réfléchis, les sentiments indélibérés ou, par extension, une grande aptitude, une forte propension à quelque chose, en parlant d'une créature.
D'un faerĂżs. D'un faerien. D'autre chose.
Il lit la définition encore une fois. C'est lui qui l'a rédigée. Avec ça sous les yeux, il n'oublie jamais ce qu'il doit dominer. Ce que son espÚce, toute entiÚre, a réussi à dominer.
Levant les yeux, il regarde les autres. Il observe des corps, des hanches, des muscles, des veines saillantes, des tailles⊠Toute la richesse qu'Eel peut lui offrir.
Ses lĂšvres s'Ă©tirent en un sourire trĂšs doux et au fond de ses entrailles, son instinct se languit.[/i]
June s'étire. Ses muscles endoloris par les épreuves physiques la rappellent à l'ordre, avec son estomac en train de protester. Elle y porte une main machinale et fait la grimace quand elle songe qu'il lui faut manger. De toute façon, le réfectoire est mis à disposition pour les candidats qui souhaitent se restaurer.
La jeune faerienne observe la Salle des Portes. Elle reconnaĂźt quelques aspirants qui sont venus passer l'examen et rien qu'Ă leur tĂȘte, elle peut dĂ©terminer si tout s'est dĂ©roulĂ© selon leurs souhaits. Elle se met Ă marcher distraitement en essayant de repĂ©rer Emi mais manifestement, la femme des neiges n'est pas ici.
June se mord la lÚvre. Tant pis, elle compte l'attendre. Elle tient absolument à savoir comment son amie a vécu l'épreuve légendaire du capitaine Rahani et si c'était aussi difficile qu'on le dit.
Les mains derriĂšre le dos, elle se met Ă dĂ©ambuler dans la grande piĂšce, admirant ses arabesques, ses colonnes marbrĂ©es et mĂȘme la rosace ciselĂ©e Ă mĂȘme le sol. Un sourire ourle ses lĂšvres alors qu'elle prie de toutes ses forces pour la rĂ©ussite de son examen. Elle et Emi, Ă Eel, au sein de la Garde.
June poursuit sa petite rĂȘverie pour tuer les secondes. Quand elle lĂšve les yeux vers les Ă©tages, elle remarque une piĂšce grande ouverte oĂč de jeunes gardiens vont et viennent. IntriguĂ©e, elle se dirige vers l'un des escaliers lorsque soudain, une silhouette avachie attire son attention.
Assis sur une marche, le corps repliĂ© sur lui-mĂȘme, la tĂȘte enfouie dans le nid de ses bras, la jeune faerienne reconnaĂźt Helouri Ael Diskaret. Les longues manches de sa tunique traĂźnent sur le sol et sa queue de cheval est en dĂ©sordre, comme s'il y avait passĂ© la main Ă plusieurs reprises pour trahir sa nervositĂ©. PrĂšs de lui, son sac bien rempli laisse Ă©chapper des feuilles de parchemins et des carnets qui ont manifestement Ă©tĂ© rangĂ©s Ă la hĂąte. L'examen n'a pas dĂ» se passer comme il l'espĂ©rait.
June hésite. Elle est fatiguée et elle a envie de retrouver Emi pour lui raconter ce qu'elle a vécu auprÚs du capitaine Atani et écouter son récit. Mais quand elle regarde la silhouette roulée en boule, elle doit admettre que Helouri lui fait de la peine.
Elle essaye d'attraper le son d'un sanglot, mais il n'y a rien. La jeune faerienne s'accroupit avec lenteur et ses mains se tordent. Est-ce qu'elle doit l'appeler ? Est-ce qu'elle doit lui administrer une petite tape dans le dos ou bien doit-elle s'Ă©claircir la gorge ?
En réalité, elle n'aura rien à faire de tout cela, car Helouri semble avoir remarqué sa présence.
Il lÚve le visage vers elle, surpris, et la regarde avec ses grands yeux d'argent. June observe ses traits. Elle se fait la réflexion que tout semble fragile, chez lui, à commencer par son nez retroussé, ses lÚvres pleines ou bien son regard frangé de longs cils blanc. Le moindre choc serait susceptible de tout emporter.
La jeune faerienne lit la méfiance, dans ses prunelles, mais aussi la curiosité. Elle lui sourit et lui demande d'une voix douce :
â Ăa va ? Je t'ai vu assis dans l'escalier. J'ai cru que tu te sentais pas bien.
Helouri la fixe sans ciller. Un mouvement de paupiÚre et il balaye sa silhouette en une fraction de seconde avant d'arborer une expression embarrassée et de redresser le buste.
D'instinct, il ramĂšne son sac sur ses genoux et le serre contre son son maigre corps comme une frĂȘle protection face au monde extĂ©rieur :
â Ăa va⊠rĂ©pond-t-il d'une voix mal assurĂ©e, Je me reposais⊠Ăa va.
DrÎle d'endroit pour une sieste. C'est ce que June a envie de lui dire, mais elle se retient en songeant que ça le mettrait mal à l'aise. En tout cas, Helouri vient de lui servir un mensonge, mais elle s'en moque. S'il n'a pas envie d'avouer que son examen s'est mal passé, libre à lui.
Elle le regarde sans rien ajouter et elle remarque le détail qui l'avait intrigué, plus tÎt. Ce qui s'apparentaient à des entailles sont en réalité des branchies, mais elles sont étranges. June avise qu'elles ont l'air soudées entre elles par la peau et elle se demande s'il s'agit d'une malformation quelconque.
Quand Helouri remarque son intĂ©rĂȘt, il porte une main vive Ă son cou et la jeune faerienne ressent un pincement au cĆur.
â DĂ©solĂ©e, avoue-t-elle, mes yeux se sont posĂ©s dessus.
â Ce n'est pas grave.
Il n'est pas trÚs bavard. June pense que ça va avec le personnage qui l'air de vouloir s'effacer pour se soustraire aux regards des autres pourtant, tout chez lui est l'antonyme de la discrétion.
Sa peau glacée, ses cheveux nacrés, le vert de sa tenue et sa silhouette filiforme. Les traits de son visage, aussi, un petit peu trop lisses et symétriques. June l'avait presque pris pour une femme, d'ailleurs.
Elle s'apprĂȘte Ă prendre congĂ© d'Helouri, quand celui-ci lui demande si elle a passĂ© l'examen d'entrĂ©e pour la Garde Obsidienne. La question a l'air de lui arracher un effort et June est persuadĂ©e que ce n'est pas tous les jours qu'il adresse la parole Ă une inconnue. Elle hoche la tĂȘte :
â Oui ! Je suis arrivĂ©e par bateau ce matin. J'Ă©tais pas toute seule, mais avec une amie qui veut entrer dans l'Absynthe.
â Emi Chione, souffle Helouri qui arbore un air concentrĂ©.
June le fixe, surprise. Un frisson court le long de sa colonne pendant qu'un malaise inexplicable s'installe dans ses entrailles. Elle interroge son Ă©trange interlocuteur du regard, mais ce dernier agite les mains en signe d'excuse :
â Je vous ai simplement vu discuter et quand le capitaine Rahani a appelĂ© son nom⊠Enfin⊠J'ai simplement fait le lien⊠Pardon.
La jeune faerienne se met à pouffer. Il a la mémoire des noms et finalement pour un aspirant à la Garde Absynthe, destiné à mémoriser des quantités extraordinaires d'informations, ce n'est pas si étonnant.
June balaye sa gĂȘne d'un geste de la main puis, agacĂ©e d'ĂȘtre accroupie, se lĂšve pour s'asseoir Ă cĂŽtĂ© d'Helouri. Elle le voit se tendre, mais elle fait semblant de ne rien remarquer. En vĂ©ritĂ©, il lui fait penser Ă une musrarose au beau milieu d'un massif de ronces. Il est certainement le genre de personne qui refuse de dĂ©ranger qui que ce soit, qui ne veut pas attirer l'attention et qui serait Ă tendre l'autre joue plutĂŽt que de s'affirmer. Il est fragile. C'est ainsi qu'elle le voit.
â C'est aussi difficile qu'on le dit, l'examen pour l'Absynthe ? demande June pour relancer la conversation.
Helouri grimace en acquiesçant. La jeune faerienne pense que c'est tout ce qu'elle aura de sa part comme réponse mais finalement, il se lance dans des explications plus précises.
Il lui raconte l'entretien. Comment Ezarel dissÚque les candidats avec des questions qui ont pour but de les pousser à prouver leur valeur et ce qu'il gagnera à les prendre au sein de sa Garde. C'est la partie la plus difficile à l'examen. Ensuite, ce sont simplement des tests écrits à propos de recettes alchimiques et une petite épreuve sur la reconnaissance d'ingrédients.
â Ce sont les parties les plus faciles, explique Helouri, mais l'entretienâŠ
Il semble se faner et son visage perd de sa lumiĂšre. C'est lĂ oĂč il a Ă©chouĂ© et ce n'est pas sa premiĂšre tentative. June se mord la lĂšvre.
â Tu peux pas savoir si t'as ratĂ© ton examen, tente-t-elle de le rassurer, on a mĂȘme pas encore les rĂ©sultats.
â Tu sais, ça fait quatre fois que j'essaye. Ă force, je finis par connaĂźtre les rĂ©actions du capitaine Rahani. Je sais qu'il m'a recalĂ©.
Helouri pousse un profond soupir. Il tùche de garder le peu de fierté qui lui reste mais June n'est pas dupe : il a déjà perdu espoir et les cieux savent combien de temps il mettra à reprendre confiance en lui. Mais ce dont elle est sûre c'est qu'avec la réputation tyrannique d'Ezarel Rahani, elle le voit mal endurer la pression de son terrible enseignement.
â Et toi ? l'interroge Helouri, pourquoi tu veux entrer dans l'Obsidienne ?
Il fait tout son possible pour masquer son chagrin alors June fait semblant de ne rien voir. La jeune faerienne se lance dans un récit qui met Himlensam en scÚne, Emi, la famille Chione et son désir de voyage. Eldarya est grande et recÚle de secrets qu'elle veut découvrir, alors la Garde de Valkyon Atani lui permettrait de réaliser des missions dans le monde entier.
â J'ai jamais quittĂ© les Terres d'Eel et Himlensam, raconte-t-elle, alors je veux voir d'autres paysages et rencontrer des gens diffĂ©rents. Je veux savoir me battre et dĂ©fendre ceux qui en ont besoin. Je suis petite et pas trĂšs forte, mais j'apprendrai.
Helouri l'Ă©coute avec une admiration non contenue. June voit ses prunelles d'argent s'Ă©garer sur son visage, son cou, ses Ă©paules et mĂȘme ses bras. Une façon de ne pas avoir Ă la regarder dans les yeux, sĂ»rement. Mais il semble dĂ©jĂ plus Ă l'aise en sa compagnie et il lui adresse mĂȘme un sourire trĂšs doux. En rĂ©alitĂ©, il se rĂ©vĂšle ĂȘtre un interlocuteur passionnĂ© par son rĂ©cit et ses aspirations.
â Tu as un beau rĂȘve, dĂ©clare-t-il, et je suis certain que tu vas le rĂ©aliser.
June hausse les Ă©paules, ses yeux amĂ©thystes plissĂ©s d'amusement. Elle n'est certaine de rien, mais l'assurance d'Helouri la touche. Il devrait l'appliquer pour lui-mĂȘme, d'ailleurs.
Quand elle lui demande s'il a déjà voyagé, il répond par la négative avec un léger rire.
La jeune faerienne le regarde avec une moue attendrit, avisant son profil, ses yeux mi-clos, enthousiastes, et sa lÚvre supérieure, retroussée sur des dents effilées, quelque peu jaunùtres.
June sent une sueur froide la gagner. Elle perd son sourire alors que son esprit se demande quelle genre de créature aquatique peut avoir une rangée de crocs aiguisés comme des rasoirs dans une bouche si étroite. Elle souffle discrÚtement par le nez puis, prudente, choisi de poser la question :
â Dis⊠Je sais pas vraiment si ça se fait, Ă Eel. Mais Ă Himlensam on voit pas grand monde. Je me demandais juste : tu es de quelle espĂšce ?
Helouri ne paraßt pas offensé par sa curiosité. June le regarde fouiller dans son sac avec une sérénité qu'il semble avoir récupéré et une ombre énigmatique passe sur son visage avant qu'il retrouve sa douceur habituelle.
Il extirpe deux petits bols en bois, pourvus de couvercles, qu'il dépose sur une marche avant de répondre d'un ton jovial :
â Il n'y a rien de mal Ă poser des questions. Et pour rĂ©pondre Ă la tienne, je suis un morgan, comme mon pĂšre qui vous a accompagnĂ©, ce matin. D'ailleurs, notre peuple vit tout au nord des Terres d'Eel, prĂšs de la Garde de Verre. La seule diffĂ©rence qu'il y a entre nous, les sirĂšnes et les tritons, c'est que lorsque nous nous transformons, nous n'avons pas de queue de poisson. Nos pieds se palment et une crĂȘte nous pousse sur le dos. VoilĂ tout.
Fascinant. June ne connaissait pas l'espĂšce des morgans. Si elle est prise dans la Garde Obsidienne, elle espĂšre partir en mission vers le nord, non loin de la frontiĂšre des Hautes Terres. Ainsi, elle rencontrera certainement d'autres membres de ce peuple.
â Et toi ? De quelle espĂšce es-tu ?
â Je ne sais pas, avoue la jeune faerienne
Avec sa mĂ©moire disparue, ses origines lui sont parfaitement inconnues. Au dĂ©part, June s'Ă©tait entĂȘtĂ©e Ă vouloir les retrouver mais le temps passant, elle a finalement dĂ©crĂ©tĂ© que cela n'avait plus d'importance. Qu'est-ce qu'elle en ferait, de toute maniĂšre ?
Elle a toujours eu sa vie Ă Himlensam, une famille auprĂšs de celle d'Emi, des amis et un rĂȘve. Elle n'a besoin de rien d'autre.
Helouri à la décence de ne pas approfondir sa question, cependant June lit une certaine curiosité dans son regard. Il finit par baisser les yeux, puis désigne l'un des bol en bois d'un geste de la main.
â Est-ce que tu as dĂ©jeunĂ© ? Sinon, j'aimerais partager mon repas avec toi. C'est pour te remercier de ta gentillesse et de tes histoires. Elles m'aident Ă garder espoir pour l'examen.
Quand il lĂšve les couvercles, June observe leur contenu. Des Ćufs et des lĂ©gumes frais baignant dans une sauce Ă©paisse couleur sable. L'odeur est attirante, cependant, et l'estomac de la jeune faerienne en ronronnerait presque.
Elle jette un regard Ă l'Ă©tendue de la Salle des Portes. Emi n'est toujours pas revenue.
Tant pis. Elle mangera en sa compagnie plus tard et elle pourra mĂȘme se vanter d'avoir eu deux bons repas ! Curieuse, elle attrape un Ćuf et mord dedans.
â C'est ma mĂšre qui a tout prĂ©parĂ©, explique Helouri, qu'est-ce que tu en penses ?
June écarquille les yeux. Le goût est indescriptible. Un mélange de sucré et de salé pour un résultat absolument divin. Elle ignore par quel miracle la mÚre du jeune morgan parvient à préparer quelque chose d'aussi délicieux mais ce qui est sûr :
â C'est exquis ! s'exclame-t-elle.
Il n'y a pas d'autre mot. Helouri en est ravi puis, la regardant manger, ouvre grand la bouche pour gober son Ćuf et l'avaler tout rond.
June a raison. Il n'y a rien de plus exquis.
Chapitre 2 - Bouillon de Culture
Elles se tiennent la main en retenant leur souffle. Les yeux grands ouverts sur le panneau d'affichage, Emi fait courir un doigt sur une liste de noms. Elle n'en finit pas. La jeune faerienne grimace, son cĆur menaçant de quitter sa poitrine et elle lance des regards dĂ©sespĂ©rĂ©s Ă June dont le visage est livide.
Emi a rĂ©ussi son examen. DĂšs aujourd'hui, elle pourra obtenir la clĂ© de sa nouvelle chambre, dans le quartier des Absynthe et le lendemain, une gardienne plus aguerrie la prendra sous sa tutelle les premiĂšres semaines. Son rĂȘve s'accomplit. Mais celui de JuneâŠ
â Ăa y est ! s'exclame Emi d'une voix triomphante, je vois ton nom !
June reprend des couleurs alors que son amie lui adresse un sourire radieux. Elle a l'impression que le temps s'est suspendu pour lui laisser réaliser la nouvelle. Elle a réussi ! Elle est une gardienne de l'Obsidienne !
Son visage s'illumine, ses yeux améthystes s'ouvrent grands et enfin, elle pousse une exclamation de joie.
June et Emi se prennent dans les bras. Elles sont fiĂšres d'elles, elles se trouvent Ă l'orĂ©e de leur rĂȘve et elles peuvent s'autoriser Ă songer Ă une longue carriĂšreâŠ
â Je crois qu'on mĂ©rite une vraie visite d'Eel, tu penses pas ? sourit la jeune faerienne Ă son amie.
Emi hoche la tĂȘte, plus que ravie. Mais avant de se lancer dans une expĂ©dition pour la dĂ©couverte de la citĂ© blanche, June doit aller aux quartiers de l'Obsidienne pour rĂ©cupĂ©rer la clĂ© de sa nouvelle chambre. Une Ă©tape qui la rend encore plus joyeuse.
La jeune faerienne se lance dĂ©jĂ dans une conversation de la plus haute importance avec Emi, Ă savoir : la dĂ©coration. Le mobilier, les couvertures, leurs tenues de travail, les bibelots⊠Tous ces objets qui donneront vie Ă leurs futurs foyers. Puis June s'interrompt, perplexe. Elle croit rĂȘver mais un frisson court sur sa peau comme un courant d'air.
Quand elle se retourne, elle se retrouve face à un profil. Un visage lisse, une peau glacée, des boucles nacrées ramenées en une queue de cheval, puis des branchies semblables à des griffures.
Helouri Ael Diskaret fixe le panneau d'affichage d'un air impassible. June se met Ă ciller. Depuis combien de temps est-il lĂ , au juste ?
Elle est certaine de ne pas l'avoir vu quand elles sont revenues Ă la Salle des Portes, Emi et elle. Le morgan est discret.
Se sentant observĂ©, il tourne la tĂȘte et rive ses prunelles argentĂ©es sur les deux faeriennes, un pauvre sourire aux lĂšvres. June songe qu'il n'a peut-ĂȘtre pas trouvĂ© son nom. Confuse, elle hĂ©site puis lui demande d'un ton navrĂ© :
â C'est pas bon ?
Helouri hausse les épaules en poussant un soupir fataliste. Il passe une main embarrassée dans ses cheveux attachés, puis répond d'une voix morne :
â J'y arriverais la prochaine fois.
Pourtant, ses yeux mentent. June ne parvient pas à l'expliquer. Elle l'a trouvé abattu, plus tÎt, dans les escaliers à se morfondre sur son potentiel échec et maintenant qu'il est réel, Helouri semble presque s'en moquer. Son regard est indéchiffrable. Quand la jeune faerienne tente de le sonder, il se fait fuyant.
â Ăa finira bien par marcher.
June n'est pas vraiment convaincue par ce qu'il dit et ça ne la concerne pas. Elle se sent un petit peu peinée pour le morgan, mais son étrangeté la plonge dans l'embarras.
Il est maladroit. Il n'a sĂ»rement pas l'habitude de s'adresser Ă des inconnus. Il est le genre de personne rĂ©servĂ©e qui ne parle pas beaucoup et tente de se faire oublier. C'est vrai. Ă le regarder, June est certaine que c'est vrai, cependantâŠ
â Emi Chione ! Enfin !
Une tornade flamboyante se précipite vers les deux faeriennes. June sort à peine de ses réflexions qu'elle se trouve face à une jeune femme dans la vingtaine, le regard émeraude, une criniÚre de boucles rousse auréolant sa silhouette drapée dans des étoffes verdoyantes.
Ă premiĂšre vue, elle fait penser Ă une danseuse. Elle parle vite, elle s'agite, ses mains sont deux oiseaux qui rythment ses paroles avec grĂące et quand Emi dit un mot, elle interrompt son ballet solaire.
â Pardon, mais vous parlez vite. Je n'ai pas tout compris.
Cela n'a pas l'air d'offenser la tornade. Elle fixe la femme des neiges d'un oeil brillant, un sourire mutin sur les lÚvres, puis elle reprend dans un débit plus lent :
â DĂ©jĂ : on me tutoie ! Ensuite, je suis HĂ©lios Soarre, gardienne de l'Absynthe. C'est moi qui suis censĂ©e te guider ces prochaines semaines !
Cette tĂąche Ă l'air de la ravir et malgrĂ© sa timiditĂ©, la femme des neiges semble enchantĂ©e d'ĂȘtre sous la tutelle d'HĂ©lios. June la comprend : la jeune femme est un vĂ©ritable rayon de soleil et apprendre en sa compagnie doit ĂȘtre formidable. Elle espĂšre qu'elle sera chaperonnĂ©e par une personne aussi pĂ©tillante !
D'ailleurs, Hélios remarque sa présence. Elle lui adresse un sourire resplendissant et s'empresse de faire sa connaissance.
La jeune absynthe n'est pas seulement un rayon de soleil, non : c'est quelqu'un qui aime les autres. En discutant avec elle, June le ressens au plus profond de son ĂȘtre. HĂ©lios est le meilleur accueil qu'Emi et elle pouvaient espĂ©rer pour ce soir bĂ©ni ! D'ailleurs, la gardienne compte bien leur montrer Eel avant de les emmener boire un verre.
â C'est la tradition ! argue-t-elle en levant un doigt, et vous verrez : c'est sympa. Puis j'ai du monde Ă vous prĂ©senter !
June et Emi Ă©changent un regard entendu. Elles ont dĂ©jĂ hĂąte de se retrouver attablĂ©es avec de nouvelles tĂȘtes pour fĂȘter leur admission Ă la Garde. Demain sera un grand jour Ă©galement, mais elles peuvent se permettre d'apprĂ©cier le dĂ©but de leur nouvelle vie.
Mais avant ça, June doit aller récupérer les clés de son nouveau foyer. La jeune faerienne se retourne. Elle a un léger sursaut lorsqu'elle se retrouve nez à nez avec Helouri. Ses prunelles améthystes rencontrent les siennes pendany une fraction de seconde et elle a l'impression qu'elles se dilatent.
â Salut, Helouri, dĂ©clare la voix d'HĂ©lios avec douceur.
Le jeune morgan se détourne de June pour lui adresser un sourire aimable, sans dévoiler ses rangées de rasoirs. Puis, muet, il quitte la Salle des Portes.
Deux amĂ©thystes le suivent, confuses, pendant qu'un vent froid marine dans les entrailles de leur propriĂ©taire. L'Ćuf qu'elle a mangĂ© plus tĂŽt a presque envie de revenir Ă la surface sous la forme d'un bouillon de culture. June entend HĂ©lios soupirer avant d'ajouter tristement :
â Il a encore dĂ» rater son examenâŠ
â Tu le connais ?
L'oeil de la jeune femme se met Ă briller alors qu'elle se campe, poings sur les hanches. Elle connaĂźt tout ce qui se passe entre les murs du Quartier GĂ©nĂ©ral, chaque Ăąme qui y travaille et la moindre rumeur qui circule dans les couloirs ! Elle connaĂźt mĂȘme quelques anecdotes rapportĂ©es de l'extĂ©rieur, qu'elles proviennent du marchĂ©, de la taverne, du port ou bien du parc de la fontaine.
â Helouri est le fils de Joseph Ael Diskaret, un gradĂ© de l'Obsidienne, explique HĂ©lios, et sa mĂšre tient une boutique d'orfĂšvrerie au centre-ville.
La jeune femme exhibe un bracelet composé de petites étoiles dorées, toutes serties d'une gemme nacrée en leur centre.
â Il veut devenir mĂ©decin, alors il essaye d'entrer dans la Garde Absynthe, mais c'est difficile pour lui. Pas Ă cause de ses connaissances. Il sait plein de choses et il s'intĂ©resse mĂȘme Ă l'Histoire d'Eldarya, mais il a du mal Ă supporter la pression de l'examen.
June plisse les yeux. En effet, plus tÎt, Helouri lui a dit que l'entretien était la partie la plus difficile. Il fallait se vendre à Ezarel Rahani et ça n'avait rien de simple.
Quand HĂ©lios continue de peindre le portrait du jeune morgan, June a presque l'impression qu'elle parle d'une autre personne.
Timidité, sensibilité, candeur, douceur, grande gentillesse, fascination pour les récits des autres, altruisme⊠Oui, la jeune faerienne veut bien retrouver quelques bribes de ces qualités en songeant à la conversation qu'elle a eu avec Helouri. Mais il y a d'autres choses. C'est flou pourtant, elle les capte comme elle capte la personnalité solaire d'Hélios ou bien la sérénité d'Emi.
June finit par chasser ce genre de réflexion quand elle obtient les clés de sa nouvelle chambre ainsi que des détails concernant la journée de demain. Elle recevra son uniforme, elle rencontrera la gardienne qui la prendra sous sa tutelle - une faerienne du nom de Yevageim Rhothaermwyn - et elle sera affectée aux unités de soutien.
June a hĂąte.
â Alors ? C'Ă©tait ce que tu espĂ©rais ? lui lance HĂ©lios avec une expression attendrie.
La jeune faerienne hoche la tĂȘte, Ă©mue. Oui. Elle ne pouvait pas rĂȘver mieux.
Cauchemar (nom masculin) : RĂȘve pĂ©nible ou effrayant, provoquant l'angoisse.
Par extension, c'est l'étiquette qui est collée sur le visage de son espÚce.
Cauchemar aux deux mĂąchoires, avec le suc du passĂ© sur la peau et la survie dans les gĂȘnes. Les choses tapies aux creux des falaises noires, guettant la chair Ă gober, Ă pĂ©trir, Ă enfourner dans le gouffre de leurs estomacs.
Ils peuplent les rĂȘves les plus sombres et mĂȘme certains rĂ©cits humains relatent encore la terreur qu'ils inspirent.
Il en a un exemplaire dans les mains. Il passe une doigt sur le papier lisse d'une page couverte sur une illustration en noir et blanc. Un dessin de ses ancĂȘtres. Les premiers.
"Devant Ulysse, il y a deux périls entre lesquels il doit choisir - ainsi l'a dit l'enchanteresse Circé."
Thés épicés, café noir, jus de fruits ou alors⊠Une biÚre bien fraßche. Sans compter l'hydromel, une valeure sûre clamée haut et fort par les gardiens de l'Obsidienne.
AprÚs une longue promenade entre les murs de la cité d'Eel, June doit avouer qu'elle est tentée de boire le nectar des guerriers, comme l'a nommé un grand orc déjà éméché.
Ses collĂšgues se moquent de lui en arguant que la nuit n'est mĂȘme pas encore tombĂ©e et HĂ©lios est en train de rire, les larmes aux yeux.
La taverne a pour nom Les Nymphes Dansantes et force est de constater qu'aprĂšs quelques verres, n'importe qui est capable de se transformer en l'une d'entre elles.
Pour cette soirée particuliÚre, les vétérans de toutes Gardes sont venu traßner les nouvelles recrues pour leur souhaiter la bienvenue, offrant des spectacles plus fascinant les uns que les autres.
Attablée avec Hélios, Emi, une recrue de l'Obsidienne nommée Mathyz Rougaie, d'un gardien de l'Ombre, Chrome Argent avec son petit ami, un bröwnie aux boucles blondes du nom de Mery et d'un jeune orc, Nash Gro Shulong, nouvellement admis au sein de la Garde au rubis, June observe les autres.
Plus loin, des membres de l'Ombre déjà alcoolisés ont choisi de pousser la chansonnette en levant leurs verres, leurs bras tenant les épaules d'un nouveau gardien à l'allure de bureaucrate, en train de lancer des appels à l'aide de ses yeux opalins.
Nevra Redstone est présent aussi, mais bien loin de son rÎle de capitaine, il sirote tranquillement un verre de liqueur tout en charmant une jolie sirÚne aux formes généreuses.
Du cÎtés des gardiens de l'Absynthe, l'ambiance est allÚgre et parmi le vert des uniformes, June arrive à voir leur table couverte de fioles colorées. Visiblement, les nouvelles recrues doivent deviner leur contenu sous peine de boire cul sec un verre d'alcool en cas d'erreur.
Puis ses yeux s'arrĂȘtent sur un grand faĂ«rys Ă la large carrure, Ă la peau glacĂ©e et aux oreilles membraneuses, en train de discuter avec Valkyon Atani.
Curieuse, June observe celui qui a été le guide des candidats, dans la matinée. Son visage bienveillant est concentré sur la conversation qu'il entretient avec son capitaine et ce dont la jeune faerienne est certaine, c'est qu'il lui fait toujours cette impression de force tranquille.
La sérénité se lit sur ses traits.
Valkyon doit lui raconter un fait ou une anecdote qui prĂȘte Ă sourire. Ses yeux ambrĂ©s se plissent d'amusement alors que les lĂšvres de Joseph s'Ă©tirent, se retroussent pour laisser dĂ©couvrirâŠ
â Un verre d'hydromel pour les nouveaux gardiens de l'Obsidienne ! scande un serveur venu obstruer son champ de vision.
June sursaute, provoquant quelques rires, mais accueille son nectar du guerrier avec curiosité et satisfaction. Voyons ce que ça donne.
Pendant qu'elle trempe ses lÚvres pour goûter, Nash fait les éloges de sa petite amie qu'il compte demander en mariage, dÚs demain. Gabrielle de son nom, une elfe noire issue des Terres de Givre qu'il a rencontré quand il travaillait en tant qu'ouvrier sur des chantiers de constructions immobiliÚres, dans la cité de Sino. Le métier était difficile, mais il lui permettait de vivre le temps de se préparer à l'examen d'entrée pour la Garde Obsidienne.
â Elle, elle travaillait en tant que garde pour une famille riche, explique le jeune orc, la premiĂšre fois que je l'ai vue Ă Sino, la capitale, j'ai eu le coup de foudre. Un jour, quand elle Ă©tait seule en train d'attendre la petite demoiselle de la famille qu'elle servait, j'ai pris mon courage Ă deux mains et je suis allĂ© lui parler. C'est la meilleure chose que j'ai faite.
Nash s'Ă©tait mis Ă bĂ©gayer, maladroit, mais Gabrielle lui avait sourit. Ils avaient discutĂ© un long moment puis, quand la demoiselle s'Ă©tait montrĂ©e Ă la sortie d'une grande boutique de vĂȘtements, Nash avait demandĂ© Ă Gabrielle s'ils pouvaient se revoir. Elle avait acceptĂ©.
â T'avais quel Ăąge quand ça s'est passĂ© ? demande Chrome, curieux.
â Dix-huit ans et elle, vingt-deux. C'Ă©tait il y a trois ans.
Et aujourd'hui, quand Nash envisage son avenir, il est certain du plus profond de son cĆur, qu'il veut le construire auprĂšs de Gabrielle. Ils ne pourront pas avoir d'enfants, car leurs espĂšces ne sont pas compatibles, mais quand le moment sera venu, ils se tourneront vers l'adoption.
June regarde le jeune orc d'un air attendri. Elle reconnaĂźt celui qui a aidĂ© Emi Ă ne pas tomber ce matin-mĂȘme et d'ailleurs, la femme des neige l'a dĂ©jĂ remerciĂ©.
L'histoire de Nash est belle et la soirĂ©e de demain le sera Ă©galement. D'aprĂšs lui, Gabrielle doit arriver dans la matinĂ©e et le soir-mĂȘme, l'orc a prĂ©vu de l'emmener dĂźner sur la plage qui borde la mer du Prisme, avant de lui faire sa demande en mariage.
Quand il la décrit, June a l'impression qu'il dresse le portrait d'une déesse à la beauté irréelle et ses yeux noirs brillent d'émotions.
â T'auras intĂ©rĂȘt Ă nous tenir au courant de sa rĂ©ponse ! l'averti HĂ©lios en agitant un doigt, et Ă nous inviter au mariage !
Nash se met à rire et promet de le faire. Il invitera la cité d'Eel toute entiÚre et il épousera son ùme soeur dans la salle qui a connu le grand cristal, avant qu'il ne soit caché aprÚs la derniÚre guerre, parce que comme bon nombre de personnes réunies aux Nymphes Dansantes, Eel est et sera le berceau de leur nouvelle vie.
Quand elle les Ă©coute parler, June songe qu'ils sont nombreux Ă s'ĂȘtre tournĂ©s vers la citĂ© blanche pour tracer leurs destinĂ©es.
â Et toi ? l'interpelle une voix inquisitrice.
La jeune faerienne rive ses yeux améthystes vers Hélios. La gardienne de l'Absynthe à le coude sur la table, sa joue dans une main et la fixe avec une expression chafouine. June lui adresse un léger sourire, haussant les sourcils.
â Quoi ?
â Tes projets amoureux ! s'insurge HĂ©lios comme si c'Ă©tait Ă©vident, alors ? Je t'Ă©coute.
DerriÚre elle, Emi est en train de pouffer pendant que Mery lÚve les yeux au ciel, manifestement trop habitué à la curiosité maladive d'Hélios. Quand cette derniÚre se sent obligée de lui lister tous les célibataires de la Garde d'Eel, June éclate de rire, lançant des regards brillants alentour alors que l'hydromel lui monte doucement aux joues. Elle sait qu'elle apprécie déjà la gardienne de l'Absynthe, malgré sa manie de fourrer son nez dans les affaires des autres.
Ses prunelles améthystes tombent sur Joseph Ael Diskaret en train de couvrir leur table d'un air doux. Quand il la remarque, il lÚve son verre en la gratifiant d'un léger sourire.
June lui adresse un signe de tĂȘte et HĂ©lios l'attire de nouveau dans leur conversation de la plus haute importance. L'alcool aidant, peu de gens se sentent dĂ©rangĂ©s par l'odeur Ă©trange qui envahit les lieux.Nous sommes aussi vieux que le monde. Nous sommes partout. Nous vous survivront et nous vous domineront.
Vous.
Les autres.
Le reste du groupe lui paraĂźt loin. Son corps a l'air de peser plusieurs tonnes et ses joues sont si chaudes que June a l'impression qu'elle pourrait y faire cuire un Ćuf.
Elle a un petit peu trop abusé de l'hydromel, sans compter les verres de biÚres offerts par Chrome et Mery⊠La jeune faerienne lÚve les yeux vers le ciel nocturne. La lune est belle, dans le ciel d'Eldarya et le vent frais lui fait du bien.
Quelqu'un l'appelle et quand June regarde droit devant elle, elle aperçoit HĂ©lios, soutenue par Nash. L'orc n'est pas mieux, mais il est tout de mĂȘme plus rĂ©sistant Ă l'alcool.
Elle traĂźne, elle le sait. De plus, elle doit gagner sa nouvelle chambre. Cette perspective la ravie et June presse le pas, songeant Ă son lit qui l'attend. Elle ne rĂȘve que de s'y jeter.
Un pied devant l'autre, elle titube. DerriÚre elle, les rires et les chants du bar s'éloignent alors que le silence apaisant des rues d'Eel l'accueille. Le Quartier Général n'est plus loin.
June hoquÚte. Une main froide se referme sur son poignet en lui provoquant un frisson désagréable. La jeune faerienne se retourne en des gestes vifs et elle écarquille ses yeux vitreux quand elle reconnaßt Helouri.
â Attention, lui dit-il d'un ton paisible.
D'un signe de tĂȘte, il dĂ©signe une flaque nausĂ©abonde, dernier vestige d'un gardien qui s'est senti malade. MalgrĂ© les vapeurs de l'alcool qui envahissent son crĂąne, June rĂ©alise qu'elle a failli mettre le pied dedans. Elle le remercie d'un sourire crispĂ©, clignant des yeux Ă plusieurs reprises pour maintenir le dĂ©cor en train de tourner.
Elle ne sait pas ce qu'il fait lĂ , depuis combien de temps il se tient ici, prĂšs du bar et elle ne se souvient pas l'avoir vu quand elle est sortie en compagnie des autres.
Helouri lui lĂąche la main. June la porte machinalement Ă sa poitrine, oĂč elle sent son coeur s'affoler.
â Tu devrais aller dormir, lui intime le jeune morgan d'une voix trĂšs douce.
Oui, elle devrait. Elle devrait s'éloigner d'ici, gagner le Quartier Général et s'effondrer sur son lit. June commande à ses jambes de s'activer, mais c'est difficile. Face à elle, il y a une flaque d'immondices et elle essaye de la contourner. Elle n'y arrive pas. Elle a envie de vomir, aussi.
Une main se plaque sur son ventre et des yeux courent sur sa personne. Elle a l'impression queâŠ
â T'arrives plus Ă marcher ? se moque une voix Ă©raillĂ©e.
â Je vais t'aider, rit Emi qui est la plus alerte du groupe.
HĂ©lios laisse Ă©chapper un rire franc et Nash pousse un soupir, l'air fatiguĂ©. June, elle, sent sa gorge qui se dilate. L'odeur du sel la prend Ă la gorge. Du sel avec une effluve⊠MĂ©talliqueâŠ
Une brise souffle sur sa peau moite, s'engouffre dans ses cheveux cendrés et elle a la sensation de respirer de nouveau. Elle jette un regard perdu derriÚre elle.
â Plus là ⊠marmonne-t-elle.
â Qui ça ? demande Emi en passant un bras autour de ses Ă©paules.
Mais June ne dit rien. Elle se demande si ce qu'elle vient de vivre est réel ou si elle s'est inventée des choses en abusant de biÚres et d'hydromel.
Non. Elle sait qu'elle a raison quand elle voit Helouri sortir du bar en compagnie de son pĂšre, parfaitement sobre. Joseph est en train de lui dire quelque chose et le jeune morgan hoche la tĂȘte. Puis elle voit Helouri agiter les mains. Il sculpte une forme dans les airs pour illustrer son propos. June plisse les yeux. C'est une silhouette. Une taille, des hanches⊠Elle en est persuadĂ©e.
Emi se met en route et la jeune faerienne titube. Elle a mal Ă la tĂȘte, le dĂ©cor tangue et quand son groupe atteint le Quartier GĂ©nĂ©ral, elle est en train de tomber de sommeil.
Sa nouvelle chambre lui ouvre les bras, son lit l'appelle, elle s'effondre.
On lui enlĂšve ses chaussures et quand June ferme les yeux, c'est pour s'enfoncer dans un rĂȘve dĂ©sagrĂ©able qui pue le sel et le sang. Quelqu'un lui tient la main, redessine sa silhouette et lui dit qu'elle est⊠intĂ©ressante.Elle a avalĂ© la mer trois fois par jour et elle l'a rejetĂ©e trois fois encore, en poussant des beuglement effroyables. Au fond du gouffre de son Ă©norme gueule, gĂźt des milliers d'Ăąmes noyĂ©es, baignĂ©es dans le sel et le sang.
Sa faim est un nĂ©ant que nul ne peut soulager. Pas mĂȘme celle qu'elle a fini par avaler, en donnant naissance Ă leurs premiers fils.
Chapitre 3 - Abomination
Attaque. Esquive. Blocage. Feinte. Opportunité.
Maniant son épée courte, June échange des passes avec son partenaire d'entraßnement. Ce n'est pas aisé car ce dernier manie une lame à deux main. Cependant, Mathyz a tendance à passer trÚs rapidement à l'offensive sans surveiller ses arriÚres, ce qui est idéal lorsque l'on veut feinter. Yevageim, la tutrice de June, aime bien l'appeler "gentil idiot".
Le grand faerien souffle un bon coup avant de se reculer, arme Ă la main. La session d'entraĂźnement est bientĂŽt terminĂ©e, mais lui et sa partenaire sont prĂȘts pour un dernier assaut !
June se met en posture de combat. Elle lÚve un bras pour essuyer son front couvert de sueur et défie son adversaire du regard. Dans son for intérieur, elle pense qu'il va encore ouvrir les hostilités par une attaque frontale et dans ce cas, elle en profitera pour rouler au sol, se relever et riposter dans son dos.
Avec un sourire en coin, June l'attend. Elle se félicite de si bien connaßtre Mathyz quand le combat se déroule exactement comme elle l'a prévu. La lame prÚs de sa gorge, elle jubile :
â Je crois que j'ai encore gagnĂ©, Monsieur Rougaie.
Le grand faerien maugré pour la forme, mais admet sa défaite alors que le capitaine Atani sonne la fin de l'entraßnement. Les binÎmes se séparent et les gardiens peuvent enfin souffler, exténués.
Non loin de June, un elfe aux cheveux chĂątain grogne en traitant sa partenaire de combat de tortionnaire, mais cette derniĂšre l'envoie paĂźtre. La jeune faerienne sourit.
Elle reconnaĂźt bien lĂ sa tutrice, qu'elle a appris Ă connaĂźtre ces derniĂšres semaines.
Une faerienne de haute taille, aux bras musculeux, au visage anguleux auréolé de long cheveux dorés. Aux premiers abords, elle paraßt austÚre, surtout avec ses yeux glacés mais à force de la cÎtoyer, June a pu s'apercevoir qu'elle est en réalité trÚs accessible, malgré son fort caractÚre. S'avançant vers eux, elle pointe Mathyz du doigt et lance d'un ton désabusé :
â Celui-lĂ , il fonce toujours n'importe comment ! Pendant une bataille, on aura juste Ă le lĂącher comme un sitourche et les ennemis seront tellement surpris qu'on pourra leur botter le cul sans se fatiguer !
Mathyz balaye ses paroles d'un geste pendant que June se met Ă rire. Mais Yevageim Ă raison : son binĂŽme a toujours tendance Ă foncer tĂȘte baissĂ©e. Elle met les poings sur les hanches et lui intime avec fiertĂ© :
â Pour la peine, c'est toi qui m'invite aux Nymphes Dansantes !
â Tu peux toujours courir !
â Tu peux inviter HĂ©lios, aussi.
June constate qu'elle a fait mouche. Elle a bien remarqué que la belle faerienne à la criniÚre rousse - qui est une atalante des Terres du Couchant - ne le laisse pas indifférent.
Ni lui, ni d'autres gardiens Ă vrai dire. La demoiselle aux tenues Ă©lĂ©gantes et vaporeuses fait tourner bien des tĂȘtes.
Néanmoins, June a gagné son verre d'hydromel. Se réunir dans le bar le plus populaire du centre-ville est devenue une habitude pour elle ainsi que le reste du groupe.
Le temps passant, des liens se sont créés entre eux : June, Emi, Hélios, Mathyz, Chrome et Mery. Parfois, Nash se joint à eux en compagnie de Gabrielle, sa future épouse qui a accepté sa demande.
LĂ , aux Nymphes Dansantes, ils se racontent leurs journĂ©es, leurs tracas et leurs anecdotes. MĂȘme les conversations les plus futiles se transforment en moment de joie et comme le rĂȘvaient June et Emi, elles se crĂ©ent de superbes souvenirs.
Une soirĂ©e sur la plage, prĂšs de la citĂ© blanche, Ă se promener le long du rivage pour finalement s'adonner Ă une bataille d'eau, flĂąner au marchĂ© pendant leurs jours de repos, visiter les villages alentours et parfaire leurs connaissances sur les autres Gardes d'Eldarya, les autres capitales ou bien l'Histoire elle-mĂȘme.
La bibliothÚque reste ouverte et accessible aux gardiens ainsi qu'aux civils qui ont souscrit un abonnement, alors Emi s'y rend souvent pour emprunter des livres et elle passe certaines soirées ou certains aprÚs-midi à faire la lecture à June.
Cette derniĂšre ne sait pas lire. Elle a essayĂ© d'apprendre, mais quand elle tente de dĂ©chiffrer les symboles de la langue commune, tout se mĂ©lange en une bouillie infĂąme. De ce fait, elle vit simplement avec, mĂȘme si le sujet reste sensible.
La vie à Eel n'est pas parfaite, mais June l'apprécie. C'est le quotidien qu'elle voulait et bientÎt, quand elle sera assez entraßnée, elle pourra commencer les missions hors de la cité. Elle a hùte.
Les gardiens de l'Obsidienne quittent le terrain d'entraĂźnement pour se diriger vers leurs quartiers. Ils ont quelques heures devant eux avant d'assister Ă une rĂ©union collective avec la Garde de l'Ombre. Cette derniĂšre Ă©tant la police d'Eel ainsi que des villages qui s'y raccordent, elle travaille toujours de concert avec les obsidiens pour les interventions musclĂ©es au sein de leurs enquĂȘtes. MĂȘme si les nouvelles recrues n'ont pas encore le niveau adĂ©quat pour y participer, Valkyon Atani tient tout de mĂȘme Ă ce qu'elles suivent les affaires en cours et le fonctionnement du travail inter-gardes.
June se met à marcher d'un pas tranquille en songeant à la douche bienfaitrice qui l'attend aux quartiers de l'Obsidienne. Elle imagine déjà l'eau brûlante qui coulera sur ses épaules endolories quand soudain, un petit choc sur le sommet de son crùne lui arrache un hoquet de stupeur.
â Dossier de suivi ! lui lance la voix grave de Yevageim en lui agitant les feuilles de parchemin sous le nez, tu crois qu'il va faire des petits si tu le laisses traĂźner par terre ?
â C'est pas la peine de me taper avec⊠ronchonne June.
Mais la grande faerienne s'éloigne en ajoutant que ça aura le mérite de lui remettre les idées en place. à sa suite, l'elfe qu'elle a malmené plus tÎt sur le terrain d'entraßnement lui emboßte le pas en lui tirant la langue.
June se met Ă sourire et continue son chemin. La journĂ©e est fatigante mais, comme le reste de son quotidien, elle fait partie de son rĂȘve. C'est une perfection imparfaite qui suit son idĂ©al et parfois, June se demande ce que lui rĂ©serve l'avenir. Des souvenirs aussi beaux que ceux qu'elle possĂšde dĂ©jĂ , elle l'espĂšre.
ArrivĂ©e Ă sa chambre, June attrape des vĂȘtements propres ainsi que des affaires de toilette avant de se diriger vers les douches communes. Elle constate qu'elles sont dĂ©jĂ occupĂ©es par certaines femmes qu'elle a l'habitude de cĂŽtoyer.
June lĂšve la tĂȘte vers l'immense sphĂšre magique qui alimente le systĂšme des douches. IngĂ©nieux, il est composĂ© de bambous percĂ©s qui s'activent quand on appose la main sur un symbole, prĂšs de l'arrivĂ©e d'eau. June pousse un soupir de soulagement quand elle sent l'eau couler sur son corps. Elle baisse la tĂȘte pour offrir sa nuque au jet brĂ»lant et pendant que ses yeux amĂ©thystes s'Ă©garent sur ses hanches, ses entrailles se nouent.
La jeune faerienne ne dit rien. Son cĆur s'accĂ©lĂšre et sa mĂ©moire se perd Ă travers la tache sombre qui souille son quotidien si parfait, au sein de la Garde d'Eel.
Plus qu'une tache, c'est un flou obscure. Il croise sa route de temps en temps, elle entend parler de lui comme d'une Ăąme inoffensive pourtant, son instinct lui dit le contraire.
Parfois, c'est un sourire Ă©nigmatique. Une prĂ©sence qui se manifeste dans des endroits oĂč elle ne s'y attend pas, comme la derniĂšre fois Ă la bibliothĂšque d'Eel.
June s'y Ă©tait rendue avec Emi car la femme des neiges voulait emprunter un roman. Pendant ce temps, June flĂąnait parmi les rayons, observant les dos colorĂ©s des ouvrages et quand l'un d'entre eux avait attirĂ© son attention, elle s'en Ă©tait saisie. De l'autre cĂŽtĂ© de l'Ă©tagĂšre, la tache d'ombre lisait. Ses mains glacĂ©es tenaient un grand livre d'anatomie faerienne et June avait mĂȘme cru reconnaĂźtre le schĂ©ma de poumons. Elle avait levĂ© ses yeux argentĂ©s vers elle pour lui adresser un sourire effilĂ©.
Et puis cet instant, aussi. June, Emi et Hélios se baladaient au marché d'Eel, bondé de monde. June observait de petits couteaux de chasse sur un étal, puis elle avait sursauté quand quelqu'un lui avait attrapé les hanches.
Comme un fantÎme, le flou obscur était passé devant elle en lui jetant un regard en coin. June avait mis du temps à se persuader qu'il avait simplement voulu poursuivre sa route à travers la foule, mais elle savait que c'était faux.
Helouri est docile, maladroit, timide, peu loquace avec les inconnus. à cause de ses branchies malformées, ses parents l'ont surprotégé et c'est pourquoi il est si fragile. Mais il est gentil. TrÚs gentil. Et June, elle se fait des idées.
La jeune faerienne se souvient qu'elle avait mentionné le comportement dérangeant de Helouri à son égard auprÚs d'Hélios. Cette derniÚre avait ouvert de grands yeux avant de pouffer, une main devant la bouche. Gratifiant June d'un coup de coude, elle lui avait dit qu'elle plaisait certainement au jeune morgan, voilà tout. Que parfois, il la regardait elle aussi parce qu'il la trouvait sans doute à son goût, mais que jamais il n'aurait de gestes déplacés.
Helouri n'était pas comme ça. De plus, il était bien trop timide pour adresser la parole à la gente féminine.
June n'avait pas répondu. Entendre Hélios mentionner le fait que le morgan pouvait éprouver une quelconque attirance pour elle la dérangeait. Parce que ça n'avait rien d'innocent, elle le sentait.
Il ne s'agissait pas d'émois ressentis par un faërys timide qui lui lançait des regards discrets pour rougir quand il se faisait surprendre. Non. Quand June croisait ses prunelles argentées, quand elle les voyait se dilater, il y avait quelque chose de⊠Pervers.
June coupe le jet d'eau. Elle attrape sa serviette, s'essuie, et l'enroule autour de sa silhouette avant de se diriger vers les vestiaires, prĂšs des douches, pour s'habiller. Avec des gestes doux, elle coiffe ses cheveux humides, puis enfile ses chaussures.
June sent son corps s'affaisser. Penser Ă Helouri l'a mise de mauvaise humeur et elle songe Ă rĂ©parer ça en mangeant un morceau en compagnie d'Emi et peut-ĂȘtre d'HĂ©lios, si l'absynthe a terminĂ© avec ses obligations.
D'un pas résolu, June se dirige vers la Salle des Portes, véritable lieu de rencontres pour les gardiens de toutes Gardes et se met à chercher ses amies des yeux. Personne dans les marches des escaliers, ni prÚs du réfectoire et encore moins à l'orée du couloir qui mÚne à la grande salle de rassemblement.
June sourit. Elle attrape enfin Emi, non loin d'une colonne marbrĂ©e, visiblement en grande conversation avec quelqu'un, puis elle blĂȘmit quand elle avise enfin de qui il s'agit. Elle se fige.
Plus loin, sa tunique couleur lavande jure avec ses boucles nacrĂ©es, coulant jusqu'au milieu de son dos, sa peau glacĂ©e et ses oreilles membraneuses. Pendant qu'Emi lui parle, il lui sourit doucement, sans dĂ©voiler ses aiguilles jaunĂątres et de lĂ oĂč elle est, June regarde ses yeux se plisser d'amusement.
InquiĂšte, la jeune faerienne se dirige vers eux, le cĆur battant. En la voyant arriver, Helouri Ă le visage qui s'illumine et ses mains qui se rangent derriĂšre son dos. June a un frisson, mais elle choisit d'ignorer le morgan pour se concentrer sur son amie.
â June ! salut cette derniĂšre quand elle l'aperçoit, Ăa y est ? L'entraĂźnement est terminĂ© ?
Elle ne rĂ©colte qu'un sourire crispĂ© en rĂ©ponse. Au visage perplexe d'Emi, elle doit penser que ça ne s'est peut-ĂȘtre pas trĂšs bien passĂ© et que June a besoin de parler. Si ça peut lui permettre de s'Ă©loigner d'Helouri, tant mieux.
â On se voit plus tard, dans ce cas, dit la femme des neiges Ă ce dernier avant de lui adresser un signe de la main.
La jeune faerienne, elle, se retient d'écarquiller ses yeux améthystes. Comment ça, "plus tard" ?
Une partie de son esprit lui murmure qu'elle exagĂšre, qu'elle se trompe, et qu'elle est en train de perdre la tĂȘte. HĂ©lios lui dirait qu'elle va trop loin dans ses pensĂ©es pourtant, l'instinct de June lui dit qu'elle a raison. Quelque chose est Ă©trange, avec le morgan.
â Qu'est-ce qu'il s'est passĂ© Ă l'entraĂźnement ? lui demande Emi, inquiĂšte, en commençant Ă marcher avec elle.
La jeune faerienne jette un regard furtif derriÚre son épaule. Helouri a déjà disparu. Elle grimace, serre les poings, puis répond à son amie.
â Rien. C'est juste que Yevageim est pas facile. Qu'est-ce qu'il te voulait, Helouri ?
June s'excuse mentalement auprĂšs de sa tutrice dont les oreilles doivent siffler, mais aprĂšs sa conversation avec HĂ©lios vis-Ă -vis de l'attitude du morgan, elle n'a jamais rien dit Ă Emi. June la regarde lui adresser un doux sourire :
â On se retrouve souvent Ă la bibliothĂšque et il me conseille des livres qui sont trĂšs utiles pour l'apprentie absynthe que je suis. En ce moment, je dois Ă©tudier les ressources de l'ocĂ©an, alors il m'a proposĂ© de m'accompagner Ă la plage tout Ă l'heure. MĂȘme s'il ne peut pas plonger Ă cause de son handicap, il dit que la mer rapporte beaucoup de trĂ©sors sur son rivage.
June a les yeux ronds. Au creux de sa poitrine, son cĆur s'accĂ©lĂšre alors qu'un signal d'alarme se rĂ©veille dans son cerveau. Quelque chose ne va pas.
Elle serre les dents, pendant qu'Emi continue de lui expliquer que cette sortie sera trÚs instructive et qu'elle ne manquera pas de remplir son carnet de notes. Quand elle réalise que June a perdu son enthousiasme habituel, elle arbore une moue soucieuse :
â June ?
Cette derniÚre a un léger sursaut. Elle passe une main embarrassée dans ses cheveux, souffle par le nez, puis se lance :
â Tu le trouves pas bizarre ?
â Helouri ?
La femme des neige semble surprise. Elle demande Ă son amie ce qu'elle trouve de bizarre, chez le jeune morgan, et June songe alors que ce dernier n'a sĂ»rement pas dĂ» adopter la mĂȘme attitude avec Emi qu'avec elle. Elle secoue la tĂȘte. Et si HĂ©lios a raison ? Et si elle exagĂšre ?
Helouri est sûrement gentil, maladroit et tout ce que la jeune faerienne a à faire pour élucider le mystÚre de son comportement, c'est de lui poser directement la question.Fatalité (nom féminin) : Destinée inévitable.
Heureuse qui, comme PolyxĂšne, a fait un long voyage.
En compagnie de ses frĂšres aĂźnĂ©s, elle a voguĂ© sur la mer d'ĂgĂ©e,
Puis, faisant escale dans un charmant verger,
S'y est promenée sans se douter qu'elle y demeurerait, le reste de son ùge.
PolyxÚne a été la premiÚre. Pour la survie de son espÚce, le fils aßné, celui qui a quitté la gueule béante de Charybde pendant que ses frÚres ouvraient leurs yeux, a séduit une femme humaine.
Il s'est uni à elle dans le verger et neuf mois plus tard, elle lui a donné un enfant.
Un fils à la faim dévorante et aux oreilles membraneuses, dont les deux gueules se sont ouvertes, à sa naissance, pour laisser échapper des trombes d'eau dans un mugissement effroyable.
Terrorisée par ce qu'elle venait de mettre au monde, PolyxÚne a voulu fuir en abandonnant son enfant et son amant.
Tout ce qu'elle a entendu avant de mourir, c'est un borborygme.
Elle est folle. C'est ce qu'elle se dit pour justifier son acte et dédramatiser la situation.
Pourtant, June ne rit pas. Elle pose sa main sur la barriĂšre de bois et souffle un bon coup. La rĂ©union inter-gardes a Ă©tĂ© trop longue Ă son goĂ»t et malgrĂ© les affaires qu'elle aurait dĂ» trouver passionnantes, elle n'a pas arrĂȘtĂ© de penser Ă Emi.
En regardant le jour tomber petit à petit pour annoncer la soirée, la jeune faerienne a senti l'angoisse l'envahir. Son corps a allumé des signaux d'alarme et une fois dehors, elle a eu beau se répéter qu'elle allait trop loin, June a obéi à son instinct.
Elle est sortie de la citĂ© pour prendre la direction de la plage. LĂ , elle tente de mettre de l'ordre dans ses pensĂ©es. Elle rationalise en se disant qu'elle va simplement jeter un coup d'Ćil, pour s'assurer que tout va bien pour Emi et qu'elle rentrera.
C'est tout ce qu'elle veut savoir : si son amie est en sécurité et si Helouri est aussi gentil et maladroit qu'on le dit.
June inspire profondément et poursuit sa route. Quand elle arrive sur la longue plage de sable d'or qui borde la mer du Prisme, elle se fait toute petite. Si Emi la voyait, elle serait curieuse et June n'a pas envie de s'expliquer. Qu'est-ce qu'elle dirait de toute maniÚre ?
Je suis venue voir si Helouri n'est pas dangereux. serait un argument incompréhensible pour la femme des neige.
June les cherche des yeux et enfin, elle les trouve sous l'arche de la falaise d'Eel. Emi est accroupie, son carnet Ă la main, une plume dans l'autre et un encrier au sol. Helouri lui, assis en tailleur, exhibe une algue qui ressemble Ă une fougĂšre.
Prudente, June s'approche, silencieuse, se mettant hors de leur vue en campant derriĂšre un rocher.
â C'est une algue indigo, explique Helouri, contrairement Ă celles que l'on a vu tout Ă l'heure, elle est trĂšs riche en nutriments, en protĂ©ines et surtout en minĂ©raux. On l'utilise aussi bien en cuisine qu'en alchimie, surtout pour les remĂšdes contre les maladies cardiovasculaires. Par exemple, l'algue indigo est l'Ă©lĂ©ment essentiel dans le traitement contre la tachycardie.
Le jeune morgan est passionné par ses explications. Quand elle le regarde, June avise que ses yeux brillent, que son sourire est franc, malgré ses dents pointues et que ses gestes accompagnent ses paroles avec ferveur. Sa voix est chantante, traduisant la passion qui l'anime. La jeune faerienne a l'impression de se trouver face à une autre personne.
Loin d'elle, Helouri au regard et au sourire étrange, à l'expression indéchiffrable et à la présence fantomatique. Il est devenu un étudiant ordinaire, un aspirant à la Garde Absynthe qui raconte les bienfaits des algues à Emi.
â Et pour drainer le foie ? demande la femme des neige, curieuse.
â C'est l'algue rouge. Elle contient des antioxydants et des vitamines qui nettoient les toxines et qui prĂ©viennent des maladies hĂ©patiques. C'est pourquoi on utilise beaucoup cette algue dans des soupes contre la gueule de bois, rit le jeune morgan.
Emi rit à son tour et argue qu'elle saura quoi préparer, dorénavant, lorsque tous ses amis se rendront aux Nymphes Dansantes. June lui lance un regard attendri. Elle se sent apaisée et au fond de sa poitrine, la honte vient se ficher sous sa peau comme une pointe de sel.
Elle se sent idiote, d'avoir eu peur. D'avoir doutĂ© que Helouri puisse faire du mal Ă Emi et finalement, HĂ©lios avait raison. Le jeune morgan est maladroit, voilĂ tout. June lui plaĂźt et il essaye de le lui faire comprendre d'une maniĂšre assez gauche, glauque et puisqu'elle se sent gĂȘnĂ©e, elle n'aura qu'Ă aller lui parler.
Soulagée, elle commence à se redresser pour quitter les lieux, puis elle fronce le nez.
L'air est chargé d'une odeur saline. Pas de celle qui est transportée par l'océan et le vent du large, non : une effluve rance, comme une mer stagnante.
Elle est si puissante que June a l'impression d'avoir avalé une cuillÚre de sel. Grimaçant, elle rive son regard améthyste sur Helouri et Emi, puis se fige.
La femme des neiges aussi a remarqué l'odeur étrange et semble en chercher la provenance.
Le jeune morgan, lui, semble parfaitement heureux. Un large sourire dévoile ses crocs jaunùtre puis, arborant une surprise exagérée, se met à rire :
â Qu'est-ce qui ne va pas, Emi ?
â C'est⊠Ăa sent⊠C'est Ă©trangeâŠ
Helouri tourne la tĂȘte vers l'ocĂ©an. Le vent marin malmĂšne ses longues boucles nacrĂ©es et il prend une grande inspiration. Quand il expire, June est persuadĂ©e d'entendre un Ă©cho. Elle ouvre de grands yeux hagards, la peur l'attrape comme une ombre collante et ses mains deviennent moites.
â C'est l'odeur de la faim, dĂ©clare Helouri d'un ton laconique.
Ses lĂšvres pleines se tordent en une moue Ă©nigmatique. Emi ne comprend pas. June, elle, a peur de comprendre.
Elle bondit sur ses pieds, prĂȘte Ă intervenir, mais une prĂ©cieuse seconde et c'est trop tard. Rien n'aurait pu la prĂ©parer Ă cela, mĂȘme une vie entiĂšre de batailles.
Si seulement Helouri n'avait été qu'un faërys maladroit. Si seulement il n'avait été qu'un morgan un peu trop fasciné par la gente féminine tout en étant incapable de l'approcher.
June aurait pu s'occuper de lui. Le maßtriser, le repousser, se défendre contre lui, s'imposer.
Mais Helouri est une créature qui se met debout et qui exhale le danger par chaque pore de sa peau. Il est le monstre qui toise Emi, les yeux presque révulsés par une joie malsaine et quand son corps commence à s'ouvrir en deux, June plaque une main contre sa bouche pour se retenir de hurler.
Helouri cache une seconde mĂąchoire au creux de ses entrailles. Du cou jusqu'Ă son pubis, sa peau s'Ă©tire, se dĂ©tend pour libĂ©rer une plaie bĂ©ante aux crocs dressĂ©s comme des Ă©pines. Un gouffre abyssal d'un rouge sanguinaire, suintant comme de la chair Ă vif oĂč chaque dent est liĂ©e Ă une autre par le fil Ă©pais d'un fluide visqueux. De cette mĂąchoire des enfers jaillit un meuglement immonde et une odeur putride comme mille cadavres reposant au fond d'une mer croupissante.
Paralysée, la jeune faerienne ne peut que regarder. Dans un craquement écoeurant, les membres de Helouri s'étirent jusqu'à devenir démesurés et quand il est assez grand pour fondre sur sa proie, il la gobe d'une seule bouchée.
June se ratatine sur elle-mĂȘme. Elle devient une boule faerienne, suintante de sueur et de larmes alors que son cerveau occulte le prĂ©sent. Ses oreilles, elles, captent des sons rĂ©pugnants. Des os qui se brisent, de gros morceaux absorbĂ©s par la gueule viscĂ©rale, les bruits abyssaux qui sont crachĂ©s alors qu'un estomac insondable absorbe cinquante kilos de chair.
Le front dans le sable, June voudrait cesser d'exister. Les images imprimées sur sa rétines se sont faufilées jusqu'à son esprit pour lui faire revivre la mort d'Emi, jusqu'à ce qu'elle la réalise.
EmiâŠ
L'odeur imprĂšgne les lieux. Du sel, du sang et des effluves putrides comme l'ouverture d'un gouffre pourris. Il y a peut-ĂȘtre dix cadavres en train d'ĂȘtre digĂ©rĂ©s, dans le ventre d'Helouri.
June se retient de vomir. Les yeux humides, elle s'empĂȘche de renifler pour rester silencieuse et tant pis si son nez se met Ă couler.
EstâŠ
Du fond de ses tripes, la rage veut se lever. Elle se mĂȘle au chagrin, Ă la terreur, Ă la crainte viscĂ©rale de mourir commeâŠ
Si elle se lĂšve, si elle court jusqu'au Quartier GĂ©nĂ©ral jusqu'Ă en perdre ses jambes, est-ce qu'elle y arrivera ? Est-ce qu'elle pourra appeler "Ă l'aide" avant d'ĂȘtre avalĂ©e par une mĂąchoire cauchemardesque ?
Elle s'imagine plonger la tĂȘte la premiĂšre dans le rouge dĂ©goulinant de fluide aussi Ă©pais que de la salive. Elle s'imagine rester en vie alors que l'Ă©tau effilĂ© se resserre autour de sa silhouette et avoir le temps de comprendre, contrairement Ă Emi, que sa vie s'arrĂȘte ici.
... Morte.
Emi est morte.
June s'appuie sur ses mains tremblantes. Elle se redresse avec difficultés, sa respiration s'accélérant et quand sa poitrine se lÚve et s'abaisse dans un rythme trop rapide, la panique se jette sur elle.
La jeune faerienne s'agrippe au rocher. Ses doigts glissent sur la surface rocailleuse à s'en faire saigner et quand elle lance des regards épouvantés vers l'océan, elle découvre le visage d'Helouri auréolé d'un calme religieux.
Il semble apprécier son repas, les pans de sa longue tunique couleur lavande flottant autour de son corps nu. Sa seconde mùchoire s'est fondue sur sa peau et à la lumiÚre du soleil en train de s'endormir, la transpiration le rend luisant.
Parfois, il a des hauts-le-cĆur. Il couvre sa bouche, se retient, et finalement s'approche du rivage pour vomir des trombes d'eau.
June profite de cette occasion pour quitter sa cachette. L'adrénaline l'anime toute entiÚre en la faisant filer plus vite que le vent, grimper les marches de l'escalier en grÚs, battre la terre du sentier qui la sépare encore de la cité blanche et la ramener dans sa chambre.
Elle n'a pas vu les regards perplexes que lui ont jetĂ© les passants, ni mĂȘme les figures inquiĂštes de ses collĂšgues de l'obsidienne, en pleine promenade ou bien en train de manger Ă la terrasse d'une auberge. Elle n'a pas senti le choc sur son Ă©paule quand elle a ouvert la porte de sa chambre Ă la hĂąte, ni mĂȘme ses doigts blessĂ©s crier grĂące quand elle s'est acharnĂ©e sur le verrou sans y arriver. Il n'y a que son cĆur qui veut dĂ©truire ses cĂŽtes. Sa peur qui souffle un vent glacial dans ses entrailles et la vĂ©ritĂ©.
La vĂ©ritĂ©âŠ
Ses jambes ne la supportent plus. June s'effondre sur le sol comme une poupée de chiffon et elle libÚre le cri qu'elle a contenu pendant l'horreur. Elle hurle à en meurtrir sa gorge, à s'en briser les cordes vocales, à en déchirer sa peau et puisque ce n'est pas assez, alors elle décrÚte que chaque meuble de sa chambre est devenu un ennemi à deux mùchoires.
Quand la porte s'ouvre, elle fuit. Quand des mains veulent la toucher, elle fuit aussi. Elle se débat contre toutes ces gueules hérissées de crocs jaunùtres et suintants qui veulent la happer.
Emi est morte. June est vivante.
Le monstre rĂŽde et elle sera peut-ĂȘtre la suivante.Lorsque Scylla quitta la falaise, elle se jeta dans le gouffre de Charybde. Elle se laissa emporter par les eaux mugissantes qui la conduisirent jusqu'au cĆur de son aimĂ©e. LĂ , elle se fondit en elle et de son union, naquirent les sept premiers fils.
Point de ventres pour les porter mais quand ils gagnÚrent l'extérieur, ils en cherchÚrent pour engendrer leurs descendances.
DerniĂšre modification par Aespenn (Le 24-07-2024 Ă 23h16)